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Considérations sur les temps qui courent (I)

jeudi 16 avril 2020, par Georges Lapierre

« À moins qu’il n’y ait d’alternative qu’entre la société établie et un saut dans la destruction totale, une classe grossièrement égoïste ne peut se maintenir au pouvoir. » (Karl Polanyi)

La pandémie du coronavirus, comme tout événement qui touche à notre vie quotidienne, a bouleversé quelque peu, et pour un certain temps, les conceptions figées que nous nous faisions sur la réalité. Des idées toutes faites se sont enfoncées dans l’obscurité alors que d’autres, plus confuses, se sont éclaircies. Comme une lourde pierre se détachant de la falaise rocheuse pour jeter un trouble passager dans les eaux limpides d’un lac, faisant remonter la vase à la surface, cette pandémie a remis au goût du jour des interrogations enfouies dans les profondeurs. Il est sans doute bien trop tôt pour faire un constat honnête de la situation ainsi créée ou même d’en défricher précisément les nouveautés et j’ai le sentiment de plonger en eau trouble pour y chercher un éclaircissement.

Jusqu’à présent, nous avions trouvé un certain confort intellectuel dans une vision du monde somme toute simpliste qui opposait la nature à la culture, nous n’allions même pas jusqu’à envisager qu’une telle conception de la réalité pouvait bien provenir de l’expérience que nous avions de notre propre réalité, réalité sociale dans laquelle l’inhumain, le corps de l’esclave, se trouvait asservi à une certaine idée de l’humain, ce qui pouvait s’avérer inquiétant, mais passons… Nous ne mettions pas en doute cette opposition qui confirmait notre sentiment de supériorité absolue sur notre environnement et le confortait, nous apportant ainsi une grande satisfaction intérieure. Il y avait un monde qui n’était pas humain, sans esprit et sans volonté propre, et nous l’asservissions à notre cause, dans l’allégresse et la bonne humeur. D’un seul coup, nous nous rendons compte du danger que représente cet asservissement obstiné, cette agressivité continue, cette brutalité sans précèdent à l’égard de cet univers infini au sein duquel nous avions aménagé notre nid qui se voulait douillet et plein d’humanité. Nous déchantons. Nous déchantons pour l’instant sous le coup d’un retour du bâton auquel nous ne nous attendions pas — et si nous recommençons, ce sera avec plus de prudence, promis-juré. Voilà que Dame nature, cette bonne pâte que nous pétrissions et triturions sans relâche, se rebiffe ! « La vengeance du pangolin ! », « La vengeance de la chauve-souris ! », « La vengeance du serpent ! » sont les prochains titres d’un film d’horreur faisant concurrence à « La vengeance de la momie ! ».

Le concept même de virus est étrange et il devrait nous alerter, il est entre le vivant comme la bactérie et un objet intelligent qui a l’apparence infinitésimale d’une très, très petite bombe sous-marine ; à lui tout seul il représente une extériorité menaçante, la matière provocatrice et agressive, s’immisçant dans l’intériorité de l’individu, dans son intimité subtile et lui causant des ravages considérables, laissant pantois l’individu et causant grand désarroi dans la communauté scientifique. Si nous élargissons un tant soit peu l’image, nous pourrions dire que c’est la nature, à la fois matière et vie, qui s’installe dans la culture et la bouleverse dans ses fondements, ou encore que c’est l’inhumain qui s’installe dans l’humain et bouleverse ses certitudes.

Nous pensions assez naïvement en avoir fini une bonne fois pour toutes avec la sauvagerie et voilà qu’elle refait surface sous une forme inattendue : un virus. Nous pensions à un lion ou à un éléphant, une sauvagerie qui serait à la mesure de notre orgueil, ce n’est même pas une souris, un virus, peut-on trouver plus petit ? Plus petit qu’un microbe ? Et cette sauvagerie qui a su si bien nous échapper en se faisant ignorer comme le pangolin, en se cachant au fond des grottes comme la chauve-souris, ou en se glissant et en se dissimulant comme un serpent, cette sauvagerie, que nous n’avons pas su enfermer dans des réserves à touristes, trouve le moyen de passer par le domestique pour nous atteindre, pour nous attaquer et nous prendre par surprise. Nous ne sommes plus confrontés à une nature bon enfant, mais à la sauvagerie. Pas à n’importe quelle sauvagerie mais à une sauvagerie qui a de l’esprit, comme ont pu le constater les tribus africaines avec le pangolin, gardien de l’esprit des ancêtres, ou les Tzotzil et les Tzeltal du Chiapas avec la chauve-souris, ou encore les peuples du monde entier avec le serpent. En les voyant citer ces animaux, j’ai eu un bref instant comme le sentiment, sans doute trompeur, que nos savants reprenaient leurs esprits, pas totalement, d’une manière un peu panthéiste, très confuse, mais tout de même… Un pas serait-il fait dans cette direction ? Ce faux-pas de l’élite de notre civilisation éclaire à quel point nous sommes pris au dépourvu comme si tout un échafaudage conceptuel édifié avec patience s’écroulait. De dépit, nous ne parlons plus de nature, mais de sauvagerie.

La nature gardait un côté inoffensif, nous gardions en nous une part inévitable de la nature, ne parle-t-on pas de la nature humaine ou encore de la nature de l’homme opposée à la nature de la femme ? Mais nous étions arrivés à domestiquer et jusqu’à discipliner cette partie naturelle de notre personnalité, nous ne l’avions pas laissée en friche. Avec la sauvagerie c’est autre chose ! C’est la mauvaise herbe qui s’obstine à pousser dans notre jardin à l’anglaise ou à la française ; c’est cette part occulte ou occultée enfouie dans les profondeurs de l’être pour en constituer la substance originelle et secrète. Les peuples indiens, qui ont une connaissance de l’humain que nous n’avons pas ou plus, évoque à ce sujet l’autre animal en nous, l’être nahual ou nagual, qui surgit parfois et s’empare de notre personnalité, que l’on rencontre aussi au détour d’un chemin, ce nagual qui forme la matière secrète mais véritable de ce que nous sommes peut être un jaguar, un pangolin, une chauve-souris, un serpent, ou un arbre, ou une plante médicinale, ou un loup, et l’homme, dans les nuits de pleine lune, deviendra un loup-garou à l’ombre des futaies. Serait, ce vivant en nous, la part non domestiquée de nous-mêmes, cette liberté que nous avons refoulée ? Cette vase fertile qui se trouve tout au fond du lac et qui remonte à la surface, troublant, un court instant, une eau qui paraissait si limpide ?

Cette pandémie apporte aussi un éclairage sur un autre aspect de notre réalité, qui ne touche pas seulement à l’idée que nous nous faisons de la réalité, à cette vision ou cosmovision qui oppose nature et culture, mais à la réalité elle-même. Elle fait surgir la question sociale. Elle nous fait entrevoir l’enfer selon la bourgeoisie : « L’enfer, c’est les autres. » Sous prétexte d’éviter la contamination, l’État cherche à nous faire croire que l’enfer, c’est les autres, pour reprendre une expression de Jean-Paul Sartre : il faut les éviter, les contourner, marquer une distance d’évitement. L’autre devient l’ennemi potentiel : il risque bien d’être porteur d’un virus qui nous rendra malade et nous tuera. La situation est surprenante et pourrait être inconcevable : laisser seul un proche à l’agonie ! Comment en sommes-nous arrivés là ? Une telle peur de la mort ? Une telle panique ? Une telle soumission à l’autorité de l’État ? N’avons-nous pas vécu ? Dans toute l’histoire des civilisations et dans toute notre histoire c’est bien la première fois que nous arrivons à de telles extrémités et c’est le gouvernement qui nous les impose, nous sentons bien pourtant que ce confinement instauré à l’initiative du gouvernement obéit à une orientation plus générale de la société, à des exigences impératives ancrées dans le mouvement même de la vie sociale et qui nous isole implacablement les uns des autres. Nous y retrouvons une idéologie sous-jacente, celle de l’individualisme : de l’individu qui se dit autonome, et qui surtout privilégie un rapport de servitude à une réciprocité : se servir des autres pour arriver à ses fins.

Dans La Grande Transformation, Karl Polanyi oppose encore la société au marché. Maintenant que le marché a envahi la société au point où nous avons désormais affaire à une société marchande (ainsi que le signalait Jean-Pierre Voyer), il est plus difficile d’opposer la société à la société, nous pouvons tout juste opposer la part résiduelle de la société d’antan à la « société » marchande. Et cette part résiduelle à opposer à l’individualisme est le goût des autres. C’est encore ce goût des autres qui résiste plus ou moins consciemment aux mesures autoritaires de confinement prises par un gouvernement qui s’est montré incompétent et imprévoyant. C’est pourtant ce goût des autres, cette sociabilité négligée, rejetée et méprisée qui nous sauve, qui est le courage méconnu de ceux qui font face à l’épidémie, c’est aussi cette sociabilité à l’œuvre que l’on trouve dans la création des multiples réseaux de solidarité. Cette recherche un peu obstinée d’une compagnie, se réconfort que l’on ressent à se retrouver en présence de ses semblables sont devenus les ressorts secrets d’une sociabilité perçue comme dangereuse par l’État, qui craint par-dessus tout son retour. C’est que cette opposition entre le social et le marché rejoint l’opposition entre deux modes d’échange : un mode d’échange reposant sur le don et un mode d’échange reposant sur l’argent. Ce goût pour les autres, ce goût de nous retrouver ensemble, de bavarder ou de ne pas bavarder, de boire ou de ne pas boire, de connaître l’ivresse de la fête ou l’ivresse de l’émeute vient se heurter à la loi de l’argent qui veut que nous soyons seuls face à lui.

L’idée de l’argent s’est invitée comme le coronavirus dans notre vie créant une émotion telle qu’elle nous conduit à nous isoler les uns des autres. Elle s’est invitée dans notre subjectivité, dans la partie la plus intime de nous-mêmes, elle s’est invitée dans notre intériorité. Cependant c’est le mouvement faisant obstacle à l’élan vers l’autre qui a rendu visible cette propension qui nous pousse les uns vers les autres, qui l’a fait apparaître, qui l’a sortie de son obscurité. C’est la nécessité de nous isoler qui fait apparaître le désir d’être ensemble. Chaque crise due à l’activité marchande, qu’elle soit sanitaire ou sociale, apporte un tour de vis visant à nous isoler ou à nous confiner davantage, chaque crise apporte un nouveau prétexte pour réduire notre vie sociale à une portion de plus en plus congrue. Ce qui préoccupe l’État et inquiète les riches c’est bien de voir notre obstination à nous retrouver, à faire quelque chose ensemble, inventer des zones d’autonomie dans un bar, un quartier, un rond-point ou une région. En fin de compte la contrariété, qui va parfois jusqu’à l’angoisse, de l’État comme de toute autorité, est d’être ignoré. Le confinement obéit à deux urgences : isoler les gens et ramener au premier plan le rôle de l’État.

Cette pandémie éclaire deux aspects contradictoires de notre vie en société : une tendance à aller vers l’autre et une tendance à nous isoler. L’une s’ancre et prend racine dans un passé lointain, elle a constitué tout au long de l’histoire des civilisations l’esprit du peuple ou esprit populaire, nous retrouvons cet esprit dans le sens de la fête, dans les noces, dans les ripailles, dans les danses, dans ce que Louis Gernet appelle l’hospitalité entre les villages voisins ; l’autre est assez récente, elle s’est érigée en opposition à cet esprit populaire pour nous contraindre au travail et à l’isolement. C’est l’orientation que nous imposent le marché, l’argent et l’État. Je me demande si l’humain y trouve vraiment son compte, à vivre ainsi dans une série télévisée qui s’appelait Le Prisonnier.

Marseille, le 13 avril 2020
Georges Lapierre

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