Ayotzinapa, la vérité semble s’éloigner à grands coups de rames vers un horizon plein de brouillard, pourtant elle est toujours aussi fulgurante. Comme le soleil nous contraint à détourner le regard, l’effroi nous incite à détourner la tête et, trop souvent, à la baisser.
Profitant du départ du groupe interdisciplinaire d’experts indépendants (GIEI), la PGR [1] (nous dirions le procureur de la République) n’a pas tardé [2] à reprendre la thèse brumeuse de la guerre entre narcotrafiquants pour expliquer la disparition de 43 élèves de l’école normale rurale d’Ayotzinapa. Il faut dire que le gouvernement avait dû accepter l’intervention de ce groupe d’experts nommés par la Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) sous la pression d’une opinion nationale et internationale choquée par l’horreur de ce crime contre l’humanité.
Ce groupe d’experts a démontré l’inconsistance de la thèse gouvernementale soutenue par le procureur de la République, Murillo Karam, qui voulait que les 43 corps fussent brûlés dans une décharge publique et les cendres jetées dans une rivière proche (le río San Juan) ; il a aussi révélé la manipulation des « scènes du crime » par le chef de l’Agence d’investigation criminelle, Tomás Zerón, pris, pourrait-on dire, la main dans le sac, le long de la rivière San Juan la veille de la reconstitution des faits (vidéo d’un reporter) : nous le voyons arpenter les rives du río San Juan avec le présumé coupable, et reconstituer la scène telle que ce dernier devait la rapporter, il lui a aussi montré où se trouvaient cachés deux sacs de cendre (apportés là par qui ?) ; c’est sans doute lui, Tomás Zerón, qui avait « semé » des cartouches vides sous une pierre à proximité de la déchetterie confirmant ainsi la thèse de l’assassinat des normaliens.
Ce groupe d’experts a été très rapidement perçu comme une menace par le gouvernement, qui a alors lancé toute une campagne de calomnies contre lui et le président de la CIDH pour, ensuite, ne pas renouveler l’accord qui autorisait sa présence au Mexique. Le gouvernement a de nouveau le champ libre pour développer, avec de légères modifications, sa thèse initiale :
Ce sont les membres d’une organisation mafieuse, los Guerreros Unidos, qui, avec leurs complices de la police municipale d’Iguala, ont attaqué les étudiants, qu’ils auraient pris pour des membres d’un groupe concurrent, los Rojos. Ils les auraient enlevés, torturés, puis assassinés et incinérés. C’est que la guerre, d’une extrême violence, fait rage dans la région entre ces deux organisations criminelles pour le contrôle de la « plaza ». On ne compte plus les morts et les disparus à tel point que toute la région autour d’Iguala est un véritable cimetière clandestin. À cette thèse s’ajoute l’information distillée il y a quelque temps concernant la « disparition » du cinquième autobus ou « le mystère du cinquième autobus ». Il aurait été soustrait à l’enquête sous prétexte qu’il renfermait des caches contenant la drogue qu’il livrait régulièrement à Chicago. Cette histoire d’autobus venait à bon escient confirmer l’hypothèse de la méprise et de la colère incontrôlée des Guerreros Unidos les poussant à des actes terribles. Comme tout mensonge qui cherche à tenir la route, celui-ci s’appuie sur quelques vérités : ces deux organisations mafieuses existent bien et se livrent à une guerre sans merci pour le contrôle de la région ; elles ont pénétré non seulement les polices municipales d’Iguala, de Cocula ou de Huitzuco, mais les municipalités elles-mêmes et toute la sphère politique (ce qui est le propre d’ailleurs des organisations mafieuses) : ne dit-on pas que les Guerreros Unidos sont alliés au PRD et les Rojos au PRI ?
Bien des lignes d’investigation importantes ont été délibérément ignorées ; des preuves (enregistrements, vidéos, documents) ont disparu ; les aveux des détenus-coupables ont été obtenus « sous dictée » et après tortures. Ajoutons à toutes ces distorsions de l’enquête les petites et sordides machinations du chef de l’Agence d’investigation criminelle et la hâte, oh combien suspecte, du procureur de la République à fermer le dossier quitte à le bâcler et nous arrivons à la conclusion suivante : l’implication directe de l’État mexicain dans ce crime de lèse-humanité.
Depuis que les hommes politiques ont livré le Mexique aux appétits inapaisables des États-Unis et du Canada, le pays est au bord de la rupture. La crise sociale va s’approfondissant toujours plus et la société mexicaine semble rechercher vainement un peu d’air pour reprendre son souffle. Vainement, tant est impérieuse et exigeante la concupiscence des grands trusts du Nord. Et cette violence irrépressible, absolue, d’une volonté étrangère pénètre la vie mexicaine, la gangrène et l’emporte. Une partie de la population aspire à retrouver un ordre social disparu et se rapproche du pouvoir et de l’État sans se rendre compte que le pouvoir est l’artisan du désordre ; l’autre partie résiste et s’insurge. Une terre de volcans, d’éclairs et d’orages magnétiques. Des incendies s’allument ici et là, Chiapas, Oaxaca, Guerrero, Michoacán... Les hommes politiques prennent alors les dispositions qu’ils jugent nécessaires. En fait, une seule disposition : le recours à l’armée.
La vocation profonde de l’armée mexicaine est d’être une armée d’occupation au service d’une oligarchie à caractère colonial. L’ennemi est l’ennemi intérieur, c’est la population indigène et, par extension tous ceux qui résistent ou se révoltent contre la mainmise du monde occidental, chrétien et capitaliste sur le pays. L’armée mexicaine est la force de coercition d’une pensée étrangère éminemment pratique comme toute pensée digne de ce nom, celle des grandes entreprises marchandes. En général elle n’y va pas par quatre chemins et ne s’embarrasse pas de considérations de « chochottes » comme les droits humains : elle tue [3]. Elle tue tous ceux qui auraient seulement la velléité de lui résister. Instrument du pouvoir, elle est l’expression même du pouvoir. Elle ne fait pas de prisonniers ou alors pour les torturer afin d’obtenir des renseignements et ensuite elle les abat. Avoir recours à l’armée pour « pacifier »le pays, c’est avoir recours à la terreur.
Le retour du PRI au pouvoir en 2012 crée une réelle commotion dans la société mexicaine, les jeunes, jeunes anarchistes, jeunes communalistes, jeunes rebelles, jeunes dissidents se trouvent projetés à la pointe d’un mouvement profond de rejet. Ils sont l’étincelle qui risque d’allumer l’incendie. Déjà en décembre 2012, lors de la prise de fonction de Peña Nieto, le nouveau président, la protestation sociale animée par la jeunesse libertaire avait été particulièrement importante, forte et combative. Les forces de l’ordre, craignant à juste titre de se trouver débordées par le mouvement offensif de la jeunesse, avaient alors réagi avec une extrême brutalité. La justice n’avait pas été en reste non plus qui avait condamné des jeunes anarchistes à des peines de prison outrancières. Un lynchage médiatique contre les anarchistes et autres jeunes rebelles comme les élèves des écoles normales rurales, orchestrée à partir du pouvoir et répercutée par les télévisions, les radios et la presse aux ordres, a alors commencé pour se prolonger jusqu’à maintenant.
Le gouvernement, qui entend poursuivre à marche forcée sa politique d’ouverture au Grand Marché faite de concessions aux intérêts privés, a pris la mesure du danger que représente la jeunesse insoumise dans un pays déstabilisé (et qu’il contribue à déstabiliser de plus en plus). La manifestation du 2 octobre en commémoration du massacre des étudiants par l’armée à Tlatelolco en 1968 pouvait fort bien se présenter comme l’étincelle allumant le feu social tant redouté, être le point de départ d’un mouvement insurrectionnel d’importance. Il se devait d’agir sans plus tarder. L’équipée des normaliens à Iguala, lui a-t-elle fourni l’occasion qu’il attendait ? Je le pense. Frapper fort. Créer un choc, l’onde de choc qui éteindrait l’incendie. C’est la tactique nitroglycérine (pour ceux qui ont lu le Salaire de la peur, ou vu le film) chère au PRI.
Nous passons alors de l’autre côté du miroir, le côté occulte de l’État : « Alors apparaît la terreur comme force dissuasive. L’autre face de l’État, la clandestine ; celle qui a recours aux forces paramilitaires, aux escadrons de la mort, aux groupes de nettoyage social et aux tueurs à gages. À la guerra sucia. Aux fantômes sans visage ni traits qui exécutent les opérations clandestines des services de renseignement. Aux forces anonymes qui jouissent sans restriction d’une impunité de fait et juridique ; protégées par un pouvoir judiciaire complice et craintif. Apparaît l’autre visage d’un État qui construit son pouvoir en militarisant la société et en la désarticulant au moyen d’une peur et d’une horreur réelles, le visage caché d’un État qui fait un usage systématique, calculé et rationnel de la violence en accord à une conception et une idéologie que l’on enseigne dans les académies militaires [4]. »
Le PRI avait employé cette tactique à Tlatelolco le 2 octobre 1968 : la tuerie des étudiants réunis sur la place de Tlatelolco avait désemparé un mouvement social qui commençait à prendre de l’ampleur et à fragiliser l’État. Le 10 juin 1971, le pouvoir a recours à la même tactique : massacre des étudiants lors d’une manifestation par le groupe paramilitaires los Halcones. « Dans les deux cas, a pu écrire Raúl Jiménez Vázquez [5], il s’agit d’authentiques crimes d’État, en vertu du fait qu’ils furent conçus, planifiés, instrumentés et couverts à l’intérieur de l’appareil gouvernemental. » La justice dans sa sentence du 26 juillet 2005 devait d’ailleurs reconnaître que « le groupe des Halcones dépendait de l’État et recevait des ordres de l’armée. » (Ils ont été amnistiés.) Ce recours à une violence extrême pour créer un choc dans les esprits afin de stopper un mouvement social en gestation a une fonction d’avertissement : Acteal, Aguas Blancas, El Charco, El Bosque, Atenco, Apatzingán [6] et… Ayotzinapa. Le PRI est coutumier du fait. La liste des crimes d’État est longue. Les personnes visées comprennent l’avertissement, sans doute possible. Les plus courageux, les affranchis, ceux qui se savent en guerre et ce que cela signifie, continuent la lutte comme à Atenco ou Ayotzinapa, mais cette lutte devient alors celle d’une minorité, que l’État et les forces de répression peuvent circonscrire et contrôler sans trop de difficulté.
Parmi tous les faits de cette nuit tragique du 26 septembre 2014 au matin du 27 — les étudiants sont suivis par la police fédérale dès leur départ de la normale ; cette même police est en communication constante avec les autorités du Guerrero, de l’État fédéral et de l’armée ; aucune de ces autorités, qu’elles soient militaires, civiles et judiciaires, n’est venue sur les lieux de l’attaque des bus pour les contestations d’usage entre la fin de celle-ci et l’irruption d’un commando de tueurs lors de la conférence de presse, c’est-à-dire de dix heures du soir à une heure du matin environ [7] ; une chasse à l’homme menée comme une opération militaire jusqu’au petit matin — dénonçant toute une chaîne de complicités et l’implication du gouvernement au plus haut niveau, le plus horrible et le plus infâme, le plus épouvantable aussi, est la torture de Julio César Mondragón. La photographie de sa figure suppliciée, écorchée vive est apparue sur les réseaux sociaux avant même la découverte du corps le matin du 27 par une brigade du 27e bataillon. Cette figure terrifiante est la vérité d’Ayotzinapa, celle d’une absolue et impitoyable tyrannie.
Oaxaca le 16 juin 2016
Georges Lapierre
Post-scriptum du dimanche 19
Des grenades lacrymogènes, comme des petites bombes, tombent du ciel sur les barricades ; elles sont lancées des hélicos : une petite guerre aérienne qui oblige les « barricadistes », maîtres d’école, parents, quelques rares habitants [8], quelques bandes de jeunes venus en découdre des villages alentour à se replier un temps.
J’ai le sentiment que l’État, dans son aveuglement autoritaire, est en train de créer les conditions de sa critique. Le mouvement des maîtres d’école s’opposant à la « réforme de l’éducation » prend de l’épaisseur pour se bonifier avec le temps. Peu à peu, par la force de son obstination, il attire, focalise et « cristallise » le mécontentement des gens. J’aime bien regarder les maîtresses d’école fabriquer en toute hâte des cocktails Molotov. Le mouvement des instits reste cependant un mouvement purement corporatiste ; il n’est pas porteur du caractère universel de la pensée comme celui de la jeunesse dissidente ; pourtant en offrant un point de convergence, un ancrage, à l’insatisfaction diffuse dans la société, il peut représenter une menace pour l’État.
Le gouvernement a tout le temps de voir venir et si l’affaire se gâte, il peut toujours ouvrir les tables de négociation ; à moins, à moins qu’il ne s’enferre dans son attitude de non-recevoir : comme si le pouvoir devenu à ce point totalitaire se trouve désormais dans l’impossibilité de s’ouvrir à un dialogue avec la société civile. Un État autiste. Nous en sommes peut-être arrivés là. Un État qui ne connaît plus que le meurtre, la dissuasion par l’assassinat. La tactique nitroglycérine. À Nochixtlán, ville qui se trouve à environ 70 kilomètres d’Oaxaca, les flics ont tiré sur les gens : six morts, six personnes descendues pour l’exemple [9]. Comme ils avaient tiré en 2011 sur les élèves de l’école rurale qui manifestaient pour être reçus par le gouverneur du Guerrero : deux morts, Jorge Alexis Herrera et Gabriel Echeverria.
J’ai été aussi témoin d’une technique antiguérilla particulièrement tortueuse que je ne connaissais pas : la « sembra ». Elle consiste à envoyer sur les lieux de l’échauffourée, quand la bataille a été dure, quand les gens ont la rage, deux ou trois jeunes militaires, bien repérables, avec leur treillis tout neuf et leurs cheveux en brosse. Trois ou deux chèvres dans une meute de tigres et de tigresses. À semer ainsi des militaires dans l’espoir qu’ils seront lynchés, l’État y voit deux avantages : calomnier le mouvement par des médias déchaînés et animer les troupes en leur donnant le goût de la vengeance et du sang. Les maîtres d’école ne sont pas tombés dans le piège et ils ont fait appel à la Commission nationale des droits de l’homme afin qu’elle vienne récupérer les soldats. La commission a mis du temps à venir et, par ondes successives, la fureur de quelques-uns se réveillait.