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Catalogne, octobre 2019,
quand nous sommes aveuglés
par les flammes des barricades
et assourdis par les tirs de la police

jeudi 24 octobre 2019, par Tomás Ibáñez

Comment un cœur anarchiste ne pourrait-il se réjouir quand une partie du peuple non seulement défie, mais se lance également contre les forces répressives en assumant tous les risques qui en découlent ?

Comment la fibre anarchiste ne pourrait-elle pas vibrer quand les gens crient contre les emprisonnements, exigent la libération des prisonniers et demandent la fin de la monarchie ?

Comment ne pas s’impliquer dans une révolte tumultueuse et, si notre corps le permet, ne pas faire en sorte d’être en première ligne dans cette confrontation ?

Il est clair que les barricades, les flammes, la lutte au corps à corps contre la police enflamment notre imaginaire libertaire et font bouillir notre sang. De plus, nous savons bien que c’est à partir d’épisodes de lutte de ce type que naissent parfois des événements subversifs imprévisibles qui dépassent de loin les motifs et les circonstances initiales des révoltes.

Il va donc sans dire que je comprends parfaitement qu’un secteur de l’anarchisme ait répondu avec énergie à l’appel lancé par le gouvernement catalan et les organisations national/indépendantistes pour protester contre la condamnation de certains membres du gouvernement précédent et de deux dirigeants d’organisations national/indépendantistes. En outre, je comprends que ces secteurs de l’anarchisme prétendent qu’ils n’ont pas répondu à ces appels mais qu’ils se seraient de toute façon jetés dans la rue de leur propre chef.

Je comprends tout cela, mais j’ai du mal à taire certains des doutes qui m’assaillent.

Ce même cœur anarchiste auquel je faisais allusion ne devrait-il pas faire preuve d’une certaine perplexité à se voir impliqué dans une révolte encouragée par les plus hautes instances du pouvoir politique ?

Cette fibre anarchiste ne devrait-elle pas se sentir quelque peu mal à l’aise en raison des résonances nationalistes indéniables de la lutte à laquelle elle participe ?

Cette perplexité et cet inconfort devraient peut-être conduire à une petite pause dans l’élan combatif, afin de chercher des réponses à certaines interrogations, car :

● Est-il vrai (ou non ?) que les institutions catalanes (gouvernement notamment) et les organisations national/indépendantistes ont depuis longtemps et de façon réitérée incité à déclencher une réaction populaire massive dès que la sentence serait connue ?
● Est-il vrai (ou non ?) que cette réponse populaire, en plus de susciter la sympathie naturelle de ceux qui luttent contre le système, fait partie intégralement du long « processus » mis en œuvre pour avancer vers l’indépendance nationale de la Catalogne ?
● Est-il vrai (ou non ?) que sans l’action inlassable des institutions et de leurs moyens de communication, ainsi que la mobilisation permanente des organisations national/indépendantistes, la réplique aurait difficilement atteint la dimension qu’elle a eue ?
● Est-il vrai (ou non ?) que si les manifestations et les rassemblements sont aussi massifs, c’est que les centaines de milliers de personnes qui y accourent sont dans leur immense majorité profondément nationalistes ?

Bien sûr, il ne s’agit pas d’attendre qu’une révolte présente des aspects anarchistes indéniables pour s’en mêler, cela signifierait dans la pratique le renoncement à toute action. Cependant, l’absence de discernement quant aux révoltes auxquelles nous devons participer, et quant à nos compagnons de lutte, annihile également l’éventuelle efficacité émancipatrice de nos actions. Ce qui équivaut donc à une absence d’action ou, pire encore, à des actions contre-productives.

S’engager dans des luttes populaires qui sont loin d’être anarchistes comme celles du Chili ou de l’Équateur a des justifications dont manquent les luttes soutenues par le pouvoir et qui présentent de plus des résonances nationalistes.

Exiger la libération des prisonniers et des prisonnières ? Cela va de soi, évidemment ! Mais sans répondre au coup de sifflet de ceux qui ne nous demandent de nous manifester que lorsqu’il s’agit de prisonniers et de prisonnières national/indépendantistes. Mes doutes quant au bien-fondé de répondre à ces appels disparaîtront dès que je verrai qu’ils sont également lancés pour demander la libération d’autres types de prisonniers et de prisonnières. Sinon, il me sera très difficile de ne pas penser que ma répulsion envers les emprisonnements est instrumentalisée au service de valeurs et d’objectifs qui sont loin d’être ceux que je défends en tant que libertaire.

Aussi belles que soient les flammes des barricades et aussi scandaleux que soient les tirs de la police, nous ne devons pas laisser ces flammes nous empêcher de voir les chemins trompeurs qu’elles illuminent ni laisser ces tirs nous empêcher d’entendre les leçons que nous enseigne la longue histoire de nos luttes émancipatrices.

Tomás Ibáñez
Barcelone, octobre 2019.
Traduction de Floréal Melgar
revue par l’auteur.

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