Dès le 18 janvier, le clash commençait, avec la question de la route départementale 281. Trait qui relie la zone au monde, mais qui la transperce aussi, voie de passage pour des habitants de villages environnants (et dont beaucoup étaient contre l’aéroport, pourquoi s’aliéner leur sympathie ?) mais aussi pour des paysans de la zone.
Vouloir maintenir la route fermée, c’était penser en terme de microcosme : la zone serait coupée du monde, intacte et préservée de tout contact salissant avec l’extérieur. L’idéal d’un territoire absolument non motorisé et que l’on rêve autarcique prétend confisquer à son avantage la totalité de la politique zadiste (si l’on considère l’importance de cette route, précisément, dans la zone). Or la ZAD n’existe que par les liens qui l’attachent au dehors, et réciproquement ces liens nous font vivre, nous autres qui la soutenons. Bref, après avoir essayé de ralentir les choses, les gens qui avaient édifié des cabanes aux abords de la route durent se ranger à la décision de l’assemblée qui avait choisi de libérer le transit. Mais tout recommença avec l’arrivée des débroussailleurs [1]…
Il se dit depuis que la route ainsi dégagée a servi d’autoroute pour la gendarmerie mobile, mais enfin dès le vendredi 6 avril au soir tout le monde savait que les GM affluaient par centaines autour de la ZAD, ce qui laissait largement le temps de la barricader durant le week-end précédant l’attaque… En fait, la question n’est même pas là : tous ceux qui ont participé à la résistance en octobre 2012 disent que les barricades dressées sur cette route ne tenaient pas plus d’un quart d’heure. Le seul véritable obstacle matériel qui ralentit l’avancée des GM, c’est la boue. Leurs blindés sont équipés pour encaisser des molotov, mais ils sont un peu trop lourds sur les chemins glissants… Quant aux barricades, si leur nécessité demeure évidente, force est de reconnaître que les plus solides finissent par tomber malgré une résistance acharnée, comme la barricade Lascar, sur le chemin de Suez, au cœur de la ZAD, qui a été prise et démantelée plusieurs fois.
À présent, tout ce secteur a été saccagé : et pas seulement les cabanes, mais l’écosystème ravagé par le passage des blindés et des bulldozers, sans parler de l’empoisonnement durable de la zone par les gaz… Le mal causé est énorme, et il faudra du temps pour le réparer. En attendant, une réoccupation de la zone Est n’aura aucune chance d’avoir lieu un jour si la zone Ouest vient à céder à son tour sous les coups des GM… Pendant que certains ressassaient leur ressentiment, des équipes de charpentiers mouillaient la chemise quarante-huit heures durant pour préparer les poutres et les planches destinées à reconstruire le Gourbi, site d’échange non marchand qui appartenait à tous les zadistes, situé à proximité du carrefour stratégique de la Saulce… Et le dimanche 15 avril des centaines de gens ont acheminé tout ce matériel au nez et à la barbe des GM. Ceux qui râlent contre le fait que l’Acipa n’ait parlé dans ses communiqués que de la démolition de la ferme des 100 Noms, où donc étaient-ils le lundi matin, quand il fallait défendre le Gourbi reconstruit la veille ? Sans doute occupés à rédiger la prose venimeuse qu’ils allaient débiter à l’assemblée du soir…
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Lors d’une assemblée, Marcel Thebault, l’un des « paysans historiques » de la ZAD, rappelait justement que « dans toute guerre les ennemis négocient »… C’est l’évidence, et s’il est facile de se faire plaisir en écrivant « Nique la négociation » (sur un véhicule renversé vers la Grée), il n’en demeure pas moins que l’hypothèse d’une victoire strictement militaire n’est pas envisageable — et d’ailleurs nul ne l’envisage. Il faut savoir jouer sur différentes formes d’action. À partir de là, toute tactique a sa place. Ainsi ceux et celles qui ont protégé de façon pacifique la ferme des 100 Noms le premier jour de l’attaque en faisant une ceinture humaine — et qui se sont fait tabasser — méritent tout notre respect. Il n’en demeure pas moins qu’on n’arrête pas les gendarmes mobiles en allant vers eux avec un rameau d’olivier dans les mains. Et diffamer « ceux qui ont envie d’en découdre », comme le font de façon répétée les Durand et les Verchère, c’est clairement faire le collabo : outre qu’il est légitime d’avoir envie d’en découdre avec une soldatesque qui envahit et détruit tout un territoire, s’opposer par tous les moyens disponibles à l’intrusion militaire est quand même une condition sine qua non à la poursuite de la lutte. Il y a un temps pour manier le pavé, un temps pour manier le stylo ; un temps pour le molotov, un temps pour la caméra ; un temps pour le lance-pierres, un temps pour la pelle et la pioche. Négliger l’un de ces moments c’est se désarmer. Côté pile, le légalisme des uns, côté face le jusqu’au-boutisme des autres. Ces deux attitudes renvoient l’une à l’autre dans un jeu de miroirs qui finit par occulter la réalité du conflit. L’affrontement ne peut être qu’un moment de la lutte, qu’il serait criminel de négliger, pour autant il ne peut constituer le seul élément permettant de renverser la perspective — qui est actuellement, quand même, celle d’une disparition pure et simple de la ZAD. Si l’on ajoute à cela qu’après deux semaines d’affrontements beaucoup de gens sont épuisés…
Pour autant il faut composer avec les forces réellement en présence : sans l’Acipa et sa capacité de convocation, la lutte contre le projet d’aéroport aurait-elle été gagnante ? On peut certes lui reprocher sa tiédeur, pour autant ce collectif n’est pas fait que de poucaves comme Julien Durand. Il a été possible de composer avec la plupart de ces gens — jusqu’à convaincre des cégétistes nantais, et pas seulement ceux de Vinci, de prendre position contre l’aéroport. Sinon comment le mouvement aurait-il réussi à mobiliser plusieurs dizaines de milliers de personnes en janvier 2016 pour bloquer le périphérique de Nantes ? Quand on s’affronte à des poids aussi lourds que Vinci et l’État français, on n’emporte pas la décision en mobilisant juste quelques centaines d’activistes déterminés… Il faut déployer une capacité de convocation qui implique, précisément, l’art de la composition. Et de fait c’est cette alchimie qui a permis d’imposer au gouvernement l’abandon du projet d’aéroport. Et s’il reste aujourd’hui une chance de sauver la ZAD, elle réside là.
Pendant ce temps d’autres préfèrent se répandre en textes vindicatifs, sur des réseaux où ils ont toute latitude de cultiver cet entre-soi radical… À une zadiste qui, lors d’une assemblée, s’emportait contre cet entêtement « à croire que vous n’avez jamais composé », une de ces personnes répondait avec orgueil « ah mais c’est clair que je ne compose pas »… À ce stade, cela confine à une culture de l’isolement : « C’est une opération de com’ », disaient-ils dédaigneusement lors de la journée portes ouvertes sur la ZAD le 30 juin 2017 (qui a vu affluer une foule dont la moitié n’avait jamais mis les pieds sur zone et en découvrait ainsi la réalité).
Parmi les calomnies déversées à l’encontre des partisans de la composition, l’une des plus ignobles laisse entendre qu’ils ne s’intéresseraient en finale qu’à la gestion du foncier [2]. Il faut vraiment être hors sol pour croire que les liens et les attachements noués cinq ans durant sur zone ne s’inscrivent pas dans un territoire. Inversement, les paysans « historiques » de la ZAD l’ont rappelé lors des assemblées, pour eux cela n’aurait aucun sens de rester seuls sur la zone, à exploiter leurs terrains comme de simples exploitants individuels, après tout ce qui a été vécu, et ils insistent sur l’importance qu’il y a à poursuivre cette coopération inédite.
« Antiautoritaire », ce signifiant martelé à tout bout de champ dégage une drôle d’odeur venant de gens qui sont restés cramponnés à une démarche excluante, ne cessant de stigmatiser quiconque n’était pas comme eux. Agresser un paysan de la ZAD venu couper du bois avec une tronçonneuse dans une zone « non motorisée » ; ouvrir les enclos pour « libérer » les vaches que les paysans ont dû régulièrement aller récupérer, égarées sur les routes ; saboter une éolienne domestique en bois installée par des camarades sous prétexte de refus de la technologie ; sans parler de codes de langage imposés, jusque sur la radio de la ZAD. L’impression que tout cela laisse, c’est que pour certains la ZAD n’était que le banc d’essai de schémas préconçus et ne prêtant à aucune discussion, et non un terrain ouvert à une expérience novatrice [3].
Cette impression se trouve renforcée du fait que ce refus de la négociation ne s’accompagne d’aucune proposition, au plan tactique comme stratégique. Cela sautait aux yeux lors des deux assemblées auxquelles nous avons pu assister : une fois posé en victimes et joué sur l’émotionnel en mode « On ne négocie pas avec des gens qui ont détruit nos maisons, blessé nos proches », quelle est la proposition ? Le registre émotionnel sur lequel ces gens ne cessent de jouer permet d’enrober un positionnement qui fonctionne de manière autrement plus autoritaire que les décisions prises en assemblée puisqu’il n’est pas questionnable. Une fois ce registre épuisé et les « antiautoritaires » repartis, la question reste posée : comment conserver l’initiative sur le terrain, comment résister à un rouleau-compresseur d’une telle force ? Parce que, au bout de deux semaines d’occupation militaire, c’est l’invasion de la partie ouest qui se profile. Le gouvernement a clairement mis le paquet. Si l’opération César en 2012 avait engagé un millier de GM, celle-ci peut compter sur deux mille cinq cents éléments. Interrogé sur le coût de l’opération, le Premier sinistre Édouard Philippe a reconnu qu’il était considérable — mais, après tout, le budget des armées ne vient-il pas de se voir augmenté ? Ils sont prêts à payer le prix, y compris celui du sang. Sans doute ne s’attendaient-ils pas à une telle résistance sur le terrain, et il est clair que les GM ne se sentent pas en pays conquis, il suffit de voir comment chaque soir ils se retirent dans cet état de fébrilité extrême qui généralement précède la panique…
Si l’intransigeance bornée des « non-motorisés » a fait des émules, ce n’est certes pas cela qui renforcera la capacité de résister. « Ce que vous proposez, c’est de créer un nouvel État » a sorti l’un d’eux à des camarades qui préconisaient de constituer une association loi 1901 sur la ZAD… Que peut-on objecter, sinon un haussement d’épaules ? Nous ne nous rappelons pas avoir entendu ces gens si bien rodés dans l’art de monopoliser le crachoir dans les assemblées utiliser une fois, une seule, le terme « peut-être » — ce qui est bien le comble dans une situation aussi incertaine. Crispés dans le ressentiment et inaccessibles au doute, voilà bien comment sont apparus ceux et celles qui à présent continuent de cracher leur bile.
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La dure réalité est qu’il faut parfois avaler amer et cracher doux. Les camarades ont finalement décidé de signer le document imposé par la préfecture et ont remis un dossier d’une centaine de pages. Trente-six projets y sont détaillés pour quarante-six mentionnés : vingt-huit projets agricoles, huit projets artisanaux, trois projets de distribution et sept projets culturels. Ils couvrent près de 280 hectares. Certains existent déjà et leurs porteurs sont inscrits à la Mutualité sociale agricole, d’autres sont en cours de création. Les signataires ont pris des précautions. Les projets présentés « sont liés par un écheveau d’interdépendances : rotations de parcelles, partage de bâtiments, d’outils, de machines et d’infrastructures, transmission de savoir-faire et de compétences, mutualisation des moyens et synergie entre les porteurs de projets », selon le préambule. L’essentiel, à savoir la coopération et la communalité de la terre, resterait ainsi préservé. Il est évident que dans l’optique des services actuellement en train d’éplucher les dossiers présentés il s’agit plutôt de court-circuiter une telle perspective en renvoyant chacun à un statut d’exploitant agricole individuel… D’autres ont refusé de signer, et ont fait savoir pourquoi, qui déplorent une stratégie trop conciliante. Les deux options sont compréhensibles, sans doute à partir de positions différentes : tels occupants qui ont engagé beaucoup de temps et d’énergie sur une activité d’élevage dans une ferme qu’ils ont équipée pour cela auront plus à perdre que d’autres qui ont simplement développé une activité de jardinage à côté de leur cabane — cela dit sans aucunement dévaluer l’un par rapport à l’autre, juste pour suggérer que des modes d’occupation différents peuvent se traduire par des choix différents face à un dilemme pareil…
Il se peut que d’avoir accepté de signer permette à la ZAD de gagner un temps précieux, de consolider la position et sauver ce qui peut encore l’être. Il se peut aussi que ça aboutisse à une impasse, auquel cas ceux qui ont signé en récolteront tout le blâme. « On ne sait pas exactement qui a gagné la bataille de la Marne, mais une chose est sûre, c’est que si on l’avait perdue, c’est moi qui l’aurait perdue » disait le maréchal Joffre…
Il n’y a qu’une certitude à laquelle se tenir : il est impératif que la ZAD, même réduite à sa moitié ouest, continue d’exister. Qu’elle vienne à disparaitre entièrement serait une défaite politique dont l’onde de choc se propagerait dans toutes les luttes en cours dans le pays. Une expérience pareille doit se poursuivre, sous d’autres formes, afin que le territoire ainsi créé serve encore de point de condensation et de redistribution des énergies. Elle le doit d’autant plus qu’à présent le département de Loire-Atlantique a engagé des démarches pour récupérer les terres expropriées pour l’aéroport, et que la FNSEA est très certainement à la manœuvre derrière cette initiative : une démarche qui aurait entre autres des conséquences désastreuses pour le bocage, ainsi livré à des agriculteurs aussi furieusement productivistes, et tous les moyens sont bons pour la court-circuiter y compris les moyens légaux.
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Osons une analogie avec une autre expérience — même si elle est sans commune mesure avec celle de la ZAD. Si les camarades de l’EZLN, dans le sud-est du Mexique, avaient campé sur des positions de principe et refusé toute forme de négociation, ils n’auraient pas tenu plus de quelques semaines face aux blindés, aux troupes d’élite et à l’aviation, ou n’auraient pu subsister que sous forme d’une guérilla famélique, réduite à survivre au jour le jour avec un armement dérisoire en regard de l’ennemi. Ils ont su au contraire rebondir sur le soutien inattendu qui leur venait des grandes villes, et signer un armistice. Par la suite, ils ont négocié, longuement, les fameux accords de San Andrés, malgré la tentative d’encerclement militaire du printemps 1995. Il aurait été facile de crier alors à la trahison : et les zapatistes eux-mêmes auraient pu faire un point d’honneur de se refuser à négocier avec ceux qui avaient envoyé l’aviation les bombarder en janvier 1994. Ils auraient pu dire, drapés dans une dignité outragée, « pas question de négocier avec ceux qui ont tué les nôtres par dizaines ». Ils ont gagné du temps, pendant lequel ils n’ont cessé de consolider leur position et de se gagner des appuis dans le pays. Et d’avoir signé ces accords en 1996 ne les a aucunement empêchés de refuser la pseudo-ratification qui en a été faite en 2001. Aujourd’hui, les zapatistes sont toujours là, qui occupent et cultivent des dizaines de milliers d’hectares de terres reprises en 1994, et continuent de servir de référence forte à d’innombrables luttes dans tout le pays, et au-delà… Les zapatistes aussi ont fait des compromis tactiques… et peut-être que certains se sont retournés contre eux. Eux aussi ont libéré la circulation sur des routes…
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L’agenda du gouvernement Macron en ce printemps 2018, c’est l’écrasement pur et simple de toute contestation. Que ce soit à la SNCF, à La Poste, dans les universités ou à la ZAD, ce gouvernement thatchérien est clairement décidé à ne faire aucune concession. Une partie du pari zadiste était que la mobilisation anti-Macron s’étende dans le pays, au-delà des cheminots et des étudiants, ce qui aurait soulagé une bonne partie de la pression exercée sur la ZAD. Pour l’heure ça ne se concrétise pas, mais les jeux ne sont pas encore faits. Si ce pari devait échouer, de toute façon, route libérée ou pas, convention signée ou pas, les jours de la ZAD seraient comptés. Il ne resterait plus qu’à affronter les GM dans un combat sans merci, mais au moins nul ne pourra alors dire que toutes les cartes n’auront pas été jouées.
La préfète Nicole Klein a perçu les divisions existant à l’intérieur de la ZAD et a su en tirer parti. C’est ce qu’on appelle faire la guerre, et elle l’a fait sans état d’âme. De notre côté, la capacité de riposter à l’attaque est restée bien trop conditionnée par des états d’âme, ceux des légalistes comme ceux des jusqu’au-boutistes. Et nul ne gagne une guerre avec des états d’âme. Une guerre ne peut se gagner, du point de vue des subalternes, des exploités, des opprimés, qu’en sachant rebondir d’une modalité d’action vers une autre au moment adéquat. Il n’y a pas de recette pour cela, et ça ne s’apprend pas à l’université — par contre un voyage à Kobané ou à Oventic peut aider, s’il est mené avec assez d’humilité... C’est une question de sensibilité politique, et ça se cultive. Il est dommage que d’aucuns, ayant séjourné sur la ZAD et apporté ainsi leur contribution à la victoire contre Vinci, n’en aient pas profité pour développer cela. Comme souvent, les postures les plus extrêmes en parole révèlent une atrophie des sens en pratique. Camper sur des positions radicales de principe se révèle alors une attitude de complaisance pour l’échec et la défaite : se donner le goût d’une défaite totale pour donner la pleine mesure d’une radicalité qui serait elle aussi totale. Oublions donc ces passions tristes, sur la ZAD la vie continue…
Alèssi Dell’Umbria,
fin avril 2018.
Source :
[bleu violet]LundiMatin[/bleu violet]
1er mai 2018.