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Illich et la guerre contre la subsistance,
hier et aujourd’hui

mercredi 23 octobre 2019, par Jean Robert

Durant l’automne de 2013, l’essayiste public que je prétends être a dû faire face à deux tâches hétérogènes entre lesquelles j’ai eu l’intuition de convergences à explorer, mais aussi la certitude immédiate d’incompatibilités. Ce furent, d’une part, la rédaction d’un essai et la traduction française de textes d’un collègue mexicain sur la « petite école » zapatiste qui eut lieu en août, et, d’autre part l’élaboration de l’article que le lecteur a sous les yeux [1].

La première de ces tâches consistait à mettre au net, d’abord en espagnol et puis en français, les souvenirs des jours passés au Chiapas à étudier, sous la conduite de paysans et paysannes indigènes, l’expérience zapatiste, depuis 2003, de construction d’un monde de liberté et de justice concrètes, c’est-à-dire proportionnées aux communautés qui les pratiquent. La seconde : la rédaction du présent article sur un homme — un penseur, un historien, un philosophe et un théologien qui se défendait de l’être — qui m’honora de son amitié du début des années 1970 à sa mort, en 2002 : Ivan Illich. Quel rapport y a-t-il entre ce qui en 2002 était encore un mouvement insurgé indigène et ce penseur « radical au vrai sens du mot » ? Grâce à Cédric Biagini, Guillaume Carnino et Patrick Marcolini [2], j’ai trouvé une expression pour le dire : la modération radicale. Ce que je qualifie ainsi est un certain sens de la juste mesure et de la modération, la paridad entre la femme et l’homme et l’équilibre pour les zapatistes, la proportionnalité pour Ivan Illich.

Cela dit, peu de zapatistes ont lu Illich — ils m’ont toutefois invité à parler de lui dans leur « université de la terre » de San Cristóbal — et Illich recevait avec un certain scepticisme les nouvelles que lui donnait d’eux Gustavo Esteva, alors conseiller de l’EZLN, le bras militaire de leur mouvement.

Ivan Illich s’est éteint à Brême le 2 décembre 2002. La reconstruction des communautés mayas zapatistes du Chiapas, selon des critères hérités d’une culture millénaire pratiquée dans la clandestinité durant cinq siècles et repensée sans être trahie, débuta en 2003.

Chronologie sommaire du zapatisme

L’invasion européenne du pays actuellement appelé Mexique débuta en 1521. Elle fut progressive et laissa longtemps certaines régions montagneuses ou reculées indemnes. Les indigènes qui se soumirent et « s’assimilèrent » — jamais totalement — formèrent la base de ce que l’on appelle la société métisse. Selon l’anthropologue Guillermo Bonfil, sous le vernis d’européanité de cette société subsiste ce qu’il appelle un Mexique profond, manifeste dans les perceptions intimes du corps, des éléments, de la temporalité, des liens entre la femme et l’homme, la campagne et la ville, ainsi que dans des capacités d’auto-organisation notoires [3].

Ce Mexique profond, riche en éléments d’une cosmovision indigène « refonctionnalisée », selon Alfredo López Austin [4], est toujours sous-jacent au « Mexique imaginaire » imposé d’en haut et, lors de crises, resurgit à ses fissures de façons surprenantes et souvent salvatrices. Dix pour cent environ des Mexicains restèrent fidèles à leurs langues, leurs cultures centrées sur le maïs, leurs costumes et leurs formes d’organisation, pratiquées le plus souvent dans la clandestinité.

En 1983 se fonda, à partir des ethnies mayas, une « armée zapatiste de libération nationale » (EZLN) qui se maintint secrète durant dix ans et, dans un coup de théâtre inattendu, prit possession de cinq chefs-lieux de l’État du Chiapas le 1er janvier 1994, alors que le « Mexique d’en haut » fêtait son admission à l’OCDE. Après une répression meurtrière, la société civile imposa un cessez-le-feu et débuta alors l’époque des « Dialogues dans la Cathédrale » (de San Cristóbal de Las Casas, principale ville du Chiapas) censés aboutir à une réforme constitutionnelle donnant leur place aux communautés indigènes et à leurs formes d’organisation. Au lieu de cela, le gouvernement finit par élaborer un projet de loi faisant des sujets indigènes, non des communautés concitoyennes et interlocutrices, mais des objets individuels d’assistance publique. Les termes que j’ai choisis indiquent, sans en dire plus, que la base du conflit ou malentendu entre les négociateurs indigènes et gouvernementaux fut le concept de sujet politique, la communauté pour les indigènes, l’individu réputé souverain pour le gouvernement et le Mexique imaginaire d’« en haut ».

En 2003, constatant perdu tout espoir qu’une réforme constitutionnelle leur donnant leur place dans la nation voie le jour, les zapatistes décidèrent de façonner eux-mêmes leur autonomie, insistant sur le fait que jamais ils ne cherchèrent et jamais ne chercheront à se séparer du Mexique. La crainte gouvernementale que le zapatisme constitue une menace de « balkanisation » du pays est donc elle-même parfaitement imaginaire.

Du 13 au 16 août 2013, considérant que, dans la profonde crise économique, politique et culturelle qu’il traverse, le pays pourrait bénéficier de leur expérience d’auto-organisation, les zapatistes invitèrent 1 700 étudiants de tous âges et conditions au premier degré de ce qu’ils appellent « la escuelita », la petite école, dans laquelle 1 700 professeurs, femmes et hommes, qualifié·e·s de votanes les initièrent à leurs principes de reconstruction sociale, politique et culturelle depuis les bases de leur culture matérielle et sans assistance gouvernementale. Ils réitérèrent leur invitation pour un nombre accru d’invités en décembre 2013 et janvier 2014 [5].

Samedi et dimanche 17 et 18 août 2014 eut lieu, dans le grand auditoire — plus de mille places — de l’Université de la Terre de San Cristóbal, que les zapatistes reconnaissent comme leur, une assemblée générale du Congreso Nacional Indígena fondé par des membres des communautés originaires à l’instigation de personnalités telles que le militant indigène Juan Chávez, récemment décédé dans un accident et la comandanta Ramona de l’EZLN, également décédée. Cette assemblée, qui réunit des centaines d’indigènes et de sympathisants autour des représentants de 82 organisations indigènes du Mexique, fut intitulée « Catedra Tata Juan Chavez » (tata étant un vocable de respect évoquant une autorité paternelle propre aux langues indigènes).

Illich a donc connu la gageure zapatiste consistant à défier avec des fusils à crosse de bois et des outils agraires un État équipé d’armes américaines en surnombre et d’avions de chasse suisses. Il a subi le choc de la féroce répression de deux semaines ordonnée par Carlos Salinas de Gortari, le président « néolibéral » d’alors. Puis il a suivi, par les rapports d’Esteva, le début des négociations imposées par la société civile. L’historien qu’il était s’interdit les enthousiasmes prématurés — tout comme d’ailleurs, à l’époque, l’auteur de ces lignes. Il ne savait que trop qu’au cours des cinq derniers siècles l’État-nation et le Marché, toujours, d’une certaine manière, à l’état naissant et renaissant, n’ont cessé de réprimer des rébellions paysannes souvent fondées en justice. Il était lui-même un admirateur de l’ouvrage que le philosophe marxiste allemand Ernst Bloch consacra à Thomas Müntzer, le théologien hébraïsant et hellénisant contemporain de Martin Luther, qui prit la tête de la révolte des paysans anabaptistes contre les princes allemands au temps de la réforme luthérienne. Les princes vainquirent ce mouvement et firent décapiter Müntzer. Depuis cinq siècles, dans le Vieux Monde comme dans le Nouveau, toutes les rébellions paysannes ont fini par être écrasées [6].

Pour Illich, ces accès de violence étatique extrême n’étaient que l’aspect le plus visible que, dès leur cristallisation pratiquement simultanée à l’époque de l’invention puis de l’invasion de l’Amérique [7], l’État-nation et le Marché ne cessèrent de mener contre la subsistance des gens communs. Au Mexique même, de telles répressions ponctuent toute l’histoire du pays, l’une des dernières en date et l’une des plus sanguinaires étant celle du peuple yaqui.

Avant tout fait d’armes, Illich voyait à l’œuvre, dans la guerre contre la subsistance, une mainmise progressive sur tous ses éléments matériels (terre, eau, bois) et culturels (savoir-faire et clauses du droit des gens défendant le plus faible) et leur destruction afin de fomenter de nouvelles dépendances envers les valeurs (marchandises et services) offertes par le Marché et l’État.

C’est ainsi, par exemple que, dès la fin du Moyen Âge, les seigneurs qui avaient fait construire des moulins à eau ou à vent réquisitionnèrent dans les maisons rurales les meules à mains qui avaient jusque-là permis aux paysans de moudre eux-mêmes leur froment pour les obliger à avoir recours aux services des meuniers. La cour de certains manoirs est pavée de ces meules confisquées. Illich qualifia de disvaleur cette désaffectation ou dévalorisation, cette mise hors jeu d’outils, de capacités et de jurisprudences tendant à rendre les gens indépendants des normes de l’État et des valeurs du Marché.

Actuellement, au Mexique, les pouvoirs associés de l’État et du Marché soumettent les paysans cultivateurs de milpas — champs de maïs arrosés par les pluies saisonnières — à un processus de disvaleur plus violent que celui que les seigneurs médiévaux déclenchèrent en Europe. Il ne s’agit pas moins que de se défaire des centaines de variétés de maïs local, dit « créole » en rendant obligatoires certaines semences, en interdisant les échanges de graines entre cultivateurs et — il en existe de nombreuses preuves — en polluant les espèces locales, dont les paysans indigènes sont les gardiens historiques, au moyen de pollen de maïs manipulé génétiquement. Les paysans indigènes sont actuellement à la tête de la résistance à la pollution génétique du maïs.

Un autre concept critique que nous a légué Illich est celui de travail fantôme, défini comme l’ombre improductive et non rétribuée du travail salarié sous toutes ses formes. Dans la mesure où ce dernier prétend accroître son hégémonie sur toute activité productive, son ombre de travail fantôme s’allonge. C’est, par exemple, le temps de plus en plus long pris par les migrations alternantes entre le domicile et le lieu de travail des salariés ou l’allongement des déplacements vers les supermarchés au rythme des regroupements en centres commerciaux de plus en plus concentrationnaires qui vident les rues de quartiers populaires de leurs échoppes et magasins traditionnels. Par leur défense d’un mode de subsistance ancestral repensé et « refonctionnalisé », les zapatistes sont des résistants au travail fantôme.

La réflexion d’Illich débouche sur une critique du magma contradictoire de raison et de déraison que l’on entend par le mot « modernité ». Pour leur part, les zapatistes proviennent d’une tradition qui a subi les ressacs de la modernisation sans en partager les illusions. Ce sont, au Mexique, les plus indemnes de contamination par les slogans modernes, ce qui, il y a peu de temps encore, se sanctionnait par les mots « retardataires » ou « sous-développés ».

Ce qui suit n’est pas un panégyrique de l’ami et de l’auteur Ivan Illich. Une tentative plutôt d’éclairer de sa lumière une réalité de laquelle, il y a onze ans, il s’est physiquement retiré. Devons-nous parler de reflets illichiens dans la compréhension du monde d’un homme ému par l’expérience zapatiste ?

I. La guerre contre la subsistance

Pour une histoire raisonnée des pertes

Toute l’époque moderne est une guerre contre la subsistance. C’est une guerre contre les peuples, contre « les gens d’en bas », pour les empêcher de subsister sans suivre les instructions de l’État et sans dépendre de marchandises achetées sur le Marché.

La modernisation — selon une définition radicale du terme sans prétention à l’unicité —, c’est-à-dire l’acte de rendre moderne, est un projet de transformation des peuples qui dépossède les pauvres de leurs habiletés innées et rend les riches plus riches. Ivan Illich qualifiait de disvaleur ce dépouillement progressif des peuples de leurs propres capacités et ce transfert de privilèges sur des individus avides de s’enrichir [8]. La disvaleur est l’ombre négative de la valeur. C’est la paralysie de capacités autonomes rendant les gens dépendants de marchandises et de services hétéronomes, c’est-à-dire produits par des instances extérieures, autres, lointaines et souvent anonymes.

À partir des expropriations violentes du temps de l’accumulation primitive — depuis le XVe siècle en Europe —, la disvaleur fut l’état zéro de toute accumulation : la destruction originale de capacités qui permit d’amorcer la spirale des besoins créés destructeurs d’aptitudes innées et de la génération de nouvelles dépendances. En ce sens, la disvaleur est un processus lent et progressif de destruction d’autonomie. On peut dire aussi qu’il provoque l’érosion de cette qualité, différente du pouvoir, que le philosophe Spinoza (1632-1677) appelait potentia, puissance, qui est disponibilité inaliénable de faire ou de ne pas faire, autonomie à l’état naissant.

La lente modernisation des peuples et l’affaiblissement parallèle de leur autonomie ont divisé le monde entre un Nord riche et un Sud pauvre et en partie misérable, un clivage qui se reproduit dans chaque camp, le Nord ayant son propre « sud » et le Sud son « nord » scandaleusement riche. Ces deux camps opposés ont une caractéristique en commun : l’érosion de leur autonomie, de leur puissance et leur dépendance, plus intense parmi les riches que parmi les pauvres, d’injections croissantes de disvaleur, ce qui signifie que de nouvelles inégalités se substituent sans cesse aux anciennes hiérarchies. Non sans rigueur, les deux auteurs d’un pamphlet qui circula en France [9] formalisèrent ainsi la corrélation entre dépendance croissante à l’égard du marché et perte d’autonomie : à plus de gavage marchand, moins d’autonomie. Cette dépendance est le symptôme d’un syndrome d’immunodéficience culturelle acquise [10]. Corrélativement à cette perte d’autonomie, la modernisation s’accompagne d’un processus de polarisation sociale, c’est-à-dire d’une augmentation constante de la brèche entre les riches et les pauvres, ceux d’« en haut » et ceux d’« en bas », comme le dit en mots simples, le sous-commandant zapatiste Marcos. Et plus riches et pauvres deviennent dépendants du marché, plus s’intensifie la polarisation de leurs conditions respectives, comme pour camoufler leur misère commune.

Cette vision hypercritique n’est pas, bien entendu, celle des livres d’histoire officiels, dans lesquels la modernité est décrite comme une conquête ininterrompue de nouveaux droits et libertés, de découvertes de tout genre et de richesse matérielle croissante. L’histoire officielle est une épopée de victoires sur les « entraves » des traditions, les « retards » du passé et le « sous-développement » des formes d’organisation économique et politique héritées. L’histoire officielle est une narration rétrodictive des triomphes de l’État et du Marché. Elle est rétrodictive parce que, posant la situation actuelle comme point de confluence de toutes les mouvances de l’histoire, elle examine, comme dans un rétroviseur, les apports de chaque époque à la situation moderne, négligeant non seulement les pertes, mais aussi les formations qui, sans conduire à la situation moderne, incarnèrent l’esprit d’autres époques. L’histoire officielle est une histoire totalisante du développement de tout ce qui, aujourd’hui, est considéré comme bon : l’Éducation, la Santé, le Progrès, les Communications […], le Marché-monde, le Développement et, bien entendu, la Valeur. L’histoire officielle se présente comme une histoire du développement de formes de gains et d’accumulations de pouvoir dans l’unique registre qui compte pour elle, celui de la valeur, critère d’évaluation de tout gain et de tout progrès.

Cette histoire est aveugle aux pertes que les peuples peuvent avoir souffertes au cours des cinq derniers siècles. Par exemple, il existe quelques travaux d’« historiens des pertes » allemands qui documentent la contraction du vocabulaire des goûts, des odeurs et des sensations tactiles dans les principales langues européennes au cours du dernier demi-millénaire.

« Le vieil allemand possédait trois fois plus de termes que l’allemand moderne pour désigner les odeurs agréables. À mon sens, le monopole croissant de la dimensionnalité cartésienne au détriment de la perception sensuelle de l’espace a affaibli sinon éteint le sens de l’aura. [11] »

Ces pertes témoignent d’un appauvrissement progressif des perceptions, une perte majeure, peu documentée par les historiens [12]. Les chapitres que l’histoire officielle consacre au développement des idées sont riches et détaillés, mais ceux qui traitent de l’histoire des perceptions ou de l’histoire du corps perçu, qui en est un des chapitres, sont pratiquement vides [13].

Les pertes les plus graves enregistrées au cours des cinq derniers siècles concernent les formes traditionnelles de subsistance ancrées dans la culture matérielle de chaque société. Ici, la perte des termes permettant de concevoir la perte fait partie de cette perte. Quand disparaissent les termes différenciés qui distinguaient les odeurs et les saveurs, il devient difficile de documenter l’affaiblissement des perceptions correspondantes et quand le langage des économistes eut relégué aux limbes du sous-développement les termes qui permettaient de dire les diverses manières qu’avaient les peuples de se sustenter, comment parler de la subsistance comme d’une modalité de la culture matérielle, radicalement différente de tout ce que désigne aujourd’hui le mot économie ?

Il ne s’agit nullement d’abolir complètement le récit des gains et développements de l’histoire officielle. Le traitement de la carie dentaire ou de la presbytie — pour ne pas parler des toilettes intérieures aux maisons — sont des acquis auxquels les gens de mon âge ne renonceraient pas facilement, mais il faudrait les réintégrer comme correctifs à une histoire qui ne s’aveuglât pas aux pertes de vivacité de la perception du monde et de la présence charnelle au monde. Les siècles de la modernisation, que Karl Polanyi qualifia de « grande transformation » [14] furent pour Illich, lecteur attentif de son œuvre, une époque de guerre impitoyable du Marché et de l’État naissant [15] à la subsistance des gens d’« en bas ». Il faut méditer sur cette affirmation.

II. L’aliénation « originaire » : abandon de l’autonomie

Petite réflexion sur les « origines de notre temps »

D’abord, qu’entendons-nous par l’« époque moderne » ou la modernité ? Il s’agit bien sûr de l’époque actuelle, comme elle est vécue dans les villes : il y a des automobiles dans les rues, de nuit tout est illuminé, il y a des avions dans le ciel jour et nuit, de hauts édifices de béton, acier et verre. J’interromps cette description parce qu’à peine commencée elle devient triviale. C’est que nous autres, les modernes urbanisés, nous souffrons d’un syndrome de déficience acquise de l’imagination : nous sommes devenus incapables d’imaginer une réalité qui ne soit pas moderne : des villes qui, la nuit, ne soient pas baignées de lumière électrique, des maisons sans salle de bain ou dont les salles de bain seraient sans eau courante et sans pâte dentifrice, des espaces publics qui ne seraient pas envahis par ces pseudopodes de la sphère privée qualifiés d’auto-mobiles. Dans un autre registre, au-delà de ces trivialités, peu nombreux sont ceux qui ont le courage de regarder en face « l’extrême étrangeté de la modernité » [16].

Le détour de production…

Considérant à nouveau les choses à ras de terre, peut-être plus analytiquement qu’antérieurement, nous pouvons dire que la modernité est aussi l’époque en laquelle la plupart des gens ne travaillent plus la terre, ni ne construisent leur maison, ni ne font leurs meubles, mais ont un emploi dans l’industrie ou la bureaucratie grâce auquel ils obtiennent un salaire qui leur permet d’acheter ce qu’ils ne savent plus faire. Et ce qu’ils ne savent pas faire est presque tout : ils ne produisent plus ce qu’ils mangent ni ne construisent leur maison, ils n’élaborent pas les outils de leur travail et ont perdu toute habileté de le faire. On parle de la « division sociale du travail » comme d’un simple processus de rationalisation : fais ce que tu sais le mieux faire et laisse d’autres faire ce dont tu es devenu incapable. Cependant, on oublie un aspect de cette rationalisation, le principal : la perte de toute relation créative ou « poétique » avec ce que je permets que d’autres fassent pour moi, l’hétéronomie galopante implicite dans cette rationalisation.

Tout un chacun finit par effectuer un travail qui, personnellement, ne l’intéresse qu’en tant que moyen pour obtenir un salaire avec lequel il pourra acheter des aliments, payer le loyer de son appartement, les frais de scolarité de ses enfants, les traites de la voiture dans laquelle il se rend au travail. Les gens qui ont un emploi renoncent par contrat à tout contrôle sur les fruits de leur travail. L’employé d’une fabrique d’armes, par exemple, n’a nullement l’intention de produire des instruments de mort. Tout ce qu’il veut, c’est de l’argent pour louer un appartement, remplir le réfrigérateur familial, payer les médecins, dentistes et professeurs sans lesquels il ne pourrait remplir son rôle de papa moderne. Ce sont les patrons de la fabrique qui transforment le travail acheté aux travailleurs en force de destruction.

Jean-Pierre Dupuy appelle détour de production [17] la situation en laquelle le travailleur qui veut obtenir les moyens d’entretenir sa famille doit « produire » autre chose, fréquemment destructrice et qui n’a qu’une relation indirecte à sa subsistance et aucune avec ses intentions. Il serait intéressant d’examiner les liens entre le détour de production et le détournement de pouvoir par lequel bien des gouvernants abusent du pouvoir que leur a conféré le peuple pour promouvoir des intérêts en général privés qui sont étrangers au peuple. Ces deux types de déviation ont en commun une perte de concernement, une dépolitisation fondamentale ; toutefois, une élaboration plus détaillée du concept de déviation de pouvoir dépasserait les bornes de cet essai.

Fondamentalement, le détour de production est un quiproquo : le travailleur veut qu’il y ait à manger sur la table familiale, mais au lieu de cultiver des salades, des tomates ou des céleris et d’élever des poulets, il doit se soumettre au rythme d’une machine ou s’asseoir derrière un bureau huit heures par jour.

Certes, à l’époque contemporaine, la plupart des travailleurs ne servent plus des machines dans des usines, mais sont confinés dans des bureaux. Cependant, les fruits de leurs efforts sont également déviés de leurs fins ou intentions ; par exemple, le comptable d’une fabrique de produits chimiques peut contribuer, sans le vouloir, à la production d’agro-toxiques : ce qu’il désire ce sont des légumes sains, mais pour les obtenir, il est obligé de produire des poisons qui seront répandus dans les champs.

… moule du travail aliéné

Les débats de gauche sur le travail ont fait état d’un concept plus philosophique pour définir cette situation de déviation d’intentions qui oblige les travailleurs à des actions contraires à leur volonté propre et aux intérêts de leurs familles et de leurs camarades. C’est le concept d’aliénation : les travailleurs sont aliénés de leur travail parce qu’ils ne se reconnaissent pas dans ses résultats finaux.

Pour le grand philosophe allemand Karl Marx (1818-1883), l’aliénation n’est ni un sentiment ni un état mental, mais une condition économique et sociale. C’est la séparation des travailleurs des produits de leur travail. « L’objet que le travail produit se présente comme quelque chose qui lui est opposé, comme une force indépendante du producteur » (Manuscrits de 1844). Les travailleurs industriels sont constamment confrontés aux fruits de leur travail, perçus comme échappant à leur contrôle, comme des forces qui les dominent.

En outre, le travail en usine ou au bureau est forcé, compulsif. Sans compulsion, le travailleur fuirait ce genre de travail. Au début de l’ère industrielle, la compulsion était physique : c’était la faim, ou plutôt la menace de la faim. Les économistes de la tradition libérale, c’est-à-dire les premiers économistes [18] modernes, rationalisèrent ce que certains philosophes appelaient la « loi de la faim » — qui préconisait d’utiliser la menace de la faim comme force de coercition pour obliger les paysans chassés de leur terre à travailler — en loi de la rareté, axiome fondamental de la nouvelle économie. Selon sa version capitaliste, le travailleur est un simple élément de la production, sur le même pied que les machines et les matières premières. Le travail mort, c’est-à-dire le résultat figé du travail passé, domine le travail vivant, celui des travailleurs actuels et s’agrège aux forces de coercition. Cela permet que des relations entre personnes prennent la forme fantastique de relations entre choses.

Sans détour de production, caractéristique générale du travail industriel capitaliste, cette forme d’aliénation du travail ne peut exister. Lorsque le « travailleur » produit — pour le moins en partie — ce qu’il mange et mange ce qu’il produit, il faut mettre en doute l’adéquation du mot « travail » dans la description de ses activités productrices polyvalentes [19]. Strictement parlant, le travail — mot qui dérive du mot latin tripalium, nom d’un supplice — est une activité imposée par la coercition, dans les fruits de laquelle le travailleur ne se reconnaît pas. Sans qu’un détour de production originaire institue le travail proprement dit, il peut y avoir une expropriation violente des produits de l’agriculture, toutes les formes imaginables de taille, de corvée et de gabelle, mais il ne peut guère y avoir de travail dans les fruits duquel le travailleur ne se reconnaisse pas. Les premières manufactures et fabriques industrielles furent des lieux consacrés au dressage physique au travail aliéné de paysans expropriés de leur terre.

Le travail aliéné entre l’urbanisme raisonnable et les grandes œuvres inutiles, imposées et destructrices

Dans toutes les villes modernes, il y a des travaux de voirie, de construction d’infrastructures de transport ou d’égouts. Les routes, les trottoirs, les rues bien ou mal tracées sont le fruit du travail des terrassiers, des maçons, des ingénieurs auxquels, grâce au salaire, ces œuvres offrent une manière de remplir la corbeille familiale. Dans certaines limites, elles sont utiles, même si leur utilité ne résulte pas des intentions des travailleurs, organisés comme s’ils étaient les pièces d’une gigantesque machine, une mégamachine [20]. Mais, dans ces mêmes villes, bien des œuvres dépassent les limites de taille et de coûts au-delà desquelles elles cessent d’être plus utiles que nocives.

Par exemple, à Mexico, on dote les autoroutes urbaines de seconds étages payants. Ces routes suspendues dans le ciel et munies de systèmes de péage électronique introduisent de nouveaux types de discrimination. Les automobilistes trop pauvres pour se les payer en sont réduits à circuler lentement au niveau du sol, sur des voies presque constamment encombrées. En revanche, les voies d’« en haut » sont rapides — de moins en moins — pour ceux qui sont à même d’en payer le prix. Réfléchissons sur cet exemple. Les automobilistes d’« en bas » contribuent, tout comme ceux d’« en haut », à financer les seconds étages avec leurs impôts. Mais cette dépense ne sert qu’à créer des privilèges — transitoires — pour ceux d’en haut.

Transferts de privilèges

Ivan Illich qualifiait de « transferts nets de privilèges des pauvres vers les riches » la concentration sur les riches de privilèges produits par le travail aliéné des pauvres [21]. Dans l’exemple des seconds étages des autoroutes internes de Mexico, le détour de production subi par les constructeurs, qui, outre les jeux compétitifs propres au monde du travail, n’ont guère d’autre intention que d’obtenir de quoi alimenter, vêtir, loger leurs familles et les pourvoir de services, est du travail aliéné, parce que, une fois l’œuvre réalisée, elle aura peu d’utilité pour eux et contribuera à leur imposer de plus longues heures de transport obligatoire. Ces heures supplémentaires de transport compulsif s’agrègeront au travail mort auquel s’affronte le travailleur vivant. Au-delà de certains seuils, les grandes œuvres d’infrastructure détruisent l’aménité des quartiers, comme quand le second étage passe à la hauteur des chambres à coucher des habitants.

Au début de 2012, la revue électronique mexicaine Desinformémonos (Désinformons-nous) lança une campagne contre les Grandes Œuvres inutiles et imposées [22]. Après avoir documenté plusieurs cas européens, comme le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, près de Nantes, et celui de TGV entre Lyon et Turin, Desinformémonos se tourna vers des projets mexicains comme les projets d’extraction minière sur le territoire sacré des Wixáricas ou Huicholes. Les travailleurs qui construisent ces œuvres ne veulent ni la destruction écologique, ni le saccage culturel, ni les immenses coûts qu’elles imposent aux citoyens. Comme eux aussi sont citoyens et contribuables, ils devraient avoir leur mot à dire sur l’usage des fruits de leur travail : ceux-ci vont-ils servir à leur communauté, auront-ils des effets favorables ou défavorables sur les conditions d’existence d’autres communautés, ne représenteront-ils pas une charge disproportionnée pour les contribuables les plus pauvres ? Mais personne ne leur demande leur avis.

Il y a une quarantaine d’années, une revue de gauche allemande [23] se mit à haranguer les travailleurs syndicalisés à mettre en débat les finalités du travail plutôt que de se limiter à exiger une plus grande portion du gâteau économique ou, pour reprendre le langage propre à cette époque, à se contenter de se « réapproprier une plus grande part de la plus-value de leur travail ». Le détour de production exigeant le renoncement des travailleurs à décider de la finalité de leur travail, avoir orienté les demandes d’un monde du travail dominé par le salariat vers la revendication d’abstractions résumées en chiffres a cassé le nerf de l’économie morale [24].

La colonisation de l’imaginaire I

Une des raisons de l’aliénation des travailleurs des fruits de leur travail tient au fait que les gens minoritaires d’« en haut », tous ceux qui exercent quelque contrôle sur l’État et le Marché, nourrissent un projet diamétralement opposé au projet de bonne vie au présent des majorités d’« en bas ». C’est dire que leur perception du temps, de la temporalité, est autre. Ils veulent contrôler ce qu’ils appellent « le futur » et, pour ce faire, ils accumulent le capital extrait du travail des gens d’« en bas ». Ce capital est pour eux le moyen de réaliser leur vision d’un demain superlatif. Que tout soit plus grand et plus rapide. Que les édifices soient plus hauts, que les autos et les trains circulent plus vite et surtout, qu’il y ait plus d’argent dans les caisses de l’État afin de construire des édifices encore plus hauts, plus d’autoroutes à étages afin d’accumuler davantage pour… pour…, en une spirale sans fin.

Rendre moderne, moderniser, c’est cela : une transformation constante et illimitée de la culture matérielle, un mépris de toute limite, une ignorance de tout sens de l’« assez » et de la juste proportion. Selon le rêve d’« en haut », moderniser, c’est construire des autoroutes plus larges et, lorsqu’elles se remplissent, des voies à étages et des ponts. Moderniser la ville, c’est la remplir d’infrastructures dont les formes aérodynamiques rendent un culte au mouvement, alors que les moyennes de vitesse sur voie décroissent. Moderniser l’économie, c’est détruire la subsistance traditionnelle, faire obstacle à la mise en vente des produits locaux et envahir les marchés de produits étrangers. Moderniser la politique, c’est la transformer en un jeu électoral, la réduire au dépôt d’un vote dans une urne tous les six ans. Moderniser l’éducation, c’est la transformer en une consommation d’information, rare par définition. Moderniser la santé, c’est faire des patients des sous-systèmes d’un système biomédical général. Moderniser la langue est mépriser le parler local et imposer la langue standardisée de l’État et du Marché international. Moderniser le système de transport des villes, c’est le planifier pour qu’il permette davantage encore de transferts de privilèges des pauvres vers les riches, et cela, pas seulement des automobilistes les moins riches vers les plus riches.

III. Modernité, modernisation, occidentalisation

La modernité selon les historiens du temps présent [25]

En dépit de tout ce qui vient d’être dit, il ne faut pas sataniser les mots modernité et modernisation. Il est possible que, dans quelque village, un jeune conseille à un aïeul de « s’adapter aux temps modernes » pour lui faire comprendre qu’il devrait réviser ses préjugés. Mais cela est un usage mou d’un mot que les historiens du temps présent ont doté d’un tranchant précis. Le critique de la modernité qui écrit ces lignes a connu lui-même des enthousiasmes modernistes, pour le mouvement de rénovation des arts plastiques au commencement du XXe siècle par exemple, la modernité d’il y a un siècle. Ce n’est que relativement tard que je me suis rendu compte de la complicité entre les formes molles et les formes dures de l’usage du terme « modernité » : dans tous les sens du mot, la modernité est intéressante, mais il n’y a pas de modernité innocente. En outre, les liens entre la modernisation et l’occidentalisation du monde sont si étroits que ces deux termes sont pratiquement équivalents : la modernisation est colonialiste.

La preuve par le travail fantôme

Pour distinguer entre les usages vagues, pour lesquels « moderne » signifie rationnel, pratique ou innovateur et le sens critique que les historiens du temps présent donnent à ce mot, voici un test ou critère : c’est le concept de travail fantôme. Avant de le définir, il faut expliquer pourquoi il permet cette distinction. Auparavant, il faut dire que, même dans le sens relâché de rationnel ou pratique, ce qui est moderne devient facilement non pratique et même irrationnel, ce qui a conduit un auteur bien connu en Amérique à écrire un essai intitulé Rational Irrationality [26]. La modernité, au sens des historiens du temps présent, s’accompagne toujours, inévitablement, d’un accroissement de la rationalité irrationnelle. Modernité et rationalité irrationnelle sont si incrustées l’une dans l’autre qu’elles ne peuvent plus être séparées.

Un exemple de cette irrationalité de la raison moderne est une forme spécifiquement moderne d’activité obligatoire rendue nécessaire par l’hégémonie du travail salarié, mais qui ne peut être salariée elle-même. Soyons clair : cette activité non salariée est la condition sine qua non du travail salarié. Ivan Illich proposait d’appeler travail fantôme cette ombre fantasmagorique et non rétribuée du travail salarié [27].

La modernité est l’époque en laquelle le travail salarié prétend remplacer, et, de fait, dégrade et dévalorise, toute forme d’activité de subsistance : la modernité, c’est l’âge de la guerre contre la subsistance [28]. Toute la législation des pays « développés », et pas seulement la législation du travail, contribue à cette lente destruction et, a fortiori, toute l’économie. Et cependant, une société dans laquelle tout produit serait le résultat d’un travail salarié est une impossibilité. Une telle utopie négative ou dystopie serait la réalisation du rêve libéral qui peut être défini ainsi :

1. Tous les revenus doivent provenir de vente sur le marché.
2. Ces revenus doivent être suffisants pour acheter la totalité de l’offre de marchandises.

Selon les économistes, il y a crise lorsque ces deux règles ne sont pas respectées. Pour qu’elles le soient, il faut supprimer tout ce qui fait obstacle à l’expansion du Marché : aucune source de revenu qui ne provienne de la vente de biens ou de services ne doit être tolérée et toute interférence ou intervention politique tendant à ajuster les prix aux conditions changeantes du Marché doit en principe être proscrite ou, du moins, strictement limitée [29]. Ces conditions réunies, semblent croire les économistes d’obédience strictement libérale — et il en reste —, le marché sera autorégulé, c’est-à-dire qu’il n’aura besoin d’aucune forme de régulation extérieure, morale, culturelle ou politique. Une utopie génératrice de catastrophes qui, selon Polanyi, est condamnée à disparaître.

En réalité, le travail salarié ne pourra jamais se substituer à toutes les formes d’activité productive non salariée, mais il peut les dégrader et les dévaloriser. C’est ainsi que l’« agro-business » ou système affairiste de production d’aliments proclame qu’il satisfait la quasi-totalité de la demande mondiale, alors qu’en réalité la plus grande partie des aliments proviennent de paysans entièrement ou partiellement insérés dans une économie de subsistance. Par exemple :

● Sur moins de 30 pour cent des terres arables, les paysans produisent 60 pour cent des aliments mondiaux et davantage si l’on tient compte des produits de la chasse, la cueillette et l’élevage d’animaux de basse-cour. En d’autres mots, les foyers et les petits trains de ferme produisent, dans l’ensemble du monde, 60 à 70 pour cent des aliments locaux indépendamment des industries alimentaires [30].
● Au Bengladesh, 95 pour cent de sa production du lait est assurée par de petits producteurs ; aux Indes, c’est 85 pour cent ; 83 pour cent en Colombie ; au Kenya, 86 pour cent, pour ne citer que les pays au plus haut pourcentage de « lait populaire » ; au Mexique, 41 pour cent de la production de lait est « hors industrie alimentaire ».
● Au Mexique encore, 38 pour cent de la production de maïs provient de l’agriculture de subsistance alors que 50 pour cent de la production nationale est d’origine paysanne [31].

L’agro-business procède d’une tentative de réaliser l’utopie libérale ; mais, comme il n’y a pas de lieu en ce monde pour les utopies — littéralement les « non-lieux » —, l’utopie libérale est, comme les autres, irréalisable. De là que ses promoteurs tentent de falsifier les faits pour sauver leur rêve. La vérité est qu’au-delà de certaines limites la production industrielle d’aliments dégrade les cultures de subsistance, mais ne peut les remplacer.

Toutefois, les raisons de l’impossibilité du salariat d’assurer tout le travail nécessaire au maintien de la société sont plus fondamentales encore. Plus il prétend à l’hégémonie, plus le travail salarié a besoin d’un complément non salarié, parfois exténuant, souvent pénible, voire abrutissant. Comme les activités de subsistance, ce travail n’est pas salarié, mais c’est le seul point commun entre deux formes d’activité qui, sous tous leurs autres aspects, sont diamétralement opposées. Les activités de subsistance produisent des valeurs d’usage. Au contraire, ce nouveau type de travail, spécifiquement moderne, ne produit rien d’utile, ni valeurs d’usage ni valeurs d’échange. C’est simplement l’effort constant et improductif nécessaire au maintien et au renforcement de l’illusoire hégémonie du travail salarié. Ce complément sans produit du travail salarié est le travail fantôme.

Dans les grandes villes industrielles, les nouveaux postes de travail se concentrent souvent dans des zones éloignées des centres, où les terrains sont relativement bon marché, obligeant les travailleurs à se déplacer de leur domicile à la fabrique ou au bureau où ils vendent leur « force de travail » comme s’il s’agissait d’une marchandise. Avec les tendances à la rationalisation (irrationnelle) que sont le zonage et, en général, la planification de la ville sur papier, comme depuis la lune, les concentrations de l’industrie, du commerce et de l’habitat (villes et parcs industriels, fausses villes-jardin, véritables villes satellites, « aubergenvilles » suburbaines) ne cessent de croître et, avec elles, les distances entre les domiciles et les postes de travail. Jusqu’il y a peu, les urbanistes répondaient aux critiques en évoquant une panacée : la diminution des temps de transport alors que les distances à parcourir augmentent. C’est dire qu’ils fomentaient l’illusion que « la vitesse rapproche les lieux éloignés », autrement dit qu’elle « fait gagner du temps » [32]. Une lecture même sommaire des études de transport les plus officielles met en pièces cette illusion : dans la plupart des villes du monde, les vitesses moyennes des transports sont en baisse. Dans les métropoles dotées de métro, elles sont relativement élevées : 14-15 km/h sur l’ensemble de la journée et bien moins dans les villes moyennes sans métro. Mais dans les deux cas, les vitesses moyennes sont en baisse, ce qui infirme la thèse que les infrastructures de transport économisent le temps des majorités. En réalité, elles intensifient les transferts nets de privilèges des pauvres vers les riches.

La plupart des heures que les travailleurs passent sur les routes et autres voies de circulation, que ce soit comme chauffeurs d’eux-mêmes dans leurs véhicules privés ou comme passagers de véhicules publics, sont des heures de travail fantôme, c’est-à-dire de travail fatigant, non salarié et qui ne produit aucune valeur, le travail rendu nécessaire pour maintenir l’hégémonie du travail salarié.

On a pu dire — et pendant longtemps avec raison — que le travail fantôme n’affecte pas dans la même mesure les hommes et les femmes, qu’il « a un genre ». Le travail fantôme quotidien qui consiste à établir des ponts lents et précaires entre les domiciles des travailleurs et les lieux où leur travail est capitalisé a toujours encore une certaine connotation masculine. Mais il existe des formes de travail fantôme plus insidieuses, souvent plus exténuantes encore, à connotation féminine [33]. Les autoroutes relativement rapides vers l’aéroport, par exemple, coupent tous les trajets transversaux, obligeant les habitants, et surtout les habitantes des quartiers traversés à des attentes aux feux rouges ou à de longs détours, particulièrement si ils ou elles se déplacent à pied. Le travail fantôme de ménagères chargées de lourds sacs, obligées de monter les escaliers d’un pont piétonnier au-dessus de l’autoroute, transfert des privilèges sur le fils de riche qui fonce vers l’aéroport dans sa voiture décapotable pour partir en week-end aux Baléares.

Un autre type de travail fantôme à connotations féminines est le voyage en autobus ou en automobile vers le centre commercial le moins éloigné et, là, la sélection des marchandises nécessaires à l’élaboration du repas familial, la file d’attente derrière les caisses, l’empilement des sacs de plastique dans le coffre de la voiture ou sous le siège de l’autobus, le voyage de retour à la maison, l’extraction des marchandises des sacs, l’élimination des emballages, le dépôt de certaines d’entre elles au réfrigérateur et la mise au four, sur la plaque électrique ou la cuisinière à gaz, des ingrédients du prochain repas.

Une société dans laquelle se sont généralisés le détour de production et le travail salarié est aussi soumise au fétichisme de la marchandise qui déguise des relations entre sujets en relations entre choses, paralysant toute volonté politique d’« en bas » [34]. Pour le travailleur, le fruit utile pour lui de son travail est le salaire, avec lequel il pourra obtenir des biens qui sont des valeurs d’échange. Le travail fantôme à connotation féminine — celui des ménagères, par exemple — transforme des valeurs d’échange en valeurs d’usage concrètes pouvant être servies à la tablée familiale. Le complément « masculin » du travail fantôme des ménagères est, par exemple, l’autotransport du travailleur salarié — de son corps et de ses capacités concrètes — vers les lieux où ces pouvoirs élémentaires pourront être vendus comme une force de travail, c’est-à-dire une valeur d’échange. Dans ce cas, c’est la transformation, durant le déplacement vers l’usine ou le bureau, de puissances physiques et mentales en une abstraction : la valeur du travail. Ce sont les « idées grotesques » qui surgissent de cette transformation de puissances vitales en valeurs d’échange qui engendrent ce monde dans lequel « les relations entre personnes apparaissent comme des relations entre choses », un monde où les décisions d’en haut peuvent être prises face à l’hébétude induite en bas.

Les loyers, en ville, ne cessent d’augmenter, l’essence est de plus en plus chère, les tarifs du métro plus élevés, ce qui devrait contribuer à emplir les caisses du gouvernement, si celui-ci ne joue pas ses revenus en bourse. Ces renchérissements ont un effet sur la composition des quartiers centraux : il vient un moment où les plus pauvres ne peuvent plus payer leurs loyers ou leurs impôts fonciers. Ils sont pratiquement expulsés des quartiers où beaucoup d’entre eux naquirent. Ils cherchent alors des logements meilleur marché dans les quartiers extérieurs. Ils deviennent ainsi des déportés internes, dont la situation — moins la perte de leur nationalité — reflète celle de réfugiés expulsés de leur pays. La fatigue due aux temps de transport obligatoire accru de ceux qui continuent d’exercer un emploi décourage en eux toute velléité de protestation et de résistance.

Provoquer la misère de ceux qui seront expulsés de leur quartier n’entre pas dans les intentions des travailleurs qui construisent les autoroutes urbaines et leurs seconds étages, les rocades et périphériques, les voies rapides vers les aéroports ou contribuent à la rénovation des quartiers centraux désertés par leurs habitants légitimes. Et pourtant, cette misère est l’« effet objectif » que la rationalité capitaliste confère à leur travail. Cela veut dire que ces travailleurs, qui sont aussi des citoyens, ne se reconnaissent pas dans les fruits de leur travail. S’ils pouvaient y réfléchir, ils pourraient dire : « ce n’est pas ce que nous voulions ». En réalité, si peu d’entre eux le pensent et moins encore le disent, c’est qu’ils n’en ont pas le temps. Le rythme de l’existence urbaine leur impose de consacrer toujours plus de temps à se déplacer de leur domicile à leur lieu de travail, ou vers les centres commerciaux ou encore les lieux de diversion. Les fatigues du travail fantôme quotidien écrasent la capacité de protester, de résister et, finalement, de penser des travailleurs salariés.

La colonisation de l’imaginaire II

Mais leur mutisme a une autre raison encore. Certes, ils ont — nous avons — été entraînés à obéir et l’état d’hébétude auquel les réduit le travail fantôme renforce cet entraînement. Mais, de plus, leur imagination a été contaminée par le rêve fou de « ceux d’en haut » — pour cesser de les qualifier d’élites. Les idées de « ceux d’en haut » sur l’avenir — qu’ils appellent « le futur » et qui n’existe pas — sont les fruits d’un imaginaire mégalomane. Ils ne font pas qu’imposer leur culture matérielle à ceux d’en bas. Ils prétendent aussi changer leurs manières de voir le monde et leurs croyances. Cette forme de domination est la colonisation de l’imaginaire d’en bas par ce qui se rêve en haut.

Beaucoup de pauvres à l’imaginaire colonisé croient ainsi les fables des riches et des médias sur l’économie, par exemple. Ils croient que la croissance des indicateurs économiques comme le PIB ou le PNB est une bonne nouvelle pour la corbeille familiale. Ils ne se rendent pas compte que la croissance les rend de plus en plus dépendants des marchés et d’un État entièrement au service du Marché. La croissance des indicateurs économiques va main dans la main avec la perte de leur autonomie, de cette puissance primordiale que Spinoza croyait fondamentalement indestructible et dont la croissance de l’économie mine aujourd’hui les fondements. Celle-ci sape la capacité de subsister des gens de façon indépendante, nie jusqu’à leur aptitude innée de marcher. Les distances créées par un urbanisme inféodé à l’industrie de l’auto et aux compagnies constructrices de routes et de voies de métro garantissent qu’ils renonceront d’eux-mêmes à exercer le pouvoir de leurs pieds. Plutôt que de s’engager politiquement dans la défense d’un urbanisme pour lequel les moteurs ne seraient que des auxiliaires de ce pouvoir fondamental, ils clameront leur droit à plus de transports motorisés, renonçant ainsi à toute résistance à l’allongement des distances qu’il faut parcourir chaque jour. La croissance des distances, reflet urbain de la croissance économique, fait partie du dispositif de la guerre contre la subsistance. Dans la pratique, cette guerre se manifeste en l’obligation d’obtenir tout ce dont nous avons besoin du seul Marché et de renoncer à toute forme d’autoproduction. Cette obligation en apparence incontournable est en réalité le pendant de l’aveuglement des économistes à l’incapacité structurelle du Marché d’assurer la plus grande partie de la subsistance des gens.

La modernité, au sens de « culture matérielle du temps présent », commença avec l’industrie, les fabriques, les chemins de fer il y a près de deux siècles. En revanche, en tant que projet ou imaginaire dominant dans une culture matérielle encore traditionnelle, en tant donc que mouvance vers la modernisation, elle commença bien avant, à l’époque des inventions et « découvertes » scientifiques et de l’invasion européenne de toutes les parties du monde. En simplifiant un peu, il n’est pas faux de dire que la modernisation du monde commence avec l’invasion des Amériques.

Après la conquête ou invasion de l’Anahuac, le futur Mexique, la colonisation de l’imaginaire [35] devint progressivement l’équivalent d’une propagande des pouvoirs coloniaux contre la subsistance traditionnelle des gens communs. Telle fut l’essence, à partir du XVIe siècle, du mouvement d’occidentalisation du monde. L’invasion de l’Amérique ne répondit pas seulement à la volonté européenne d’éradiquer les cultures autochtones. Elle fut aussi marquée par l’imposition aux indigènes survivants d’une image fantaisiste d’eux-mêmes : le sauvage, l’« indien » [36]. Quant à lui, l’envahisseur se vit comme le civilisateur, puis le « modernisateur ». Ce n’était pas seulement la cosmovision et la sensibilité religieuse des peuples envahis qui devaient être supprimées, ou pour le moins changées [37]. C’était toute leur culture matérielle, un chambardement qui conduisit à bien des catastrophes de la conquête-invasion-colonisation. Mais le siècle de l’invasion de l’Amérique fut aussi marqué par une profonde mutation des cultures européennes. Il vit cristalliser en concepts et se solidifier des notions délocalisées de marché, d’organisation communautaire, de parler : le Marché-monde, l’État-nation, la Langue nationale. Tous ces concepts contribueront à discréditer les éléments de la subsistance des gens d’en bas comme des formes inférieures d’économie, de politique et de langue.

La guerre contre la subsistance est une guerre féroce contre les cultures matérielles du monde, contre les traditions. C’est une suppression des capacités de subsistance autonome des peuples, transformant ceux-ci en consommateurs dont les besoins les rendent dépendants du Marché au profit de capitalistes.

Le tapis des cultures matérielles du monde

Par contraste, imaginons le monde prémoderne sous la forme d’un tapis persan multicolore. Ce tapis pourrait être une carte des cultures du passé du monde. Chacune de ses zones pourrait symboliser une culture particulière, distincte de la voisine. Ces cultures sont toutes différentes mais toutes ont place sur la carte. Seule la culture moderne n’y a pas de place : elle n’est pas simplement différente des autres, elle est radicalement autre. Pour lui faire une place, il faudrait retourner le tapis et la situer sur son envers, où n’apparaît qu’une trame grise uniforme. Dire que le monde a souffert et souffre encore un processus de modernisation équivaut à dire que le tapis des cultures historiques souffre une perversion qui, par zones entières, le met sens dessus dessous. Les différences culturelles disparaissent et ne reste que l’uniformité grise de l’envers.

Au lieu de parler d’un processus de modernisation, on peut dire aussi que le monde s’occidentalise. Dans la perspective du Mexique, l’occident est paradoxalement cette région du monde située à l’orient, l’Europe et, depuis le XVIIe siècle, l’Amérique du Nord. C’est à partir de là que les cultures du monde commencèrent à se moderniser ou s’occidentaliser, à se réduire à une trame uniforme alors que s’estompent les différences culturelles [38].

Aujourd’hui, la pensée unique qui domine la partie modernisée ou occidentalisée du monde est la pensée économique. Au niveau des idées, l’économie est la forme de pensée qui substitue toute cosmovision, tout cosmos par la loi de rareté. Cette « loi », qui prétendait s’imposer de manière aussi impérative que la loi de gravitation universelle, était encore appelée la « loi de la faim » dans les dernières décennies du XVIIIe siècle. La faim était alors vue comme « l’irruption de la loi naturelle dans la société ». Étant naturelle, elle était bonne. Les riches qui n’étaient pas astreints au travail, considéraient que la peur de la faim était l’éperon qui y poussait les pauvres.

IV. Généalogie de la coercition industrielle

La dite « loi de rareté », antérieurement « sanction de la faim »
Limiter l’impétuosité de la bienveillance des riches

L’économie moderne est fondée sur la loi de rareté. Comme un aiguillon poussant les paysans chassés de leurs terres à travailler en usine, la rareté fut le grand concept de l’économie industrielle naissante. Celle-ci fut, dès le début, une machine à produire simultanément des extrêmes de richesse et de pauvreté : des monceaux de richesse que n’auraient pas pu imaginer nos ancêtres et des abîmes de misère qu’ils ne connurent pas souvent. Cette création conjointe de richesse et de pauvreté peut se formuler de diverses manières, par exemple :

« La misère accompagne la richesse comme l’ombre la lumière », ou « l’économie promet l’abondance aux hommes tout en fomentant de nouvelles formes de rareté bientôt sources de nouvelles misères ». « Plus une société fait montre de sa richesse, moins ses membres sont capables des relations de mutualité qui étaient naturelles aux époques prémodernes et étaient la base de réseaux de subsistance. »

À la fin du XVIIIe siècle, l’Anglais John McFarlane, dans ses méditations sur la pauvreté dans la nation alors la plus riche du monde, l’Angleterre, écrivit :

« Ce n’est pas dans les nations stériles et barbares qu’il y a le plus de misère, mais dans celles qui sont les plus prospères et civilisées. [39] »

À cette époque, quelques économistes croyaient que, comme l’eau dans un filtre à café, l’abondance des riches allait percoler à travers toute la société jusqu’à atteindre les pauvres. Un autre Anglais, Jeremy Bentham, qui fut le premier à administrer des maisons-refuges pour les pauvres comme si c’était des prisons et à en tirer un profit, ne croyait pas à cette théorie de la percolation des richesses. Il proclama au contraire que la tâche du gouvernement ne consistait pas à soulager la misère, mais à augmenter les besoins des pauvres afin de rendre plus efficace la sanction de la faim. Il expliqua que la faim, ou plutôt la peur de tomber dans l’indigence affamée, enseigne l’obéissance aux pauvres. Il exhortait les riches à reconnaître que, même dans l’état de prospérité le plus élevé, la grande masse des citoyens n’aura probablement guère plus de ressources que celles que peut obtenir le travail quotidien et sera toujours au bord de l’indigence. Pour autant, concluait-il, la vraie difficulté n’est pas de secourir les affamés, mais de limiter l’impétuosité de la bienveillance des riches.

Le philosophe irlandais Edmund Burke, auteur d’une théorie du sublime, abonde dans ce sens, argumentant que seule la menace de la misère et de la faim permet aux hommes que leur condition destine aux travaux serviles de s’aguerrir aux dangers des guerres et à l’intempérie des mers :

« Hors des affres de la pauvreté, qu’est-ce qui pourrait obliger les classes inférieures du peuple à affronter toutes les horreurs qui les attendent sur les océans impétueux et les champs de bataille ? [40] »

Pour le cas où on ne le comprendrait pas encore, le philosophe du sublime précise que toutes les velléités de secourir les pauvres procèdent de principes absurdes qui professent d’accomplir ce qui, par la constitution même du monde, est impraticable :

« Lorsque nous affectons la pitié pour ces gens qui doivent travailler — sinon le monde ne pourrait subsister — nous mettons en jeu la condition humaine. » (ibidem)

La voix du révérend Joseph Townsend est en consonance avec celles de ces autorités philosophico-économiques :

« La faim domptera les animaux les plus féroces et enseignera la décence et la civilité, l’obéissance et la sujétion aux plus pervers. En général, seule la faim peut éperonner et aiguillonner les pauvres pour les forcer à travailler. [41] »

Trois des auteurs cités sont considérés comme des pionniers de la tradition libérale ou libéralisme économique, antécédent direct du capitalisme industriel.

Jeremy Bentham (1748-1832) fut avocat, homme d’État et philosophe. Il inventa le concept de prison panoptique, c’est-à-dire qui peut être contrôlée depuis un point central et une théorie qui eut une grande influence sur les idées libérales en formation : la théorie utilitariste.

Edmund Burke (1729-1797) étudia la jurisprudence et la philosophie, et milita en faveur du pouvoir absolu des monarques. Ses réflexions sur la faim considérée comme une force naturelle et sur la rareté, peur de la faim qui pousse les pauvres au travail et les rend obéissants, influencèrent les idées politiques libérales et capitalistes.

Joseph Townsend (1739-1816) fut médecin, géologue et vicaire anglican. Il inventa un médicament contre la syphilis et une théorie géologique. Par ses opinions sur le pouvoir disciplinaire de la faim, il fut également pionnier des idées économiques modernes.

La rareté, au sens des économistes de la tradition libérale, n’est ni la pénurie ni le manque, mais un principe de coercition selon lequel, ce serait la nature elle-même qui porterait les chaussettes à clous.

Tentative de réponse aux maîtres de l’Escuelita

Il n’est pas facile de répondre à votre question : « Et vous autres, est-ce que vous vous sentez libres ? »

Eh bien non. Les conditions que nous qui vivons en ville subissons et engendrons ne sont pas libératrices. La liberté dont nous pouvons jouir est la liberté intérieure au milieu de la servitude que recommandent les philosophes ou alors, elle est pareille à tous les avantages comparatifs qu’il est possible d’obtenir dans la jungle à sol d’asphalte et de béton. Simple gain de concurrence, dans le registre, non du bien, mais du meilleur : nous ne nous sentons jamais libres, mais chacun peut se croire plus libre que le voisin, parce qu’il a davantage de temps pour ses drames sentimentaux et d’argent pour imiter les héros médiatiques qui agissent à sa place. Mais, comme au début de l’ère industrielle, nous qui vivons du produit dévié de notre travail, nous subissons la pression d’une coercition fondamentale. Peut-être que, pour beaucoup, la menace n’est plus, directement, celle de la faim, bien que, dans un monde où l’emploi devient lui-même un bien rare, celle-ci, ici et là, revienne à l’avant-scène du monde dit riche.

Pour la plupart, toutefois, la menace directe de la faim est encore atténuée par plusieurs tampons. La coercition qui nous force à nous taire sans protester contre l’absurde, à souffrir par exemple le double déplacement quotidien vers des emplois devenus rares ou vers les bureaux d’assistance aux chômeurs n’est pas encore la menace directe de la faim. C’est d’abord la menace de congédiement, puis de suspension de l’assurance chômage, prélude à d’autres menaces en un crescendo connu : pertes de dignité, éviction ou défenestration provoquée, chute dans la misère ou mort.

Ce n’est pas la première fois que des paysans se relèvent et se soulèvent. Vous le faites en un moment historique unique : celui de la perte de crédibilité de tout ce qui se déguisait de progrès-développement-modernisation, rêve multiforme d’enrichissement de tous qui apparaît aujourd’hui dans sa crue réalité : une guerre menée d’en haut contra la subsistance des gens d’en bas. Sans plus d’enjolivures.

Jean Robert

Source : Et vous n’avez encore rien vu…
Critique de la science et du scientisme ordinaire

9 mai 2019.

Notes

[1Cet article semble être le brouillon du texte « Dans le miroir de la “petite école” zapatiste. Pour un sens commun en controverse » publié dans Martin Fortier et Thierry Paquot (coord.), Ivan Illich, l’alchimiste des possibles, Lemieux éditeur, Paris, 2016 (note de “Et vous n’avez encore rien vu…”).

[2Radicalité : vingt penseurs vraiment radicaux, L’Échappée, 2013, voir leur remarquable introduction, p. 7-27 et noter au passage la phrase-clé : « La modération est la vertu des radicaux. »

[3Voir : Guillermo Bonfil, El México profundo, una civilizacion negada, Mexico, Secretaria de Educacion Publica/Centro de Investigaciones y Estudios Superiores, 2000 [1987].

[4Alfredo López Austin, Cuerpo humano e ideologia, Mexico, UNAM, 1984, deux volumes.

[5Voir Jean Robert, « Qui sont vraiment des zapatistes », Paris, L’Écologiste n° 41, automne 2013, p. 13-17. Voir aussi Gustavo Esteva, traduit par Jean Robert, « La rencontre de la mémoire et de l’avenir », encore inédit en français.

[6John Berger.

[7O’Gorman.

[8Ivan Illich et David Cayley, La corruption du meilleur engendre le pire, entretiens enregistrés par David Cayley, Arles, Actes Sud, 2007, p. 54, de l’introduction de Cayley :

« Dans les années 1980, Illich diversifia le champ de ses intérêts. Avec Barbara Duden, il étudia l’histoire du corps. Se détachant du lexique des “valeurs” de ses écrits antérieurs, il adopta la notion simple du “bien” tel qu’il avait fini par le comprendre : ce qui est spécifiquement et incomparablement approprié dans un contexte donné. […] les valeurs, à l’inverse, sont une monnaie universelle sans lieu propre ni limite inscrite, classant et comparant toutes choses selon leur utilité ou leur rareté relative […] ainsi les valeurs minent le sens de la juste proportion et y substituent un calcul économique.
« Aujourd’hui, je vis dans un monde dans lequel le mal a été remplacé par la disvaleur, la valeur négative. Nous affrontons quelque chose qu’en allemand, langue si encline aux combinaisons de mots, j’ai pu appeler Entbosung, “dédiabolisation” » (p. 239). Dans un monde « dédiabolisé », le calcul des valeurs et des disvaleurs remplace le sens de la proportion et du bien. À la fin du Moyen Âge, à l’époque d’un premier affaiblissement du sens de la proportion et du bien et des débuts de la dépendance envers les marchandises, les capacités innées des gens du peuple furent affectées par une disvaleur qui engendra des demandes et des dépendances nouvelles. »

[9Majid Rahnema et Jean Robert, La Puissance des pauvres, Arles, Actes Sud, 2008.

[10Majid Rahnema, « Development and the People’s Immune System : the Story of Another Variety of AIDS », Majid Rahnema et Victoria Bawtree, ed., The Post-Development Reader, Zed Books, University Press Ltd, Fernwood Publishing, David Philips, p. 111-131.

[11Ivan Illich, H2O les eaux de l’oubli, Œuvres complètes, volume 2, Paris, Fayard, 2005, p. 536, note 36.

[12À cet égard, l’héroïque effort de l’historien Alain Corbin pour décrire les mondes olfactifs d’époques passées est une exception honorable : Alain Corbin, Le Miasme et la Jonquille : l’odorat et l’imaginaire social aux XVIIIe et XIXe siècles, Paris, Champs Flammarion, 1982. Cette histoire de l’odorat évite de basculer dans une stricte séparation entre les élites et la base concernant la perception des odeurs et rapporte que quelques signes d’un abaissement du seuil de tolérance apparurent dans les milieux populaires. Elle tient compte toutefois du fait que la science se donna pour tâche de rééduquer les sens, contribuant ainsi au déclenchement d’une révolution olfactive « faisant de nous des êtres intolérants à tout ce qui rompt le silence olfactif de notre environnement ». Corbin rompt ainsi avec une science totalisante dont le discours grandiloquent et fermé magnifie les valeurs et façons de voir de ceux qui monopolisent le pouvoir.

[13Ivan Illich, H2O les eaux de l’oubli, op.cit., pp. 461-556, plaide pour une histoire de la perception de « cela dont sont faites les choses, la “matière” », dont l’eau et ses « pouvoirs mythopoétiques » constitue l’un des chapitres.

[14Karl Polanyi, La Grande Transformation : aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1983 [1944]. Dans sa préface à l’édition française, l’indianiste, philosophe et historien des idées économiques Louis Dumont définit l’essence de la « marche à la modernité » ou modernisation selon Polanyi : c’est un processus de « désincrustation » ou de « désimbriquement » (en anglais, disembedding) qui permit l’émergence de sphères sociales séparées, « autonomisées » comme « l’Éducation », « la Religion », « la Politique », « la Science » ou « l’Économie », celle-ci étant la sphère dont l’émergence est le fil conducteur de tout le livre.

[15Ivan Illich, Le Travail fantôme, Œuvres complètes, volume 2, op. cit., Paris, Fayard, 2005, p. 147 : « Les historiens ont choisi la traversée de l’Atlantique par Colomb comme jalon du passage du Moyen Âge aux Temps modernes, initiative commode pour les éditeurs successifs de manuels. Mais le monde de Ptolémée n’est pas devenu le monde de Mercator en un an, et le monde du vernaculaire n’est pas devenu du jour au lendemain l’âge de l’instruction. […]. La transformation de la vision du monde qui a engendré notre dépendance à l’égard des biens et des services prit cinq siècles. » Cette transformation — la Grande Transformation de Polanyi — est une guerre de cinq siècles contre la subsistance.

[16Ivan Illich, « Hommage d’Ivan Illich à Jacques Ellul » (1993), La Perte des sens, Paris, Fayard, 2004, pp. 154-155. Dans son hommage au « philosophe de la Technique », Jacques Ellul, à l’occasion de la célébration de son quatre-vingtième anniversaire à Bordeaux, Illich mentionna « deux questions profondément troublantes, revêtant toutes deux un caractère d’extrême étrangeté historique ». « La première, c’est l’impossibilité de comparer la technique moderne et ses terrifiantes conséquences avec la culture matérielle d’une autre société, quelle qu’elle soit. La seconde, c’est la nécessité de voir que cette extravagance historique est l’aboutissement d’une subversion de l’Évangile par sa mutation en cette idéologie fondamentale appelée christianisme. » Selon Illich, un adage latin condense le caractère d’étrangeté de la modernité : corruptio optimi quae est pessima, la corruption du meilleur est le pire. La culture matérielle : aux époques prémodernes, en chaque peuple, pratiquement dans chaque vallée, la subsistance se fondait en une culture matérielle particulière. Ce qu’il faut entendre ici par « culture » n’est ni l’érudition ni la capacité d’apprécier les formes élitistes de l’art (musique classique, peinture, poésie, littérature), mais un entrelacs populaire de savoirs, de modes de perception constituant une manière de voir le monde ainsi qu’une imbrication particulière entre les espaces et les temps propres à chaque genre, c’est-à-dire aux hommes et aux femmes. La culture matérielle est l’ensemble des savoirs, perceptions, procédés pratiques et relations de genre qui, dans une culture donnée, assure un équilibre entre la société et le monde matériel.

[17Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain, Paris, Seuil, 2002, p. 32. Selon la philosophie de l’action propre à la théorie économique, « agir rationnellement, c’est maximiser une certaine grandeur ». Le détour de production s’inscrit dans cette logique de la maximisation. « Supposons que l’on soit sur un pic du paysage abstrait sur lequel, par la pensée, l’on raisonne. Un pic plus élevé se dresse à quelque distance. Si l’on ne se contente pas d’une maximisation locale, alors il faudra bien consentir à descendre avant de remonter. » Faire un détour sur route pour rouler plus vite, s’abstenir de consommer aujourd’hui pour investir et consommer davantage demain, descendre pour se préparer à monter plus haut sont des détours. Renoncer aux actes multiples et concrets de la subsistance en faveur des gestes standardisés de la production industrielle est un détour de production. Si l’on admet que le travail doit maximiser une certaine grandeur, et que cette grandeur est la valeur, celui qui dévie de son mode de production de subsistance pour obtenir davantage de ce qui, dorénavant, compte pour lui, les valeurs, agit « rationnellement ». Le plus souvent toutefois, cette déviation est le résultat d’une coercition.
Dans un autre texte, « Detour and Sacrifice », Lee Hoinacki et Carl Mitcham, ed., The Challenges of Ivan Illich, New York, State University of New York, 2002, p. 190 ss, Dupuy est plus explicite : « Les humains se distinguent par leur capacité de se dévier du chemin le plus court pour atteindre leurs fins… Ils peuvent… s’abstenir temporairement de consommer pour investir. Laissez passer une bonne occasion en en attendant une autre, meilleure, plus tard. » Selon Dupuy, dans la société industrielle, le détour de production, à l’origine un moyen, est devenu une fin en soi : toute la société serait organisée pour allonger les détours de production. Souvenez-vous du héron de La Fontaine qui laissa passer moult bonnes occasions en en attendant une meilleure. Un véritable syndrome du héron caractérise l’action dans la société moderne.

[18Qui n’étaient pas des économistes professionnels, mais des moralistes comme Adam Smith, des philosophes, comme Edmund Burke, ou, dans un cas, celui de Jeremy Bentham, un réformateur du système pénitentiaire.

[19Ludolf Kuchenbuch, Grundkurs Ältere Geschichte : Arbeit im vorindustriellen Europa [Le travail dans l’Europe préindustrielle], Hagen, Fernuniversitat, 1989, volumes 4, p. 117 ss. Le concept de travail résulte d’une accrétion historique en aucune manière préétablie. L’association de ce mot avec des activités productives est relativement récente : elle est documentée à partir de l’existence de grandes mines souterraines au temps d’Agricola. Cette activité productrice, qui exigeait que les mineurs fussent introduits à la mine dans de grands paniers soutenus par des cordes aux premières heures du jour et en fussent sortis le soir, était une nouveauté, bien différente des labeurs traditionnels. Contrairement aux labeurs et œuvres des anciens temps, le travail est soumis à des horaires stricts, il est mécanique et s’obtient par une coercition directe. Antérieurement, les mots travail, trabajo en espagnol et travel en anglais étaient associés à des activités douloureuses ou pénibles, comme le travail de la parturiente ou les fatigues d’un voyage sur des chemins cahoteux. Étymologiquement, le verbe travailler dérive du verbe bas-latin tripaliare, qui désignait les gestes des condamnés au supplice du tripalium. En argot chilien, le mot pega (action de rouer de coups) désigne encore le travail.

[20Lewis Mumford, Le Mythe de la machine, deux volumes, Paris, Fayard, 1974 [1967, 1970]. Les premières grandes machines utilisèrent des hommes en tant que composants, comme par exemple l’organisation de grands nombres d’hommes et de femmes pour la construction des pyramides d’Égypte. Ce sont ces « machines humaines » que Mumford qualifie de mégamachines. Toutefois, bien que l’on ait longtemps supposé que les constructeurs de pyramides étaient des esclaves, de récentes découvertes archéologiques paraissent indiquer que leur travail n’était pas tant le fruit d’une coercition « étatique » que de l’enthousiasme religieux qui incitait les constructeurs à « se sentir comme Pharaon » (Jan Assmann). Loin d’avoir exigé un pouvoir étatique préétabli, la mégamachine qui résulta de la construction des pyramides aurait plutôt été à l’origine des pouvoirs étatiques et bureaucratiques à venir.

[21Ivan Illich, Énergie et Équité, Œuvres complètes, volume 1, Paris, Fayard, 2003, pp. 379-447.

[22Revue électronique trimestrielle Desinformémonos, journalisme d’en bas, édition spéciale en espagnol, anglais, italien, allemand, français, portugais et russe « Les projets inutiles dans le monde ». Extrait de l’éditorial de l’édition française : « Estampillés du mot “progrès”, des centaines de mégaprojets s’imposent dans le monde. Un train à grande vitesse dans la vallée de Susa en Italie ; une centrale hydroélectrique à Belo Monte au Brésil ; un aéroport à Notre-Dame-des-Landes en France ; des hôtels et terrains de golf sur l’archipel des Perles au Panama ; des mines sur le territoire wixárika au Mexique […] sont seulement une partie de l’éventail que nous partageons avec vous dans la seconde étape de notre revue de quartier Desinformémonos. Dans chacune de ces expériences, la constante n’est pas seulement la barbarie, sinon l’effort des peuples pour refuser des projets qu’ils n’ont pas demandés, dont ils n’ont pas besoin et qui ne font pas partie de leur mode de vie. Parmi les formes de résistance, on trouve des blocages de machinerie, des manifestations, des activités artistiques, des occupations et des barricades. L’autonomie est une des réponses pour faire face à la charge avec une autre forme d’organisation locale qui met en évidence l’inutilité des grands projets imposés. »

[23Technologie und Politik, revue éditée par la maison d’édition Rowohlt, à Reinbeck près de Hambourg, premier numéro : février 1975. Fondée par l’historien et politicien Freimut Duve après un séjour au Cidoc de Cuernavaca, le centre fondé par Ivan Illich.

[24Edward P. Thompson, « Moral Economy of the English Crowd », A. Randall et A. Charlesworth, Moral Economy and Popular Protest : Crowd, Conflict and Authority, New York, Sint Martin Press, 1999. Voir aussi : Edward P. Thompson, The Making of the English Working Class, New York, Random House, 1966 (La Formation de la classe ouvrière anglaise, Le Seuil, « Points Histoire », 2017). Thompson compare les luttes sociales typiques du milieu du XVIIIe siècle — des affrontements entre des paysans et les émissaires du roi venus vider les greniers communaux de leur réserves de blé afin d’alimenter les soldats — avec les luttes ouvrières, un siècle plus tard. Au XVIIIe siècle, des groupes de femmes et d’hommes fréquemment déguisés en femmes tendaient des embuscades aux convois du roi chargés de blé réquisitionné des greniers communaux — et dûment payé —, en rendaient le prix aux convoyeurs, chargeaient le blé dans leurs propres véhicules et le remettaient à sa place. Ce que défendaient ces paysannes et paysans, ce n’était pas leur économie au sens moderne, mais ce que Thompson appelle leur économie morale, fondée sur la subsistance et le droit de chaque village de la défendre. Au contraire, dans les luttes sociales du milieu du XIXe siècle, des hommes, et presque uniquement des hommes, défendaient leur plus juste participation à la redistribution des valeurs engendrées par le travail abstrait, alors, sinon exclusivement, majoritairement masculin.

[25Les historiens allemands appellent Zeitgeschichte (histoire du temps) l’application des instruments et méthodes de l’histoire à l’étude de l’époque contemporaine ou « temps présent », une époque ouverte sur l’avenir et qui se modifie au cours du temps. Certains historiens français ont acclimaté ce style historiographique sous le nom d’histoire contemporaine, mais en en émoussant quelque peu la pointe. En effet, la Zeitgeschichte naquit dans l’Allemagne d’après la Seconde Guerre mondiale, comme un effort pour digérer un passé éminemment incommode. Dès le début, elle fut marquée par une autocritique qui débouche logiquement sur une critique radicale de la modernité la plus récente, dont le nazisme fut une prémonition monstrueuse, grossière et caricaturale. Ce n’est plus le nazisme, mais le fait moderne lui-même qui doit désormais faire l’objet d’une critique disciplinée.

[26John Cassidy, « Rational Irrationality. The real reason that capitalism is so crash-prone », The New Yorker, New York, 5 octobre 2009.

[27Ivan Illich, Le Travail fantôme, in Œuvres complètes, volume 2, op. cit., p. 91-248.

[28Voir le paragraphe intitulé « La guerre contre la subsistance », dans Le Travail fantôme, loc. cit., p. 147.

[29Dans ces conditions, le comportement des marchés réels ressemblerait approximativement à celui que les économistes attend(ai)ent du Marché idéal qu’ils mett(ai)ent en formules : le marché autorégulé qui ne requerrait aucune intervention extérieure, qu’elle soit politique ou administrative. Ceux-ci recommand(ai)ent aux politiciens qu’ils se limit(ass)ent aux mesures qui renforcent le caractère autorégulé des marchés.
Si les conditions de cette expérience utopique avaient pu être remplies, le marché serait apparu comme l’unique force effective déterminant l’économie et il n’y aurait plus eu d’économies non enregistrées, dites « informelles » ou, dans les termes de Teodor Shanin, « expolaires ». Voir Teodor Shanin, « Expolary economics : A Political Economy of Margins. Agenda for the Study of Modes of Non-Incorporation as Parallel Forms of Social Economy », Journal of Historical Sociology, 1988, Vol. 1, N.1.
Mais la réalisation d’un marché autorégulé n’exigerait rien de moins que la scission de la société en une sphère économique et une sphère politique dépendante de la première par la courroie de transmission du concept de marchandise, dont les lois pourraient ainsi régir la politique comme elles régissent l’économie. Sur le marché autorégulé, voir Karl Polanyi, La Grande Transformation : aux origines politiques et économiques de notre temps, op. cit.. Sur les économies qui survivaient en marge des pôles « économies de marché » et « socialisme d’État » dans le monde bipolaire d’avant l’effondrement du « mur », voir Teodor Shanin, « Expolary Economics », loc. cit.. Voir aussi Jérôme Baschet, Haciendo otros mundos. Autogobierno, sociedad del buen vivir, multiplicidad de los mundos, San Cristóbal de Las Casas, Mexique, Éditions du Cideci, 2013, p. 21-22.

[30Selon Pat Money, cofondateur du groupe ETC, « la chaîne alimentaire transnationale utilise 70-80 pour cent des terres arables du monde pour produire 30-40 pour cent des aliments que nous mangeons. Dans ce processus, les paysans, les véritables producteurs d’aliments, sont expulsés de leurs terres et l’environnement souffre de terribles dommages. Il est évident qu’il ne s’agit pas d’une forme acceptable d’alimenter le monde ».

[31Voir Grupo Consultor de Mercados Agricolas, « Productividad y competitividad de granos en México : analisis de los mercados nacionales de productos agricolas basicos », avril 2011.

[32Jean Robert, Le Temps qu’on nous vole. Contre la société chronophage, Le Seuil, 1980, pp. 62-66, démontre la fausseté de cet aphorisme.

[33Claudia von Werlhof, « ¿Hacia una “fantasmización” del trabajo femenino ? », conférence prononcée à la rencontre « El humanismo radical de Iván Illich », Cuernavaca, décembre 2012, publiée dans la revue électronique Tamoanchan 2, Cuernavaca, Cidhem, 2013.

[34Karl Marx, Capital, A Critique of Political Economy, New York, The Modern Library (Random House), 1906 (1873), p. 62. Marx compare la nature concrète d’une table de bois, qui est simplement là « plantée sur ses quatre pieds », au caractère abstrait de sa valeur d’échange : en tant que marchandise et en relation avec les autres marchandises, « elle est plantée sur sa tête et de son cerveau de bois surgissent des idées grotesques, plus fantastiques que tout ce que disent les tables tournantes des spiritualistes ». Commenté par Jean Robert, « El analisis del fetichismo de las mercancias, aportacion primordial de Karl Marx », ms, intervention à la rencontre de fin d’année du Cideci - Université de la terre de San Cristóbal, Chiapas, 2 janvier 2011.

[35Serge Gruzinski, La Colonisation de l’imaginaire. Sociétés indigènes et occidentalisation dans le Mexique espagnol XVIe-XVIIIe siècle, éd. Gallimard, 1988.

[36Edmundo O’Gorman, La Invencion de América, Mexico, Fondo de Cultura Economica, 1958.

[37En conversations, Ivan Illich en vint à qualifier de tolérance thérapeutique l’attitude du colonisateur modernisateur qui tolère l’autre dans la mesure où il se soumet à son programme d’évangélisation-alphabétisation-modernisation-occidentalisation.

[38Ivan Illich, Le Genre vernaculaire, Œuvres complètes, volume 2, op. cit., p. 360, note 5 : « Nous disons d’une société qu’elle s’est “occidentalisée” lorsque ses institutions sont restructurées en vue du marché, c’est-à-dire de la production de marchandises pour satisfaire des besoins de base. »

[39John McFarlane, Enquiries concerning the Poor, 1782.

[40Edmund Burke, Thoughts and Details on Scarcity, 1795.

[41Joseph Townsend, Dissertation on the Poor Laws, 1784.

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  • Merci pour ce texte qui n’est que matière à réflexions pour des possibles changements dans un retour à l’individu et aux individus dans les groupes, donc à une organisation nouvelle qui, je pensais, ne pouvait commencer que par des refus de participation au système capitaliste mais qui, après lecture, me fait penser que le départ peut commencer par les choses du quotidien concernant les besoins essentiels, répétées journellement, partagées et échangées entre individus, choses qui ouvrent un nouveau chemin et diminuent notre participation à cette hégémonie capitaliste. De l’individu au groupe, du groupe d’individus à l’humanité.

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