Louis Dumont, dans son livre de 1966 Homo hierarchicus [1], développe une thèse tout à fait stimulante pour la compréhension de la société de castes telle qu’elle s’est établie en Inde. Il considère que cette société de castes ne peut se comprendre que si l’on rattache centralement la question hiérarchique au domaine religieux, et non au pouvoir. Alors que dans nos sociétés occidentales, la question hiérarchique est rattachée au pouvoir, ce décentrement permet un autre regard sur notre propre structure sociétale, en particulier invite à repenser l’articulation du religieux et du pouvoir dans le contexte de l’État moderne.
L’articulation de la hiérarchie et du pouvoir en Inde peut certes être abordée comme une particularité locale, il est également possible d’envisager la question sous un autre angle : ce pourrait aussi être la confusion de la hiérarchie et du pouvoir en Occident qui pourrait se révéler une particularité et une exception historique, confusion qui pourrait être une clé pour expliquer le fait que la modernité ne réussit décidément pas à se dépêtrer de la question religieuse… [2]
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La critique de la modernité s’attache depuis longtemps à tirer des enseignements des modalités de fonctionnement des sociétés non étatiques, dans le sillage des travaux ethnologiques et d’anthropologie sociale, en particulier dans le sillage des travaux de Pierre Clastres ou de Marshall Sahlins [3]. La transformation des systèmes religieux, en particulier avec l’émergence des systèmes polythéistes et monothéistes, est passée plus facilement et plus directement dans la trappe aliénation…
Depuis Durkheim, Mauss ou Weber, c’est-à-dire depuis le tournant de la Première Guerre mondiale, la prise en compte de la question des représentations que les humains se font de leur vie et de leur monde comme moment de la réalité occupe une place de plus en plus prégnante, de plus en plus incontournable, signant la fin d’une certaine « conception matérialiste de l’histoire » (Marx), même si l’agonie a encore duré près d’un siècle.
Paradoxalement, la négation de la question religieuse (les dieux n’existent pas, donc inutile de se poser de problèmes à leur sujet, il suffirait de convaincre les croyants de toutes obédiences qu’ils sont dans l’erreur, de combattre les différents mécanismes idéologiques et institutionnels qui concourent ou ont intérêt à la persistance de l’erreur, du mensonge, etc.) occulte la question centrale de sa dimension historique. Le religieux proprement dit ne prend en effet forme et consistance qu’avec l’émergence de l’État : l’erreur magistrale qui est cependant encore trop souvent commise étant de considérer que le religieux n’a été « inventé » que pour justifier le pouvoir, marquant ainsi une séparation radicale « originelle » entre religion et pouvoir, mais interdisant par cela même de comprendre que l’État est, au commencement, la matérialisation d’une cosmogonie dans laquelle le religieux et le pouvoir, le prêtre et le roi, sont totalement interdépendants, sont inconcevables l’un sans l’autre.
Ces considérations ne sont pas qu’intellectuelles ou académiques : toute la critique de l’État en est directement dépendante. La critique de l’État est, dans les faits, dans l’impasse parce qu’elle « oublie » la moitié du problème : elle vise bien le pouvoir et ses agissements, mais « oublie » le système religieux de valeurs qui lui est encore souterrainement associé et interdépendant, système qui le légitime encore aujourd’hui. Il y a une fonction religieuse dans le pouvoir, et le pouvoir tiendra aussi longtemps que cette fonction religieuse perdurera.
La critique radicale de l’État n’est pas possible si elle n’est pas simultanément une critique du fait religieux et une critique du pouvoir. Cette dimension religieuse ne doit cependant pas être confondue avec une dimension cléricale, et concerne tout aussi bien des États ouvertement laïcs ou athées. L’intérêt de Homo hierarchicus est d’ouvrir, à mon avis, sur ces problématiques (même si ce n’est ni son objet ni sa préoccupation).
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Et si c’était le polythéisme qui était à l’origine de la fonction royale ? Face à la multiplicité des dieux, ou peut-être plus précisément de « puissances agissantes » plus ou moins anthropomorphes (et probablement plutôt moins que plus, cette dimension devant certainement être très « récente »), est-il envisageable que les sociétés humaines aient eu besoin de centraliser l’intercession de la communauté des humains à leur égard, centralisation qui aurait ensuite seulement conduit à la fusion des divinités en un monothéisme, cette fois-ci comme conséquence de l’existence de la royauté ?
Les premières sociétés humaines étant des sociétés organiques, dans lesquelles les individualités n’existent pas en dehors du collectif, l’émergence d’un intercesseur privilégié avec le monde des esprits peut s’envisager assez facilement sans impliquer pour autant une position de pouvoir, ce que l’ethnologie confirme assez facilement.
Je me place ici au moment du basculement du monde des esprits au monde des divinités anthropomorphes, basculement qui pourrait correspondre au moment historique de la naissance de l’État.
Ce pourrait être l’augmentation de la puissance spirituelle des dieux, comme pendant d’un raffinement ou d’une complexification de la conscience du monde, qui renforcerait d’autant le rôle et la fonction de la « nécessaire » intercession entre les hommes et les dieux, à cause de l’approfondissement de leur inévitable interdépendance.
Dans les premières sociétés humaines, le monde des hommes n’est guère dissociable de celui des dieux (au sens large). Il me semble raisonnable de penser que le renforcement de la puissance des dieux n’est pas dissociable du renforcement de la puissance des collectivités humaines.
Ce double mouvement de renforcement atteint probablement une limite à partir de laquelle le système d’intercession devient véritablement central dans la sauvegarde/construction de la cohésion globale du monde pour aborder la conflictualité de puissances qui se met en place, conflictualité qui associe d’une certaine manière une forme d’autonomisation entre les humains et les divinités.
Le grand mystère est celui de la divergence du monde des dieux de celui des humains, divergence qui se constate symétriquement dans la fracturation de la société organique humaine, dans sa hiérarchisation, à travers entre autres la distinction qui se met en place, en même temps qu’elle les crée, entre les fonctions royales et sacerdotales du système d’intercession.
Peut-on dire que cette dissociation est un invariant de l’organisation des sociétés humaines (du moins jusqu’à nos jours) ? Elle est en tout cas extrêmement largement répandue, même si leur articulation couvre un large spectre de variantes. Ce que l’on peut peut-être retenir c’est que finalement les humains ont toujours (du moins avant l’émergence de la modernité) été coresponsable de l’équilibre du monde avec leurs divinités. Cet équilibre du monde était le résultat d’un compromis savamment entretenu par les humains entre la partie visible et la partie invisible du monde (alors qu’en tant que « modernes » nous aurions tendance à nous référer intuitivement à un monde visible opposé à un monde invisible…).
C’est parce que ce monde unitaire avait deux aspects complémentaires et interdépendants, interpénétrés, un aspect visible — le monde immédiatement vécu du quotidien accessible à la responsabilité humaine — et un aspect invisible – le monde du sacré accessible à la responsabilité des dieux et des esprits —, que le double système de médiation centré sur la prêtrise et la royauté prend tout son sens historique en tant que pivot de la stabilité du monde.
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Mettre l’accent sur l’égalité, c’est se comparer inclusivement aux autres, mettre l’accent sur la liberté c’est se comparer exclusivement aux autres… L’égalité est une critique de la logique hiérarchique, la liberté est une critique de la logique du pouvoir. Dans le contexte républicain, la revendication de l’égalité est une dérivée de la décomposition partielle du fait religieux, la revendication de la liberté est une dérivée de la décomposition partielle du principe de la royauté. Les sociétés prémodernes sont ainsi bâties sur un double mécanisme qui tend d’une part à l’union, la structure religieuse qui orchestre une hiérarchie de valeurs, et d’autre part un mécanisme complémentaire bâti sur la force qui orchestre la segmentation sociétale, politico-économique pour simplifier (mais aspects historiquement indissociables, tout comme étaient indissociables les dimensions religieuses et royales de l’organisation sociétale). La Révolution française, qui acte peut-être de la manière la plus limpide le développement d’un processus de divorce entre le fait religieux et le fait royal sans les dépasser, est donc d’une cohérence absolue en imaginant pouvoir les réunir en tant que séparés au nom d’une exigence de fraternité. Cette exigence de fraternité est ici la preuve de la conscience au moins implicite de leur antagonisme dialectique, qui irrigue depuis lors l’approfondissement de ce divorce, aggravation qui se manifeste par un antagonisme de plus en plus irréductible de ces exigences d’égalité, de liberté et de fraternité dans les conditions présentes. Nous sommes face à une même crise : celle de l’articulation, ou plutôt d’une perte de l’articulation, de ce que la Révolution française appelait alors la liberté, l’égalité et la fraternité. Il y a, depuis, eu un double glissement, concernant au même titre la chose et sa conceptualisation.
La plus grande difficulté dans la contestation du pouvoir, sous sa nécessaire double apparence religieuse et royale, a pour origine le postulat, pour moi erroné, du caractère arbitraire de son institutionnalisation. Considérer, au nom de son caractère arbitraire actuel, que c’est une décision arbitraire qui a institué la structuration sociétale dont ce pouvoir est un moment, revient à nier sa dimension historique. Si c’est un acte arbitraire qui a institué le pouvoir, il n’y a aucune raison pour que ce caractère arbitraire ne puisse pas perdurer — la problématique se résout au final en une « simple » histoire de police et de rapport de force (selon la logique newtonienne ?) ; si au contraire ce caractère arbitraire est le résultat final d’une perte de substance historique, le résultat du renversement d’une positivité originelle, son renversement devient pensable malgré un rapport de force policier… Dans le premier cas, le rapport de force policier prime sur les valeurs, dans le second ce sont les valeurs qui priment sur la force — comme le démontre l’expérience. Dans le premier cas, la force est un système qui pourrait exister indépendamment des valeurs, dans le second la force n’est que l’expression d’un système de valeurs particulier, qui reste entièrement tributaire de ce système de valeurs. Dans le premier cas il faut surtout construire un rapport de force favorable (qui implique en retour l’établissement d’une force de stabilisation de ce rapport…), de l’autre il s’agit surtout de changer de système de valeurs (qui n’est que secondairement une question de rapport de force). Bien entendu, il y a malgré tout un rapport dialectique entre toutes ces oppositions… Bien entendu, la confrontation effective de deux systèmes de valeurs n’est pas pensable non plus sans un minimum de confrontation physique, sans un minimum de volonté de confrontation… Le sentiment de l’injustice est en effet une contradiction vécue entre un système de force et un système de valeurs dont la résolution, du moins la réduction, ne peut avancer sans intervention d’une volonté humaine de changer l’ordre des choses, indépendamment et en opposition radicale à toute notion d’automatisme ou de nécessité historique [4]. Il y a certes des inerties historiques qui font que le présent ne s’écrit jamais sur une page blanche, il n’empêche que si la reconfiguration du passé ne peut jamais être arbitraire, la liberté du présent s’inscrit dans sa malléabilité, cette liberté est entièrement tributaire de la possibilité de repenser et de reconstruire socialement et collectivement les continuités passées. Les sociétés humaines sont des sociétés historiques, non dans le sens linéaire où chacune apporterait sa pierre particulière à l’édifice, mais dans le sens où chaque société particulière est aussi une digestion, une métabolisation et une réinvention de toutes les sociétés passées. Il n’y a de rupture concevable dans le présent qu’en regard de l’invention d’une nouvelle continuité historique.
Dans toutes les sociétés qui précèdent l’époque moderne, celles-ci étaient bâties, à des degrés divers, sur l’orchestration de l’interdépendance des humains, entre eux et avec le monde : la modernité, a contrario, se caractérise bien par une destruction de plus en plus poussée, raffinée, de cette interdépendance organisée, socialement construite. Le projet de la modernité a été de détruire, de nier cette interdépendance : la négation de la société qu’elle a mis en œuvre n’en est que la conséquence. En fait, elle n’a pas tant nié cette interdépendance que remplacé une interdépendance interhumaine par une interdépendance de type mécaniste extrahumaine. Seule la modernité a considéré la pensée humaine comme une extériorité qu’il fallait éventuellement réduire : pour toutes les sociétés qui ont précédé la nôtre l’intelligibilité du monde était une dimension intrinsèque du monde, non une caractéristique extérieure que les humains auraient éventuellement la capacité de saisir : l’époque moderne ne comprend plus rien au fait religieux précisément à cause de cela… L’époque moderne n’est pas construite sur une critique de la religion, mais sur sa négation. Les religions ont historiquement été des intelligences de l’interdépendance (comme le suggère d’ailleurs l’étymologie) vues de l’intérieur de celle-ci. L’échec de la modernité est son incapacité de penser l’interdépendance, qui est devenue un trou noir philosophique. L’outil de cette négation est le marché, précisément à cause de ce qui séduit tant les modernes, à savoir son automaticité : mais cette dernière n’est que le résidu de la négation volontaire de l’interdépendance historiquement construite jusque-là : l’efficience du marché ne peut avoir de sens que si l’interdépendance n’en pas, peut être niée.
Ce n’est pas parce que la modernité conçoit le pouvoir en opposant sa dimension religieuse et royale, en contradiction avec toute l’histoire passée, que leur interdépendance ne lui est pas consubstantielle : elle est simplement masquée, travestie, niée. La solution n’est bien entendu pas de réinventer une nouvelle cohésion entre ces deux dimensions du pouvoir, mais d’achever le processus de leur distanciation en se passant réellement et de la religion et de l’autorité, même si cela passe par l’invention d’une nouvelle cosmogonie, par l’invention d’une nouvelle interdépendance entre les hommes et le monde, par l’invention d’une démocratie qui n’est plus un compromis dans la gestion d’un pouvoir désormais séparé, mais une démocratie reposant sur un nouvel équilibre entre égalité et liberté comme négation pratique du pouvoir, mystique par définition. Encore ne faut-il pas oublier que la démocratie ne peut être qu’une instance d’arbitrage entre les exigences intrinsèquement contradictoires de l’égalité et de la liberté, c’est-à-dire qu’elle est aussi substantiellement conflictuelle. En fait, l’articulation historique de la dimension religieuse et royale peut être considérée comme une façon de gérer la conflictualité sociétale, comme un moyen de la canaliser, de la normaliser : une société donnée atteint ainsi ses limites non pas tant lorsque cette conflictualité se manifeste, mais lorsqu’elle est niée, bridée, artificialisée, lorsque ses mécanismes de régulation ne remplissent plus leur rôle, bref, lorsqu’ils ne sont plus l’expression d’un système de valeurs qui est censé en assurer la stabilité relative, ou pour être plus précis, lorsque le système de valeurs à l’origine des mécanismes de régulation s’est suffisamment transformé pour rendre caducs ces mécanismes.
La difficulté pour le pouvoir est de toujours être en mesure d’adapter les mécanismes de régulation sans toucher au système de valeurs qui le légitime. Encore peut-on remarquer que, malgré leur interdépendance, les systèmes de régulation sont au final beaucoup plus souples que les systèmes de valeurs qui semblent constituer la véritable trame inertielle des sociétés humaines. Lorsque les médias remarquent aujourd’hui en se désolant que la « démocratie représentative » ne fonctionne plus, tout particulièrement à travers le phénomène majeur de l’abstention, il faut bien insister sur le fait que ce n’est pas l’institution en tant que telle qui serait en panne et qu’il serait possible de corriger en modifiant d’une manière ou d’une autre les règles électorales établies (proportionnelle, cumuls ou durée des mandats, etc.). Ce qu’il convient de remarquer c’est que l’institution ne rend pas compte de la métamorphose en cours du système de valeurs, et que le mécanisme de régulation qu’il exprime est de plus en plus visiblement en porte-à-faux face à un ressenti de la réalité qui perd pied. Ce n’est donc pas le mécanisme de régulation qui est en panne, mais l’effondrement du système de valeurs qui rend incohérent le fonctionnement « normal » des mécanismes de régulation établis, donc également dans la même mesure les modalités d’opposition, le modèle « standard » de conflictualité.
On est tenté de généraliser : ce qui est stable dans une société, n’est-ce pas ce qui correspond à ses valeurs, tandis que hors des valeurs se situerait l’aire de la modification ? On objectera à bon droit que l’hypothèse ainsi exprimée n’est pas aisée à vérifier, et surtout que le grand problème est celui du changement dans les valeurs et du changement comme valeur. Il reste qu’il doit y avoir une relation entre la stabilité de la norme et le mouvement de l’événement, entre ce qui se pense et ce qui se passe. (p249 – LD, HH)
Ce n’est pas parce que la modernité a institué l’individu que sa dimension sociale s’est évanouie pour autant : elle est seulement devenue honteuse et pathologique (p301 – LD, HH). Cette dimension sociale s’est ainsi idéologisée sous la figure du citoyen, sous la figure de l’homme social abstrait : on pourrait en conclure que la présente crise politique est en fait l’expression de la faillite de cette abstraction, la conséquence du fait que l’idéologie individualiste a si bien fini par détruire ce qui restait de la dimension collective encore vécue dans la vie réelle que sa traduction fictive dans la figure du citoyen s’effondre. La crise politique peut donc symétriquement se lire comme une crise de la fiction individualiste.
La modernité ne sait pas gérer l’altérité, le conflit, la contradiction, bref le négatif : ils sont depuis le début conçus et compris comme imperfection, comme décalage coupable par rapport au réel ou à la vérité, comme fossé à remplir, etc., qui doivent être comblés, compensés pour atteindre une sorte de plénitude, d’absolu, de perfection essentielle. Niant la conflictualité organique, elle la subit et l’aggrave en dénaturant la réalité… Ce savoir faisait partie de l’ensemble des sociétés prémodernes, et était un élément cardinal de l’articulation de tous leurs systèmes religieux d’avec leur temps. C’est pourquoi le dépassement du religieux est peut-être le plus redoutable défi que nous ayons à résoudre, parce qu’il est très loin de pouvoir être réductible à une trop vulgaire superstructure (comme certains, avec toute une époque, ont pu le penser). La question religieuse n’est pas du tout réglée en niant, en actant l’inexistence des dieux.
Si l’homme est un être social, ce n’est pas parce qu’il échange des biens ou des services, mais parce qu’il échange du lien [5], les biens et les services n’étant que les supports de cet échange, de cette construction de l’interdépendance : ce n’est au final que la modernité qui pense qu’il est possible de réduire cet échange à un échange de biens, de marchandises (c’est-à-dire de biens et de services qui prétendent faire l’économie de l’interdépendance : il y a ainsi une forme certaine d’équivalence entre l’appauvrissement des marchandises et l’appauvrissement des liens…). Ce n’est que notre modernité qui pense que l’échange de liens peut se réduire à l’échange de biens, que cet échange de biens peut remplacer l’échange de liens.
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Au fondement historique de l’État, il y a l’articulation nécessaire du religieux et l’autorité, du prêtre et du roi. Si l’État survit c’est que cette articulation n’a pas été dépassée : l’État est une construction magico-religieuse, et même si cette dimension est aujourd’hui, dans la modernité, plus ou moins diluée, invisibilisée, la survivance de l’État en reste malgré tout tributaire. Le religieux, comme phénomène de fait permanent de toute l’histoire de l’humanité, en tant que système partagé de valeurs, ne peut ainsi pas être évacué comme simple épiphénomène idéologique, comme lubie ou aliénation intellectuelle, etc. Il s’agit de comprendre son rôle historique de manière à devenir capables de restituer cette dimension dans une autre organisation antiétatique et conception antiétatique de la vie sociale.
Le triptyque anarchiste « ni dieu, ni maître, ni État » reste donc tout à fait d’actualité, à ceci près qu’il ne doit pas être dissocié : les formules « dieu+maître » nous renvoient en effet à la logique mafieuse, la formule « dieu+État » à la logique islamiste et plus largement théocratique, la formule « maître+État » à la logique bureaucratique. Malheureusement le terme évacué revient toujours par la bande ! On peut donc constater que l’exceptionnelle capacité de survie du capitalisme et du libéralisme politique réside au fond dans sa capacité à gérer à peu près équitablement l’affaiblissement des relations et des interdépendances entre les trois termes, les trois moments indissociables de la cohésion étatique sur le plan historique. Le combat qui nous réunit n’est ni la dénonciation d’un dieu, ni celle d’un pouvoir, ni celle de l’État : c’est celui de leur interdépendance. Ils tomberont ensemble, ou se relèvement toujours de leurs cendres, tel le légendaire phénix (légende culturellement associée aux premiers États ?).
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La réémergence actuelle de la notion de peuple est assez paradoxale : dans le contexte de la Révolution française, cette notion de peuple avait en effet été remplacée, subsumée, par le concept de nation [6]. Le peuple ne serait ainsi que la matière première informe de la nation, et la nation le peuple prenant conscience de lui-même. La nation est en effet, à suivre Mauss, une collection d’individus. Alors que la notion de peuple renvoie à l’existence d’un « être collectif », dans un sens « organique », la notion de nation renvoie, elle, à un agrégat de particules élémentaires interchangeables qui s’incarnerait dans une « individualité supérieure »… La notion de peuple, telle qu’elle est aujourd’hui invoquée fait plutôt penser à la prise de conscience d’une absence face à une prise de conscience que la nation ne rend plus compte de la crise vécue de l’être-ensemble. Dans ce contexte, un certain développement de l’islam n’est pas totalement incompréhensible : face à la crise de l’individualisme politique qu’exprime la perte de substance de la nation, l’islam, parce qu’il n’est pas construit sur un individualisme radical comme dans la modernité chrétienne, mais sur une « communauté des croyants », possède donc encore une forme particulière de sentiment du collectif qui fait aujourd’hui dramatiquement défaut dans le centre de la modernité, et qui par cela même réactualise une attractivité devenue négative. On peut d’ailleurs noter que le regain global de religiosité pour toutes les religions est partout construit sur une négation plus ou moins poussée de l’individualisme abstrait moderne : ce regain est donc une réponse biaisée, inversée, à un problème bien réel.
Louis,
Colmar,
le 3 août 2020
en finir avec ce monde