« Les révolutions prolétariennes… raillent impitoyablement les hésitations, les faiblesses et les misères de leurs premières tentatives, paraissent n’abattre leur adversaire que pour lui permettre de puiser de nouvelles forces de la terre et se redresser à nouveau formidable en face d’elles, reculent constamment à nouveau devant l’immensité infinie de leurs propres buts, jusqu’à ce que soit créée enfin la situation qui rende impossible tout retour en arrière. »Marx (Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte).
Camarades,
L’écroulement en miettes de l’image révolutionnaire que présentait le mouvement communiste international suit avec quarante années de retard l’écroulement du mouvement révolutionnaire lui-même. Ce temps gagné par le mensonge bureaucratique, ajouté au permanent mensonge bourgeois, a été du temps perdu par la révolution. L’histoire du monde moderne poursuit son processus révolutionnaire, mais inconsciemment ou dans une fausse conscience. Partout des affrontements sociaux, mais nulle part l’ordre ancien n’est liquidé parmi les forces mêmes qui le contestent. Partout les idéologies du vieux monde sont critiquées et rejetées, mais nulle part « le mouvement réel qui supprime les conditions existantes » n’est libéré d’une « idéologie » au sens de Marx : les idées qui servent des maîtres. Partout des révolutionnaires, mais nulle part la Révolution.
L’écroulement de l’image benbelliste d’une demi-révolution algérienne vient de souligner maintenant cette déconfiture générale. Le pouvoir superficiel de Ben Bella représentait le moment de l’équilibre figé entre, d’une part, le mouvement des travailleurs algériens vers la gestion de la société entière et, d’autre part, la bureaucratie bourgeoise en formation dans le cadre de l’État. Mais dans cet équilibre officiel, la révolution n’avait rien pour réaliser ses objectifs, elle était déjà au musée, tandis que les possesseurs de l’État couverts par Ben Bella avaient tous les pouvoirs, à commencer par l’instrument répressif de base qu’est l’armée, et jusqu’au pouvoir de jeter leur masque, c’est-à-dire Ben Bella. Deux jours avant le putsch, à Sidi Bel Abbès, Ben Bella joignait l’odieux au ridicule en déclarant que l’Algérie était « plus unie que jamais ». Maintenant, il a cessé de mentir au peuple, et les circonstances parlent d’elles-mêmes. Ben Bella est tombé comme il a régné, dans la solitude et la conspiration, par la révolution de palais. Il est parti raccompagné par les gens mêmes avec qui il était venu : l’armée de Boumedienne qui lui avait ouvert la route d’Alger en septembre 1962. Cependant le pouvoir benbelliste entérinait les conquêtes révolutionnaires que la bureaucratie ne pouvait pas encore réprimer : l’autogestion. Les forces si bien cachées derrière le « Frère Musulman » Boumedienne ont ce but clair : liquider l’autogestion. Le mélange du jargon technocratique occidental et du pathos de l’ordre moral islamique renforcé, dans la déclaration du 19 juin, définit toute la politique du nouveau régime : « sortir du marasme général qui s’exprime déjà par une baisse de la productivité, une rentabilité économique décroissante et un désinvestissement inquiétant » … « tenir compte de notre foi, de nos convictions et des traditions séculaires de notre peuple et de ses valeurs morales ».
L’étonnante accélération de l’histoire de la démystification pratique doit servir maintenant à l’accélération de l’histoire de la théorie révolutionnaire. Une même société de l’aliénation, du contrôle totalitaire (ici c’est le sociologue qui vient d’abord, et là c’est la police), de la consommation spectaculaire (ici les voitures et les gadgets, et là la parole du chef vénéré), règne partout malgré les variétés dans ses déguisements idéologiques ou juridiques. On ne peut comprendre la cohérence de cette société sans une critique totale, éclairée par le projet inverse d’une créativité libérée, le projet de la domination de tous les hommes sur leur propre histoire, à tous les niveaux. Ceci est la revendication en actes de toutes les révolutions prolétariennes, revendication jusqu’ici toujours vaincue par les spécialistes du pouvoir qui prennent en charge les révolutions, et en font leur propriété privée.
Ramener dans notre temps ce projet et cette critique inséparables (chacun des termes faisant voir l’autre), cela signifie immédiatement relever tout le radicalisme dont furent porteurs le mouvement ouvrier, la poésie et l’art modernes en Occident (comme préface à une recherche expérimentale sur la voie d’une construction libre de la vie quotidienne), la pensée de l’époque du dépassement de la philosophie et de sa réalisation (Hegel, Feuerbach, Marx), les luttes d’émancipation depuis le Mexique de 1910 jusqu’au Congo d’aujourd’hui. Pour cela, il faut d’abord reconnaître dans toute son étendue, sans avoir gardé aucune illusion consolante, la défaite de l’ensemble du projet révolutionnaire dans le premier tiers de ce siècle et son remplacement officiel, en toute région du monde aussi bien qu’en tout domaine, par des pacotilles mensongères qui recouvrent et aménagent le vieil ordre. La domination du capitalisme bureaucratique d’État sur les travailleurs est le contraire du socialisme, c’est la vérité que le trotskisme a refusé de voir en face. Le socialisme existe là où les travailleurs gèrent eux-mêmes directement la totalité de la société ; il n’existe donc ni en Russie ni en Chine, ni ailleurs. Les révolutions russe et chinoise ont été vaincues de l’intérieur. Elles fournissent aujourd’hui au prolétariat occidental et aux peuples du Tiers-Monde un faux modèle qui équilibre en réalité le pouvoir du capitalisme bourgeois, de l’impérialisme.
Reprendre ainsi le radicalisme implique naturellement aussi un approfondissement considérable de toutes les anciennes tentatives libératrices. L’expérience de leur inachèvement dans l’isolement, ou de leur retournement en mystification globale, conduit à mieux comprendre la cohérence du monde à transformer et, à partir de la cohérence retrouvée, on peut sauver beaucoup de recherches partielles constituées dans le passé récent, qui accèdent de la sorte à leur vérité (le contenu libérateur de la psychanalyse, par exemple, ne peut être ni compris ni réalisé en dehors de la lutte pour l’abolition de toute répression). L’appréhension de cette cohérence réversible du monde, tel qu’il est et tel qu’il est possible, dévoile le caractère fallacieux des demi-mesures, et le fait qu’il y a essentiellement demi-mesure chaque fois que le modèle de fonctionnement de la société dominante — avec ses catégories de hiérarchisation et de spécialisation, corollairement ses habitudes ou ses goûts — se reconstitue à l’intérieur des forces de la négation.
En outre, le développement matériel du monde s’est accéléré. Il accumule toujours plus de pouvoirs virtuels ; et les spécialistes de la direction de la société, du fait même de leur rôle de conservateurs de la passivité, sont forcés d’en ignorer l’emploi. Ce développement accumule en même temps une insatisfaction généralisée et de mortels périls objectifs, que ces dirigeants spécialisés sont incapables de contrôler durablement. Le problème, fondamental, du sous-développement doit être résolu à l’échelle mondiale, d’abord par la domination révolutionnaire du surdéveloppement irrationnel des forces productives dans le cadre des diverses rationalisations capitalistes. Les mouvements révolutionnaires du Tiers-Monde ne peuvent réussir en eux-mêmes qu’à partir d’une contribution lucide à la révolution mondiale. Le développement ne doit pas être une course pour rattraper la réification capitaliste, mais la résolution de tous les besoins réels comme base d’un véritable développement des facultés humaines.
La nouvelle théorie révolutionnaire doit marcher au pas de la réalité, c’est-à-dire être à la hauteur de la praxis révolutionnaire qui s’amorce ici et là, mais encore partielle, mutilée et sans projet global cohérent. Notre langage, qui paraîtra peut-être fantastique, est celui-là même de la vie réelle. L’histoire ne cesse de le montrer, et toujours plus lourdement. Si dans cette histoire, ce qui est familier n’est pas pour autant connu, c’est parce que la vie réelle elle-même n’apparaît que sous une forme fantastique, dans l’image renversée qu’en impose le spectacle moderne du monde : dans le spectacle toute la vie sociale et jusqu’à la représentation de révolutions factices est écrite dans le langage mensonger du pouvoir et filtrée par ses machines. Le spectacle est l’héritier terrestre de la religion, l’opium du capitalisme parvenu au stade d’une « société d’abondance » de marchandises, l’illusion effectivement consommée dans la « société de consommation ».
Aux explosions sporadiques de la contestation révolutionnaire répond une organisation internationale de la répression, dont la division des taches s’opère à l’échelle mondiale. Chacun des blocs, ou des éclats centrifuges de blocs, assure dans sa sphère d’influence le sommeil léthargique de tous, le maintien d’un ordre qui reste fondamentalement le même. Cette répression permanente s’étend depuis l’expédition militaire jusqu’à la falsification plus ou moins complète que pratique aujourd’hui tout pouvoir constitué : « la vérité est révolutionnaire » (Gramsci) et tout gouvernement existant, même issu des mouvements les plus libérateurs, se fonde sur le mensonge à l’intérieur et à l’extérieur. C’est justement cette répression qui constitue la plus retentissante vérification de nos hypothèses.
Les tentatives révolutionnaires d’aujourd’hui, parce qu’elles ont à briser toutes les règles de fausses compréhensions imposées par la « coexistence pacifique » des mensonges régnants, commencent dans l’isolement, aussi bien dans tel secteur particulier du monde que dans tel secteur particulier de la contestation. Elles n’attaquent que l’aspect le plus immédiat de l’oppression, armées de la plus courte définition de la liberté. Ainsi elles rencontrent le maximum de répression et de calomnies (on les accuse de refuser un ordre existant en en approuvant forcément une variante existante), et le minimum d’aide. D’autant plus leur victoire est difficile, et d’autant plus leur victoire leur est facilement confisquée par de nouveaux oppresseurs. Les prochaines révolutions ne peuvent trouver d’aide dans le monde qu’en s’attaquant au monde, dans sa totalité. Le mouvement d’émancipation des Noirs américains, s’il peut s’affirmer avec conséquence, met en cause toutes les contradictions du capitalisme moderne ; il ne faut pas qu’il soit escamoté par la diversion du nationalisme et capitalisme « de couleur » des « Black Muslims ». Les ouvriers des USA, comme ceux d’Angleterre, s’opposent par les « grèves sauvages » au syndicalisme bureaucratisé qui vise d’abord leur intégration au système capitaliste concentré et semi-planifié. C’est avec ces ouvriers, avec les étudiants qui viennent de réussir la grève de l’Université de Berkeley qu’une révolution nord-américaine peut se faire ; et pas avec la bombe atomique chinoise.
Le mouvement qui entraîne les peuples arabes vers l’unification et le socialisme a obtenu des victoires contre le colonialisme classique. Mais il est de plus en plus évident qu’il doit en finir avec l’Islam, force contre-révolutionnaire manifeste, comme toutes les idéologies religieuses ; il doit admettre la liberté du peuple kurde ; il doit en finir avec le prétexte palestinien qui justifie la politique dominante dans les États arabes, puisque cette politique se propose avant tout de détruire Israël, et qui la justifie à perpétuité, puisque cette destruction est impossible. C’est un modèle de société révolutionnaire réalisé par les Arabes qui, seul, peut dissoudre les forces répressives de l’État d’Israël. De même que la réussite d’un modèle de société révolutionnaire dans le monde marquerait la fin de l’affrontement, en majeure partie factice, entre l’Est et l’Ouest, de même finirait l’affrontement Israël-Arabes qui en est une reproduction minuscule.
Les tentatives révolutionnaires d’aujourd’hui sont abandonnées à la répression, parce qu’aucun pouvoir existant n’a intérêt à les soutenir. Aucune organisation pratique de l’internationalisme révolutionnaire n’existe encore pour les soutenir. On regarde passivement leur combat, et les bavardages illusionnistes de l’ONU ou des spécialistes des pouvoirs étatiques « progressistes » accompagnent seuls leur agonie. À Saint-Domingue, les troupes des États-Unis ont osé intervenir en pays étranger pour appuyer des militaires fascistes, contre le gouvernement légal du kennediste Caamano, simplement par peur qu’il ne soit débordé par le peuple qu’il avait dû armer. Quelles forces dans le monde ont pris des mesures de rétorsion contre la présence américaine ? Au Congo en 1960, les parachutistes belges, le corps expéditionnaire de l’ONU et l’État sur mesure de l’« Union Minière » ont brisé l’élan populaire qui croyait avoir conquis l’indépendance ; ils ont tué Lumumba et M’Polo. En 1964 les parachutistes belges, les avions de transport américains, et les mercenaires sud-africains, européens et cubains anticastristes ont fait refluer la deuxième vague insurrectionnelle des mulélistes. Quelle aide pratique a fourni la prétendue « Afrique révolutionnaire » ? Est-ce que mille volontaires algériens, vainqueurs d’une guerre bien plus dure, n’auraient pas suffi pour empêcher la chute de Stanleyville ? Mais le peuple armé d’Algérie était depuis longtemps remplacé par une armée classique, affermée à Boumedienne, qui avait d’autres desseins.
Les prochaines révolutions sont placées devant l’effort de se comprendre elles-mêmes. Il leur faut réinventer totalement leur propre langage ; et se défendre contre toutes les récupérations qu’on leur prépare. La grève des mineurs des Asturies, quasi-permanente depuis 1962, et tous les autres signes d’opposition qui annoncent la fin du franquisme ne tracent pas pour l’Espagne un avenir inévitable mais un choix : ou bien l’union sacrée que préparent en ce moment l’Église espagnole, les monarchistes, les « phalangistes de gauche » et les staliniens pour adapter harmonieusement l’Espagne postfranquiste au capitalisme modernisé, au Marché commun ; ou bien la reprise et l’accomplissement de ce que la révolution, vaincue par Franco et ses complices de tous bords, a eu de plus radical : les rapports humains du socialisme ont été réalisés, quelques semaines, à Barcelone en 1936.
Il s’agit, pour le nouveau courant révolutionnaire, partout où il apparaît, de commencer à relier entre eux les actuelles expériences de contestation et les hommes qui en sont porteurs. Il s’agira d’unifier, en même temps que de tels groupes, la base cohérente de leur projet. Les premiers gestes de l’époque révolutionnaire qui vient concentrent en eux un nouveau contenu, manifeste ou latent, de la critique des sociétés actuelles, et de nouvelles formes de lutte ; et aussi les moments irréductibles de toute l’ancienne histoire révolutionnaire restée en suspens, qui réapparaissent comme des revenants. Ainsi la société dominante, qui se flatte tant de sa modernisation permanente, va trouver à qui parler, car elle commence enfin à produire elle-même sa négation modernisée.
Vivent les camarades qui en 1959, dans les rues de Bagdad, ont brûlé le Coran !Vivent les Conseils ouvriers de Hongrie, défaits en 1956 par l’Armée dite Rouge !
Vivent les dockers d’Aarhus qui, l’année dernière, ont effectivement boycotté l’Afrique du Sud raciste, malgré la répression judiciaire du gouvernement social-démocrate danois et leur direction syndicale !
Vive le mouvement étudiant « Zengakuren » du Japon, qui combat activement le pouvoir capitaliste de l’impérialisme et celui de la bureaucratie dite communiste !
Vive la milice ouvrière qui a défendu les quartiers du nord-est de Saint-Domingue !
Vive l’autogestion des paysans et des ouvriers algériens ! L’alternative est maintenant entre la dictature bureaucratique militarisée et la dictature du « secteur autogéré » étendu à toute la production et à tous les aspects de la vie sociale.
Alger, juillet 1965.
INTERNATIONALE SITUATIONNISTE