Il y a 511 ans, les envahisseurs ont posé leurs bottes, la croix et l’arquebuse sur notre continent : ils venaient en quête de l’Eldorado : ils ont pillé l’or, l’argent et les perles, imposé leur dieu et baigné de sang nos terres.
On leur a résisté. On connaît l’histoire de la résistance des Caracas et des Teques guidés par l’indomptable Guaicaipuro, ou par le guerrier Tiuna, le féroce Yaracuy, Guaicamacuto et Naiguatá. Cependant, l’occupant s’est imposé par sa politique d’extermination. Les habitants originaires se sont réfugiés dans les enchevêtrements de la géographie continentale non sans avoir auparavant apporté à l’humanité davantage d’espèces de plantes cultivables que toute l’Europe et l’Asie réunies : le maïs, la pomme de terre, le yucca, l’auyama, la patate douce, la tomate, le piment rouge, l’arachide, le cacao, la vanille, l’ananas, la papaye, le tabac, l’onoto, le palmier d’Amérique, le caoutchouc, pour citer seulement quelques-unes des plus consommées au long des temps et de la géographie universelle.
Dès 1492, l’Occident a considéré l’indigène comme un être sans âme ; tuer des Indiens n’était pas un délit. Dans le journal Excelsior, le 29 juin 1972, on peut lire : « On acquitte en Colombie sept colons chasseurs d’Indiens. Sept colons accusés d’avoir assassiné de sang-froid seize Indiens, le 23 décembre 1967, ont été acquittés pour avoir agi en toute bonne foi, déterminés par une invincible ignorance, a estimé ici aujourd’hui un tribunal de conscience... » [1].
Par la suite, le pape a reconnu la qualité d’êtres humains aux populations originaires de l’Amérique. Cependant la tragédie du dénouement est connue de tous : ce qui est arrivé a constitué le plus grand génocide de l’histoire de l’humanité. Les peuples originaires de l’hémisphère américain ont survécu en société, grâce à leur apprentissage de la résistance, leur vision du monde, leur explication de l’ordre des choses dans l’univers et leur relation respectueuse avec la nature.
Aujourd’hui nous vivons l’ère dite de la société du savoir, où les connaissances humaines deviennent les leviers de la richesse et de la force pour constituer le pouvoir. Dans Les Nouveaux pouvoirs, Alvin Toffler explique : « Le savoir, qui était un accessoire du pouvoir de l’argent et du pouvoir de l’usage de la force, est devenu sa propre essence. De fait, c’est l’amplificateur définitif. C’est la clé du changement du pouvoir qui nous attend et il explique pourquoi la bataille du contrôle du savoir et des ressources des matières premières s’embrase dans le monde entier. » [2]
De grandes entreprises pharmaceutiques, alimentaires, cosmétiques, diététiques, biotechnologiques, de recherche de nouveaux matériaux biologiques d’application industrielle, d’extraction ou d’exploitation intensive des ressources naturelles ; des industries touristiques, de transfert technologique, de recherche académique, juridiques, médicales, géographiques ; des industries de l’information et du divertissement, etc., vont à la chasse à l’Eldorado du XXIe siècle : l’immense pouvoir économique de la biodiversité et du savoir indigène qui lui est ou non attaché, recourant à la biopiraterie pour s’approprier la biodiversité de nos pays et le savoir relatif à son usage.
Elles entrent dans les communautés au titre de touristes, médecins, sociologues, anthropologues, etc., elles observent la forme de vie des communautés, recueillent leur savoir, en le présentant comme le leur ou en le brevetant comme leurs propres innovations.
Mais la bataille ne se livre pas seulement dans le domaine des faits, elle se livre aussi dans l’enceinte des idées et du droit. Au milieu de la décennie 1980, on a essayé d’imposer une théorie qui valorisait les ressources naturelles et les connaissances ancestrales des indigènes en tant que patrimoine commun de l’humanité, en les rendant accessibles pour le bénéfice de tous. Cependant que le savoir occidental se protégeait par des normes agressives de propriété intellectuelle, ni les peuples ni les gouvernements n’ont accepté de faire des grandes réserves en biodiversité le patrimoine de l’humanité. Alors la stratégie a changé, on a structuré un discours qui invoquait la nécessité de protéger le savoir traditionnel par les mécanismes de propriété intellectuelle existants ou par la création d’un système sui generis de protection des savoirs traditionnels indigènes et/ou paysans.
C’est ainsi qu’on a incorporé cette question à de multiples forums internationaux et aux processus multilatéraux et bilatéraux d’intégration commerciale. Dans ces derniers, on crée les mécanismes de commercialisation industrielle des savoirs, des ressources génétiques, biologiques et des services. Le but est d’établir un mécanisme qui facilite et légalise l’appropriation ou la biopiraterie grâce à des mécanismes créés spécifiquement à cette fin. Nombre de ces propositions ont pour objectif d’encourager l’exploitation commerciale des pratiques indigènes traditionnelles et de la diversité biologique des pays du sud, de manière légale, c’est-à-dire de légitimer la pratique de la biopiraterie des ressources et des savoirs.
Les propositions de protection des savoirs indigènes traditionnels se fondent sur la structuration d’un mécanisme visant à commercialiser le savoir indigène. Selon ces propositions, les peuples indigènes cèdent à « titre onéreux » leurs savoirs traditionnels à ceux qui ont la capacité de les exploiter sous forme industrielle ou commerciale. Cependant, les savoirs traditionnels n’ont pas nécessairement de raisons d’être un objet de propriété. Ils ont été utilisés par les peuples comme un élément d’identification culturelle ; nombre d’entre eux ont un caractère sacré et leur commercialisation représente pour certains peuples une grande violence spirituelle et morale. Ci-après sont exposées certaines des caractéristiques suggérées dans les propositions de systèmes spécifiques pour la protection des savoirs traditionnels.
Les propositions des pays développés préconisent la création de registres constitutifs de droits, les peuples indigènes devant se charger d’aider les bureaux de propriété intellectuelle à enregistrer le savoir sur la vie qu’ils ont accumulé durant des milliers d’années. Tout savoir qui ne sera pas enregistré ne jouira d’aucune protection. Cette notion de registre de savoir est étrangère à la culture et à la possibilité réelle des peuples de systématiser leurs savoirs sous forme écrite et de se présenter aux bureaux pour les protéger.
Les « propositions sui generis de protection des savoirs indigènes traditionnels » préconisent le catalogage des savoirs indigènes dans des bases de données en vue de leur préservation et conservation. Cette proposition pourrait être contraire aux cultures indigènes, en fragmentant la conception holistique du savoir de nombreux peuples originaires de l’Amérique, pour lesquels le savoir est indissolublement associé à la terre et à leur conception religieuse. De plus, systématiser le savoir indigène dans des bases de données, c’est faire indubitablement le premier pas pour octroyer une valeur occidentale de commercialisation au savoir, ce qui doit être exposé avec clarté pour que les peuples et les communautés aient pleine conscience de la signification du catalogage. Nous devons aussi réfléchir aux conséquences résultant du classement d’un savoir vivant et au contrôle des communautés sur ce dernier.
Les propositions de systèmes sui generis s’insèrent dans le cadre des mécanismes de la propriété industrielle, qui sont des mécanismes de protection de l’innovation individuelle, et qui laissent grandes ouvertes les portes pour que le savoir collectif devienne un objet d’appropriation individuelle. Dans le cadre des normes juridiques de propriété industrielle actuellement en vigueur, plusieurs d’entre elles de caractère supranational (Convention de Paris, ADPIC, 486 CAN, etc.), la divulgation du savoir conduit à le faire tomber (après un laps de temps) dans le domaine public, dans le pays d’origine ou dans d’autres pays, grâce à quoi toute personne intéressée pourra l’utiliser, la copier et la redistribuer, et en plus, lui ajouter des innovations. Ces innovations pourront être à leur tour brevetées. De la sorte, une grande partie du savoir collectif et transgénérationel peut être sujette à une appropriation individuelle. Ce qui est grave, c’est que l’on considère très souvent comme une innovation suffisante le simple passage du savoir indigène de son état « primitif » à la logique de la pensée « scientifique occidentale », par ce que l’on nomme l’attribution d’une valeur ajoutée.
Dans les propositions de protection du savoir indigène, ce sont les communautés qui passent des accords avec les sujets intéressés. Bien que cette proposition accorde aux peuples indigènes le statut social de sujets décisionnaires de leur propre destin, ce qui constitue l’exercice d’un droit humain, nous ne pouvons pas oublier que les sujets intéressés à la commercialisation de ces savoirs sont très souvent de grandes entreprises transnationales qui possèdent plus de pouvoir économique, juridique et politique que de nombreux États. Cette relation inégale où les communautés indigènes se trouvent dans une situation de réel handicap crée un grand conflit dans les communautés, parce que certains sujets pourraient révéler des secrets ancestraux de caractère religieux, comme conséquence de la tromperie ou de la nécessité. La Convention sur la diversité biologique dans son article 8-J, et la convention 69 de l’Organisation internationale du travail exigent le consentement préalable et informé des communautés.
L’une des grandes lacunes des systèmes sui generis est la définition de la possession juridique du savoir. Quand deux ou plusieurs peuples indigènes, vivant ou non dans le même pays, ont créé et possèdent des savoirs traditionnels identiques ou semblables, quel peuple est autorisé à consentir l’usage du savoir ? Et dans le cas où l’un d’eux déciderait de le consentir, quelle serait la distribution « juste et équitable des bénéfices » ?
Ces propositions se fondent sur le principe que les peuples indigènes désirent commercialiser leurs savoirs et elles ont pour objet la privatisation de la biodiversité et des cultures, en les fragmentant pour les rendre commercialement désirables. Reconnaître le commerce comme une forme d’échange de produits et de services entre les êtres humains qui nous permet d’avoir accès à ce que nous ne produisons pas avec nos mains ou nos cerveaux, ne l’autorise pas à se mettre au-dessus de la vie même ni à être plus libre que les êtres humains et leurs idées. On revendique la sagesse de nos ancêtres comme une création des grandes entreprises du nord, et l’on crée un système juridique global pour le légitimer et le légaliser : l’or de notre culture en échange d’un miroir. Choisissez.
Isabel Delgado
Source : risal.collectifs.net/.
Traduction : Hapifil (hapifil@yahoo.fr), pour RISAL.