Des hommages et des saluts
(un peu d’histoire et d’hystérie passées et présentes)
Auparavant, nous avons évoqué le trucage géographique dont se sert le Pouvoir pour créer une distance inexistante entre ses formes de domination, d’une part, et entre les résistances auxquelles il se heurte, d’autre part.
Mais le Pouvoir se sert aussi des calendriers pour neutraliser les mouvements qui portent atteinte ou qui ont porté atteinte à sa nature essentielle, à sa consistance ou à sa marche normale.
D’où les dates commémoratives qu’il impose. Elles lui permettent de délimiter, de limiter, de définir et de stopper. Chaque jour du calendrier que l’En Haut admet dans sa chronologie est pour lui une manière de prendre le contrôle sur l’histoire. Avec ces dates, on congèle les mouvements, qui sont alors donnés pour achevés dans tous les sens du terme. Dans cette éphémérisation de l’histoire, En Haut il n’y aura rien qui atteste de processus et de mouvements qui se voient ainsi réduits à une simple date de commémoration.
De la sorte, ces dates se transforment en statues. Au Mexique, le 16 septembre et le 20 novembre ont ainsi été momifiés dès le départ de la longue ère de domination du PRI. Tous les ans, la camarilla de criminels de service, c’est-à-dire au gouvernement, se rendait au pied des monuments et assistait à des défilés dans le seul but de s’assurer que Miguel Hidalgo, José María Morelos, Vicente Guerrero, Francisco Villa et Emiliano Zapata étaient bien morts.
Le calendrier d’en haut ne comprenait pas que des dates d’exorcisme de morts gênants, il comportait aussi des dates où l’on vérifiait le contrôle exercé, comme les cérémonies du PRI pour le 1er Mai.
C’est sans doute ce qui a poussé le gouvernement PRD de la ville de Mexico, revendiquant ainsi ses profondes racines « priistes », à vouloir faire officiellement du 2 octobre un jour fêté, par l’entremise des participants vieux en idées du mouvement étudiant de 1968. Comme si, de cette manière, on voulait prendre le contrôle sur une jeunesse de la capitale digne et enragée.
Je suis d’ailleurs presque convaincu qu’en chaque endroit de la géographie mondiale multicolore le Pouvoir a érigé des statues et fixé des points de contrôle dans son calendrier.
Un fois encore, c’est de Grèce que des voix nous sont parvenues pour signaler que, dans le but de saper la rage mobilisatrice de la jeunesse, le gouvernement local avait avancé la date des vacances.
Cependant, la brise libérale s’est transformée en un ouragan néolibéral, qui a débouché sur la mondialisation. Et avec elles se sont mises à trembler les bases cimentant les classes politiques... et leurs us et coutumes.
Au Mexique, le 1er Mai n’a plus jamais été le même. Il a cessé d’être ces courbettes et remerciements sans fin à Monsieur le Président lorsque les appareils syndicaux se sont fissurés et que les travailleurs ont transformé le défilé qui devait être celui de cortèges serviles en une grande marche de protestation et de revendication. Un cocktail Molotov a alors explosé contre les portes du palais national. L’année du calendrier ? 1984. Quelques mois plus tard, moi, je connaissais une de mes morts et une de mes naissances dans les montagnes du Sud-Est mexicain.
Le défi intermittent des travailleurs de la ville, auparavant circonscrit à la gauche, a atteint les grandes centrales syndicales. Le cri est redevenu un murmure, c’est vrai, mais il est toujours là, latent. Un personnage tel que Fidel Velázquez, mort bien avant d’être enterré, était le signal qu’il fallait chercher de nouveaux personnages assurant le contrôle, autrement dit de nouvelles courroies de transmission permettant aux projets d’en haut d’être transmis du dominant au dominé. On a donc vu surgir de nouveaux dirigeants syndicaux corrompus, des « néo-charros », qui n’étaient ni ne sont pas si nouveaux que cela. La preuve, en voyant un dirigeant de syndicat officiel d’aujourd’hui et en regardant la photo de l’un de ceux d’avant, on se demande forcément si on n’a pas fait erreur sur la date !
L’appareil de contrôle exercé par le Pouvoir sur les travailleurs de la campagne et de la ville semblait vivre dans un portrait de Dorian Grey (je ne suis pas sûr que ce soit comme ça qu’on l’écrit) : en dépit de sa décrépitude, il présentait toujours un aspect reluisant, frais, efficace.
Mais le miroir s’est brisé et son vieillissement est devenu visible aux yeux de tous.
Les nouvelles têtes du contrôle à la campagne et à la ville, les « néo-charros » du syndicalisme ouvrier et des centrales paysannes se sont alors aperçus que leur tâche n’était plus de servir de tampon... - qu’on me pardonne, je vais dire un gros mot - de servir de tampon à la lutte de classes et de gérant des exigences des ouvriers et des paysans (au Mexique, c’est le rêve impossible de l’UNT et le Dialogue national qui va avec). Non, il s’agissait maintenant d’implanter les nouvelles tactiques et stratégies du capitalisme sauvage dans les usines, dans les commerces et dans les banques, et à la campagne. Je n’en dirai pas plus sur cette réorganisation de la force de travail, il ne manque pas d’excellents textes qui en parlent très bien dans notre pays.
À la campagne, la perle de la couronne néolibérale a été la réforme réactionnaire de l’article 27 de la Constitution mexicaine, qui fut mise en place par celui qui est aujourd’hui scribouillard assidu d’un journal progressiste, mais qui reste un criminel : Salinas de Gortari.
Bien qu’il ait toujours eu des rêves de grandeur et souhaité figurer en bonne place dans le calendrier des hommages et commémorations, Salinas de Gortari n’a jamais été autre chose qu’un employé des grandes puissances du capital international, un simple administrateur qui a d’abord accédé au pouvoir grâce à une scandaleuse fraude électorale (quoique pas aussi scandaleuse que celle de Felipe Calderón), puis, ensuite, a voulu imposer à ses subalternes, c’est-à-dire à ses gouvernés, un pays virtuel du premier monde.
Et ça a marché... Jusqu’à ce que, un 1er janvier, il y a quinze ans, un fusil indigène en bois casse son écran d’ordinateur, son clavier et son Mauser... Euh ! Je veux dire son « mouse »... Et, à en juger par les âneries sans queue ni tête qu’il écrit aujourd’hui, le disque dur aussi. Contre ça, même Bill Gates ne peut rien.
Le crime de cette contre-réforme à l’article 27 de la Constitution, crime perpétré avec l’aval de ceux qui sont aujourd’hui des « chantres » de la démocratie et des « défenseurs » du peuple dans les rangs des lopézobradoristes, a été dans les terres indigènes d’ici un détonateur de la croissance quantitative et qualitative, en nombre de recrues et en territoire, de ce que le monde connaît aujourd’hui sous le nom d’Armée zapatiste de libération nationale.
Mais nous avons déjà parlé de cela auparavant.
Les manières et les méthodes de Salinas de Gortari et de l’employé des multinationales Zedillo Ponce de León tenaient plus de celles du contremaître d’hacienda qu’à celle d’un gérant des ventes, aussi le grand capital a-t-il décidé de tenter le coup avec un autre, aussi médiocre que ses prédécesseurs mais qui avait fait sa carrière commerciale chez Coca-Cola, à savoir, un Vicente Fox qui manifestait déjà des symptômes de maladie mentale lors de sa campagne électorale et qui attenta contre le calendrier d’exorcismes du PRI, poussant l’ignorance habituelle de l’histoire de notre pays qu’affichent les membres du Parti d’action nationale (PAN) aux célébrations patriotiques.
L’exercice de son mandat a été si maladroit que le PAN et les amis qui l’accompagnent ont dû avoir recours à une fraude électorale de proportions gigantesques pour remporter la présidence d’une République mexicaine désormais agonisante.
Au fait, le gouvernement de Felipe Calderón a récemment lancé une campagne médiatique dans laquelle il exhorte les citoyens à signaler la démarche bureaucratique qui leur semble la plus inutile.
Les zapatistes, tous et toutes, ont leur propre avis sur la question. La démarche la plus inutile, c’est les élections présidentielles : outre qu’elles reviennent très très cher et que nous avons tous à supporter les âneries que profèrent et répètent tous les candidats, de toute façon c’est ailleurs que l’on décide qui va s’asseoir sur le trône.
Cependant, tandis que le Parti d’action nationale brandit l’étendard de l’ignorance historique, le mouvement lopézobradoriste dresse celui de la conviction hystérique. Ils réécrivent leur histoire et celle de leurs compagnons de route. (Il y a peu, à la mort de Gustavo Iruegas, prétendument chargé de l’inexistante politique extérieure de leur « gouvernement légitime », on a écrit un bref portrait de lui avec une biographie dont le but était de faire oublier qu’il avait été membre de la délégation du gouvernement de Zedillo lors de son dialogue saboté avec l’EZLN, occasion pendant laquelle il a prononcé cette phrase désormais classique dans les cercles gouvernementaux : « Les zapatistes, il faut les frapper pour qu’ils dialoguent » - en mutilant sa propre histoire de cette manière, on espère sans doute éviter que ses fidèles sachent véritablement qui ils soutiennent et suivent.) Grâce à une telle mutilation de leur histoire, ils peuvent occulter que la plus grande partie de ceux qui sont à la tête de leur mouvement ont laissé et continuent de laisser leurs prétendus ennemis leur faire du pied, politiquement parlant.
On nous accuse d’être sectaires et intolérants mais, à vrai dire (ha !), aucun mouvement au Mexique n’a manifesté un tel degré de sectarisme, d’intolérance et d’hystérie que celui qui menace aujourd’hui, sous l’égide de Manuel Andrés López Obrador, de sauver ce pays.
Cette hystérie devient carrément de la schizophrénie quand, en se regardant dans la glace, ces intellectuels affirment : « Nous sommes réellement les seuls qui font quelque chose pour ce pays, nous ne voyons sincèrement personne d’autre. » Dans les manifestations et mobilisations de leur mouvement, ils ne se lassent pas de commenter que l’orientation qu’ils lui donnent lui va à ravir : « ... mon cher ami. Ma seule présence en fait un mouvement historique. » En effet, c’est historique le nombre de fois que ce mouvement s’est qualifié d’« historique ».
Quand on voit combien ces veufs et veuves du palais national font tout ce qu’ils peuvent sans posséder le pouvoir, imaginez ce qu’ils feraient si leur illustre bien-aimé s’était assis sur le trône présidentiel.
Bref, quoi qu’on en dise, les manières et les méthodes, les us et coutumes de la classe politique mexicaine sont dans une crise totale. Même s’il y a encore des cascadeurs spécialisés en politique professionnelle. Nous reviendrons là-dessus dans un moment.
Ces derniers temps, nous avons vu comment le Pouvoir de l’une ou l’autre couleur, à coups d’hommages, est parvenu à domestiquer certaines et certains de ceux qui sont en mesure d’adopter une position critique face à lui. Ainsi neutralisés (« Bon dieu, comment critiquerais-je celui qui m’a donné une telle médaille et/ou un tel chèque ! »), ces personnalités autrefois critiques du système et de ses gouvernements deviennent de simples courroies de transmission de la vérité de service.
Avant, pour arriver à un tel résultat, il fallait leur donner une ambassade ou au moins un consulat. Aujourd’hui, il n’y a plus besoin d’aller aussi loin. Il suffit de ronds de jambe dans des dîners ou des réunions, d’un hommage aux frais du contribuable, de couper le cordon d’inauguration de quelconque travaux d’aménagement, de quelques brèves dans les journaux et... Chazam ! Ça fait un porte-parole de plus des deux gouvernements que nous subissons actuellement au Mexique.
Les hommages sont si alléchants pour les intellectuels que nombreux sont ceux qui ne résistent pas à la tentation et qui, faute de partisans disposés à leur en faire, se les organisent eux-mêmes, comme cet autre crétin, prétendant trahir l’université dans laquelle il travaille, qui s’arroge, inspiré par l’alcool, le droit de calomnier et de critiquer les mouvements aux Mexique et dans le monde et de leur donner des ordres, du haut des confortables pages d’un journal. Non content de cela, pour racoler des fidèles il en est arrivé à qualifier d’« héroïques » les « non-délinquant(e)s » du mouvement lopézobradoriste prenant la défense du pétrole.
Les courroies de transmission corporatistes ne sont cependant pas les seules à toucher à leur fin. La médiation et la gestion n’opèrent pas que dans le secteur de l’économie. L’État aujourd’hui agonisant a également créé ses médiateurs et ses garçons de course dans le secteur artistique et culturel, dans la communication, dans la connaissance. Il les a d’abord courtisés à coups d’hommages et d’éloges, puis il les a séduits avec des prix et des bourses, enfin il en a fait ses employés pour qu’ils soient ses médiateurs face à quiconque se refusait et se refuse à courber l’échine.
Toutes les institutions chargées de cette médiation et de cette gestion sont ou seront en crise. La ligne de démarcation entre les camps opposés est devenue si étroite que l’on est tenu aujourd’hui de choisir son camp. De sorte qu’il existe aujourd’hui des organisations paysannes de gestion qui font appel à la police et aux juges des tribunaux pour réprimer et persécuter d’autres paysans sans terre, des intellectuels et des dirigeants de la lutte sociale qui applaudissent la répression policière des blocus que l’Autre Campagne a réalisés dans le District fédéral (DF) en soutien à Atenco, en mai 2006, alors qu’ils furent protégés par cette même police dans le campement lopézobradoriste du DF, d’août à septembre de la même année.
Alors, gardez-donc vos médailles, économisez-vous vos chèques et filmez-donc des vidéos de vos hommages, car le monde n’est plus le monde, pas plus que le peuple n’est le même.
En effet, si je ne me trompe pas, notre festival a pris à contre-pied leurs calendriers et il existe, dans cette autre voie, d’autres calendriers qui s’ébauchent, en bas.
Sur l’année 2009, on nous a rabâché jusqu’à la satiété que la mondialisation est en crise et que nous devrons tous en payer le coût. C’est toujours comme ça : en période de crise, le capitalisme devient profondément « démocratique ».
Il y a pourtant beaucoup de choses à célébrer : par exemple, les vingt-cinq ans de Botellita de Jeréz [1] ; les dix ans du mouvement étudiant de défense de l’université publique et gratuite au Mexique ; les leçons que donnent les adolescents grecs ; les enseignements des chômeurs d’Argentine ; la soif de justice des Autres Femmes et des Autres Hommes en terre new-yorkaise ; la constance rebelle dans la France d’en bas ; l’espoir décharné et la lutte de la Bolivie indigène dans cette belle thèse que nous a exposée Oscar Olivera ; la pléiade de résistances en Amérique latine qu’a évoquée pour nous Raúl Zibechi ; l’urgente et salutaire tâche de réhabiliter mon général Sandino que revendique la commandante Mónica Baltodano, véritablement sandiniste, à nos yeux, elle, ou encore les cinquante ans de leçon de dignité que donne le peuple de Cuba.
Nous avons donc dit comment les hommages endorment et domestiquent l’opposition critique et combien les intellectuels et les journalistes sont vulnérables à de tels chants de sirènes.
Certaines personnes résistent pourtant à ces hommages, dans leur acharnement à vouloir être conséquentes.
Le compañero Adolfo Gilly est avec nous aujourd’hui et j’ose l’appeler « compañero », non pas parce qu’il appartiendrait à l’EZLN ou serait membre de l’Autre Campagne, mais en raison de sa longue histoire de lutte aux côtés de ceux d’en bas et à gauche.
Les zapatistes ne rendent hommage qu’à leurs morts, ne courtisent personne avec de bons repas, des prix et autres médailles et n’invitent personne à couper le cordon inaugural de résidences secondaires.
Nous les zapatistes, nous nous contentons de saluer.
Et aujourd’hui, nous voulons saluer cet homme.
Nous l’avons toujours considéré un homme de gauche conséquent, même si en certaines occasions, comme dans le cas de l’OkupaChe, nous n’avons pas été toujours d’accord avec ses analyses ou positions.
Nous ne le saluons pas seulement parce que, lorsque l’hystérie lopézobradoriste éclairée nous a attaqués et calomniés, il a su nous faire savoir, à sa manière, qu’il ne partageait pas le discrédit dont on nous accablait si joyeusement là-haut et qu’il entrevoyait les mêmes dangers que ceux dont nous avertissions la population.
Nous ne le saluons pas seulement parce que l’on peut trouver, dans nos campements, cassé et malmené, comme tous les livres que l’on lit et relit, son ouvrage La Révolution interrompue, dont le prologue à la première édition, écrit de la prison de Lecumberri où il était prisonnier politique, s’achève sur ces mots : « Aujourd’hui plus que jamais, la phrase écrite par Lénine sur la dernière page de L’État et la Révolution, la révolution d’octobre 1917 l’ayant empêché de compléter son œuvre, est vraie : "Il est plus agréable et profitable de vivre la révolution que d’écrire sur elle." »
Non, nous le saluons aussi et surtout pour sa vie, ce qui est une autre manière de dire sa lutte.
Salut, don Adolfo. Portez-vous bien où que vous alliez et sachez que vous occupez une place dans notre cœur, dans notre histoire. En dépit d’en dépit de ceux que cela gênera, que cela fasse mal ou non, quand bien même ce sont des compañeros de La Otra qui ont fait ce que nous n’avons pas fait, nous, à savoir, manquer du respect dû aux compañeros, quand, défiant toutes les critiques et les menaces que nous avons reçues, nous les avons soutenus en tant qu’OkupaChe, nous ne renions pas le fait d’être vos compañeros. Pas plus que nous ne renions Adolfo Gilly en tant que notre compañero.
Et salut à tous et à toutes les rebelles qui dresseront en 2009 leur engagement digne et enragé.
Merci beaucoup.
Sous-commandant insurgé Marcos.
Mexique, le 3 janvier 2009.
P.-S. : Sept contes pour Personne.
Conte 2
Le marxisme selon l’insurgée Erika
Après avoir gravi plusieurs collines et une montagne à travers milpas et champs de tournesols, j’arrivais à la caserne de l’un de nos bataillons d’insurgés. Je me sentais « positivement foutu » (expression employée par celui qui était notre chef il y a vingt-quatre ans) mais satisfait d’avoir achevé mon voyage, en dépit de la chaleur d’un soleil qui ressemblait plus à celui d’avril que de novembre. Durant tout le trajet, paysages et situations renvoyaient mes pensées aux premières années de l’EZLN, à nos souffrances de l’époque, à nos songes de toujours. Si ce n’est les dernières pluies tombées, ce que nous appelions « l’été de novembre » semblait vouloir s’éterniser et défier le calendrier... et la géographie. En effet, l’Autre Nord avait surgi dans le soleil, allongeant les heures du jour. C’est sans doute ce qui m’avait fait me rappeler notre circuit dans cette partie du Mexique dans le cadre de l’Autre Campagne.
Je me suis alors souvenu de la pénible ascension à travers le Nayarit et le Sinaloa, de la traversée de la mer de Cortés pour atteindre la Basse-Californie du Sud, puis la remontée vers la Basse-Californie et, longeant la frontière de l’empire de la bannière étoilée, l’arrivée au Sonora. Oui, ma pénible bataille pour parvenir au sommet de la montagne m’avait remis en mémoire un souvenir double, mêlé.
Le Nord lointain, celui du Wixaritari, celui du Yaqui, celui du Mayo Yoreme, celui du Tohono O’Odham, celui du Comca’c, celui du Pima, celui du Triqui-Zapotèque-Mixtèque (c’est que l’Oaxaca est sacrément étendu !), celui du Kumiai, celui du Kiliwa, celui du Cucapá, celui du Rarámuri, celui du Tepehuano, celui du Caxcán, celui du Pamé, celui du Kikapú, celui des travailleurs et travailleuses des maquilas, celui des migrants de là et de l’étranger, celui des jeunes, celui des étudiants et des professeurs, celui des petits commerçants, celui des paysans sans terre ou sur le point d’en être privés.
Les nouvelles d’en haut parlent du Nord mexicain, certes, mais elles parlent d’enlèvements, d’émeutes, d’assassinats, d’affrontements entre de prétendus narcotrafiquants et les troupes fédérales, d’opérations commando policières et militaires, de destruction de l’environnement, de corruption gouvernementale et d’abus d’autorité.
Comme si le nord de notre pays n’était qu’un repaire de loups affamés se rassasiant de la proie la plus appropriée.
Comme s’il n’y avait pas Autre Chose.
Le fait est que chacun de ses États et chacune de ses régions offre une synthèse du Mexique tout entier.
En haut, rien ou presque rien n’a changé, si ce n’est les nom et prénom de ceux qui ordonnent la destruction et la marque déposée qui les sponsorisent. En haut, on continue d’appliquer les mêmes méthodes d’exploitation, de spoliation, de répression et de ségrégation qu’il y a deux cents ans, quand la couronne espagnole plantaient ses milliers de crocs dans les terres indiennes de ce qui allait devenir le Mexique, ou qu’il y a cent ans, quand les pouvoirs de l’Europe et des États-Unis baignaient leurs richesses dans le corps sanglant du régime porfiriste.
Et en bas ? Est-ce la même chose qu’il y a deux cents ans ? Qu’il y a cent ans ?
Bref, pour en revenir à ma colline, je suis arrivé à grimper au sommet, ce qui, à mon âge avancé (pardon, je veux dire, à mon jeune âge), peut être catalogué comme un exploit.
Après avoir nettoyé mes armes et m’être installé du mieux que je pouvais dans un coin du campement, j’ai assisté à la cérémonie organisée par la troupe d’insurgés locale pour fêter le vingt-cinquième anniversaire de l’EZLN.
« La » programme culturel, comme le disent mes compañeros en prenant plaisir à défier les règles de la langue espagnole, était l’habituel : chansons aux rythmes déconcertants et aux paroles sans rime aucune, poésies plurielles et individuelles, journaux muraux, etc.
À un moment, ce fut le tour d’une compañera tseltal, une nouvelle recrue récemment arrivée en ces lieux et en plein apprentissage de l’espagnol, dont elle ne possédait que des rudiments. La compañera, s’adressant à l’auditoire, déclara sans ambages :
« Compañeros et compañeras, je vais avoir l’immense plaisir de vous lancer une bombe ! »
Le désarroi qui en suivit est digne d’anthologie (en réalité, ça a été le bordel le plus complet, mais j’essaie de soigner mon vocabulaire), les plus récemment arrivés courant en tout sens tandis que les vétérans comme moi se sont jetés par terre, rampant à la recherche de l’abri précaire de troncs attachés par des lianes.
La compañera, imperturbable, s’imaginant qu’une telle attitude était sans doute dans les mœurs des insurgés, poursuivit :
« Alors, voilà ! », dit-elle, sur quoi nous avons tous enfoncé la tête dans le sol... Mais, au lieu de l’explosion attendue, nous avons entendu :
« Bombe, bombe, le Felipe Calderón, il a une tête de slip ! »
Évidemment, nous nous sommes aussitôt relevés du mieux que nous pouvions et, tout en essayant de débarrasser nos uniformes de la boue, nous l’avons applaudie à tout rompre.
Avec force café et biscuits en forme d’animaux (sans vouloir n’offenser personne), nous en étions à tenter de faire passer ce mauvais moment quand l’insurgée Erika s’est assise à côté de moi et m’a lancé :
« Eh, Sup, je veux que tu vas m’apprendre à faire des poèmes. Parce que, tu vois, avec les bombes je m’en sors, mais j’ai beau me concentrer, pas moyen d’avoir la tonne. »
La gorge obstruée par une girafe, j’ai mis un bon moment avant de pouvoir lui répondre. L’insurgée Erika en a conclu que j’hésitais, aussi a-t-elle surenchéri :
« Allez, Sup, si tu m’apprends, moi je te raconterai un conte que j’ai lu. »
Les contes des zapatistes sont très, comment dire, autres, comme vous pourrez vous en rendre compte quand la Lupita et la Toñita vous raconteront ce qu’elles ont préparé, ce qui fait que moi je n’arrivais toujours pas à avaler mon biscuit en forme de girafe. L’insurgée Erika a donc pris mon silence pour un « oui » et a démarré avec le conte que voici et que j’essaie de reproduire en respectant dans toute la mesure du possible sa façon de le raconter.
« Eh bien ! Voilà, il y a une fille, hein, qui parle, quoi. Elle avait quelque chose comme quatorze ans, hein, alors elle avait entamé ses quinze ans, hein, donc elle en avait seize (l’insurgée Erika ne le disait pas, mais elle a donné à l’héroïne le même âge que le sien quand elle a rejoint l’EZLN et elle a truqué le calendrier de la même façon qu’elle l’avait fait pour être acceptée chez nous). Alors, cette fille, elle étudiait ce qu’est la philosophie avec un professeur qu’elle avait et j’me souviens plus d’où elle le tenait mais ça fait rien, voilà comment c’est le conte. Alors, voilà qu’on l’appelle avec son professeur pour étudier la philosophie et la fille dit que d’ac’ elle arrive et elle part chercher son professeur qui vit dans une cabane dans le bois. Mais la fille, elle n’avait pas prévenu sa mère, alors elle est comme qui dirait partie sans ordre du commandement. Bon, ça fait que la fille elle a commencé à marcher, hein, et elle est entrée dans le bois, hein, et elle est tombée sur un ancien, hein, un vieux avec un ordinateur qu’il n’arrêtait pas de reluquer, hein, pas moyen qu’il le quitte des yeux, hein, et la fille elle le salue, quoi, mais le vieux saligaud y réponds rien, les yeux collés sur l’ordinateur. Bon, alors, la fille elle s’est énervée, hein, normal, et elle lui dit plus fort à ce mec, dans le genre qu’elle le gronde, hein. Bon, alors, ça fait qu’on lui répond et la fille, elle demande au vieux saligaud ce qu’il fabrique, mais il lui dit pas le vieux saligaud sinon qu’il lui répond - "vieux saligaud", c’est moi qui le dis, pas la fille, mais tu vas comprendre après pourquoi, hein.
« Bon, alors, le vieux saligaud il lui dit pas ce qu’il fait, sinon qu’il met du temps à répondre. Bon, alors, il dit toujours pas ce qu’il regarde sur son ordinateur, mais bon, à la fin il lui dit : "Je ne veux pas perdre un centime et je suis en train de compter. - Ah ! Alors, t’es comme qui dirait un homme riche ?", elle lui dit la fille. "Ouais", qu’il dit. C’est comme ça qu’il a répondu, le vieux. Bon, alors, sur quoi la fille lui dit "Très bien" et elle lui dit au revoir, hein, comme quoi ça l’intéressait pas de savoir ce qu’il faisait le vieux saligaud à compter ses sous. Bon, alors, sur quoi la fille elle est partie et quelques mètres plus loin, elle a rencontré une autre fille. Elle lui dit bonjour et l’autre elle lui donne une boîte d’allumettes. Bon, alors, sur quoi la fille elle lui demande combien ça coûte et l’autre elle lui dit que un peso. Bon, alors, sur quoi la fille elle cherche dans ses poches pour voir si elle a de l’argent et elle en a. Bon, alors, sur quoi l’autre elle en pleurerait presque et elle lui dit que ça fait des années que personne lui achète. "C’est pas juste, pourtant il y a un homme riche là", lui répond la fille, hein, sur quoi elle lui dit aussi qu’elle va emmener l’autre le trouver. Bon, alors, sur quoi elles arrivent et trouvent l’homme riche et il leur répond pas le vieux saligaud. Et elles lui parlent pendant un bon bout de temps, jusqu’à ce que la fille elle recommence à s’énerver et elle l’engueule au vieux saligaud et là il les écoute. Bon, alors, sur quoi la fille elle lui explique au vieux saligaud qu’il faut qu’il aide l’autre qui vend ses allumettes. Mais le riche il leur répond rien. Alors, la fille elle s’énerve encore une fois et elle l’engueule encore une fois au vieux saligaud et là le riche il lui répond qu’il ne va pas aider l’autre, qu’il a besoin de beaucoup d’argent et qu’il lui a déjà dit qu’il ne voulait pas perdre un centime. Bon, alors, sur quoi ils se mettent à se disputer comme quoi il faut aider l’autre fille et le riche s’obstine à dire qu’il ne va pas le faire. Alors, la fille lui dit que ce n’est pas juste ce qu’il fait, parce qu’il est très riche. "Oui, c’est vrai, dit le vieux saligaud, mais moi j’ai travaillé à la sueur de mon front, j’ai commencé avec très peu et après j’ai fini par devenir riche. Si vous faites pareil, vous deviendrez riches vous aussi." C’est ça qu’il disait le vieux saligaud. Bon, alors, sur quoi ils continuent à discuter comme quoi il fallait qu’il aide l’autre mais cette fois ils en étaient à se chamailler. Bon, alors, sur quoi l’autre elle s’est mise à parler de la justice et le riche a répondu que la justice ça existe entre compères, ce que j’ai pas vraiment compris ce que ça veut dire mais ça avait l’air d’être une embrouille.
« Bon, alors, sur quoi ils recommencent à se disputer, hein, que c’est pas croyable qu’il ne comprenne pas le vieux, hein, et là la fille elle s’énerve pour de bon. Bon, alors, la fille elle finit par lui dire au vieux saligaud : "Si tu ne l’aides pas je vais te cramer et tu va mourir avec tes idées qui servent à rien." Et toutes les deux elles lui disent qu’elles vont allumer une allumette, parce qu’elles s’étaient évidemment unies dans la lutte révolutionnaire les deux filles, autrement dit elles s’étaient organisées. Bon, alors, sur quoi le riche se rend compte que la situation est mal barrée parce qu’il va se faire cramer et là il dit que oui il va aider l’autre et il s’excite, mais les deux elles ont déjà mis le feu à son ordinateur et le vieux saligaud il disparaît d’un coup. Bon, alors, avec difficulté la fille elle éteint le feu et elle repart pour rejoindre son professeur, hein, et là lui il lui raconte que le thème d’aujourd’hui ce sera le marxisme, parce que la fille elle s’appelait Karla Marx, hein. Bon, alors, sur quoi ils se mettent à étudier comment c’est l’idée de Marx sur les riches et les pauvres. Et le professeur, il a mis ça sur trois niveaux, avec quelque chose sur la superstructure de la société, mais je ne me rappelle pas bien. Mais moi je dis qu’elle est bonne cette idée, hein, parce que comme ça ça réveille les gens comme quoi ils sont exploités et comment le capitalisme grandit et les travailleurs n’en voient pas une miette et ils font rien que travailler et avec ce qu’on les paye ça suffit pas. Ça réveille les foutus, quoi. Sur quoi les ouvriers et les paysans ils se sont rendu compte de ce qui se passe réellement dans ce pays. Mais moi je crois que ça ne suffit pas avec cette idée. Ce qui vient après, c’est nous toutes qui devront le faire. »
L’insurgée Erika avait raconté son conte d’une tirade, presque sans faire de pause, comme si elle craignait d’oublier ce qu’elle avait lu.
Pendant que je l’écoutais, j’avais avalé de travers une vache, un éléphant, un chat et un chien, tous en biscuit, hein.
L’insurgée Erika attendit patiemment que je réussisse à tout avaler (la boulette constituée par les biscuits en forme d’animaux ainsi que l’hypothèse théorique, historique et de dimension du genre qu’elle avait envisagée).
Quand j’ai pu à nouveau respirer, je lui ai dit :
« Il est bien, mais moi, j’avais cru comprendre que c’était un homme qui s’appelait Karl Marx. »
Sans vaciller, l’insurgée Erika m’a rétorqué : « Ah ! Mais ça c’est un conte de ces foutus hommes, moi dans ma tête j’ai compris que c’était une femme. »
Sur quoi l’insurgée Erika est allée prendre son tour de garde au poste de contrôle à l’entrée de la caserne. Évidemment, de mon côté, je lui avais promis de lui donner un livre qui expliquait comment faire des poèmes... ou des bombes yucatèques ! Que pouvais-je faire d’autre ? Au fait, s’il y a quelqu’un qui peut me fournir le titre d’un tel livre, hein, qu’il me l’envoie ici.
C’est fi-ni.
Sous-commandant insurgé Marcos.
Mexique, le 3 janvier 2009.
Traduit par Ángel Caído.