Pour ma Marianne, c’est-à-dire ma mère des insomnies.
(Première clef)
"Et tout ceci est passé avec nous
nous l’avons vu
nous l’avons contemplé
avec cette lamentable et triste chance
nous nous vîmes angoissés
sur les chemins gisent des flèches brisées
les cheveux sont épars
les maisons sans leur toit
les murs sont rougis
les vers pullulent dans les rues et les places
les murs sont éclaboussés de cervelle
rouges sont les eaux, elles sont comme teintes
et quand nous les buvons
c’est comme si nous buvions du salpêtre
nous frappions sur les murs de brique
et notre héritage était un filet troué
sa protection fut faite de boucliers mais
même les boucliers ne peuvent soutenir sa solitude"Anonyme de Tlatelolco. 1528.
Vision des vaincus, Miguel Léon Portilla, Angel María Gariba et Albert Beltrán, Mexico, Unam.
I. La dispute autour de San Andrés.
L’oubli contre la mémoire
Le 16 février 1996, les représentants du gouvernement fédéral mexicain et de l’Armée zapatiste de libération nationale signèrent les premiers accords de ladite « Table de San Andrés » ainsi nommée parce qu’elle siège au chef-lieu de San Andrés Sacamch’en de Los Pobres, dans le haut Chiapas. Dans ces premiers accords une grande partie des droits et de la culture des peuples indiens du Mexique est reconnue. Deux ans ont passé et ils n’ont pas été appliqués. Deux ans durant lesquels s’est révélé la véritable nature de la « Table de San Andrés ».
Le gouvernement fédéral, à travers ses porte-parole (Zedillo, Labastida et Rabasa) a clairement laissé entendre en paroles et en actes qu’il n’appliquera pas les Accords de San Andrés.
Pourquoi ? Jusqu’à maintenant trois versions ont été diffusées.
1. On dit qu’il pense bien les appliquer mais qu’il n’est pas d’accord avec « l’interprétation » juridique qu’en fait l’initiative élaborée par la Cocopa.
2. On dit que le gouvernement s’est rendu compte, un peu tard, que ces accords signifieraient une « trahison à la patrie », qu’ils impliqueraient l’affaiblissement de la souveraineté nationale, la fragmentation du pays et/ou la création d’un « État dans l’État ».
3. On dit que le gouvernement n’a pas signé ces accords en pensant les accomplir mais en feignant une volonté qu’il est loin d’avoir.
Il semble peu probable que la réticence gouvernementale à appliquer les accords qu’il signa il y a déjà deux ans - et dont l’absence d’application n’a fait qu’aggraver la guerre du sud-est mexicain - soit due à un problème « d’interprétation juridique ». Depuis son rejet de l’initiative de la Cocopa il y a quatorze mois, le gouvernement a avancé des arguments qui se contredisent mais aucun ne présente un problème « d’interprétation juridique ». Ce n’est pas non plus parce qu’il est sincèrement préoccupé par le danger de « balkanisation » ou par quelque chose qui puisse attenter à la souveraineté nationale qu’il refuse de les appliquer. Les Accords de San Andrés ne contiennent rien qui implique cette première raison ou qui aille à l’encontre de la deuxième, et le gouvernement le sait.
Alors la troisième raison ? Oui, mais pas seulement. La signature des accords n’avait pas en elle-même de grandes conséquences surtout pour un gouvernement illégitime et dépourvu de toute crédibilité. Mais les accomplir poserait un problème grave. Car pour le gouvernement, tenir les promesses de la Table de San Andrés signifierait un échec.
Car si pour les peuples indiens de San Andrés, la table de dialogue fut une table de « négociation », ce fut pour le gouvernement une bataille, le centre d’une lutte, d’une lutte de l’oubli contre la mémoire.
Du côté de l’oubli se trouvent les multiples forces du Marché.
Du côté de la mémoire se trouve la raison solitaire de l’Histoire.
Pour le gouvernement mexicain, c’est la grande bataille de la fin du XXe siècle : le Marché contre l’Histoire.
II. Ils se battront en tant de rounds !
Pour cette bataille de la fin du millénaire que le gouvernement mexicain livre contre lui-même, cette Table de San Andrés fut une arène étroite de lutte. Les adversaires sont les mêmes qui se sont affrontés tout au long des différentes époques de l’humanité, mais avec des noms différents.
D’un côté, il y a le Marché, la nouvelle bête sanguinaire ; l’argent et sa conception du temps qui nient le passé et le présent.
De l’autre côté se trouve l’Histoire (que le pouvoir oublie toujours). La mémoire dans sa tâche de fondre et fonder l’humanité sur le passé, le présent et le futur.
Dans le monde de la « modernité », le culte du présent est à la fois l’arme et le bouclier. « Aujourd’hui » est le nouvel autel sur lequel on sacrifie principes, loyautés, convictions, hontes, dignités, mémoires et vérités. Le passé n’est plus, pour les technocrates dont souffre notre pays en guise de gouvernants, qu’un référent à assimiler et sur lequel croître. Le futur ne peut être, pour ces professionnels de l’oubli, qu’un éloignement temporel du présent. Pour mettre l’histoire en échec on lui refuse un horizon qui porte au-delà de « l’ici et maintenant » néolibéral. Il n’y a ni « avant » ni « après » aujourd’hui. La quête de l’éternité est enfin satisfaite : le monde de l’argent n’est pas seulement le meilleur des mondes possibles, c’est aussi le seul nécessaire.
Pour les « néopoliticiens » la seule attitude acceptable envers le passé et l’histoire est un mélange de dégoût et de repentir. Le passé doit être méprisé, ignoré, éliminé. Le passé et tout ce qui nous le rappelle ou nous permet de le regarder d’une façon différente. Quel meilleur exemple de cette phobie de l’histoire que l’attitude du gouvernement mexicain envers les peuples indiens ? Les revendications indigènes ne sont-elles pas une tache de l’histoire qui ternit la resplendissante globalisation ? L’existence même des indigènes n’est-elle pas en elle-même un affront pour la dictature mondiale du marché ?
Appliquer les accords de San Andrés équivaudrait à reconnaître à l’Histoire sa place dans le présent. Et cela est inadmissible (« inconditionnel » dit Monsieur Labastida Ochoa, toujours Premier ministre). Appliquer les accords de San Andrés reviendrait à reconnaître que la fin du siècle n’est pas la fin de l’histoire, et cela est intolérable, (« non négociable », dit le futur ex-coordinateur pour le dialogue, Monsieur Emiliano Rabasa). Le présent (« c’est-à-dire moi ») traduit l’actuel vice-président Ernesto Zedillo, est le seul guide acceptable.
Le gouvernement mexicain n’appliquera pas les Accords de San Andrés. Ainsi croit-il que le présent mettra l’Histoire en déroute et pourra se passer de l’avenir. Mais l’histoire, cette école dure et obstinée de la vie reviendra gifler une réalité truquée, faussée par les masques de la force et de l’argent. L’histoire reviendra prendre sa revanche à l’époque où le présent est le plus vulnérable, c’est-à-dire l’avenir.
Pendant ce temps à l’horloge de San Andrés, les aiguilles marquent minuit moins le quart.
Attention ! La bataille va recommencer !
Allons, inutile de chercher un fauteuil de spectateur pour assister à cette lutte. Dans les gradins, pas une place n’est libre. Le suprême, en changeant un espace de dialogue pour la paix en champ de bataille, a obligé tout le monde à monter sur le ring... pour se battre avec tout le monde. Du coup, il n’y a de place qu’à l’intérieur de quadrilatère. Maintenant faisons silence. Voilà l’annonceur qui va présenter les adversaires.
III. D’un côtééé ! Le gouvernement fédéral !
(La stratégie de l’amnésie provoquée par un objet contondant)
"On nous a donné un prix
Le prix du jeune homme, le prix du curé
De l’enfant et de la jeune fille
Ça suffit : pour un pauvre le prix était
Seulement deux poignées de maïs
Seulement dix galettes véreuses
Notre prix était seulement
De vingt galettes de chiendent salpêtrées"Ibid.
Le bestiaire du pouvoir a transformé le Chiapas en une guerre pour la nation et dans cette guerre, il joue le rôle de rival, d’arbitre, et bien souvent d’adversaire. L’Hydre du système du parti-État essaye d’occuper totalement l’arène étroite et pugiliste de la Table de San Andrés. Pas seulement pour pouvoir accaparer la scène principale et y faire briller toutes ses ruses, mais aussi pour éviter qu’un autre rival lui dispute les projecteurs et les acclamations. Ainsi le pouvoir oblige les « autres » à rentrer dans la bataille, mais ne les admet que s’ils sont mis en échec.
« J’attendrai qu’ils se lassent » dit Zedillo à ses véritables tuteurs (les Nord-Américains) en parlant des indigènes qui sont plus de dix millions à attendre qu’il tienne sa parole. Zedillo déclare ainsi qu’il attend que le passé se lasse de lui présenter le solde de la modernité. Le titulaire de l’exécutif fédéral compte sur la lassitude des peuples indiens du Mexique, ceux qui habitaient cette terre avant que soient faites nation, histoire et patrie, ceux qui ont obtenu l’indépendance avec leur sang, ceux qui ont fait front avec leur corps aux agressions successives des puissances étrangères, ceux qui ont donné leurs os pour les vertèbres de la révolution mexicaine, ceux qui ont secoué et réveillé la Nation du faux rêve de la modernité.
Monsieur Zedillo, qui est arrivé au pouvoir par la voie de l’assassinat politique, qui s’y maintient par les bonnes grâces de l’argent et de l’indolence de l’Hydre, qui s’est taché les mains avec le sang d’Acteal, a informé ses supérieurs aux États-Unis qu’il attendra que les peuples indiens se fatiguent. Voilà cinq cents ans qu’ils attendent, eux.
Le marché se sent puissant et omnipotent, prétend dominer l’histoire et la réécrire. Le résultat de cette absurdité est évident : la crise terminale du « tout » social. Restant sans fondement (l’État ayant été effacé), la structure sociale et son sommet, l’histoire, s’effondrent.
Dans le gouvernement instable de Zedillo, San Andrés n’est qu’un simple échantillon de la crise et un style pour l’affronter. Quand il dit qu’il attendra « que se lassent » ceux qui demandent justice, le gouvernement renonce à tenir parole et s’appuie sur ses deux piliers fondamentaux pour se justifier : certains moyens de communication et l’armée. Pour l’un comme pour l’autre, il fournit l’argent, les privilèges, les mensonges.
« L’attente patiente » n’est pas autre chose, pour Zedillo, qu’une appellation pour sa stratégie. L’attente du moment d’assener le coup contondant qui imposera l’amnésie à la société mexicaine. Ce coup que régulièrement il nie avoir donné.
Cette « technique » de bataille repose sur trois axes fondamentaux : la Violence, le Mensonge et l’Intrigue.
La violence ; l’usage de la force à des doses progressivement croissantes
« Feinte, esquive, attaque » sont les instructions que Zedillo reçoit de son tuteur.
L’extermination de « l’opposition » peut se réaliser de différentes manières : la tromperie, la trahison et le crime sont les voies préférées de ce monsieur qui a scellé son style personnel de gouvernement de ces trois « vertus ».
Par l’intermédiaire de son futur ex-Premier ministre, Francisco Labastida Ochoa, et son toujours « coordinateur pour le dialogue » Emilio Rabasa Gamboa, Monsieur Zedillo essaye régulièrement, en vain, de renverser la direction zapatiste dans des embuscades déguisées en « rencontres ».
La première tentative est une « lettre » sans expéditeur, ni destinataire, ni signature. Une lettre anonyme. La date ? Le 23 janvier 1998. Un message verbal accompagne la lettre : « Nous proposons une rencontre secrète entre le sous-commandant Marcos et le Premier ministre le 26 janvier 1998. La rencontre sera privée, sans témoins, et sera rendue publique (si un accord y est donné) après qu’elle ait eu lieu. Il est important qu’elle reste dans le secret absolu car l’armée ne sait rien. »
Mais le message, comme tout ce que fait le gouvernement, arrive en retard. Le commandement général de l’EZLN reçoit la proposition le 26 janvier 1998, au milieu de mouvements militaires terrestres et aériens importants. L’embuscade échoue et le secrétaire du gouvernement s’indigne de la réponse reçue (non !) des zapatistes. Il y a plusieurs reproches, dont un reste caché : « Pourquoi ne sont-ils pas tombés dans le piège ? »
Pourquoi Monsieur Emiliano Rabasa avait-il si peur que l’armée fédérale puisse intercepter le document du 23 janvier 1998 qui est arrivé par la Conai sans signature, sans destinataire ni expéditeur ?
La deuxième tentative est une « lettre » du même genre que celle du 23 janvier. Sans expéditeur, sans signature... et sans aucune proposition, nous est parvenu le document des « quatre propositions qui étaient vingt-sept auparavant ». Lesdites quatre observations « inconditionnelles » - confirmera ensuite Labastida, juste pour montrer qu’il était disposé au dialogue - ne sont pas au nombre de quatre mais de quinze et ne sont adressées ni à l’EZLN ni à aucun destinataire.
Mais nous reviendrons plus loin là-dessus. Pour le moment, nous nous demandons pourquoi l’armée a-t-elle augmenté sa pression pendant les jours durant lesquels l’EZLN a reçu les « quatre-observations-qui-sont-quinze-et-non-plus-vingt-sept » ?
Les réponses peuvent être diverses mais fondamentalement rien n’a changé : la force tente de suppléer la raison et l’armée fédérale est là pour exercer la force. En échange de ses services on lui offre l’opportunité de faire payer cher leur soulèvement aux zapatistes. Et peu importe que le gouvernement suprême oblige les forces armées à marcher à contre-courant de l’histoire. Pour les aider dans cette absurdité s’élève...
Le mensonge. Overdose de calomnie
Les tentatives - jusqu’à maintenant échouées - d’anéantir la direction zapatiste sont accompagnées d’une « campagne médiatique » pour l’opinion publique. Pour dissimuler le plan gouvernemental de renégociation des Accords de San Andrés - c’est-à-dire ne pas les mettre en œuvre - et pour justifier la persécution militaire et policière, le débat s’est focalisé non plus sur les droits indiens et l’application de ce qui a été signé, mais sur qui veut ou ne veut pas s’asseoir à la table de dialogue.
Mais, pourquoi dialoguer ? N’a-t-on pas déjà dialogué ? N’est-on pas arrivé à des accords qui n’ont pas été appliqués ? S’agit-il de résoudre un conflit ou de faire semblant de le résoudre, avec des dialogues et des négociations dans le vide ?
Les questions essentielles sont restées ensevelies sous l’avalanche des déclarations du gouvernement et de son entourage. « Non à l’intransigeance, nous, nous voulons négocier » vocifère-t-on au secrétariat du gouvernement, essayant de tromper par un brouhaha. Quant à Zedillo, il a parlé, lui, avec clarté à son véritable pays, les États-Unis. « Non à San Andrés. Nous allons attendre le moment de la bataille. » L’acte manqué est amendé par le néo-simulateur Emiliano Rabasa avec une énième déclaration toujours aussi creuse et fracassante que les précédentes.
Certains médias montrent encore des symptômes que la stupidité n’a pas été reléguée et qu’on travaille encore à ce que tout reste comme avant. C’est auprès d’eux que le gouvernement trouve encore l’écho et le miroir de ses faits et gestes. On recycle les calomnies ; indigènes manipulés, étrangers manipulateurs, forces étranges qui se servent du conflit pour leurs intérêts pervers, intentions obscures, intransigeance. Ce sont les mêmes accusations qu’il y a quatre ans, trois ans, deux ans et que l’année dernière. Les bons sont les indigènes, les pervers sont les métis et les étrangers les manipulateurs. Ces « campagnes de presse » gouvernementales accompagnent toujours une campagne militaire.
Non que le gouvernement et le journalisme « moderne » misent sur la crédulité, mais ils pensent pouvoir semer la confusion et répartir l’illégitimité dont ils jouissent. « Il ne faut croire personne » semble dire l’actuelle campagne de presse gouvernementale, « nous sommes tous égaux » c’est-à-dire, « tous pires les uns que les autres ».
Se rappelant que les crimes attirent aussi les projecteurs, celui d’Acteal au Chiapas a convoqué divers personnages du clan Zedillo. Voilà le Secrétaire d’État à la santé qui exploite jusqu’à l’écœurement sa propre image en posant à côté d’une petite fille indigène qui ne sait plus si son plus grand malheur est d’avoir perdu ses parents ou d’être utilisée par leur assassin pour s’en laver les mains. Madame Rocatti, de la CNDH l’accompagne sur la photo et dans le mensonge. Là-haut dans un coin, au soi-disant « secrétariat du gouvernement », on offre des « alternatives » qui accompagnent le couple violence - mensonge, les coups et les calomnies avec lesquels on veut répondre à la rébellion indigène.
L’intrigue. Le dialogue comme combine
Mais, toujours avec la même sauvagerie, le gouvernement offre, gâteux comme il l’est, une alternative à l’anéantissement, un autre genre de négociation : celui de la classe politique, c’est-à-dire, un accord exclusif et voilé.
Dans le gouvernement de Zedillo, personne ne pense que les revendications des indigènes aient vraiment de l’importance pour l’EZLN. On pense que les zapatistes ont un prix et qu’ils se servent du drapeau indien pour se vendre plus cher. On pense donc découvrir leur prix et faire savoir à leur « contrepartie » qu’on est prêt à le payer.
En essayant de prendre l’EZLN pour une organisation politique « normale » on lui offre régulièrement de négocier la question indigène en échange « d’autres » choses, repli de l’armée fédérale, participation aux élections locales, retour aux municipalités convenant aux intérêts zapatistes, maniement d’argent dans des projets gouvernementaux, crédit et... pardon accordé pour ce que l’EZLN a fait !
La dernière « offre » de Monsieur Labastida (révision des positions de l’armée en échange de la renégociation de la question indigène) n’est qu’un exemple des leurres qui, comme Monsieur Rabasa, se dressent pour tromper les zapatistes et confondre l’opinion publique. C’est ainsi que le gouvernement augmente la pression militaire et la persécution, pour négocier le retour à sa position antérieure en échange d’un retour de l’EZLN sur sa revendication d’appliquer les Accords de San Andrés. Il frappe les communautés indigènes et leur offre le retour aux municipalités à condition qu’ils se « défassent » de leur essence indigène. Il propose que les commandants du CCRI-CG de l’EZLN reçoivent directement l’argent du gouvernement pour s’administrer. Il offre d’oublier la rébellion qui a secoué le Mexique et qui a donné un goût amer au souper de fin de siècle et de millénaire du pouvoir.
Du coup, le gouvernement élève le ton et le volume de ses menaces : « Tu t’assois selon mes conditions ou je te tue » est le message que répètent inlassablement les voix du pouvoir.
Remplacer le dialogue par une intimidation digne de truands préoccupe les esprits honnêtes et enthousiasme les cyniques. Les premiers devinent que le pas sera vite franchi des mots (ultimatums de tout poil) aux actes (la guerre) et les seconds affichent leurs fanfaronnades en plaidant pour l’extermination. Chaque pas fait par le gouvernement se rapproche de la guerre en risquant de faire oublier que la paix doit être juste et digne, et non pas un faux-semblant.
Il s’agit de faire en sorte que l’opinion publique préfère la renégociation des accords à l’extermination. Et derrière la renégociation de la question indigène voulue par le gouvernement, il y a la négation de San Andrés et la négation d’une « autre politique » qui s’est étendue et approfondie à partir du moment où la table de San Andrés a laissé son image d’arène de lutte pour prendre celle d’une table vaste et profonde de rencontre et de naissances.
IV. Làààà ! De l’autre côtééé !
La Cocopa et Conai (la médiation et la coopération dans le piège). Être efficaces ou être battus, être complices ou malhonnêtes ?)
Le gouvernement s’acharne à vouloir faire de la Cocopa et de la Conai un service de messagerie de courriers anonymes, de menaces lâches et d’invitation à des embuscades loupées. Elles savent aussi bien l’une que l’autre que le document des « vingt-sept-observations-camouflées-en-quinze-et-cachées-en-quatre » n’a rien à dire aux zapatistes. Le vrai destinataire, c’est la Cocopa qui a élaboré l’initiative de loi. Le document du gouvernement affirme que la Cocopa ne veut pas appliquer les Accords de San Andrés !
La Cocopa peut être à nouveau câlinée. Avec le couple Bernal - del Valle, elle avait souffert d’une stratégie d’humiliation et de moquerie. Les « cocopos » ont alors dit « plus jamais ça ». Maintenant le nouveau duo dynamique Labastida-Rabasa veut leur attribuer le rôle de porte-parole gouvernementaux, suppléants de la médiation, sauveteurs d’un régime discrédité et aval législatif d’un terrorisme d’État.
Le nouveau piège tendu par le gouvernement à la Cocopa consiste à lui faire croire que la seule alternative est la renégociation totale des Accords de San Andrés ou l’acceptation par les législateurs de prendre en compte toutes les observations à son initiative de loi. Les « cocopos » se sont retenus d’entrer de plein pied dans une situation qui les conduirait à manquer à leur parole (et du même coup faire leur l’illégitimité du gouvernement et perdre toute crédibilité auprès des peuples indiens) : ils ont répondu qu’ils maintenaient leur proposition de loi indigène mais qu’ils porteraient à la connaissance de la Conai les observations du gouvernement pour qu’à son tour, elle les fasse parvenir aux zapatistes, créant par-là une situation tout aussi grave pour le conflit.
Comme il a déjà été dit, ces observations ne sont pas destinées à l’EZLN (si quelqu’un est doté de « patience zedillienne » voir ici l’annexe à ce document) mais à la Commission législative.
Le gouvernement a dit publiquement qu’il attendait une réponse de l’EZLN et certains membres de la Cocopa se sont fait l’écho de cette attente. Pourquoi tomber dans le piège ?
Pourquoi le silence complice sur le vrai sens et le vrai contenu du document du gouvernement ? Pourquoi certains législateurs se joignent-ils aux claquements de doigts avec lequel le gouvernement compte hâter la reddition tout en resserrant ostensiblement le garrot de la répression ?
Il peut y avoir plusieurs réponses. L’une est que la Commission Législative a décidé de participer à la nouvelle stratégie guerrière du gouvernement (ce qui est peu probable, il y a encore à la Cocopa des gens honnêtes et responsables). Une autre est que la Cocopa a décidé qu’une renégociation des Accords de San Andrés est préférable à un retour à la guerre (position compréhensible... et erronée : renégocier ces accords signifieraient, pour nous, s’assurer qu’aucun accord ne sera appliqué et que le dialogue comme voie de solution sera invalidé. Ce qui donnerait un prétexte au gouvernement pour retourner en guerre.) Une autre probabilité, c’est que la Cocopa est encore en train de digérer les événements et essaye de clarifier sa position au milieu de la confusion régnante.
En plus des pressions et des pièges du gouvernement, certains « cocopos » subissent aussi celles de leurs propres instances dirigeantes. Le Chiapas est devenu, en plus d’être une passerelle électorale aux candidats pour l’an 2000, quelque chose qui peut se « négocier » en échange d’autre chose. (Gouvernement ? Loi Bartlett ? Registres définitifs ? Présidences de municipalité ? Postes dans un cabinet ? Etc. ?)
Pour sa part, la Conai souffre de la persécution incessante des réseaux du pouvoir et sa bonne volonté dans la recherche de la paix pourrait être utilisée pour renforcer la stratégie gouvernementale. À la réticence des médiateurs à se transformer en instrument de guerre, répond une campagne gouvernementale qui tente de détruire la Conai ou au moins de réduire son profil à une simple scénographie. Si la Conai se montre optimiste sur le dialogue, le gouvernement suit et fait des déclarations en sa faveur. Mais quand la médiation se déclare préoccupée par la militarisation et l’absence de signal de paix de la part du gouvernement, les attaques vers les membres de l’instance médiatrice sont immédiates.
Si la tactique de faire monter sur le ring la Cocopa et la Conai avait du succès, elle serait doublement bénéfique pour le gouvernement. D’une part, il reprendrait (avec la médiation et la coopération mises de son côté) la légitimité perdue avec le massacre d’Acteal, avec l’échec de sa politique d’intimidation et d’omission, et avec la guerre d’usure contre les zapatistes et les indigènes ; d’autre part, en utilisant cette tactique (dans le pire sens du terme) pour isoler et acculer l’EZLN, ils obtiendront la perte de la confiance et de la crédibilité accordées à la Cocopa et la Conai par ceux-là mêmes qui leur donnent légitimité et appui, c’est-à-dire la société civile nationale et internationale.
D’un côté frappant la Conai et la Cocopa, de l’autre semant la xénophobie pour éviter une médiation internationale, le gouvernement ne cherche pas un dialogue direct mais l’élimination d’obstacles et de témoins gênants pour le projet de crime que Zedillo caresse depuis qu’il est arrivé à Los Pinos.
Cela ne nous réjouit pas. Nous les zapatistes n’éprouvons aucune passion pour les « casques bleus » (qui provoquent tant d’enthousiasme chez Action nationale) Nous n’applaudissons pas à ces coups portés à la Cocopa et à la Conai. Au contraire, l’histoire montre qu’une faible médiation et une coopération sans indépendance ni légitimité, non seulement éloignent d’une possibilité de solution juste et digne, mais en plus contribuent à la détérioration d’une situation qui jour après jour additionne morts et impunités.
Le pouvoir législatif et les partis politiques ! (Le Congrès entre l’indépendance et la servitude ; les partis politiques entre pragmatisme et principes)
La guerre frappant aux portes de la nation, le rôle du pouvoir législatif peut être définitif et définitoire. Les militaires ont convaincu l’Exécutif et les législateurs du PRI que la frappe sur le Chiapas sera « chirurgicale » et que ne coulera que le sang nécessaire. Mais pour « aseptiser » le crime, il faut éliminer les inconvénients juridiques et une loi (celle du dialogue) fait obstacle. Il continue donc de déroger à cette loi pour que les militaires (ou les policiers) puissent agir « légalement ».
La bande priiste trouve une nouvelle occasion de « servir le président » en lui déliant les mains (s’il y a un parti qui profite du conflit du Chiapas, c’est bien le Parti révolutionnaire institutionnel, non pas pour y gagner des adhérents, mais pour exterminer ses opposants, avec l’aide désintéressée des paramilitaires) et en dérogeant à la loi qui interdit la persécution des zapatistes. Les autres partis (PRD, PAN, PT, et PVEM) sont occupés à divers processus électoraux et à leurs propres luttes internes. Voilà comment le gouvernement peut travailler avec ces variables pour que la loi votée il y a trois ans, le 11 mars 1995 soit amendée.
Tenir un congrès ou des partis politiques donneraient leur aval au génocide que Zedillo prépare pour le Sud-Est mexicain serait d’une horreur inconcevable (la frappe « chirurgicale » n’est possible que sur le papier et dans les montagnes chiapanèque ce serait le premier et dernier pas avant l’abîme de la guerre.)
Les intellectuels, les artistes, les scientifiques ! Les organisations sociales La société civile nationale ! La société civile internationale !
Non parce que c’est l’auteur de ces lignes qui l’affirme, mais parce que l’histoire de ce pays a fait irruption dans les terres indiennes, l’arène de lutte que le gouvernement a fabriquée avec la table de San Andrés ne laisse pas de place aux spectateurs et oblige tout le monde à prendre position. Si l’on pouvait auparavant prendre le Chiapas pour un État du Sud-Est mexicain, après le crime perpétré à Acteal, la question « du Chiapas » a éclaté à Tijuana et à Mérida, à Querétaro et à Veracruz, dans le District fédéral et la Sierra Tarahumara, à Jalisco et dans les montagnes d’Oaxaca, Nayarit et Tlaxcala, dans tout le territoire national.
Non seulement la question chiapanèque a éclaté là, mais aussi dans les chaires, les alcôves, les laboratoires d’universités, dans les théâtres, dans les cinémas, dans les concerts de rock, la peinture, la sculpture, la littérature et le journalisme, les syndicats et les colonies populaires, dans les salons, les chambres à coucher, les cuisines des foyers mexicains, en Europe et en Asie, au Canada, aux États-Unis, en Amérique latine, en Afrique et en Océanie.
Elle a explosé et divisé de tous côtés. D’un côté, ceux qui ont ratifié la route du cynisme et de l’égoïsme ; de l’autre, ceux qui marchent du côté de l’engagement avec l’espoir pour guide et pour lesquels la honte de s’appeler êtres humains oblige à être conséquents et à ne pas rester impavides face au miroir tendu à tous par les montagnes du sud-est mexicain.
V. Intermède : chocolat et avions suisses, l’alternative néolibérale pour les peuples indiens
Le gouvernement mexicain a toujours évoqué la situation des peuples indigènes comme un retard économique et des inégalités pouvant se résoudre par des investissements étrangers et des programmes d’aide sociale. Mais, selon Zedillo, ces zones de retard économique et social sont rares. Le reste du pays baigne dans la prospérité macroéconomique et il suffirait d’accélérer la modernisation du Mexique indigène pour qu’il partage le bien-être dont jouissent tous les Mexicains. Tous les Mexicains ! Mensonge ! « L’intégration néolibérale du Mexique dans l’Alena, au lieu de contribuer à réduire les inégalités régionales, tend plutôt à les augmenter, à donner la priorité à des zones compétitivement avantagées au détriment d’autres régions moins favorisées et par la même, agrandit les fractures entre régions marginales et prospères. » (José Luis Cabra. El Universal, 20/2/1998)
Dans l’éternel présent usé par le néolibéralisme, le passé s’efface totalement et se redéfinit en niant un avenir meilleur. Les indigènes ne doivent plus être indigènes mais doivent se convertir à la nouvelle religion du marché comme « croupiers » de casino ou comme travailleurs de l’industrie des maquiladoras. Celle-ci est le seul secteur de l’économie (mise à part la spéculation financière et le narcotrafic, évidemment) qui ait atteint la croissance promise pour tout le Mexique par les technocrates de l’Alena. De 1974 à 1982, le nombre de maquiladoras a augmenté de 28 % mais, entre 1983 et 1997, il a augmenté de 455 %. Le nombre de travailleurs a augmenté de 67 % entre 1974 et 1982 et de 747 % entre 1983 et 1997. (José Luis Calva, Ibid.)
Monsieur Zedillo, qui aime parler franchement à ses tuteurs et faire semblant devant ses gouvernés, a défini à Davos, en Suisse, l’alternative que son modèle social offre aux Indiens mexicains.
En réponse à l’indignation internationale face au massacre d’Acteal, Ernesto Zedillo a annoncé la signature d’un accord pour installer une fabrique de chocolats suisses au Chiapas !
Pendant ce temps, dans le ciel de sud-est mexicain, des avions Pilatus (vendus à l’armée fédérale par le gouvernement suisse) réalise des vols rasants sur les cabanons indigènes.
Avions et chocolats suisses sont les seules réponses gouvernementales de développement économique pour résoudre les graves « retards historiques » dont souffrent les peuples indigènes.
Il n’y a pas d’avenir digne et respectable pour les indigènes dans le Mexique de Zedillo. Ils n’ont qu’une alternative : se rendre et devenir employés d’une usine de chocolats suisses ou continuer d’être rebelles et victimes des avions suisses.
C’est de la globalisation conséquente, ça !
VI. « Tuez cette pierre ! »
(La résistance, une arme préhistorique contre la modernité)
Monsieur Zedillo ne supporte pas que les femmes et les enfants aient fait face aux soldats pour défendre le peu qui leur appartient. « Le chef suprême » de l’armée fédérale préfère que les enfants et les femmes attendent avec humilité et résignation le coup de grâce que le gouvernement mexicain leur réserve comme un ticket définitif pour la modernité.
« Monsieur le Président » ne supporte pas la grave dignité avec laquelle hommes, femmes, enfants et vieux indigènes refusent les aliments, les médicaments, les projets et l’argent du gouvernement. Il veut des indigènes suppliants, humiliés, serviles, assis dans un coin la main tendue pour recevoir l’aumône qu’ils reçoivent par des caravanes
Pour tenter de s’expliquer ce qu’il ne peut pas comprendre, Zedillo attribue la résistance courageuse des indigènes à des « provocateurs pervers » qui, au lieu de promouvoir la reddition, appuient et nourrissent la ferme dignité qui s’oppose à la souveraineté néolibérale.
Avec toute l’attention qui s’impose, et depuis plus de douze ans, les technocrates qui administrent la liquidation totale (soldes de saison) de la souveraineté nationale - c’est-à-dire la destruction du Mexique - ont construit un dôme de protection au-dessus du capital financier. L’objectif est de l’isoler définitivement (« définitif » est un des mots de prédilection de Monsieur Zedillo) des coups portés par la réalité sociale. Pour rendre ce dôme plus résistant au cauchemar qui frappe de plus en plus fort aux portes de l’histoire, le gouvernement mexicain a placé comme « intermédiaires », l’armée et les moyens électroniques de communication.
Mais le soulèvement indigène est une pierre qui frappe inlassablement sur le grand dôme du pouvoir de l’argent.
Avec le pragmatisme brutal qui le caractérise, le gouvernement a déjà ordonné l’antidote : « TUEZ CETTE PIERRE »
Voilà où ils en sont. Sauf qu’il y a un problème : les pierres ne meurent pas. Tout ce qu’elles peuvent faire, c’est éclater en petits cailloux.
VII. Et la suite ?
Pour le gouvernement, la suite, c’est la même chose, mais à un degré supérieur : il tente de tirer parti du processus électoral. Et il parie qu’une fois les élections passées, il se recomposera pour « réguler » le processus de succession à la présidence devenu incontrôlable, « déchiapaniser » l’agenda national, obtenir un sursis pour recomposer son image internationale et soulager l’usure des militaires. Pour cela, il a besoin de déroger, avec ou sans l’aval du législatif, à la loi pour le dialogue du 11 mars 1995, de réactiver des ordres d’arrestation et par conséquent, de reprendre la persécution. De plus, il entame des campagnes médiatiques sur les « provocateurs pervers » et les « manipulateurs » des « pauvres indigènes », il sape l’autorité morale de la direction zapatiste, etc. Pendant ce temps, l’armée limite son rôle en le redéfinissant comme celui de contenant. Les « commandos spéciaux » entreront en scène - peut-être sous un sigle différent - et appliqueront aux dirigeants de l’EZLN, la bien nommée « chasse au lapin ». Les commandos pourchassent et le gouvernement attend que la proie tombe... si jamais elle tombe !
Pour l’EZLN, la suite, c’est résister et rester ferme dans la lutte pour la reconnaissance des peuples indigènes. Elle continuera à tenter de trouver le ou les chemins pour tendre à nouveau des passerelles de dialogue avec la société civile nationale et internationale, et avec les organisations politiques et sociales du Mexique.
Pour la Cocopa, la Conai, le Congrès de l’Union et les partis politiques, la suite, c’est choisir une alternative parmi celles qui s’offrent à eux.
Pour vous, homme, femme, enfant, adolescent, vieillard, homosexuel, lesbienne, maîtresse de maison, colon, ouvrier, paysan, indigène, employé, artiste, intellectuel, scientifique, étudiant, enseignant, n’importe où au Mexique ou dans le monde, la suite... la suite, vous me direz, la suite de quoi ? Peut-être est-il possible de refuser de rester sur ce ring absurde où l’Hydre ment et assassine ? Peut-être est-il possible de construire un dialogue qui ne soit pas une bataille déguisée, mais une table où s’asseoir tous autant que nous sommes, une table bien différente, vaste et profonde que vous et nous avons construite il y a deux ans, une table qui ait l’hier pour fondement, le présent pour nappe et le futur pour aliment, une table qui dure longtemps sans se rompre, une table en pierre, faite de beaucoup de petites pierres, c’est-à-dire, beaucoup de résistance (ce qui est l’allure prise par l’espoir quand les temps sont durs).
Bon. Salut et si la mémoire continue, n’oubliez pas de tenir dans votre main un de ces cailloux qui font si peur au Goliath néolibéral, et qui, comme toutes les pierres, ne meurent pas.
Depuis les (cailloux des) montagnes du Sud-Est mexicain.
27 février 1998
sous-commandant insurgé Marcos
Traduction S.C. et J.P.