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À propos des mémoires de García Oliver (Historia Libertaria n° 4 mars-avril 1979)

Contre la bureaucratie et le « caudillisme naturel »

dimanche 25 octobre 2020, par Abel Paz (Date de rédaction antérieure : 1979).

À l’occasion de l’édition en français du premier tome des mémoires d’Abel Paz, nous publions cet article [1] paru dans la revue madrilène Historia Libertaria. D’une existence éphémère (1978-1979), cette revue prit comme thème de son quatrième numéro les mémoires de Juan García Oliver, El eco de los pasos (L’Écho des pas, une traduction française parfois un peu rapide, a été publiée par le Coquelicot en 2014).

Pour son numéro 4, Historia Libertaria avait également invité José Peirats, Juan Manuel Molina, Ricardo Sanz, Eduardo Guzmán, Fidel Miró, Marco Alcón, Paulino Díez, Severino Campos, tous anarcho-syndicalistes, Felipe Díaz, du Conseil de défense de la Généralité, et Julián Gorkin, du POUM.

Extrait de l’introduction : (…) Avec l’autorité que lui confère ses années d’études sur les péripéties au sein des rangs libertaires au cours de l’histoire récente, Abel Paz opine sur la version de Juan García Oliver au sujet du controversé plénum régional et local du 23 juillet 1936 à Barcelone.

Pour commencer, disons qu’un livre de mémoires est une œuvre de témoignage et par là même subjective. Un livre historique, c’est autre chose. Lorsqu’il y a plusieurs témoignages, il faut rechercher la part de vérité de chacun. Un historien admet difficilement comme valide un fait rapporté dans un ouvrage de mémoires si ce même fait n’est pas confirmé par d’autres fonds. Néanmoins, il peut arriver que ce qui est relaté dans des mémoires ait été réellement et personnellement vécu, c’est-à-dire dans le domaine des « conversations privées ». Mais même dans ce cas, au vu des prolongements historiques, on peut mesurer leur portée…

Dans le cas des « mémoires » de García Oliver, de la première à la dernière page, on ne peut les lire en faisant abstraction de l’histoire. Les témoins principaux, Indalecio Prieto, Largo Caballero, Marcel Rosenberg, Antonov-Ovseïenko, Durruti, etc., sont morts. Face à ce fait l’unique chose importante des mémoires de G.O. est sa trajectoire militante et son jugement critique sur la guerre et la révolution espagnoles, particulièrement sur tout ce qui touche au rôle que la CNT et la FAI ont joué dans l’une et l’autre.

Ça va bientôt faire quarante ans que se sont déroulés ces événements. Depuis et pour des raisons incompréhensibles, ni la CNT ni la FAI n’ont été capables de formuler un jugement critique sur leur action entre 1936 et 1939. Le livre de José Peirats [2] est un apport considérable par ses documents et aurait pu servir de base à l’analyse que nous avons pointée. Mais les militants de la CNT et de la FAI ne se sont pas saisis de ce travail. Seul l’Anglais Vernon Richards, dans son essai critique sur la révolution espagnole [3], a tenté d’argumenter sur la raison du comportement de la CNT et de la FAI en ces années. Mais tout le travail reste à faire.

En se décidant à écrire ses mémoires, García Oliver aurait parfaitement pu combler ce vide. Pareillement, il aurait pu accomplir une grande œuvre d’historien en s’attachant plus, beaucoup plus, sur ce que fut le Comité central des milices de Catalogne. La « question marocaine [4] », d’un intérêt crucial pour comprendre l’embrouillamini politique international de la révolution espagnole, n’est pas non plus suffisamment développée, alors que García Oliver avait été le grand inspirateur de ce projet. Pourquoi ?

À la lecture des mémoires de G.O., un lecteur avisé a la triste impression que toute l’ardeur mise par l’auteur à se « grandir » se retourne contre lui. Il tresse son œuvre autour de deux idées clés : n’avoir pas été écouté le 22 juillet 1936 et les maladresses de Durruti, occasion qu’il saisit pour écrire un anti-Durruti.

On peut avoir l’opinion qu’on veut de Durruti, et García Oliver peut bien penser ce qui le chante du personnage, mais ce que personne ne peut contester est que Durruti, nageant à contre-courant, a eu la chance de mourir en révolutionnaire là où García Oliver était déjà ministre de la justice... Pour nier ce fait, G.O. recourt aux anecdotes, dont certaines ont été démenties par la réalité.

Le fait que je sois l’auteur d’une biographie de Durruti (et soit dit en passant, qui a coûté beaucoup de travail sans la moindre aide de G.O., qui a pourtant été sollicité plusieurs fois) face aux jugements de G.O. ne diminue en rien mon travail. Il est possible que je me sois emporté en certaines occasions mais G.O. peut-il nier l’influence de Durruti sur les jeunes libertaires ? J’avais seize ans à l’époque… Et même s’il en est ainsi, je ne regrette rien, même si parfois je me reproche de ne pas avoir été suffisamment critique.

Avec beaucoup de pertinence, Peirats a écrit qu’en pénétrant en Aragon Durruti n’a pas été une pièce de la CNT-FAI mais que l’Aragon est devenu l’axe central. Je sais bien que pour G.O. mentionner Peirats est comme évoquer la corde dans la chambre du pendu mais, que ça lui plaise ou non, par cette image Peirats donne une perspective révolutionnaire et humaine à Durruti. Je ne mens pas en décrivant l’œuvre de Durruti en Aragon, que ce soit pour l’organisation de la colonne, pour son rôle dans le mouvement des collectivisations, rôle qui a culminé par la formation du Conseil de défense d’Aragon. Le Durruti dépeint par G.O. aurait été incapable de réaliser de tels actes. García Oliver a eu une tâche plus simple : la bureaucratie du Comité des milices, là où Durruti était dans une position où il pouvait être criblé de balles à tout moment, qu’elles viennent d’en face ou de derrière. Il aurait peut-être mieux valu pour la révolution que García Oliver ait été au côté de Durruti pour investir Huesca… Mais il n’en fut pas ainsi. Et comme il n’en fut pas ainsi, G.O. se laisse aller quand il parle de Durruti. Je sais que lorsqu’il lira ça, il se dira qu’il a eu d’autant plus raison. Mais non, García sait parfaitement que Durruti n’était pas le nain qu’il dépeint… Mais oublions ça parce que nous sommes iconoclastes.

Je vais au plus important : le 22 juillet 1936, l’autre axe des mémoires de Juan. Pourquoi ne s’est-il pas donné la peine de lire Vernon Richards et Peirats quand il aborde ce thème ? Ça fait aujourd’hui quarante-trois ans et il faut le traiter depuis la perspective historique d’aujourd’hui, en ayant à l’esprit la renaissance de l’anarcho-syndicalisme en Espagne. Ce qui compte est l’avenir.

En quelque sorte, ce qui est arrivé dans ce plénum (j’appellerai plutôt ça une réunion de militants ne représentant qu’eux-mêmes) était fatal parce qu’on le voyait venir de loin. La CNT et la FAI se débattaient en pleine ambiguïté tant dans leur concept de révolution que dans l’idée de bureaucratie dirigeante. En pratique, leur idée de « l’organisation » était bolchevique : quid de la « responsabilité militaire » ? D’où « l’organisation a décidé que » ? À quelles forces charismatiques revenait le concept d’« organisation » ? On croit qu’il n’existait ni bureaucratie ni dirigisme parce qu’il n’y avait pas d’« appareil syndical rétribué ». Et on est loin du compte.

Sans leaders « applaudis » et « honorés » on avait des « leaders naturels » qui gagnaient la confiance des masses à coups d’années d’enfermement, par le décompte des passages à tabac au commissariat et le nombre de coups de feu échangés dans les rues. Ce culte de l’action était un terreau fertile au « caudillisme naturel ».

On a tenté de s’extraire de cette ambiguïté (sur le concept de révolution) lors de deux polémiques publiques. Une lorsque Pierre Besnard publia en Espagne son livre au sujet du rôle des syndicats dans la révolution (1933). Et dans ces mêmes eaux lorsque, à l’installation du « communisme libertaire à Sallent », s’est déclenché un débat public sur le communisme libertaire et la révolution (dans Solidaridad Obrera et Estudios). Parmi les protagonistes du débat, deux ont émergé : Isaac Puente et Federico Urales. Ce dernier, peut-être par sa fine connaissance de Proudhon, concevait la révolution d’une manière très large comprenant la destruction de l’urbanisme capitaliste, de sa science et de son économie. Il se prononçait en faveur d’une autogestion uniquement possible au sein de petites unités de production, dans de petites villes ou villages qu’il dénommait « municipalités libres » mais mixtes, c’est-à-dire à la fois agricoles et industrielles. Les grands syndicats et leurs fédérations mastodontes cesseraient alors d’exister pour laisser place à une décentralisation appuyée sur un pacte solidaire fédéral. Dans la théorie d’Urales, il y a un point essentiel qui est que la révolution signifie la mort du vieux système, y compris de la CNT et de la FAI en tant qu’organisations. Il ne l’exprimait pas ouvertement mais on le déduisait de sa conception : producteur/consommateur. Le producteur a son champ d’intervention économique sur son lieu de travail et comme consommateur administratif et politique dans sa municipalité. Sachant que l’assemblée souveraine, tant sur le lieu du travail que dans la municipalité, n’a pas la possibilité d’être séparée de la vie quotidienne…

Au congrès de Saragosse (1936) la théorie d’Urales fut battue en brèche par celle d’Isaac Puente et ainsi perdura l’ambiguïté du rôle que devaient jouer la CNT et la FAI dans la révolution. Rien n’était clair mais ces organisations devaient prédominer après la révolution, on se trouvait avec un parti unique bolchevique, même si c’était le parti des anarchistes. Le rôle des anarchistes dans la révolution n’avait rien d’évident non plus pour nous. C’est dans cette confusion qu’on a abordé les événements du 22 juillet 1936. Ce 22 juillet, dans ce maudit plénum, n’a pas été traité le problème de la révolution mais celui du pouvoir : soit « l’instauration d’un pouvoir révolutionnaire » (« ir a por el todo : aller jusqu’au bout »), soit maintenir un front antifasciste pour une collaboration démocratique. Dans le premier cas, même si on n’explicite jamais ce que signifiait ce « aller jusqu’au bout » il s’agit d’un pouvoir bolchevique, la « dictature anarchiste », formule employée par G.O. pour définir cette situation. Dans le second cas, c’est une solution intermédiaire qui fait d’office pencher la balance en faveur de Lluís Companys, autrement dit de la bourgeoisie. Quel que soit le cas, la Révolution avec un R majuscule est perdue d’avance. En allant « jusqu’au bout », souhait de G.O., l’unique territoire gagné était Barcelone, et pour combien de temps ? On aurait hérité d’un Trotski nommé Juan García Oliver. Mais pas d’une révolution.

Comment l’anarchisme aurait-il dû se comporter en ces instants ? Pas autrement qu’en anarchiste. La voie où s’engager était claire. Qui la désignait ? Les travailleurs occupant les rues. Comment sont apparus les premiers organismes de la révolution ? À son contact, les anciens Comités de défense de la CNT et de la FAI s’étaient transformés en Comités révolutionnaires de quartier ou de villages, passant par-delà leurs anciennes organisations pour s’insérer dans une projection populaire. Qui garantissait la sécurité des zones urbaines d’un point de vue armé ? Le peuple en armes qui avait dépassé les conceptions CNT-FAI dont tout le monde se réclamait en le proclamant à grands cris. Qui garantissait l’approvisionnement de la capitale ? Le Syndicat de l’alimentation qui, sachant ravitailler tout le monde, s’était sublimé comme syndicat de la CNT. Qui occupait les usines, transports, communications, etc. ? La classe ouvrière, qui n’était pas la CNT même si la CNT et ses militants l’animaient, pas comme avant-garde mais par le fait principal et capital que soixante pour cent des ouvriers de Barcelone appartenaient à la CNT. La révolution était dans la rue et c’était à elle-même de décider de sa mort. Le rôle des anarchistes était celui qu’ils jouaient : aller jusqu’au bout dans la rue, à l’exception des « notables » qui débattaient au plénum du 22 juillet 1936 de la conduite à tenir.

Comme il aurait été meilleur que ces « notables » aient tenu leurs rangs dans leurs quartiers, leurs syndicats, leurs comités révolutionnaires, laissant ce grand fleuve de la révolution trouver son lit par lui-même ! Il est certain que grâce à la tradition fédéraliste existant à Barcelone (à l’instar de la Commune de Paris de 1871) auraient surgi de la révolution elle-même des organismes naturels qui auraient sublimé la CNT et la FAI en tant qu’organisations pour imprimer une profondeur de pensée orientant et animant la révolution. Chaque étape de la lutte requiert son organisation. Face au pouvoir bourgeois, l’organisation anarcho-syndicaliste a sa fonction, mais dans la révolution, une fois la bourgeoisie abattue et le peuple en armes triomphant, il ne peut exister d’autres organismes que ceux produits au sein de la révolution.

Pour le reste, les colonnes en route vers l’Aragon seraient parties pareil le 24 juillet. Et tout aurait fonctionné également parce que le moteur était la révolution en marche…

Tirons donc, de la révolution espagnole la leçon du péril bureaucratique. Soyons prévenus contre le « caudillisme naturel » et renforçons-nous dans la conviction que la révolution, étant et devant être globale, ne peut être le monopole d’une organisation, toute anarchiste soit-elle. Ne tombons plus dans la conception bolchevique qu’ont eue autrefois la CNT et la FAI et nous éviterons ainsi de rééditer le lamentable 22 juillet 1936.

Traduit de l’espagnol par Pierre-Jean Cournet-Bourgeat

Notes

[1Une version tronquée de cet article a été publiée avec la correspondance entre Abel Paz et García Oliver par Agustin Guillamón dans le cahier 38 de sa revue Balance (septembre 2014). Les Thèses sur la guerre d’Espagne de Guillamón, historien bordiguiste, publiées à la suite de cette correspondance prônent avant-garde, programme et parti révolutionnaires pour la création d’un « État ouvrier » (traduction française aux éditions Ni patrie ni frontières, 2015), à l’opposé des conceptions anarchistes et de celles d’Abel Paz en particulier (note de “la voie du jaguar”).

[2La CNT en la Revolución española (Ruedo Ibérico, 1971, traduction française aux éditions Noir & Rouge, 2017).

[3Enseignement de la révolution espagnole (Acratie, 1997).

[4La CNT envisagea de proposer l’indépendance du Maroc afin de couper Franco de sa base arrière et de ses mercenaires. Face aux éventuelles réactions de la France et de l’Angleterre, le projet fut vite abandonné.

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