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Géopiraterie dans la Sierra Juárez d’Oaxaca
ou le retour des Tuniques bleues

samedi 12 mars 2016, par Georges Lapierre

Au cours du mois d’août 2006 alors que l’État d’Oaxaca se trouvait en effervescence et la capitale occupée par la population insurgée, des enquêteurs se sont présentés au bureau de l’Union des organisations de la Sierra Juárez (Unosjo). Ils sollicitaient l’appui de l’Unosjo afin de réaliser une investigation géographique dans la région. Ce projet d’investigation scientifique avait pour nom : México Indígena.

Le responsable de cette étude, le géographe Peter Herlihy, a bien expliqué qu’il s’agissait, dans le cadre de ce projet, d’étudier l’impact de la privatisation des terres sur les communautés indiennes ; il a bien précisé, en outre, le nom des universités qui participaient à cette investigation : l’Université du Kansas, l’Université de Carleton, l’Université autonome de San Luis Potosi ; il a ajouté à cette liste la Secretaría de Medio Ambiente y Recursos Naturales [1] et la prestigieuse American Geographical Society (Société géographique américaine). Il s’est bien gardé de mentionner le commanditaire de cette recherche : le Foreign Military Studies Office (FMSO) ; c’est pourtant ce Bureau des études militaires à l’étranger qui finance [2] ce projet d’investigations géographiques avec l’entreprise d’armements et d’intelligence militaire, Radiance Technologies.

La façon d’opérer comme la finalité des recherches sur le terrain ont fait naître le doute et une certaine préoccupation dans les esprits. Bien vite l’Union des organisations de la Sierra Juárez s’est rendu compte que les intentions de ces quidams n’étaient pas claires et qu’elle se faisait manipulée. Elle a mis fin à sa participation. Les communautés de Santa Cruz Yagavila et Santa María Zoogochi ont, elles aussi, abandonné le projet. Finalement l’équipe de México Indígena a concentré l’ensemble de ses activités sur les communautés de San Miguel Tiltepec et de San Juan Yagila, qui se trouvent dans la région zapotèque connue comme El Rincón de la Sierra Juárez.

Ainsi que le signale Silvia Ribeiro [3], il s’agit d’user et d’abuser des savoirs locaux pour dresser des cartes digitales hautement détaillées concernant la géographie et les ressources hydrauliques, archéologiques, sociales, culturelles et en biodiversité d’une région et de les mettre à la disposition de tous : institutions étatiques, corporations, multinationales, entreprises commerciales et… forces armées des États-Unis d’Amérique. C’est ainsi que les communautés sont mises à contribution pour mettre à la connaissance de leur ennemi éventuel (grands marchands et militaires) des informations qui risquent de causer leur perte. Mais ne nous arrêtons pas en si bon chemin…

Après avoir été utilisée, l’Union des organisations de la Sierra Juárez a mené son enquête. Il s’avère que le projet México Indígena fait partie d’une investigation géographique plus large appelée Expéditions de Bowman financée par la FMSO (Foreign Military Studies Office) ; elle a pour objectif de fournir des informations à une base de données de niveau mondial, le Human Terrain System (HTS), dont l’application est directement militaire (Irak, Afghanistan, etc.). Nous pouvons supposer sans trop de risques de nous tromper que les informations recueillies par les Expéditions de Bowman entrent dans le cadre d’une stratégie contre-insurrectionnelle menée contre les peuples indigènes.

Le projet México Indígena a terminé l’étude géographique des communautés zapotèques de San Miguel Tiltepec et de San Juan Yagila en novembre 2008. L’unique langue utilisée dans la page web est l’anglais. Avant que les cartes soient remises aux communautés, elles avaient déjà été publiées sur internet. Et, bien évidemment, les communautés ne furent jamais informées que les travaux réalisés et les concernant étaient remis à la FMSO. Les rapports des géographes « si désintéressés » du projet México Indígena sont remis mensuellement à la FMSO de Fort Leavenworth. Les Tuniques bleues sont-elles de retour ? Mais ont-elles vraiment cessé de mener une guerre sans merci contre les peuples ?

Fort Leavenworth a été le centre militaire de l’expansion des États-Unis vers les territoires indiens accompagnée, cette « conquête de l’Ouest », d’un génocide d’une ampleur jusqu’alors inconnue. Il est toujours un centre de surveillance et de contrôle de la population indigène et il porte désormais son attention sur « les menaces émergentes et asymétriques à la sécurité nationale des États-Unis ». Les « menaces émergentes » sont représentées par les mouvements sociaux d’origine indigène ; il faut entendre par « menaces asymétriques » les armées de guérilla et les organisations terroristes.

Pour le lieutenant-colonel Geoffrey B. Demarest, intégrant de la FMSO et chargé des Expéditions de Bowman, l’unique chemin pour le progrès et la sécurité en Amérique latine est la privatisation des terres communales. Pour lui, la plus grande résistance à l’ordre mondial néolibéral au Mexique vient des communautés indiennes demandant et construisant leur autonomie en prenant appui sur un territoire. Il a servi comme attaché militaire à l’ambassade des États-Unis au Guatemala entre 1988 et 1991 durant la répression militaire, appuyée par les USA, visant les communautés indigènes du Guatemala. Il a ensuite poursuivi son travail d’intelligence militaire en Colombie au moins jusqu’en 2003 [4]. Curieusement, en 2006, alors que la commune d’Oaxaca, inspirée par les mouvements de résistance et de luttes indiennes, occupait la ville, le projet de cartographie México Indígena a déplacé silencieusement ses opérations de l’État de San Luis Potosi à la Sierra Juárez.

On dit parfois que la guerre est la poursuite du commerce sous une autre forme, formule qui peut d’ailleurs s’inverser, le commerce étant la poursuite de la guerre sous une autre forme. Je me demande si à notre époque commerce et guerre ne sont pas une seule et même chose. Les forces armées qui accompagnent le commerce détruisent les villages rebelles, torturent et massacrent ceux qui s’opposent aux mines, aux barrages, à l’expropriation des terres et s’insurgent au nom de la liberté, de l’autonomie et de la libre détermination ; pourtant une fois la mine à ciel ouvert en activité, une fois le barrage construit et toute une vallée inondée, une fois l’élevage extensif ou la monoculture installés, c’est toute une vie sociale qui tombe en ruine et qui disparaît. Alors qu’à Fort Leavenworth l’état-major des armées nord-américaines sous le commandement de David Petraeus [5] se prépare à intervenir, la guerre a déjà lieu. C’est une guerre sordide, qui ne dit pas son nom, avec interventions de groupes armés, de tueurs à gages, de paramilitaires, de groupes mafieux, des cartels de la drogue, le tout agissant en connivence avec les forces politiques et la bénédiction des États. Berta Cáceres, fondatrice du Conseil civique des organisations populaires et indigènes d’Honduras (Copinh) et qui s’opposait à la construction d’un barrage sur la rivière Gualcarque, rivière sacrée du peuple lenca, a été assassinée la semaine dernière, un exemple parmi tant d’autres…

La menace pour l’armée toute-puissante des États-Unis vient de ce qu’elle ne contrôle pas ou de ce qu’elle contrôle mal, de ce qui lui est, dans le sens propre du terme, le plus étranger. L’État islamique ne représente pas véritablement un danger, le rapport de forces et la confrontation qu’il instaure restent dans le domaine du connu : terreur et barbarie. C’est le terrain de l’État et du pouvoir où les USA sont passés maîtres depuis quelque temps déjà. Non ce qui préoccupe l’état-major installé à Fort Leavenworth ce sont encore et toujours les Indiens, les êtres indomptables ou les Noirs cimarrón, les peuples sans État, cette mouvance peu visible — et quand elle devient visible, il est déjà bien tard — comme une aspiration insaisissable qui traverse la planète, difficilement contrôlable, dans les marges du pouvoir, une vie sociale qui se construit ou se reconstruit de bric et de broc et qui résiste.

Nous pourrions dire que la guerre a commencé au Mexique avec la signature du Traité de libre commerce de l’Amérique du Nord si elle n’avait pas débuté bien avant. Disons qu’elle s’est accélérée en 1992. L’Amérique du grand capital avec sa puissance militaire a pu un instant se trouver prise de cours par l’insurrection des Indiens zapatistes et la tournure prise par l’événement. Elle sait désormais quel est son ennemi réel. Elle l’a identifié. Elle a découvert que la menace pour l’ordre mondial, l’arme la plus dangereuse pour le libéralisme, n’est pas nécessairement la lutte pour le pouvoir mais bien l’organisation et la construction d’une vie sociale autre, reposant sur un autre mode d’échange que l’échange marchand et sur un autre mode de gouvernement que la démocratie représentative.

Oaxaca, le 10 mars 2016
Georges Lapierre

Notes

[1Ministère de l’Environnement et des Ressources naturelles.

[2En 2005, le département de géographie de l’Université du Kansas a reçu 500 000 dollars du département de la Défense pour dresser la carte des terres communales indigènes des États de San Luis Potosi et d’Oaxaca.

[3Cf. article de Silvia Ribeiro intitulé « Geopiratería en Oaxaca… y mucho más », du 3 février 2009.

[5Commandant de la division 101 de l’assaut aérien durant l’Opération « Iraqi Freedom ». Premier commandant du Commando multinational de sécurité et de transition en Iraq. Chargé des opérations militaires en Afghanistan.

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