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Hommage aux luddites

samedi 24 décembre 2016, par Christian Ferrer

Le code sanglant

Depuis la plus haute antiquité, la corde a toujours constitué un châtiment ignominieux. En méditant sur sa familiarité structurelle personnelle avec l’échafaud, on saisit pourquoi cette peine symbolise le plus haut degré de dénigrement de la personne. N’y ont accédé que les délinquants de plus bas étage ou les réfractaires ; qui refusait de ployer les genoux devait courber la nuque de force. Quelques condamnés de l’époque moderne furent des martyrs : on se souvient, à chaque 1er mai, de Parsons, Spies et de leurs compagnons [1] de potence.

Mais peu se rappellent du nom de James Towle qui fut, en 1816, le dernier « casseur de machine » auquel on rompit le cou. Il chuta dans la trappe en hurlant un hymne luddite jusqu’à ce que ses cordes vocales ne forment qu’un seul nœud. Un cortège funèbre de trois mille personnes entonna la fin de l’hymne à sa place, a cappella. Trois ans auparavant, sur quatorze échafauds alignés, s’étaient balancés tout autant de condamnés accusés de pratiquer le « luddisme », surnom d’un nouveau crime récemment entré dans les textes. À l’époque existaient des dizaines de délits qualifiés faisant accéder leurs auteurs au royaume des cieux en passant par le nœud coulant. Nombreux étaient, en effet, les actes susceptibles de faire couper le fil de la vie : assassinat, adultère, vol, blasphème, dissidence politique… En 1830, on pendit un enfant à peine âgé de neuf ans pour avoir dérobé quelques craies de couleur et cet état de fait dura jusqu’en 1870, lorsqu’un décret humanitaire réajusta les crimes et délits en quatre catégories seulement. Les dures lois régnant alors sur les îles Britanniques étaient appelées the Bloody Code (le code sanglant).

Mais le luddisme constitua un cas particulier de crime passible de la peine capitale : à partir de 1812, en Angleterre, abîmer une machine était susceptible de coûter la vie. En vérité, bien peu se souviennent des luddites, ou des ludds, appellation générique par laquelle ils se reconnaissaient entre eux. De temps en temps, quelques technocrates néolibéraux ou historiens progressistes exhibent des images d’Épinal de cette révolte populaire qui se rendit célèbre par la destruction de machines, pour mieux la donner en exemple de politique absurde, de « revendications réactionnaires », d’« étape artisanale de la conscience ouvrière » ou de « révolte des ouvriers du textile prenant la forme d’une jacquerie paysanne ». En fin de compte, rien ne se rapprochant de la vérité. Les uns et les autres se sont partagé, à parts égales, la condamnation du mouvement luddite, motivée pour les uns par un intérêt bien compris et pour les autres par l’ignorance et les préjugés. L’image des luddites transmise à droite et à gauche est celle d’une simiesque et tumultueuse horde de pseudo-paysans enragés frappant et détruisant ces fleurs de métal où viennent butiner les abeilles du progrès. En somme, le panneau indicateur signalant la limite de sortie de la dernière rébellion médiévale : ici de la paléontologie, là, un bestiaire.

Ned Ludd, le fantôme

Tout a commencé un certain 12 avril 1811. En pleine nuit, trois cent cinquante hommes, femmes et enfants s’abattirent sur une filature industrielle du Nottinghamshire, détruisant les grands métiers à tisser à coups de masse et mettant le feu aux installations. Cet événement deviendra rapidement du folklore populaire. La manufacture appartenait à William Cartwright, fabricant de fils de médiocre qualité mais tout équipé de machines flambant neuves. En elle-même, l’usine était, en ces années, une nouvelle espèce de champignon poussant dans le paysage ; habituellement, le travail s’accomplissait dans de modestes ateliers. Soixante-dix autres métiers à tisser industriels furent détruits cette même nuit dans d’autres bourgades des environs. L’incendie accompagné de son bouquet de masses se déplaça ensuite vers les comtés voisins de Derby, Lancashire et York, au cœur de cette Angleterre du début du XIXe, point de gravité de la révolution industrielle. La traînée de poudre partie du bourg d’Arnold s’étendit de manière incontrôlée à tout le centre de l’Angleterre durant deux années, poursuivie par une armée de dix mille soldats commandés par le général Thomas Maitland. Dix mille soldats ? Wellington en commandait bien moins lorsqu’il entra en campagne contre les armées napoléoniennes depuis le Portugal. Plus de soldats que contre la France ? Cela s’explique : la France de Napoléon représentait une proche menace mais le fantôme qui hantait la cour d’Angleterre, c’était les assemblées. Il ne s’était écoulé qu’un quart de siècle depuis l’an I de la Révolution. Dix mille soldats ! Ce nombre est la preuve de l’immense difficulté à en finir avec les luddites. Sans doute parce que les membres du mouvement se confondaient avec la communauté même. Et cela dans les deux sens du terme : tout en comptant sur l’aide de la population, ils étaient cette population. Maitland et ses soldats ont désespérément cherché Ned Ludd, leur chef. Sans jamais le trouver. D’ailleurs, ils n’auraient jamais pu le trouver, Ned Ludd n’a jamais existé : il ne fut qu’un nom inventé par les gens du cru pour désorienter Maitland. D’autres chefs ayant signé des missives tour à tour moqueuses ou menaçantes ainsi que des pétitions se faisaient appeler « Mr. Pistol » (M. Pistolet), « Lady Ludd », « Peter Flush » (la raclée), « General Justice », « No King » (sans roi), « King Ludd » (le roi Ludd) ou « Joe Firebrand » (Joe l’incendiaire). L’un de ces mystérieux expéditeurs soulignait que le cachet de la poste provenait de la toute proche « forêt de Sherwood ». Une mythologie naissante venait se superposer à une bien plus ancienne. Les hommes de Maitland se virent obligés de recourir à des mouchards, des agents provocateurs et des infiltrés, une logistique des guerres extérieures jusqu’alors peu utilisée dans ce cas. Voilà bien une de ces réorganisations précoces de l’appareil policier aujourd’hui connu comme travail de « renseignement » ou d’« analyse ».

Si ces événements qui ont tenu en échec la royauté et le Parlement sont passés à l’incinérateur de l’histoire, c’est justement parce que l’objectif des luddites n’était pas politique mais social et moral : ils ne cherchaient aucunement à prendre le pouvoir mais à dévier la dynamique de l’industrialisation forcée. Vaine ambition ! Il nous reste peu de témoignages : quelques chansons, actes judiciaires, rapports d’autorités militaires ou d’espions, articles de journaux, cent mille livres de pertes, une session parlementaire consacrée à cette question et c’est à peu près tout. Il nous reste également quelques faits : deux années d’une violente lutte sociale, onze cents machines détruites, une armée envoyée pour « pacifier » les régions insurgées, cinq ou six usines entièrement brûlées, quinze luddites tués, treize déportés en Australie, quatorze autres pendus face aux murailles du château d’York et quelques soubresauts finals.

Pourquoi en sait-on si peu au sujet des idées luddites et de leur organisation ? C’est la fantasmagorie même de Ned Ludd qui l’explique ; ce fut un soulèvement sans leaders, sans organisation centralisée, sans livres fondateurs mais pourvu d’un objectif chimérique : parler d’égal à égal avec les nouveaux maîtres de l’industrie. Toutefois, aucune révolte « spontanée », aucune grève « sauvage », aucun « embrasement subit » de violence populaire ne provient d’une génération spontanée. Il faut des années d’incubation, de générations transmettant un héritage de mauvais traitement, de populations entières pétrissant un savoir de la résistance ; parfois ce sont des siècles entiers qui se déversent en un seul jour. C’est généralement l’ennemi qui fait jaillir l’étincelle qui va tout embraser. Jusqu’en 1810, ce furent la hausse des prix, la disparition de marchés à cause de la guerre ainsi qu’un complot des nouveaux barons de l’industrie et des distributeurs de produits textiles de Londres afin que ceux-ci n’achètent plus aux petits ateliers de village qui mirent le feu aux poudres. Par ailleurs, les réunions politiques et la liberté d’imprimer s’étaient vues supprimées au prétexte de la guerre contre Napoléon, et la loi interdisait aux tisserands d’émigrer, même s’ils mouraient de faim : l’Angleterre ne devait sous aucun prétexte divulguer son savoir-faire au monde.

Les luddites inventèrent une logistique de l’urgence qui comprenait tout un réseau de délégués ou de messagers parcourant les quatre comtés, des serments secrets de loyauté, des techniques de camouflage, des groupes de guetteurs, l’organisation de vols d’armes au sein des campements ennemis et de graffitis recouvrant les murs. De plus, ils se surpassèrent dans l’art antique de composer des chants de guerre qu’ils baptisaient hymnes. On peut encore écouter l’un des rares à avoir été recueillis :

Elle possède un bras
Et même si elle n’en a qu’un
Il y a de la magie dans cet unique bras
Qui crucifie des millions de personnes
Détruisons le Roi Vapeur, le sauvage Moloch.

Ou cet autre :

Et nuit après nuit quand tout est tranquille
Et la lune cachée derrière la colline
Nous avançons pour accomplir notre dessein
Avec la hache, la pique et le fusil !

Les masses utilisées par les luddites venaient de la fabrique Enoch. Voilà pourquoi ils chantaient :

Le Grand Enoch conduira encore l’avant-garde
L’arrête qui ose ! L’arrête qui peut !
En avant chaque homme vaillant
Avec la hache, la pique et le fusil !

L’image même de la masse transcendera la brève épopée luddite. Dans l’imagerie anarchiste du début du XXe siècle, on retrouve fréquemment des hercules syndicalistes, armés d’une grande masse, sur le point d’aplatir, non plus des machines, mais l’ensemble du système manufacturier. Tous ces blues de la technique ne doivent point nous faire perdre de vue que les autorités ne souhaitaient pas seulement écraser un soulèvement populaire mais aussi empêcher l’organisation de sectes ouvrières en un temps où seuls les industriels étaient unis. Carbonaristes, conjurés, Main noire de Cadix, syndicalistes révolutionnaires : au siècle passé, la corde fut la conclusion de bien des tentatives séditieuses.

« Fair-play »

Personne ne se rappelle ce qu’ont pu signifier, en d’autres temps, les mots « prix équitable » ou « salaire juste ». Alors, comme aujourd’hui, une stratégie de renouvellement technologique accélérée et de réaménagement forcé des populations modifiait profondément les paysages. Rome a mis sept siècles à se construire, là où Manchester et Liverpool n’ont eu besoin que de vingt ans ! Par la suite, il faudrait deux semaines pour implanter des enclaves en Afrique et en Asie. Personne n’était préparé à un tel changement d’échelle. La main invisible du marché assène un toucher tout différent de celui utilisé pour conclure un accord en topant les mains au marché en plein air. L’arrivée autoritaire d’une nouvelle machinerie, l’expulsion plus ou moins forcée de villages entiers et leurs concentrations en cités ouvrières, l’extension du principe de profit sans limite ainsi que l’éradication violente des coutumes formèrent le bouillon de culture de la rébellion. Mais l’apparent lieu commun n’a pas existé : les luddites ne rejetaient pas toute technologie, mais simplement celle impliquant un dommage moral à la vie quotidienne, et la violence ne fut point orientée contre les machines en elles-mêmes (la preuve : ils ne détruisaient pas les leurs qui étaient, d’ailleurs, assez complexes) mais contre les symboles de la nouvelle économie politique triomphante (concentration de zones industrielles urbaines, outils dont l’acquisition et la gestion par la communauté étaient impossibles). De plus, ils ne furent même pas les inventeurs de la technique qui fit leur renommée ; casser des machines et ravager la maison du patron étaient des pratiques habituelles pour obtenir une augmentation salariale depuis au moins cent ans. Très vite, on verra que ces nouveaux outils étaient faits pour être manœuvrés par des travailleurs à la main inexperte et à la bourse vide. Les machines furent victimes de la violence mais ce sont les industriels qui firent d’abord couler le sang. En fait, le plus préoccupant de l’activisme luddite fut les nouvelles modalités symboliques de la violence. De sorte qu’une des conséquences inévitables de cette rébellion fut une meilleure coordination entre les gros patrons et l’administration de l’État, pacte qui tient encore solidement.

Cependant, les luddites nous interrogent encore : où se trouvent les limites ? Est-il possible de s’opposer à l’introduction de technologies ou de processus du travail lorsque ceux-ci sont néfastes pour la communauté ? Les conséquences sociales de la violence technique ont-elles quelque importance ? Existe-t-il un espace où les opinions communautaires puissent se faire entendre ? Peut-on remettre en cause les nouvelles technologies de la « globalisation » à partir d’un imaginaire moral plutôt que sur des considérations statistiques ou planificatrices ? La nouveauté et la rapidité d’exécution représentent-elles des valeurs en tant que telles ?

Il n’échappera à personne l’actualité de ces thèmes qui font partie de notre vie. Les luddites ont lucidement perçu le début de l’ère de la technique, voilà pourquoi ils ont mis sur la table le « thème de la machinerie » qui est bien moins une question de technique que de politique et de morale. Les industriels et les squires (propriétaires terriens) accusaient les luddites de jacobinisme tout comme aujourd’hui les technocrates accusent les critiques du système industriel de passéisme. Les ludds savaient bien qu’ils ne s’affrontaient pas uniquement à des fabricants de tissu rapaces mais à la violence technique née de l’usine. Futur antérieur : ils anticipèrent la modernité.

Épilogues

Le 27 février 1812 fut une date mémorable dans l’histoire du capitalisme mais aussi dans la chronique des batailles perdues. La violence des pauvres est à l’ordre du jour parlementaire. Habituellement, le sujet ne les concerne que lorsqu’il s’agit de limer des aspérités jugées excessives, de réajuster des détails dans un rigoureux ensemble de mesures budgétaires ou encore, d’une façon encore plus routinière, de débattre de mesures exemplaires. Ce jour-là, Lord Byron va venir siéger au Parlement pour la première et dernière fois. Depuis Guy Fawkes, qui en 1605 avait tenté de la faire sauter, personne n’avait eu l’audace de venir à la Chambre des lords dans l’intention de les contredire. Lors de cette session, présidée par le Premier ministre Perceval, on débat afin d’ajouter une incise à la loi sur la peine de mort, laquelle sera connue comme le Frame Breaking Act, c’est-à-dire l’application de la peine capitale pour avoir rompu une machine. À cent contre un, c’est le match des lords contre les ludds. À cette époque, Byron travaillait intensément à son poème Childe Harold mais il prit du temps pour visiter les zones séditieuses afin de se forger sa propre idée de la situation. Le projet de loi avait auparavant été adopté à la Chambre des communes. Le futur Premier ministre William Lamb (littéralement, « la brebis ») avait voté en sa faveur non sans avoir, au préalable, recommandé à ses pairs d’en faire autant, car « la crainte de la mort est une puissante influence sur l’esprit humain ». Lord Byron va tenter une objection admirable mais inutile. Dans un extrait de son discours, alors qu’il qualifie les soldats d’armée d’occupation, il expose le rejet qu’ils provoquent au sein de la population :

« Ce ne sont que marches et contremarches ! De Nottingham à Bulwell, de Bulwell à Banford, de Banford à Mansfield ! Lorsque enfin les détachements atteignent leur destination, avec tout l’orgueil, la pompe et la circonstance propres à une glorieuse guerre, ils n’arrivent que pour être les spectateurs de ce qui a été commis, pour témoigner de la fuite des responsables, pour rassembler des morceaux de machines brisées puis pour regagner leurs campements sous les railleries des vieilles et les quolibets des enfants. »

Puis il ajoute une supplique : « Ne trouve-t-on pas assez de sang dans votre code pénal pour qu’il soit nécessaire d’en répandre encore, qu’il monte jusqu’au ciel et aille témoigner contre vous ? D’ailleurs, comment ferez-vous respecter cette loi ? Érigerez-vous une potence dans chaque bourgade pour transformer chaque homme en épouvantail à moineaux ? » Mais personne ne l’appuie. Byron se décide à publier dans un journal un poème quelque peu risqué dont les derniers vers disent :

Quelques sujets jugeront, sans doute, stupéfiant
Lorsque crie la famine et geint la misère,
Que la vie vaille moins que de la marchandise
Que le bris d’une mécanique (en anglais, frame) conduise à rompre une nuque

S’il en est ainsi, je prie, pour qu’à ces mots
(Et qui pourrait rejeter un tel espoir ?)
Soient en premier brisés les squelettes (frames) des imbéciles !
Je parle de ceux qui, lorsqu’on leur demande un remède, envoient la corde.

Peut-être Lord Byron ressentait-il une sincère sympathie pour les luddites ou peut-être (en fin de compte, c’était un dandy) détestait-il l’avidité des commerçants. Quoi qu’il en soit, il ne réalisa pas à quel point cette nouvelle loi représentait l’accouchement symbolique du capitalisme. Il passera le reste de sa vie sur le continent. Peu avant d’abandonner l’Angleterre, il publiera quelques vers dont le final sera : « À bas tous les rois sauf le roi Ludd ! »

En janvier 1813, on pendit George Mellor, un des rares capitaines luddites à avoir été arrêtés. Quelques mois plus tard, ce sera le tour de quatorze autres ayant attaqué la propriété de Joseph Ratcliffe, un puissant industriel. Tant de pendus en un seul jour était un fait sans précédent, cela constitue également un indice. Dans les villages d’origine de ces exécutés, le gouvernement avait offert de somptueuses récompenses pour toute information permettant de les impliquer ; toutefois, tous les villageois qui se présentèrent pour toucher ces primes donnèrent de fausses informations et utilisèrent l’argent pour payer la défense des accusés. Malgré cela, il était hors de question de mener un procès équitable, quelle que soit la faiblesse des preuves. Face aux murailles d’York, les quatorze condamnés marchèrent vers leur dernière heure en entonnant un hymne religieux, Behold the Saviour of Mankind. La plupart d’entre eux étaient méthodistes. Lorsque la rébellion s’était étendue aux quatre coins de la région textile, la mosaïque des révoltés était devenue plus complexe : démocrates partisans de Tom Paine (appelés « painistes »), religieux radicaux, dont certains étaient les héritiers de l’esprit des sectes millénaristes [2] du siècle précédent (levellers – niveleurs –, ranters – divagateurs –, southscottians), organisateurs des syndicats naissants, les trade-unions (parmi les prisonniers luddites, on ne trouvait pas seulement des tisserands mais tout type de travailleurs), émigrants irlandais jacobites. C’est toujours comme ça : l’internationalisme est un phénomène ancien.

Chaque jour, dans les villes, des milliers de noms passent à la trappe ; chaque jour s’éparpillent, au fond des mémoires, les syllabes d’un nombre incalculable de patronymes du passé humain. Leurs histoires sont sacrifiées dans d’obscurs puits rituels. Ned Ludd, Lord Byron, Cartwright, Perceval, Mellor, Maitland, Ogden, Hoyle, aucun nom ne devrait se perdre. Le général Maitland fut largement récompensé pour ses bons et loyaux services : on lui octroya le titre nobiliaire de baronnet, on le nomma gouverneur de Malte puis, postérieurement, commandant en chef de tout le secteur méditerranéen pour terminer haut-commissaire des îles Ioniennes. Avant de quitter le monde il eut encore le temps d’écraser une révolte en Céphalonie. Le Premier ministre Perceval fut assassiné par un dément avant même que le dernier luddite ne fût pendu. William Cartwright poursuivit sa lucrative carrière avec prospérité : le cancer industriel étendit ses métastases. Un de ses fils se suicida dans le somptueux Palais de Cristal à l’occasion de l’Exposition industrielle mondiale en 1851, toutefois, le vacarme de la salle des machines étouffa le bruit du coup de feu. Lorsque, quelques années après ces événements, un mouchard local, un judas qui était resté sur les lieux de ses méfaits, mourut, sa tombe fut profanée, son corps exhumé et vendu à des étudiants en médecine. On retrouvera quelques luddites, vingt ans après, lors de la fondation, à Londres, des premières organisations ouvrières. D’autres qui avaient été déportés dans des terres lointaines ont laissé des traces en Australie et en Polynésie. On retrouve des itinéraires similaires suite à la Commune de Paris ou à la révolution espagnole de 1936.

Malgré tout, la majorité des habitants des quatre comtés semble avoir passé un pacte d’anonymat, ratifiant ainsi la précédente omerta nommée « Ned Ludd » ; dans ces vallées, personne n’alla raconter sa participation à la rébellion. La leçon avait été sévère et la loi de la technologie l’était encore d’avantage. Peut-être occasionnellement, y eut-il dans quelque taverne, une parole, une chanson, lambeau que personne n’enregistra. Les luddites furent avortés par l’histoire. Personne ne revendique ce type de dépouilles.

Voix

Alors, pourquoi s’attarder sur l’histoire de Ned Ludd et des casseurs de machines ? Leurs actes déchaînés ont sommairement survécu dans une brève note de bas de page du grand livre autobiographique de l’humanité, la consistance de leur histoire est anonyme, fort fragile et quasi absurde, ce qui peut parfois provoquer la curiosité mais, plus généralement le manque d’intérêt dû à ceux qui ne fondent pas de dynastie. On ne vit pas une époque où l’on peut s’attarder : le bourgeois du XIXe pouvait se payer le luxe de se distraire en lisant des feuilletons alors que le public de ce siècle dispose à peine d’une paire d’heures pour parcourir les programmes de la télévision. Nous vivons le temps de la tachycardie, comme le définit sarcastiquement Ezequiel Martinez Estrada. Remonter l’histoire à contre-courant pour s’arrêter à l’œil de ses cyclones est une tâche que seul un Orphée peut affronter, lui qui chemina dans le monde des morts grâce à des mélodies qui rompaient les plus redoutables verrous. Nous autres ne pouvons-nous guider qu’à l’aide de lueurs spectrales échappées des livres anciens : souffles agonisants trouvés entre les oripeaux linguistiques. Toute autre trace s’est déjà évanouie dans les éléments. Mais si ces mêmes éléments pouvaient s’articuler comme un langage, ils pourraient alors nous restituer la mémoire enfouie qui a circulé dans leur « corps » (par exemple, celle de toutes les rames qui ont frappé l’eau au cours du temps ou des fers à cheval ayant martelé la terre et ainsi de suite). À son tour, l’air restituerait la totalité des voix issues des bouches de tous les humains ayant vécu depuis la nuit des temps. De fait, il y a des millions de mots prononcés chaque minute. Ainsi, aucun ne se serait perdu, même ceux des muets. Tous auraient été enregistrés dans la transparence atmosphérique dont la relation avec l’entendement humain reste à découvrir ; quelque chose de similaire à ces doigts d’enfants traçant de furtifs graffitis ou des cœurs nerveux sur les fenêtres grâce à la buée de leur propre souffle. Si on pouvait traduire ces archives orales dans notre langage, alors toute chose dite ressusciterait en un clin d’œil pour composer la voix d’une rune majeure, autrement dit, la mémoire complète de l’histoire. Le vent a semé tant de voix, les transportant d’époque en époque ; toute oreille attentive peut retrouver ce qui en d’autres temps fut une tempête. Le vent est un excellent conducteur de mémoires car ce qui fut dit l’a été tant par nécessité que d’une façon involontaire, ou bien prosaïquement parce que, parfois, nous nous sentons bien plus proches des morts que des vivants. Au milieu de tant de paroles prononcées, je ne peux ni ne veux cesser d’entendre ce que Ben, un vieux luddite, disait à des historiens locaux du comté de Derby, cinquante ans après les événements : « Je suis tellement déçu du fait que les gens d’aujourd’hui interprètent mal ce que nous, les luddites, avons fait. » Mais qui, alors en pleine euphorie du progrès triomphant, pouvait prêter l’oreille aux vérités luddites ? Il n’y avait, et c’est encore le cas, aucune audience possible pour les prophéties des vaincus. Les regrets de Ben constituèrent le dernier mot du mouvement luddite, écho finissant de la plainte des pendus de 1813.

Peut-être n’ai-je écrit tout cela que pour mieux entendre Ben. Je me cramponne au fil de cette voix et le déroule comme le ferait n’importe lequel de mes semblables en parcourant ce labyrinthe.

Christian Ferrer

Traduit de l’espagnol (Argentine) par Pierre-Jean Cournet,
ce texte est un des « essais sur l’ingouvernable » qui forment le livre
Têtes d’orage publié en 2011 par les éditions Rue des Cascades à Paris.

Notes

[1Les pendus de Chicago : suite à des affrontements entre la police et des ouvriers en grève au Haymarket de Chicago en 1886, August Spies, George Hendel, Albert Parsons, Adolf Fischer et Louis Lingg seront condamnés à mort et pendus après un procès biaisé et partial au cours duquel le procureur ira jusqu’à déclarer : « Ces hommes ont été choisis parce qu’ils sont des meneurs. Ils ne sont pas plus coupables que les milliers de personnes qui les suivent. (…) Faites-les pendre, et vous sauverez nos institutions et notre société. » (NdT)

[2Niveleurs, divagateurs et autres sectes égalitaristes radicales : « Il est affaire de justice que le peuple puisse travailler, bêcher et habiter sur des communes sans avoir à louer ni à payer une redevance à quiconque. Lorsque l’humanité commença à acheter et à vendre, elle perdit son innocence et les hommes commencèrent à s’opprimer » (discours de Walton-on-Thames, 1649). La décennie 1640 marquée par l’agitation de la révolution anglaise fut l’âge d’or de groupes égalitaristes radicaux néoreligieux qui furent combattus par Cromwell et la bourgeoisie ayant pris le pouvoir pour un temps. Les noms qui furent donnés à ces groupes le furent par leurs ennemis, eux s’appelaient « frères » ou « mon semblable ». Voir le livre de Christopher Hill Le Monde à l’envers (Payot, 1977) et l’article de Fortuno Navara dans L’Incendie millénariste (Os Cangaceiros, 1987). (NdT)

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