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“Chiapas 2006”, tourisme équitable et solidaire, ou nouvel épisode de la “guerre sale” contre les indigènes zapatistes ?

mars 2006, par Jean-Pierre Petit-Gras

“Commerce équitable”, “Développement durable”, “Tourisme solidaire”, ces idées en apparence belles et généreuses s’avèrent en fait floues et ambiguës pour qui veut bien se donner la peine d’examiner d’un peu plus près quelles réalités et quelles pratiques elles recouvrent sur le “terrain” des pays du Sud.

Aujourd’hui, ces concepts sont en outre récupérés à grande vitesse par les multinationales et les États, par tous ceux qui voient là un nouveau créneau porteur, susceptible d’ouvrir l’accès à davantage de pouvoir, à des profits financiers supplémentaires, à de nouvelles déprédations au bout du compte. De Carrefour à McDonald’s, en passant par les gouvernements corrompus de la plupart des pays concernés, et par de véritables “multinationales de la bienfaisance” telles Max Havelaar, le WWF, Conservation International, etc., chacun y va de sa campagne de “communication” afin de montrer — faute de pouvoir le démontrer — que le monde est en train de devenir meilleur, grâce bien sûr à leur action et à celle des “nouveaux consommateurs citoyens”.

En ce qui concerne le “commerce équitable”, l’exemple du café acheté dans le cadre des prix fixés par le FLO (Fairtrade Labelling Organisations, regroupant la plupart des grands groupes de “l’équitable”), et qui n’ont pas augmenté depuis plus de douze ans, est significatif. Payé aux coopératives 1,41 US$ la livre (anglaise), ce qui revient environ à 3 dollars le kilo, le café certifié équitable et “biologique” (la majeure partie du coût de ces certifications retombant sur les coopératives) récolté en Amérique centrale est revendu 15, voire 18 et 20 dollars le kilo sur les marchés du Nord. Où se trouve l’équité dans cette transaction ? Quand on connaît les conditions de la plantation, de l’entretien, de la cueillette, du travail de dépulpage et de fermentation (appelé beneficio húmedo), du transport à dos d’homme des bultos, les sacs de café pergamino de 60 kilos, puis les frais pour la dernière transformation (le beneficio seco et le tri optique), les manutentions supplémentaires de sacs de café oro de 70 kilos... on est sidéré par l’écart entre ces 3 US$ “offerts” par le commerce équitable aux producteurs de l’Amérique latine et indigène et les 18 US$ du prix de vente sur les marchés. De fait, comme il en a toujours été depuis l’invasion européenne, le système économique des pays du Nord continue d’empocher la plus grande part du gâteau, quelles que soient les “bonnes intentions” des entreprises petites, moyennes ou grosses du secteur du “commerce équitable”.

Au-delà de ce déséquilibre flagrant, il conviendrait de ne jamais perdre de vue que le problème essentiel pour les populations paysannes des pays du Sud réside davantage dans les difficultés grandissantes à accéder aux terres agricoles, et dans l’utilisation, en vue de l’exportation et de l’industrie, qui est faite de ces dernières.

“Développement durable” et “protection de l’environnement”, sont en passe de devenir le nouveau cheval de Troie des multinationales dans la mise en place de leur stratégie à l’encontre des populations paysannes et indigènes, accusées de se mettre en travers de l’uniformisation et de la “mise aux normes” indispensable des individus dans le cadre de l’instauration du marché “globalisé”.

L’un des volets de cette politique consiste pour les grandes entreprises industrielles du Nord à acheter le droit de polluer, en application des dispositions des accords de Kyoto, par le parrainage de forêts que les gouvernements locaux ou nationaux s’empressent de leur livrer en concession, moyennant souvent d’énormes pots de vin. Les “résultats” obtenus par cette politique sont multiples : d’une part ils permettent aux multinationales de se dédouaner de leurs énormes responsabilités en matière de contribution à l’effet de serre.

D’autre part elle offre l’occasion de vider de leur populations traditionnelles des régions convoitées pour cette “valeur” en matière de capture de carbone, mais également pour leur biodiversité, le pétrole, l’uranium, les potentialités hydro-électriques... En même temps, la grande qualité de la main-d’œuvre, notamment féminine, et la possibilité de la salarier à des conditions défiant toute concurrence représentent une incitation supplémentaire à accélérer les programmes de “développement durable” et de “protection de la nature” tels ceux mis en place dans les Montes Azules de la forêt Lacandone, d’où l’on expulse des communautés accusées de... détruire l’équilibre écologique. Ces populations, quand elles s’obstinent à vouloir rester sur leurs terres, et à exiger de pouvoir en maîtriser les ressources, représentent un véritable cauchemar pour les plans de “développement”, “durable” ou non.

Au cours de l’été 2005, les zapatistes ont proposé à l’ensemble de leurs compatriotes mexicains, à travers la Sixième Déclaration de la forêt Lacandone, toute une série de rencontres et une large réflexion sur l’organisation de la résistance aux politiques néolibérales qui accentuent la paupérisation, l’exode rural, la misère urbaine et suburbaine. Cette initiative consiste à chercher une “autre façon” de faire de la politique, par en bas, sans délégation de pouvoir, en s’appuyant sur la tradition et la démocratie directe, en prenant l’initiative de l’autogouvernement et de la construction d’alternatives autonomes impliquant évidemment le contrôle et la maîtrise des ressources par les populations elles-mêmes. Dans ce contexte, toute une armée de “penseurs”, universitaires et économistes mexicains, nord-américains ou européens ont lancé une vaste offensive visant à faire passer les zapatistes pour des “idéologues archaïques”, “dépassés par de nombreuses communautés indigènes” qui auraient choisi la voie plus intelligente et concrète du “développement durable” et du “commerce équitable” , en accord avec les entreprises citoyennes qui depuis les États-Unis, l’Europe et le Mexique même seraient prêtes à leur offrir un nouveau partenariat “responsable”. Le quotidien mexicain La Jornada a publié en août et septembre derniers une vive polémique à ce sujet entre Neil Harvey, auteur d’un intéressant ouvrage sur la rébellion zapatiste, et Victor Toledo, universitaire “conseiller” de plusieurs institutions du commerce équitable.

Tourisme solidaire : “Chiapas 2006”, de l’escroquerie à la provocation

On peut trouver depuis quelques mois, dans les publications spécialisées, l’annonce de la prochaine tenue à Tuxtla Gutiérrez (capitale de l’Etat du Chiapas) de ce “Chiapas 2006”, un “Forum sur le commerce équitable et le tourisme solidaire”. Cette manifestation est organisée sous le haut patronage du gouverneur de l’État, Pablo Salazar Mendiguchía, l’un des principaux responsables de la guerre de “basse intensité” menée contre les communautés indigènes zapatistes en rébellion dans cette région.

Outre le fait que les projets présentés comme “écotourisme” ou “tourisme solidaire” sont généralement liés à des initiatives privées, ne tenant compte ni de la culture, ni des intérêts réels, ni de la volonté et la décision des habitants, au Chiapas concrètement ils font encore plus nettement une totale abstraction de la situation sur le terrain

1. Il se développe là-bas un soulèvement populaire massif depuis janvier 1994, la rébellion zapatiste, représentant une partie importante de cette population indigène massacrée, spoliée et surexploitée, opprimée et marginalisée depuis des siècles. Ce soulèvement a pris une voie qui pour être pacifique n’en est pas moins radicalement déterminée à poursuivre la construction d’une autonomie concrète sur le terrain.

Ces projets, présentés à grands coups de publicité, tiennent-ils compte des villages zapatistes et des Juntas de Buen Gobierno, les institutions d’autogouvernement dont ils se sont dotés ?

2. Il y a une guerre au Chiapas (avec de véritables troupes d’occupation, plus d’une centaine d’installations, souvent illégalement implantées sur le territoire des communautés, des harcèlements, menaces, violences, détentions arbitraires, corruption...).

Ces camps militaires sont déployés selon une stratégie claire d’occupation et de préparation à une ou plusieurs offensives meurtrières (cf. analyses du Capise, que l’on peut consulter en français sur le site du Sipaz). La présence des soldats (70 000 face à une population rebelle de 400 000 à 500 000 personnes, adultes, vieillards et enfants tous ensemble) représente en outre une nuisance en matière de santé publique, par la prostitution, le sida, l’alcoolisme et le trafic de stupéfiants qu’elle induit. Des groupes paramilitaires (entraînés, armés et payés par des membres de l’armée régulière) se livrent à des agressions et des provocations constantes contre les communautés. La police (dans ses différents corps) et des groupes parapoliciers opèrent à leur niveau une pression également permanente, impitoyable et raciste à l’égard des sympathisants de la rébellion.

Le projet Chiapas 2006 a adopté comme logo un indigène poussant paisiblement sa barque sur une lagune. La chevelure de cet homme et la tunique claire suggèrent sans ambiguïté, malgré la stylisation du trait, un Indien lacandon. Pour faire bref, rappelons que les familles que l’on désigne à tort sous le nom de Lacandons (puisque les véritables Lacandons ont été massacrés jusqu’au dernier à la fin du XVIIe), sont venues depuis l’est du Yucatan s’installer dans la forêt Lacandone au cours du XIXe siècle. En 1969 le président Echeverria (ministre de l’Intérieur responsable direct du massacre des étudiants sur la place des Trois-Cultures à Mexico, le 2 octobre 1968, puis instigateur en tant que président de la République de la “guerre sale” contre l’opposition au cours des années 1970) a “offert” à ces quelques familles (300 personnes en tout) 617 000 hectares de terres dans la forêt Lacandone. Cela alors que la grande majorité des indigènes manquaient cruellement de terres, et que les tentatives d’installation de familles tseltal, chol, tojolabal, zoque ou tsotsil dans la forêt rencontraient de multiples entraves, dues à la politique spoliatrice des grands propriétaires, du PRI et d’une administration corrompue, refusant d’appliquer les règles pourtant anciennes de la réforme agraire.

Ces familles “lacandones”, instrumentalisées par le pouvoir, sont devenues en quelque sorte les faire-valoir de la politique “généreuse” des gouvernements fédéraux et locaux à l’égard des indigènes du Chiapas. Certaines d’entre elles sont régulièrement visitées par des touristes aventuriers du Nord, qui ont bien entendu l’incroyable chance de les surprendre en train de préparer arcs et flèches pour partir à la chasse... aux quelques devises que nos cadres occidentaux voudront bien leur laisser. Y’a bon l’écotourisme !

Le musée-hotel “Na bolom” (la “maison du tigre”, par ailleurs très intéressant), installé dans la superbe propriété de San Cristóbal de Las Casas léguée par la veuve de l’anthropologue Franz Blöm, est devenu un lieu assez étrange de rencontres troubles et d’“information” antizapatiste, au nom justement de la défense des intérêts des tribus que l’on appelle à tort lacandones (même si certains de ses membres ont adopté récemment une attitude plus raisonnée à l’égard de “l’invasion” zapatiste). Ce choix dans le logo de “Chiapas 2006” marque donc tout le mépris des promoteurs du projet à l’égard des indigènes chiapanèques, leur volonté de confondre et de manipuler l’opinion, voire de tenter de diviser et de marginaliser, en continuant à nier tous leurs droits, la très grande majorité des communautés mayas du Chiapas.

Enfin, une information devrait faire plaisir à tous les consommateurs “équitables” : le FLO tiendra son assemblée générale au mois de mars, à Tuxtla, dans le cadre même du forum “Chiapas 2006”. Une bonne occasion pour trinquer avec le gouverneur Salazar, à la santé de la “guerre de basse intensité”... heu, pardon, de “l’économie solidaire” !

L’économie solidaire est-elle possible ?

Pourtant, si l’on met de côté les transactions consistant à payer un peu moins mal (les bonnes années, c’est-à-dire quand les cours sont bas) le cacao, le café, les bananes, le miel ou l’artisanat que l’on revend beaucoup plus cher sur les marchés du nord, et les opérations de marketing et d’image auxquelles se livrent les géants de la distribution, l’idée d’une équité dans les échanges n’est pas absurde, bien au contraire. Elle demande simplement d’être creusée, mûrie, concertée. Elle suppose transparence et réciprocité, discussion et accord entre les paysans ou artisans (en commençant par le local et les circuits courts, respectueux de l’environnement) et les acheteurs. Elle exige de la réflexion, du temps, des efforts, d’importants changements dans nos habitudes de consommation.

Pour en rester au café, des réseaux de diffusion des coopératives zapatistes se sont créés. La plupart ont pour objectif de retourner intégralement les marges bénéficiaires réalisées après paiement des frais et taxes (à titre d’exemple, le réseau solidaire de Midi-Pyrénées restitue plus de 4 euros par kilo de café torréfié aux organisations zapatistes). Mais ne sort-on pas ainsi de la relation commerciale et des impératifs de profit que certains voudraient assigner à l’ensemble des activités humaines ? Ne sommes-nous pas aux antipodes de ce Chiapas 2006, au sujet duquel il nous appartient de demander des comptes, en premier lieu aux responsables du “commerce équitable” et du “tourisme solidaire” ?

Jean-Pierre Petit-Gras
décembre 2005.

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