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Chiapas : la guerre invisible

Carlos Fazio

lundi 28 mars 2005, par Carlos Fazio

Le rapport du Centre des droits de l’homme Fray Bartolomé de las Casas, qui démontre la responsabilité de l’armée [fédérale mexicaine, ndlr] dans la création de groupes paramilitaires sur le territoire du Chiapas et accuse de génocide l’ex-président Ernesto Zedillo [1994-2000, ndlr], repose, également, la persistance du conflit dans le cadre d’une guerre contre-insurrectionnelle contenue dans le Plan de campagne Chiapas 94 du secrétariat de la Défense nationale, qui adopte la forme irrégulière d’une guerre de basse intensité, comme stratégie prolongée d’usure contre « un ennemi interne », identifié comme l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN).

Dans une tentative propagandiste pour minimiser, rendre invisible et/ou nier l’actualité du conflit, le gouvernement de Vicente Fox soutient qu’au Chiapas il ne se passe rien et que tout est résolu. Mais bien que les confrontations soient plus rares, et de moindre gravité, le cercle de harcèlement et d’anéantissement monté par l’armée est encore en vigueur dans la région de los Altos, la forêt et la zone nord de l’État [du Chiapas, ndlr].

Les forces fédérales agissent comme une armée d’occupation dans tout le territoire indigène, en combinant des opérations régulières et d’autres irrégulières (tâches de renseignement, guerre psychologique, contrôle de population, harcèlement et menaces). Ce qui explique à la fois la présence organisée et l’impunité de bandes paramilitaires, ainsi que la réarticulation des groupes de pouvoir politique et économique traditionnels, qui dans le passé ont servi de forces de choc antizapatistes, parmi lesquels los Autenticos Coletos de San Cristóbal, la famille Kanter à Comitán et le groupe [paramilitaire, ndlr] Paz y Justicia dans la zone Nord.

L’absence de tirs ne se montre pas telle qu’elle est : une trêve armée, à laquelle l’État a été contraint pour des raisons conjoncturelles. Cependant, depuis l’offensive militaire du 9 février 1995, l’équipe de Sécurité nationale chargée de planifier et d’exécuter les politiques pour le Chiapas a appliqué des directives de base de la guerre appelée de basse intensité. Cette doctrine change la nature de la guerre, la rend irrégulière, la prolonge et la transforme en un conflit politico-idéologique. Le manuel d’opérations psychologiques de la CIA au Nicaragua (Omang, 1985) définit que la guerre psychologique est un type d’opération militaire qui est utilisé de préférence pour contrôler de grandes masses ou des territoires.

La dissimulation systématique de la réalité est une des caractéristiques de la guerre psychologique. Toutefois, puisque la guerre de basse intensité se livre de manière non conventionnelle, outre l’utilisation manichéenne de la propagande (ami-ennemi/blanc-noir), elle utilise d’autres méthodes visant à agir sur les comportements collectifs, les conduites et opinions.

Les deux principaux outils complémentaires de la propagande sont l’action civique et le contrôle de populations. L’action civique a comme objectifs d’améliorer l’image des forces armées, de construire un appui populaire à l’effort de guerre et de récolter des renseignements. De manière factieuse, l’« aide humanitaire » est utilisée comme catégorie politiquement neutre et surtout non militaire. Cependant, elle fait partie d’une stratégie globale et contribue à la construction d’un consentement actif. Pour sa part, le contrôle de la population, qui consiste au déplacement de communautés ainsi déracinées de leurs lieux d’origine, a principalement un objectif simple : désarticuler les bases de soutien des insurgés.

La guerre de basse intensité cherche à générer un consensus mais, si elle ne l’obtient pas, elle recourt à la terreur. Le dilemme est de gagner la masse ou de la détruire par un schéma de guerre psychologique (guerre sale) orientée en gros, contre tous ceux qui constituent la base sociale d’appui, matériel ou intellectuel, réel ou potentiel, des insurgés. À défaut d’une justification légale ou politique pour confier à l’armée l’attaque contre la société civile, la tâche est confiée à des appareils clandestins connus comme autodéfenses ou paramilitaires, comme le recommande le Plan de campagne Chiapas 94 du Sedena (secrétariat de la Défense nationale). Le paramilitarisme n’est pas, comme on le prétend, une « troisième force » qui agit avec une autonomie propre. Il répond à une stratégie basée sur la doctrine contre-insurrectionnelle classique, qui cherche à confondre, à dissimuler et à cacher les responsabilités de l’État dans les massacres, infractions/crimes/assassinats (delitos de lesa humanidad !) et meurtres sélectifs exécutés par des bandes armées patronnées et contrôlées par l’armée. Reconnaître au paramilitarisme le caractère d’« acteur politique indépendant » implique de retirer sa responsabilité à l’État, et de laisser dans l’impunité laisser libre de responsabilité l’État et dans l’impunité ceux qui le financent, le soutiennent, le conseillent, le justifient. C’est aussi laisser la porte ouverte pour qu’ils continuent à utiliser la terreur.

La preuve que l’absence de tirs n’est pas une indication que le conflit armé a été dépassé, est l’existence de 114 positions permanentes de l’armée dans la zone de conflit. Une trêve armée persiste parce que les deux adversaires sont forts, chacun à sa manière : l’armée fédérale a augmenté son pouvoir territorial et offensif, mais l’EZLN a démontré de l’habilité pour continuer à être forte à la défensive. Dans le cadre de cette guerre irrégulière d’usure, le pouvoir des armes fédérales n’a pas pu mettre en échec, jusqu’à présent, le pouvoir des corps zapatistes avec leurs juntas de buen gobierno et leurs caracoles [organes d’autogouvernement des communautés zapatistes, ndlr]. Mais il ne faut pas perdre de vue le moment des élections. Il existe des forces pouvant souhaiter relancer une nouvelle escalade de violence au Mexique afin de recréer une atmosphère propice pour le « vote de la peur », dans lequel cas le Chiapas et l’EZLN apparaissent comme l’un des scénarios et objectifs possibles pour monter une grande provocation.

Source : La Jornada, México, 14 février 2005.
Traduction : Diane Quitelier, pour RISAL.

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