La lutte qui a éclaté le 31 mai pour lutter contre la rénovation urbaine néolibérale — et en particulier la démolition d’un parc dans le centre d’Istanbul — a dépassé ses objectifs initiaux, et s’est transformée en un véritable soulèvement contre un régime démocratiquement élu quoique autoritaire. Bien qu’elle ait commencé dans le parc Gezi, voisin de la place centrale d’Istanbul, la place Taksim, le soulèvement s’est propagé rapidement à travers la ville et à l’ensemble du pays.
Inflexibles dans leur détermination à rester dans les rues, des foules immenses se sont également rassemblées jour après jour à Ankara et Izmir ainsi que dans d’autres villes plus petites. Trois manifestants ont trouvé la mort et quatre autres sont actuellement dans un état critique. À cela s’ajoute plus de six mille blessés, dont dix qui ont perdu les yeux. Le soulèvement a dominé le discours national depuis plus de deux semaines que le pays a vécu la révolte populaire urbaine la plus importante et la plus longue qu’il ait jamais vue. Il est maintenant considéré comme un éveil politique capital pour toute une génération. Sur le terrain, il n’y a qu’un seul terme qui soit utilisé pour décrire les foules grandement hétérogènes qui ont manifesté en Turquie depuis des semaines : la résistance. Résistance contre le développement urbain à courte vue, résistance contre la police et résistance contre le régime autoritaire de Recep Tayyip Erdoğan et son gouvernement AKP (Parti de la justice et du développement), au pouvoir depuis plus de dix ans. Presque tous les hashtags Twitter appropriés suivent la formule de commande de résistance, « #Diren » et se multiplient en fonction du lieu ou du sujet. Les commerçants laissent des notes expliquant « Je suis allé résister, je reviens de suite », et l’un des slogans les plus courants est « Taksim partout ! Résistance partout ! ».
C’est comme si l’ensemble de Taksim, le centre culturel bohème d’Istanbul et le lieu des événements politiques marquants, faisait partie de la résistance et presque tout le monde se promène avec des lunettes de plongée et des masques antipoussière pour se protéger eux-mêmes des gaz lacrymogènes généreusement distribués.
Les barricades de la transformation
Pendant dix jours, entre le 1er et le 10 juin, toutes les principales artères menant à la place Taksim et les rues latérales plus petites ont été barricadées dans la défense contre la police. Dans certaines avenues telles que Gumussuyu, où les combats ont fait rage au début de l’insurrection, plus d’une douzaine de barricades étaient présentes. Certaines d’entre elles qui atteignaient trois mètres de haut, étaient construites à partir de toutes sortes de débris urbain : matériaux de construction, bus urbains détruits, barres métalliques cimentées à des parpaings en direction des lignes ennemies, sur un mode médiéval surréaliste. Comme dans d’autres soulèvements populaires urbains, les barricades ont isolé la zone de l’État et ouvert un espace où un tout nouveau jeu des relations sociales, précédemment inimaginables, pouvait prendre forme.
Sur des panneaux indicateurs accrochés entre les poteaux d’éclairage dans les rues menant à la place Taksim et au parc Gezi ont pouvait lire « Par ici la Commune de Taksim ». C’était peut-être un peu exagéré, mais c’était certainement plus vrai dans le parc proprement dit, où la solidarité et l’aide mutuelle sont devenues la norme. Chaque personne parle de cette nouvelle existence qu’ils ont découverte dans ce bel espace soustrait à l’État où la coopération, la solidarité et la lutte ont supplanté la société empoisonnée qu’ils ont laissée derrière eux. Des discussions tendues qui surgissent entre des individus aux idéologies politiques adverses, ou des gens ivres qui perturbent sont rapidement calmés pour revenir à un état d’esprit plus sobre. Les gens ont vu que la violence sociale a été effectivement réduite par l’absence de la police. C’est particulièrement le cas pour les participantes, pour les femmes qui représentent au moins la moitié sinon plus de ceux qui occupent le parc Gezi. Non seulement les harcèlements verbaux et la violence sexuelle habituels à Taksim ont été réduits, mais des femmes et des hommes antisexistes ont réclamé un espace important pour combattre le patriarcat en allant jusqu’à intervenir sur les chants, les slogans et les graffitis qui utilisent un langage sexiste pour attaquer Erdoğan ou l’AKP.
Depuis près de deux semaines maintenant, les drapeaux du PKK (le puissant groupe de la guérilla kurde) flottent au vent avec les drapeaux de la République turque sur la place Taksim. Cette situation, auparavant inimaginable, n’a été rendu possible que parce que les deux, les Kurdes et les kémalistes, se sont unis contre un ennemi commun, la police et le gouvernement de l’AKP. Un étudiant kurde a déclaré que c’était cela le vrai processus de paix, par opposition au processus opportuniste mis en place par Erdoğan au cours de l’année écoulée. Il est révélateur de la nature du conflit avec les Kurdes que l’absence de l’État dans les rues de Taksim ait consolidé un espace pour que les gens se parlent réellement et s’écoutent les uns les autres.
Le premier week-end sur les barricades a vu deux manifestations de masse. Le samedi 8 juin, les supporters de football des trois grands clubs d’Istanbul, Beşiktaş, Fenerbahçe et Galatasaray, ont convergé sur la place dans une grande démonstration de force. Ces fans, précédemment en guerre les uns contre les autres, se rassemblent aujourd’hui sous l’étendard « Istanbul United » et ont fourni beaucoup de l’énergie nécessaire pour les combats de rue. Parmi eux, le Çarşı [« Bazar », du Beşiktaş] brille le plus car ce sont les plus organisés, intelligents et avec des expériences précédentes d’intervention dans des situations politiques. Mais ils sont résolument apolitiques, dans le sens où ils ne soutiennent aucun parti politique et disent que leur « esprit rebelle » est avec le peuple. En fait, ils sont idéologiquement assez confus et alternent entre les symboles nationalistes et la chanson Bella ciao, le tout dans une sorte de populisme de gauche machiste.
Leur participation a été déterminante car ils viennent très bien organisés, et avec l’expérience d’agir ensemble dans les stades. Il n’est pas étonnant que les fans de football d’Istanbul, qui représentent un ample segment représentatif de la population urbaine, aient été un grand apport pour la lutte dans la défense de la ville.
Le lendemain, le 9 juin, il y a eu un rassemblement encore plus grand à Taksim. Selon certaines estimations, près d’un million de personnes étaient présentes et celui-ci avait un caractère beaucoup plus marqué à gauche. Beaucoup de gens prétendent que cela pourrait avoir été la plus grande foule jamais vue sur la place Taksim, y compris lors des légendaires rassemblements de travailleurs des années 1970.
Erdoğan et les tactiques de propagande facile
Les mots prononcés par Erdoğan devenaient de plus en plus ridiculement faux alors qu’il se trouvait clairement au milieu de la plus grande crise de son gouvernement. Pour défendre ses forces de police et essayer de minimiser sa répression extrême, il a proclamé que dix-sept personnes avaient été tuées par la police des États-Unis pendant le mouvement Occupy. Naturellement, l’ambassade américaine a rapidement démenti cela. Il a même déclaré que les nombreux blessés qui ont submergé une mosquée voisine le troisième jour de l’insurrection, s’étaient en fait soûlés à l’intérieur. L’imam de la mosquée a rapidement nié. Sa rhétorique, toute remplie de mensonges et tout aussi enragée comme toujours, s’est en fait déplacée à mesure que son administration essayait clairement de gérer cette crise. Au début, il pensait qu’il pouvait simplement insulter ceux qui étaient dans le parc en prétendant qu’ils étaient des « racailles » (çapulcu) et des « ivrognes », implicitement pour les opposer à ceux qui sont bien, les musulmans pratiquants. Encore une fois les occupants du parc ont montré leur intelligence et ont désarmé le gouvernement en s’appropriant ce terme et tout le monde a commencé à s’appeler çapulcu. En outre, l’ambiance positive dans le parc avec ses cuisines, ses bibliothèques, ses potagers urbains, etc. a commencé à être remarquée à travers les médias sociaux et même carrément parmi les principaux médias turcs qui avaient d’abord ignoré les manifestations. Cela a permis de combattre avec succès la propagande organisée par le gouvernement selon laquelle le campement était un cloaque puant l’urine et il est devenu beaucoup plus que clair qu’il y avait plus que des « ivrognes » dans le parc Gezi. Cette tactique initiale a fait long feu.
La stratégie suivante employée par le gouvernement de l’AKP a été de fomenter la division, déjà rampante, entre ceux qu’ils ont désignées comme des « provocateurs » [en français dans le texte] (lire : ceux qui battent en retraite quand la police attaque), ou plus généralement des « groupes marginaux » (lire : des petits groupes militants gauchistes) et la soi-disant « jeunesse écologiste essayant de sauver les arbres » (imaginez : un adolescent écolo paumé et naïf). C’est là une division complètement artificielle. De nombreuses sortes de personnes se sont battues contre la police. Il n’est pas très clair de qui il s’agit à propos de ces « groupes marginaux », mais de nombreux petits groupes de gauche font partie de la Plate-forme de Solidarité Taksim (ceux qui ont organisé le campement initial du parc). Et aucun jeune écologiste aussi bien intentionné mais aussi naïf ne peut être trouvé dans le parc. En outre, le mouvement initial pour sauver le parc était beaucoup plus qu’une tentative innocente pour sauver des arbres : c’était, en fait, une lutte pour l’espace public et contre son encerclement. Bien que ce fût là une division artificielle, cette tactique a eu plus de succès pour le gouvernement car il n’y a pas exactement un consensus sur la façon de faire face à la violence policière.
Ceux qui ont été actifs dans les mouvements sociaux du passé ont sûrement déjà vu ces deux tactiques être déployées comme partie intégrante du manuel d’utilisation de l’État. Il y a d’abord une tentative pour discréditer ceux qui sont descendus dans les rues ou dans les occupations. Mais si le mouvement devient trop populaire, l’étape suivante est d’essayer de les fractionner en favorisant les divisions et l’étiquetage de certains d’entre eux comme des extrémistes et d’autres comme des naïfs simplement utilisés comme couverture. La marginalité devient un horizon toujours fuyant qui ne s’éteint jamais jusqu’à ce qu’il ne reste plus personne pour résister.
Reprendre la place pour l’assaut final
Mardi 11 juin, la police a fait mouvement pour reprendre la place Taksim. De toute évidence, c’était l’étape nécessaire avant toute tentative pour reprendre le parc voisin à ceux qui l’occupent. À 7 heures du matin, la police a pénétré dans la place. Les barricades étaient insuffisantes, sans personne derrière elles pour défendre leur position à cette heure si matinale. Malgré cela, certains du parc et de la place se sont battus contre la police du mieux qu’ils pouvaient pendant toute la journée. La place a été perdue dans l’heure et la plupart des affrontements ont eu lieu sur l’avenue principale (aujourd’hui l’un des chantiers de construction qui font partie du développement de la place voulu par Erdoğan) aux abords du parc Gezi.
À plusieurs reprises, la police a lancé des gaz lacrymogènes dans le parc, malgré les nombreuses promesses qui avaient été données que le parc serait laissé en dehors de l’attaque de la police. L’incroyable auto-organisation du parc s’était déjà surpassée elle-même et ceux qui résistent ont amélioré leur manière de faire face aux grenades de gaz lacrymogène. En réalisant que l’ensemble de Taksim était le lieu de la résistance, il est devenu évident que relancer les grenades sur la police avait peu d’effet pour se débarrasser du gaz qui remplissait tout le quartier. Au lieu de cela, des seaux d’eau, de sable et des couvertures humides ont été distribués à travers le campement et les grenades ont été rapidement éteintes dès qu’elles tombaient au sol.
La Plate-forme de Solidarité Taksim a lancé un appel pour que les gens convergent à 19 heures et des dizaines de milliers de personnes ont commencé à manifester à l’intérieur de la place ce soir-là. Peu de temps après que la place eut été remplie, la police a décidé de disperser la foule avec une quantité incroyable de gaz lacrymogène et de canons à eau. Heureusement, cette foule complètement non préparée et pacifique a gardé son calme et une nouvelle bousculade mortelle, comme celle qui a eu lieu le 1er mai 1977, ne s’est pas répétée. Les gens ont été repoussés quelques rues en contrebas de la place et ont continué d’avancer vers les lignes de police, avant d’être repoussés avec davantage de gaz lacrymogène et de canons à eau. Cela a duré jusqu’à environ 4 heures du matin. À un moment donné, la police est entrée dans le parc. Plusieurs centaines de policiers antiémeutes ont détruit des tentes et diverses infrastructures autour de l’entrée. En réponse, une grande barricade a été érigée à l’entrée du parc comme première ligne de défense contre la police.
Le rire contre la peur
Le régime du gouvernement par la peur s’est heurté à une démonstration publique sans précédent de l’humour. Les rues entourant Taksim et le quartier adjacent de Beyoglu ont été recouverts de graffitis dès le début du soulèvement. Le contenu de cette énorme quantité de graffitis a pris presque tout le monde au dépourvu et il montre l’esprit incroyable de ceux qui sont descendus dans les rues. L’humour du mouvement ne lui enlève rien de sa détermination et, au lieu de cela, lui donne des munitions spirituelles pour continuer. Quand ils ne pleurent pas à cause des gaz lacrymogènes, les gens éclatent en larmes de rire en voyant le prochain graffiti au coin de la rue qui se moque d’Erdoğan.
La saveur particulière de cet humour provient d’une série de magazines satiriques hebdomadaires qui remontent à la période marquée par les coups d’État militaires de 1971 et 1980. Face à la poigne de fer et au regard du régime militaire, ces magazines ont développé une façon de critiquer le pouvoir sous le couvert de la satire. Cette tradition comique a rencontré les éléments culturels de l’ère du Web 2.0 comme morceaux de la culture populaire. Il faut également noter que la plupart de ces magazines ont leurs bureaux dans la place Taksim et sont étroitement liées à la vie culturelle de ces rues. Cette culture satirique s’est développée dans les années 1990 et 2000 et a explosé dans les rues d’Istanbul. La plupart des gens qui suivent les événements sont conscients des nombreux jeux de mots et des mèmes [1] construits sur le mot utilisé en turc pour « racaille » (çapulcu) [2]. Mais le « chaque jour je çapule » n’est que la pointe émergée de l’iceberg comique. Malheureusement, un grand nombre des autres exemples sont presque impossibles à traduire.
Une crise de la représentation
À chaque moment de ces derniers jours, il semble y avoir encore un nouveau groupe d’artistes, d’intellectuels ou d’acteurs, qui, encouragés par Erdoğan, se croient par eux-mêmes suffisamment importants pour servir de médiateurs entre les masses spontanées et le gouvernement. Malgré un tel théâtre de négociation, le premier ministre n’a cessé de poursuivre la délivrance de ses menaces successives, soulignant que sa patience finissait par s’épuiser.
La frustration des hommes du pouvoir qui ne peuvent pas trouver un dirigeant ou un représentant pour négocier et éteindre le mouvement est évidente. La nature totalement spontanée et sans leader de ceux qui ont pris les rues, dépourvus de toute structure de prise de décision, a été peut-être leur plus grande force. Maintenant que la lutte a dépassé son objectif initial de sauver le parc, même la Plate-forme de Solidarité Taksim, qui peut faire valoir être le seul groupe pouvant tenter de jouer un rôle de leadership dans la lutte, est vivement critiquée pour sa rencontre avec le premier ministre et pour avoir accepté un référendum qui n’a semble-t-il aucune base légale sur l’avenir du parc. Ce que ceux qui sont en train de négocier avec le premier ministre ne semblent pas comprendre, c’est que la situation a maintenant dépassé de loin la question du parc et que le gouvernement est désormais confronté à la volonté de ceux qui sont dans les rues et non à une poignée de personnes célèbres ou à des organisations politiques.
Se préparer à une bataille finale
Maintenant que la place a été perdue au bénéfice de la police, ceux qui occupent le parc attendent l’assaut final et tentent de récupérer le parc. Chaque soir, il y a une situation tendue quand chacun enfile son masque et son casque et écrit son groupe sanguin sur son corps. La détermination des milliers qui montent la garde est incroyable. Ils ont déjà vécu cela et maintenant ils plaisantent au sujet des gaz lacrymogènes.
Chaque jour, il y a des déclarations du gouverneur d’Istanbul disant que la sécurité de personne ne peut être garantie, accompagnées par des tweets orwelliens notant combien est agréable l’atmosphère de l’occupation avec le parfum des tilleuls et le chant des oiseaux au petit matin. Encore plus insultante est la rhétorique infantilisante des autorités qui en appellent constamment aux parents de ceux qui occupent la place pour qu’ils demandent à leurs enfants de rentrer à la maison, sans quoi ils seront blessés. En réponse à ces menaces, des dizaines de mères ont publiquement rejoint leurs enfants dans la résistance ces derniers jours. La guerre psychologique employée par le gouvernement est certainement de gros calibre mais les réponses biologiques le sont tout autant.
La résistance semble déterminée, à tout le moins, pour tenir le terrain et ne pas laisser le parc sans combattre. Et chaque soir, ils sont des milliers à venir après leur travail pour se joindre à ceux qui campent en permanence, malgré qu’ils soient harcelés et arrêtés par la police pour porter sur eux des respirateurs et des casques. Le fait qu’il s’agisse d’un mouvement si jeune, avec relativement peu d’expérience dans l’organisation au niveau de la rue, rend très difficile pour les foules réunies dans le parc de résister à une attaque en règle de la police. En ce moment, la stratégie collective consiste à rendre cette attaque la plus coûteuse politiquement pour le gouvernement.
Ce qui arrive le lendemain d’une expulsion est bien sûr une autre question. Mais le plus important est que le génie est maintenant sorti de la bouteille en Turquie [3], qu’une toute nouvelle et significative partie de la jeunesse s’est trouvée et qu’ils ont commencé à rêver de ce qu’ils peuvent réaliser ensemble.
Ali Bektaş
Istanbul, le 15 juin 2013.
Traduction : OCLibertaire.
Texte d’origine : « I’ve gone to resist, I’ll be right back »