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Comunalidad, colonialisme et coopération

vendredi 25 janvier 2013, par Abdeslam Ziouziou

Ce texte a été écrit à mon retour du Mexique où j’avais passé cinq mois dans le cadre d’un stage d’études. Ce fut durant ce stage que j’ai découvert la force salvatrice de l’organisation communautaire des peuples originaires de l’Oaxaca. Cet article discute la [bleu violet]comunalidad[/bleu violet] et la coopération, domaine dans lequel j’effectuais mes études, et qui m’apparut bien illusoire après ce (court) séjour à Oaxaca.

Le voyage donc. Un apprentissage multiple sur soi, sa capacité à évoluer dans certains environnements, sa capacité de réaction à certaines situations, un aléa de découvertes et de réalisations.

Les voyages nous amènent à nous interroger sur le sens réel de ce que l’on peut effectuer comme étude ou comme travail. Une remise en cause profonde de plusieurs schémas de pensée. Cela s’est effectué grâce à ce stage, grâce à la découverte de la situation politique et sociale du Mexique mais aussi grâce à une rencontre plus surprenante.

Durant mon stage, j’ai eu l’occasion de découvrir la pensée des peuples originaires. La rencontre avec des penseurs indigènes a été une des découvertes les plus surprenantes. Cette pensée se résume dans le concept de comunalidad.

Une des caractéristiques basiques de cette pensée est son sens collectiviste, son indéniable lien à la terre, au territoire et à la nature dans son acception globale. Il s’agit ici de la vie elle-même de différentes communautés qui a été théorisée, en quelque sorte traduite par des mots, retranscrite dans des prises de parole et vulgarisée par des écrits. Elle repose sur le pouvoir d’une assemblée représentative de la communauté qui ne représente pas une autorité dans le sens occidental de gouvernement, de relation de pouvoir impliquant le duo « commandement-obéissance », ou de détenteur de la violence légitime, mais de ceux qui obéissent aux décisions de la communauté. L’autorité ne dirige pas, mais applique les décisions de l’assemblée, un concept de base de la démocratie directe. L’autorité a une charge révocable, non renouvelable et respectueuse des valeurs profondes de la culture originaire.

Cette assemblée agit sur un territoire spécifique et trouve dans les fêtes villageoises, patronales ou religieuses la représentation de l’harmonie de la communauté où sont mis en place les éléments de partage, d’entraide et de célébration, et où se vivent les moments d’expression de l’identité dans ses différents aspects (musique, danse, costume, nourriture, etc.). Ce n’est pas simplement une pensée et ce n’est pas non plus une caractéristique des peuples originaires, c’est une valeur centrale, immanente.

La comunalidad implique la base de l’autonomie des peuples originaires en apportant de nouvelles notions dans tous les champs sociaux, tels la justice, l’économie, l’organisation sociale, la gestion et l’aménagement du territoire.

La justice est une justice interne aux différentes communautés s’exprimant sur un territoire donné et permettant de résoudre des problématiques données, sans passer par la case de contrôle social qu’exerce la prison. Un meurtrier tue un homme et crée une veuve, la prison en crée deux.

En économie, la non-rationalité est revendiquée puisque cette même rationalité a réduit les peuples originaires en pourvoyeurs de main-d’œuvre bon marché ou de clandestins. L’analyse est très fine, Jaime Martínez Luna, un des penseurs zapotèques de la notion de comunalidad, revendique cette non-rationalité, car elle crée les éléments d’une sortie de la dépendance dans laquelle se trouvent les peuples originaires.

Le travail quant à lui n’est pas de celui que l’on dit libérateur, « Arbeit macht frei » du camp d’Auschwitz, mais constitue la base de la communauté. Le travail est avant tout pour la communauté. Le collectif doit primer sur une série de valeurs et normes imposées par le colonialisme espagnol et l’État-nation mexicain.

La comunalidad est la voie de libération, de l’autonomie des peuples originaires. Autonomie portée au plus haut par le mouvement zapatiste et existante dans de nombreux mouvements sociaux mexicains.

Durant notre cursus, nous avons eu l’occasion de discuter sur notre rôle en tant que coopérant, notamment en nous interrogeant sur l’aspect colonial de notre « futur » emploi. La question a été traitée à fond, de multiples manières, mais n’a pas apporté à mon sens une réponse définitive. Bien que l’objectif fût de nous amener à réfléchir à cette notion, sans savoir s’il existe une réponse ; le fait même de l’avoir en tête anéantit tout effort de réelle prise en compte de difficultés données. La question est un cas de conscience.

Néanmoins, la découverte de la notion de comunalidad, ou celle de la pensée d’auteur tels Jaime Martínez Luna ou Floriberto Díaz, nous permet de dépasser cette interrogation et de nous l’approprier d’une autre manière.

En essayant de décomplexer la pensée des peuples originaires du prisme colonial ils nous ouvrent la voie vers le dépassement nécessaire de la coopération.

En nous invitant à aller au-delà de tous les schémas de pensée, il nous invite nous-mêmes à nous défaire des cadres de pensée, des théories, des idées toutes faites produites par notre propre inconscient colonial.

La notion de colonialisme prend ici le sens de domination par le pouvoir dans les champs du savoir, de l’organisation sociale, du mode de vie, des schèmes de lecture. Colonialisme qui est surtout interne car s’appliquant dans la pensée même que l’on peut développer sur certaines régions et sur certaines parties du monde Je pense notamment à ses masters en France « étudiant » « l’Amérique latine » ou « l’Afrique », définissant les aires d’intervention, créant des « méthodes » de « gestion » de projet, enseignant la « sociologie », « la politique » de l’Amérique latine (excusez du peu). Ce colonialisme est interne car il s’exerce sur notre propre territoire à travers ses schémas de lecture, ses cadres structurants, ses problématiques et ses différentes manières pour objectiver, occidentaliser et rationaliser la pensée des pratiques et des réalités se situant sur d’autres territoires.

La coopération, elle, n’est rien d’autre qu’un ramassis de bonne conscience coloniale, assurant une présence et alimentant la domination sociale économique et culturelle des élites nationales et transnationales.

En nous émancipant de cela, et en nous inspirant — seulement s’inspirer et ne pas reproduire — de la pensée, de l’expérience ethno-politique de Jaime Luna et de la comunalidad, nous pouvons coopérer sans coloniser.

Nous ne venons pas apporter le développement, le peuple zapotèque par exemple n’en veut pas. Pas plus que le mixtèque ou le mixe. Si l’on essaye de mettre en place chacun de notre côté, mais en échangeant perpétuellement, des espaces, des formes d’organisation communautaire ou autre, intégrant l’universalité de la prépondérance de la nature et du lien entre le territoire et l’humain, nous pourrons, pour ainsi dire, coopérer sans coloniser, ou bien même, pour trouver d’autres termes s’entraider sans se dominer.

Cela doit donc être le but de toute « coopération », expérimenter des alternatives concrètes en ce qui concerne des modes d’organisation humaine et territoriale, permettant l’émergence d’espace « autre », où la pensée et la pratique prennent racine dans l’environnement donné, en réponse à des pensées et des pratiques imposées par les douces sirènes du confort stérile : le développement, et ses corollaires qui sont la destruction de la nature et l’imposition de formes de vie par le haut.

La critique de l’idéologie du développement devient claire quand on aborde cette pensée-là. Cela est tout simple au final : comment est-ce qu’une personne ayant grandi, s’étant développée, façonnée dans des formes culturelles particulières peut-elle prétendre venir participer au « développement », c’est-à-dire à la prise de conscience d’une amélioration du rythme, du mode de vie d’une communauté donnée ? En d’autres termes, plus terre à terre, que peut faire un Marocain dans une communauté zapotèque pour améliorer les choses selon un mode de vie et une pensée standardisée accumulés durant des années de vie ailleurs, dans d’autres territoires, avec une autre pensée ?

Ce que l’on appelle compétence interculturelle ne demeure au final qu’un voile, cachant une problématique de fond qui est la volonté donnée de vouloir perpétuer un système de domination coloniale. Sur quels critères juger le sous-développement de la région zapotèque ? Selon quelle lecture ? Selon quels schémas ? Selon quelle idée et dans quel but ?

Il existe réellement des organisations luttant pour l’amélioration certaine des conditions de vie de populations données. Mais, et la réside le nœud du problème, peut-on éliminer en quatre mois, un ou deux ans, toute une vie de séquelles, qui ne sont que le résultat d’une domination, dans laquelle se situe celui qui coopère ou développe ? C’est-à-dire comment peut-on guérir les conséquences d’un système de pensée dans lequel nous sommes nous-mêmes embourbés ?

Bien que l’on ait toute la volonté du monde, tant que l’on ne remet pas en cause sa propre grille de lecture, son propre schéma de pensée tout effort de « développement » est réduit à néant. D’où la nécessité de la pensée originaire trouvant racine dans le tissu social et dans l’espace dans laquelle elle se déploie.

Ce n’est pas cette pensée qu’il s’agit de reproduire mais son effort d’émancipation des idées coloniales et la création de nouvelles. Ce qu’il faudrait reproduire ce n’est pas le résultat, mais la démarche qui amène vers cette construction d’idées.

Michel Foucault disait en parlant de son travail sur la théorie de la domination : « [...] plutôt que de partir du sujet (ou même des sujets) et de ces éléments qui seraient préalables à la relation et qu’on pourrait localiser, il s’agirait de partir de la relation même de pouvoir, de la relation de domination dans ce qu’elle a de factuel, d’effectif, et de voir comment c’est cette relation elle-même qui détermine les éléments sur lesquels elle porte. » (« Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France, 1976, p. 38.)

Ne pas analyser la coopération et le colonialisme selon des « termes de relation » mais analyser la relation en elle-même. La coopération implique le colonialisme autant que le colonialisme détermine la coopération. Il faudrait se retirer de cette relation pour voir ici que les deux sont UN. L’un est pas la conséquence de l’autre, mais plutôt l’un et l’autre font partie de ce qui nous donne les conséquences que l’on veut combattre et que prétend améliorer le « développement ». De même, la coopération est partie prenante de cet effort de colonialisme.

Au final, pour conclure, encore une citation de Foucault :

« Ne pas donc demander aux sujets comment, pourquoi et au nom de quel droit ils peuvent accepter de se laisser assujettir, mais comment ce sont les relations d’assujettissement effectives qui fabriquent des sujets. » (Idem, p. 39.)

En d’autres termes, au lieu de se demander qu’est-ce que l’on fera en tant que coopérant pour palier les conséquences du colonialisme, il serait plus judicieux d’analyser dans quel mode les relations de colonisation fabriquent des coopérants.

Mais ceci est une autre histoire.

Abdeslam Ziouziou
16 septembre 2011

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