« Industrieux, très appliqués, ils travaillaient lentement en s’accordant de nombreuses pauses. » (Malinowski)
Le fil qui, de nos jours, lie la production à l’échange est perdu chez ceux qui travaillent à la production d’un bien à échanger. Ce fil n’est pas perdu pour tout le monde, il n’est pas perdu pour les banquiers et ceux que l’on dit capitalistes qui ont investi de l’argent dans la production d’une marchandise et qui comptent bien le récupérer avec intérêt quand la marchandise entrera dans le vaste circuit des échanges. Les ouvriers, eux, vont travailler pour un salaire, pour un moment de l’argent, pour un moment dans le mouvement de la pensée, pour un moment éphémère englouti dans le mouvement général de l’argent ; le mouvement lui-même et son universalité leur échappe et il ne les concerne pas, ils n’ont que le particulier de l’argent, l’argent pauvre.
La production intensive, la création des usines, la révolution industrielle, ce que l’on nomme encore avec plus de justesse la domestication industrielle, aura marqué les esprits, celui de Karl Marx ou celui de Karl Polanyi et celui de bien d’autres théoriciens du marché, comme si l’activité marchande et ce qu’ils appellent le capitalisme devaient commencer à cette époque. En Europe, il a pris son envol conquérant à la fin du Moyen Âge. À mon sens, ce qui est nouveau, c’est l’emploi massif d’ouvriers maintenus dans un état proche de l’esclavage, du moins dans un état de dépendance vis-à-vis de ceux qui s’enrichissent de leur travail rarement aussi absolu, aussi proche de l’esclavage. Il est tout de même assez surprenant que tous ces théoriciens, excepté peut-être Karl Polanyi, ne fassent que peu allusion et une allusion le plus souvent indirecte à cette « misère en milieu ouvrier », à cette dépendance accrue qui enchaîne désormais le travailleur à l’usine et à ceux qui le dominent : travailler pour un salaire, il n’y a pas d’autres solutions, toutes les autres possibilités d’avoir accès à une vie sociale ont été fermées. D’ailleurs ce n’est que très récemment que le monde de l’échange marchand ou monde de la marchandise s’est ouvert largement aux travailleurs, travailleurs qui produisent toujours plus de marchandises (comme les voitures ou tout autre bien de consommation) qu’ils achètent grâce à leur salaire. Cette solidarité qui lie les travailleurs à l’échange marchand, à la société marchande et aux marchands n’est apparue que depuis peu à la bourgeoisie, sans doute depuis la crise de 1929 et la guerre sociale au niveau mondial que cette crise a entraînée avec elle.
L’argent du salaire n’apporte pas une liberté, il apporte seulement une sociabilité, ce qui est énorme et maintient l’ouvrier et plus généralement le travailleur la tête hors de l’eau où il court toujours le risque de se noyer ; il le maintient dans la catégorie d’êtres humains et l’ouvrier se précipite le dimanche matin dépenser une faible partie de son salaire au bistrot du coin avec ses copains. C’est seulement l’argent du salaire qui le distingue de l’esclave. Pour cette raison le travailleur lutte pour un salaire décent qui lui permet de rester humain et d’acheter des marchandises comme de belles voitures à la place de son vieux vélo. Je dirai, pour reprendre une expression de Gustav Landauer [1], que l’argent du salaire apporte au travailleur un simulacre de vie sociale [2]. C’est sa porte d’entrée (la porte de service, s’entend) dans la société édifiée par les bourgeois. De nos jours cette dépendance qui lie le monde du travail au monde de la marchandise s’est considérablement accrue dans le sens où elle est devenue de plus en plus visible. Le sort social du travailleur, l’accès à l’argent par le biais du salaire — « Quand l’homme sollicite du travail, ce n’est pas du travail qu’il demande, mais un salaire [3] » —, est directement lié aux aléas de l’activité marchande. Il en a toujours été ainsi. Ce qui a changé de nos jours ce serait plutôt l’accessibilité au monde de la marchandise et de la vie sociale comme simulacre [4], unissant dans une dépendance mutuelle étroite, par le biais de l’argent du travail, la production à l’échange. Désormais le travailleur sait que son sort se trouve lié à la bonne marche des affaires et il lui est demandé de s’impliquer davantage dans une activité de production des marchandises dont il ne tire qu’une maigre partie, sous la forme d’un salaire, des bénéfices sociaux engendrés par l’échange.
Je ne dirai pas que la femme ou bien l’homme de la société originelle travaillent stricto sensu dans la mesure où la pensée de leur activité aboutissant à l’échange ne leur échappe pas, le but qu’ils se sont fixé est leur et le but qu’ils se sont fixé et qu’ils poursuivent est l’échange avec d’autres, il est porteur d’un destin social, d’un devenir social. Le chasseur guayaki qu’évoque Pierre Clastres prend son arc et s’enfonce dans la forêt avec une idée derrière la tête : tuer un gibier qu’il offrira à la collectivité. C’est par son activité de chasseur qu’il participe à la vie sociale et il en a pleinement conscience et c’est bien la reconnaissance du groupe qu’il recherche et qui lui apporte satisfaction, celle de se dire bon chasseur. Aujourd’hui, le marchand (l’homme d’affaires, le capitaliste, le spéculateur, le banquier) s’intercale entre le travailleur et l’échange, entre le travailleur et la société. Il est le maître du jeu, c’est lui qui permet le passage de la production à l’échange marchand, du salaire à la vie sociale, à une vie sociale désertée de la présence de l’autre.
De la même manière, le Trobriandais dont parle Bronislaw Malinowski dans Les Jardins de corail consacre à la culture des ignames la moitié de sa vie active. Et une part plus grande encore de ses soucis et de ses ambitions tourne autour du jardinage. Tout le soin qu’il est amené à porter à cette activité montre à quel point elle peut être importante pour lui. C’est que le fruit de son labeur, les ignames, est destiné à être donné à ses sœurs (du moins une partie, l’autre partie, destinée au chef, est, en fait, dirigée à la collectivité) et à entrer ainsi dans le vaste circuit des échanges sur lequel repose toute la société. Les ignames sont exposées au public. En effet, la récolte une fois faite est exhibée dans les jardins, « empilée avec soin en tas coniques, sous de petits abris faits de tiges d’ignames ». Ainsi, chacun dans sa propre parcelle « expose le fruit de son travail à l’œil critique des groupes qui défilent devant les jardins, admirant, comparant et vantant les meilleurs résultats ». En pratique, précise l’auteur, le jardinier ne tire aucun bénéfice personnel, au sens utilitaire, de sa récolte, mais la qualité et la quantité de sa production lui valent des éloges et une réputation qui lui sont décernés d’une manière directe et solennelle [5].
Dans les deux cas, l’activité de production d’un bien à échanger, entre sans à-coup dans la vie sociale du sujet, de celle ou de celui qui est animé par la pensée dans sa fonction sociale d’échange de tous avec tous, je dirai animé par la pensée de l’autre (ou des autres). C’est donc bien une reconnaissance sociale ou une reconnaissance de la part de la société qui est recherchée avec l’exposition publique de la récolte. Et la part de la récolte qui revient au chef est la part qui, par l’intermédiaire du chef qui en assure la redistribution sous diverses formes, revient à l’ensemble de la collectivité. C’est la contribution du chasseur ou du jardinier à l’édification et au maintien de la vie collective. L’activité est l’activité de la pensée dans son envergure sociale, c’est l’activité créatrice de la pensée et les biens sont, dans le sens propre du terme, des biens créés par la pensée : des biens spirituels. Le chasseur guayaki et le jardinier trobriandais sont, tous deux, des créateurs, ils font surgir du néant des créations pleines d’esprit ; eux, ils le savent, le travailleur, aujourd’hui, n’en a, dans le meilleur des cas, qu’une très, très vaporeuse idée. Sa pensée vient ricocher sur celle du marchand qui s’est interposé entre lui et le fruit de son travail. Aujourd’hui encore, le travailleur produit des biens spirituels que sont les marchandises mais l’esprit des marchandises, leur valeur d’échange, ne lui revient pas, il revient, sous forme d’argent au marchand. Ce n’est pas lui, le travailleur qui s’enrichit de l’esprit des marchandises, mais le marchand.
Cette activité de production met l’être humain en relation avec cette chose mystérieuse et pleine d’esprit qui est son désir encore vague et non formulé de reconnaissance, c’est-à-dire avec son désir encore vague et non formulé d’être reconnu comme un être humain à part entière. La réussite de son activité dépend d’un concours de circonstances que le sujet ne maîtrise pas entièrement : la chance, la fortune, le souffle des morts, le « coup de grâce » du destin. Il lui faut l’aide du « surnaturel », et seule la pensée magique, qui met l’homme en relation avec cet esprit du monde, pourrait mettre fin à cette incertitude et à cette inquiétude lancinante qui accompagne une attente. Parfois, dans un rêve, il nous arrive de tomber, cette chute dans un vide qui s’est creusé en nous, à notre insu, nous réveille, ce vide qui s’est formulé en nous est seulement l’expression d’une incertitude. Le rêve, qui est encore de nos jours le témoignage résiduel de ce que fut la pensée magique en ses commencements, en nous révélant sa fonction nous amène à saisir celle de la magie : il ne met pas fin à l’incertitude mais il la comble de patience et d’espoir, il la pare d’un avenir radieux.
Au départ de l’activité, il y a la magie et elle va accompagner les différentes étapes de cette activité : la magie des jardins va accompagner la croissance des tubercules comme la magie de la mer va faire venir les coquillages près des côtes où ils seront plus facilement accessibles et où la magie du nettoyage de la mer aura pour but de rendre l’eau plus claire. La chance existe : dans l’accomplissement de sa tâche, l’être est assisté (ou de l’est pas) par des forces occultes, par des esprits ou par une pensée qui le dépasse et qui l’englobe ; il peut, par des pratiques magiques, la retrouver et attirer son attention comme sa bienveillance ; ainsi il inscrira son activité au sein du mouvement universel de la pensée. C’est bien la pensée dite scientifique qui instaure une séparation entre l’homme et son environnement sous son aspect apparent [6], l’apparence (le physique ou la nature) est bien le signe, la marque ou la preuve de cette séparation. La pensée magique ne s’attache pas à l’apparence mais à l’idée dont l’apparence n’est que le reflet ou le signe, son domaine est celui de la réalité de l’esprit : le signifiant. Et le canot de haute mer porté par la magie de la pensée filera vers sa destination, les îles lointaines des échanges kula.
« Parmi les forces et les croyances sur lesquelles repose le travail de jardinage et qui servent à le régenter, la magie est sans doute la plus importante. Elle forme un domaine séparé, et le magicien des jardins, à côté du chef et du sorcier, est le principal personnage du village. La situation est héréditaire et, dans chaque hameau, un système particulier de magie est transmis en ligne féminine, de génération en génération. Je l’ai qualifié de système, car, sur le jardin, le magicien doit célébrer une série de rites et prononcer des formules qui se synchronisent avec la marche de l’ouvrage, qui marquent le début de chaque étape du travail et de chaque développement nouveau de la vie végétale. Mais avant que ne commence la tâche, il doit consacrer le site par un important acte cérémoniel auquel tous les hommes du village participent… De même, avec une autre kyrielle de rites et d’incantations, il assiste magiquement la plante dans sa germination, son bourgeonnement, dans l’éclosion de ses feuilles et leur épanouissement en de riches couronnes, dans sa production des tubercules comestibles. [7] »
Nous nous rendons bien compte que cette activité, que ce soit celle de la chasse ou celle du jardinage, n’est pas une activité banale mais une activité qui convoque une attente, un espoir, un vif intérêt, une passion, en fait, une activité qui convoque la pensée. Cette pensée ainsi convoquée n’est pas non plus une pensée banale, c’est une pensée créatrice, qui transforme le destin des êtres et des choses [8]. L’igname, le pécari ou le chevreuil ne sont plus une quelconque plante ou des animaux quelconques, c’est une plante ou des animaux transformés par la pensée. La pensée s’est emparée d’eux et les a transformés, ils sont devenus des êtres pleins d’esprit. Et la pensée qui s’est emparée d’eux est la pensée magique, la pensée dans sa dimension universelle et qui fait corps avec la réalité. Ils sont devenus beaux. Beaux comme les colliers de spondyle rouge ou les brassards de nacre. Ils ont acquis de la valeur, ils apportent prestige et notoriété à ceux qu’ils effleurent de leurs ailes. Ils deviennent des présents et font de celui qui les donne un être social, un être humain, ils deviennent à leur tour des produits magiques, ils transforment le jardinier (ou le chasseur, ou l’artisan) en être spirituel [9] et, pour tout dire, en être humain.
J’ai déjà eu l’occasion de signaler à plusieurs reprises que la pensée concrète n’est pas une pensée explicite. Ce qui incite l’homme à s’allier et à connaître une vie sociale n’est pas une pensée explicite ou théorique, c’est un désir, une attente qui ne sont pas nécessairement formulés, le souhait d’une reconnaissance sociale et la satisfaction ou la conscience de soi que l’on est en droit d’en tirer se montrent et se révèlent dans une attente, une incertitude de l’âme, un espoir vague, mal formulé, peu explicite. L’implicite entre dans le domaine du concret, l’expérience directement vécue est concrète. L’explicite serait-il la marque de l’aliénation de la pensée et l’implicite, le signe de la non-aliénation ? Je ne le pense pas. Le monde que nous connaissons, le monde de la marchandise, fonctionne, lui aussi, sur le mode implicite, faisant appel à des souhaits, des attentes et des désirs non explicitement formulés. Je me rends compte aussi que notre mode d’être, nos manières de nous comporter, nos conduites à l’égard des uns et des autres obéissent encore à des sollicitations, des souhaits, des attentes, qui, sans être toujours explicitement exprimés, naissent en ce fond d’humanité non aliénée qui nous est commun et que nous partageons encore avec ceux qui peuvent, à première vue, nous sembler étrangers alors qu’ils sont à l’origine enfouie et parfois oubliée de ce que nous sommes ; ainsi, il nous arrive encore de comprendre parce qu’ils sont nôtres les sentiments complexes qui animent le chasseur avec son arc et la femme avec son panier.
L’activité elle-même comme la chasse, la cueillette ou le jardinage, peut bien être « supprimée en pensée » et disparaître dans le gibier, les baies ou les ignames offerts à la collectivité, elle s’insère dans la vie sociale, c’est la pensée dans sa fonction sociale qui s’empare de l’individu, fait corps avec lui, fleurit en lui, devient sa propre pensée, celle qui lui offre un but et qui le met en mouvement, celle qui veut que le chasseur prenne son arc et parte en forêt, celle qui veut que la femme prenne son panier et parte cueillir des baies, c’est une pensée qui a la force de mouvoir un corps et de transformer un individu en sujet entrant dans une relation avec d’autres, de le transformer en être humain. Ce n’est plus la faim, une vulgaire sensation, qui anime le corps, mais une idée. Ce n’est pas rien !
Ce recours à la magie pour que réussisse l’entreprise de production des biens qui seront échangés par la suite montre l’importance de cette activité. Elle s’insère dans le mouvement de la pensée qui va de l’idée à sa réalisation, qui va de l’idée (de l’échange) à l’échange de biens, ignames ou colliers. L’activité de production ancre la pensée dans le réel, dans la pratique, dans une création. Et cette création est matérielle ou immatérielle, comestible ou non. L’homme échange les produits de son art, d’un savoir-faire qu’il a acquis et qui lui est propre, celui du chasseur, du jardinier ou de l’artisan, c’est l’art de la chasse, l’art du jardin ou l’art de la fabrication d’un canoë ou d’un collier de coquillages. Nous ne sommes plus capables de saisir le sens et l’importance de cette activité de création d’un bien à échanger ou d’un bien en vue de l’échange. Elle fait appel à des compétences à la fois individuelles (les aptitudes de l’individu), sociales (l’apprentissage), surnaturelles et magiques (la grâce, la chance, l’impondérable, l’accès au monde invisible des esprits). L’activité de production s’inscrit à l’intérieur de tout un système d’échanges réglementé par les usages établis par la collectivité et qui se sont dégagés de son histoire pragmatique. L’activité de production s’insère dans une totalité sociale et non pas comme un moment séparé de cette totalité. Nous retrouvons de nos jours cette idée : le salaire ancre l’activité de production dans la totalité d’une vie sociale reposant sur l’argent.
Le mouvement de la pensée sous sa forme non aliénée tel que nous sommes conduits à le saisir, soit à travers l’expérience personnelle que nous en avons, soit, plus indirectement, à travers les descriptions des anthropologues, n’est pas très différent du mouvement de la pensée sous sa forme aliénée. Nous passons bien de l’idée — et nous appelons sa représentation mentale le capital, ce qui se trouve dans une tête, cela peut être des cochons, des coquillages, des colliers, des plaques de cuivre, des ignames, de l’argent — à la pensée qui passe par l’activité de production des biens à échanger (des ignames, des colliers, des cochons, des marchandises) et, enfin, à l’échange lui-même des biens, des ignames, des colliers, des cochons et des marchandises, et cet échange apporte une conscience sociale sous l’aspect d’une reconnaissance et d’une notoriété. Et cette conscience de soi, l’idée devenue réalité (devenue concept, dirait Hegel) marque le retour à l’idée, au point de départ mettant en branle toute la pensée, toute l’activité pratique de la pensée.
Il y a si peu de différence entre le mouvement de la pensée non aliénée et le mouvement de l’aliénation de la pensée que les anthropologues n’y voient que du feu. Les philosophes et les historiens, eux, ont, par contre, fort bien saisi la différence puisqu’ils font partir l’histoire et ce qu’ils nomment la civilisation du moment où apparaissent sous différentes formes des États, c’est-à-dire un pouvoir séparé à l’intérieur de cette totalité sociale qu’était la société originelle.
Il n’est pas toujours aisé de démêler la complexité des situations que présentent les sociétés. Toutes les sociétés connaissent une histoire propre à chacune d’elles, cette histoire en quelque sorte continue est faite de transformations se succédant les unes aux autres que l’on désigne parfois sous le terme d’évolution ou de progression, d’un moins pour arriver à un plus, selon un système de cotation qui veut que le présent soit perçu et jugé de plus grande valeur que son passé. Sans nécessairement entrer dans de tels jugements, j’avancerai que toute société connaît un ensemble de transformations pour arriver à son état actuel ; ces transformations qui touchent une société et qui se succèdent dans le temps constituent son histoire. Les sociétés ne sont pas toujours restées simples et homogènes à l’image des peuples. Des peuples ont pu se rencontrer et s’unir pour former une société complexe composée de deux ou de plusieurs peuples, marquée par l’ascendant d’un peuple sur l’autre ou les autres peuples. La naissance d’une société complexe et non homogène marque un tournant dans l’histoire des peuples impliqués dans l’affaire. Cette recomposition sociale, faisant apparaître l’existence d’une aristocratie issue du peuple dominant et une population issue du ou des peuples dominés liée à cette aristocratie sous la forme d’une allégeance, va connaître une histoire bien plus compliquée. Afin de tenter de saisir cette histoire dans toute sa complexité nous sommes amenés à relever différents facteurs : les transformations que cette reconstitution opère sur chaque peuple sur le plan des usages et des coutumes, les traditions qui sont conservées, celles qui sont modifiées et celles qui disparaissent ; enfin les transformations qui concernent et touchent l’ensemble de la société ainsi reconstituée.
L’axe dominant/dominé qui se fait jour peu à peu et qu’emprunte la société dans sa métamorphose exerce une pression constante sur chacune des parties afin qu’elles s’emboîtent solidement, transformant insensiblement mais en profondeur les mœurs ou les modes de vie qui les caractérisaient. La rupture que marque une séparation à l’intérieur de la société n’apparaît que progressivement, tout paraît fonctionner sur le même mode avec un chef qui dit la coutume et qui perpétue la tradition, la fracture à l’intérieur de la société existe bien mais elle n’est pas encore parfaitement visible et lisible, de qui veut dire qu’elle n’est pas encore effective, elle le deviendra avec la formation d’un État qui se veut au-dessus de chacune des parties (les dominants et les dominés). Je dirai que la séparation est consommée avec la naissance de l’État.
L’apparition de l’État marque le début de la pensée comme aliénation, le point de départ de son effectivité. La formation de l’État pouvait toujours être en vue, être une possibilité qui ne s’était pas encore concrétisée dans les sociétés non homogènes [10] ; à partir du moment où la société se trouvait divisée en deux parties, l’aliénation est envisageable, elle est une virtualité et je ne saurais dire si cette virtualité est déjà effective, elle est effective seulement comme mouvement caché, invisible, exerçant une pression de tous les instants, mais occulte, sur les peuples en présence. La pensée comme aliénation apparaît clairement avec l’État comme clé de voûte unissant les deux parties, c’est à partir de ce moment que la pensée comme aliénation devient véritablement effective, c’est elle qui organise alors la société, qui unit dans une même fin (la communication, l’échange de tous avec tous) les deux parties qui composent désormais la société : ceux qui ont la pensée dans sa fonction sociale et ceux qui, l’ayant perdue, travaillent. L’État arrive à point nommé, quand sous la pression du rapport dominants/dominés qui s’est constitué et précisé, les deux composantes de la société, le peuple dominateur et le peuple dominé, se sont transformées au point où l’un des peuples est devenu la classe de la pensée et l’autre la population laborieuse. L’État apparaît comme trait d’union entre ceux qui pensent et ceux qui travaillent.
Cette fonction qui consiste à unir dans une même fin les deux composantes de la société, celle qui pense et celle qui travaille, est attachée à l’État et le définit. C’est la fonction spirituelle de l’État, c’est la fonction divine de l’État, elle fut celle des souverains, des rois et des reines, ces dieux vivant. Aujourd’hui cette fonction spirituelle est dévolue à l’argent, c’est l’argent qui fait le lien et qui unit ceux qui travaillent à ceux qui échangent. C’est une chose ou une idée, ou les deux à la fois qui est porteur de l’esprit du monde, ce n’est plus un homme ou une femme ; l’objet de la pensée, son but, a été pris à son propre mot, il s’est matérialisé, il est devenu chose, l’idée de l’échange est restée prise au piège de sa représentation, le billet de banque, la pièce de monnaie, tout ce qui a nom argent. L’argent est l’idée de l’échange de ceux qui s’adonnent au commerce, de ceux qui se consacrent à l’échange de biens, à l’échange de ce que nous appelons, pour les honorer, les marchandises.
L’aliénation se trouve toujours là où nous l’avons laissée, dans la pensée, dans cette rupture qui existe entre l’activité et la pensée dans sa fonction sociale. L’aliénation existe dans cette séparation occupée par l’État et l’argent. Et cette séparation se trouve dans la société (autant dire dans la pensée) entre ceux qui travaillent pour un salaire, c’est-à-dire ceux qui travaillent pour de l’argent pauvre, pour une idée qui n’est pas saisie dans son ampleur sociale (qui n’est pas saisie comme capital), et ceux qui échangent des marchandises pour de l’argent, qui connaissent donc l’argent dans sa dimension sociale (comme capital), l’argent riche, mais sans passer par l’activité, par le mouvement pratique de la pensée. Dans de telles conditions, il vaut mieux être oisif et riche que pauvre et travailleur, il nous arrive même, tant nous sommes inconséquents, de travailler beaucoup pour être un jour riche et oisif et entrer ainsi dans ce paradis qui nous est promis à longueur de temps.
Il me reste, pour terminer ce triptyque et conclure, une dernière partie consacrée à l’argent et à la monnaie.
☀
Marseille, le 28 mai 2020
Georges Lapierre