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Vingtième anniversaire de la rébellion du Chiapas
« Le goût de la liberté des zapatistes »
entretien avec Jérôme Baschet

mercredi 1er janvier 2014, par Bernard Duterme, Jérôme Baschet

Historien médiéviste, Jérôme Baschet vit entre Paris et San Cristóbal de Las Casas depuis plus de quinze ans. Il a consacré au mouvement zapatiste de multiples travaux, dont La Rébellion zapatiste. Insurrection indienne et résistance planétaire (Flammarion, 2005). En 2013, il a préfacé Éthique et politique et Eux et nous (Éditions de l’Escargot), ouvrages rassemblant les textes récents des sous-commandants Marcos et Moisés.

En janvier 2014 est publié son livre, largement fondé sur l’inspiration zapatiste, Adieux au capitalisme. Autonomie, société du bien vivre et multiplicité des mondes (La Découverte).

En ce vingtième anniversaire du soulèvement indigène du 1er janvier 1994, la dynamique zapatiste est-elle toujours à ce point porteuse de sens et d’espoir pour les résistances altermondialistes et les luttes d’émancipation dans le monde ?

Au cours des années récentes, principalement de 2007 à 2011, il était courant d’entendre dire que le mouvement zapatiste s’était épuisé. Au Mexique, les médias et certains intellectuels plutôt hostiles entretenaient les rumeurs sur la débandade au sein de l’EZLN (Armée zapatiste de libération nationale) ou sur la mort du sous-commandant Marcos. Pour tous ceux-là, et à dire vrai pour tout le monde, la mobilisation massive du 21 décembre 2012, le « jour de la fin du monde », a été une surprise totale : plus de 40 000 zapatistes ont occupé, dans un silence impressionnant et de manière aussi ordonnée que pacifique, cinq villes du Chiapas (presque les mêmes que le 1er janvier 1994). Cela a constitué un démenti cinglant à toutes les rumeurs, démontrant que la relative discrétion des années précédentes ne signifiait pas un déclin, mais la préparation silencieuse d’une nouvelle étape de la lutte. Depuis, la « petite école zapatiste » a constitué une impressionnante démonstration de force et d’inventivité politique. Parmi les autres initiatives annoncées dans la série de communiqués intitulée « Eux et nous », il y a l’appel à constituer un réseau planétaire de luttes, appelé « la Sexta » (en référence à la Sixième Déclaration de la Selva Lacandona). Pour cela, les zapatistes soulignent qu’il ne s’agit plus de faire la liste, connue jusqu’à la nausée, des NON de ce que nous refusons, mais d’élaborer collectivement les OUI qui caractérisent les mondes que nous voulons. En matière de construction de ces mondes alternatifs, il me semble que les zapatistes ont développé une expérience qui, sans nullement constituer un modèle, est l’une des plus importantes que l’on puisse observer aujourd’hui. Il serait très dommage, pour tous ceux qui ne désespèrent pas d’un véritable projet d’émancipation, de ne pas tourner le regard vers cette expérience, pour apprendre d’elle ce qui peut l’être, y chercher une possible source d’inspiration et, à tout le moins, un regain d’énergie et d’espérance.

En 2013, les zapatistes ont lancé une nouvelle invitation aux « zapatisants » du monde entier à venir se frotter de près aux réalités de la vie quotidienne des communautés rebelles autonomes, durant ce qu’ils ont appelé la « petite école zapatiste » (dont une première session a eu lieu en août, une deuxième et une troisième autour de ce 1er janvier 2014). Vous y avez participé : quel bilan tirent ces communautés et quel bilan tirez-vous vous-même de la situation d’« autonomie de fait » qu’elles ont construite depuis plus d’une décennie (en réaction au non-respect gouvernemental des accords de San Andrés censés précisément officialiser une certaine forme d’autonomie indigène) ?

La « petite école » du mois d’août, qui a permis à près de 1 500 personnes de partager, une semaine durant, la vie de familles zapatistes, a été une expérience exceptionnelle et parfois bouleversante, y compris sur le plan émotionnel. Cela a également été, pour les zapatistes eux-mêmes, l’occasion de faire une évaluation collective de l’autonomie, qui a été consignée dans quatre élégants fascicules remis aux participants de la « petite école ». Ce bilan est d’une grande honnêteté ; il fait une large place aux difficultés, aux tâtonnements de ceux qui, au moment de se constituer en autorités, savaient n’être pas préparés pour cela et ont dû « cheminer en questionnant » ; de nombreuses lacunes et des erreurs parfois graves sont également reconnues. Néanmoins, ce qui a été réalisé est remarquable. Prenant appui sur les traditions indiennes tout en les renouvelant profondément, un système d’autogouvernement a été mis en place, au niveau des villages, des communes et des régions. Cinq « conseils de bon gouvernement » fonctionnent, rendent la justice, organisent la prise de décision collective sur la base d’un mécanisme complexe de consultation des assemblées locales, communales et régionales. Un système de santé autonome a été mis en place ; des centaines d’écoles autonomes ont été créées et plus d’un millier d’enseignants ont été formés. Et cela sur la base d’un refus absolu de toute aide gouvernementale. Ce que les zapatistes ont créé peut être considéré comme un autogouvernement de démocratie radicale. Ils démontrent que la politique n’est pas une affaire de spécialistes et que les gens ordinaires (que nous sommes aussi) sont capables de s’emparer des tâches d’organisation de la vie collective. Ils appellent cela l’autonomie, terme qui, pour eux, n’a rien à voir avec une simple décentralisation des pouvoirs de l’État, mais désigne une démarche clairement antisystémique, à la fois construction d’une autre réalité sociale et mise en place d’une forme non étatique de gouvernement, dans laquelle la séparation entre gouvernants et gouvernés tend à se réduire autant que possible. C’est cela le « bilan » du zapatisme, vingt ans après le ¡Ya basta ! de 1994, et ce n’est pas rien.

Quelle est la viabilité sociale d’une telle expérience émancipatrice dans un contexte politique, militaire et économique toujours aussi adverse ?

La situation des communautés rebelles est certes moins dramatique qu’elle ne l’était entre 1997 et 2000 (paramilitarisation orchestrée par le gouvernement fédéral, dizaines de milliers de déplacés, massacre d’Acteal en décembre 1997). Néanmoins, l’hostilité contre-insurrectionnelle reste aujourd’hui manifeste. Elle agit surtout par l’intermédiaire de groupes et organisations que les autorités incitent à harceler les communautés zapatistes, notamment afin de leur soustraire des terres récupérées en 1994 et que celles-ci cultivent depuis lors (elles n’ont pas été légalisées, faute d’un accord de paix mettant fin au conflit). Il y a actuellement plusieurs communautés zapatistes qui ont dû abandonner leurs villages à la suite d’actions de ce genre, menées les armes à la main. Autre exemple, dénoncé l’an dernier : une organisation non zapatiste avait reçu une aide gouvernementale ; l’accord prévoyait que le projet ainsi financé devait utiliser un hangar dont les zapatistes font usage depuis les années 1990 pour y entreposer leur récolte de café.

Si l’EZLN répondait à la violence par la violence, ce serait le prétexte idéal pour une intervention de l’armée fédérale. Poursuivre la construction de l’autonomie suppose donc d’avoir assez de sang-froid pour ne pas « répondre à la provocation ». Cela dépend aussi de la vigilance de la « société civile » mexicaine et internationale, qui est essentielle, car elle rappelle aux autorités fédérales que les zapatistes ne sont pas seuls.

Dans certaines régions et communautés du Chiapas, la population indigène elle-même est hostile à la rébellion zapatiste. Comment ces clivages, parfois violents, évoluent-ils aujourd’hui ?

Hormis ces situations de conflit ouvert, presque toujours induits ou encouragés par les autorités, zapatistes et non-zapatistes sont tout à fait capables de coexister pacifiquement. C’est ce qui se passe dans la plupart des villages du Chiapas. Une grande partie de la population indigène, sans être zapatiste, ne leur est pas hostile et leur témoigne souvent un véritable respect.

Du reste, les cliniques zapatistes sont ouvertes aux non-zapatistes, qui savent qu’ils y seront mieux traités que dans les hôpitaux publics où règnent racisme et inefficacité (nombreux cas récents de femmes indigènes ayant accouché à l’entrée d’hôpitaux publics sans être prises en charge). Il est également fréquent que des non-zapatistes fassent appel à l’un des « conseils de bon gouvernement » pour résoudre une question juridique. Ils bénéficient là d’une justice gratuite, rapide et exercée par des personnes qui connaissent la réalité indienne, ce qui n’est pas le cas des instances constitutionnelles, dont la corruption est profonde. L’un des cinq « conseils de bon gouvernement » s’est récemment inquiété d’avoir trop de cas de non-zapatistes à traiter : il a simplement décidé, sans revenir sur le principe de gratuité, de demander que soient couverts les modestes frais de déplacement (en microbus) des personnes en charge de la justice, lorsque celles-ci devaient se rendre sur les lieux de l’affaire !

Sur le plan national, les zapatistes ont relancé dernièrement la dynamique du Congrès national indigène (CNI), qui fédère les luttes des peuples indiens du Mexique contre l’exploitation de leurs territoires. Au-delà, quelles sont les relations de l’EZLN avec les diverses composantes de la gauche mexicaine ?

Fondé en 1996, le Congrès national indigène rassemble des organisations de la plupart des ethnies du pays (plus de cinquante au total). Sa dernière réunion générale, en août dernier, a été convoquée à l’initiative de l’EZLN et a pris le nom de « chaire Tata Juan Chavez », en l’honneur de l’un des fondateurs du CNI, récemment décédé. Des centaines de délégués des organisations indiennes de tout le pays y ont dressé l’effrayante liste des attaques contre leurs territoires et leurs formes d’organisation communautaire, depuis le détournement illégal de l’eau du fleuve Yaqui dans l’État de Sonora jusqu’à l’implantation massive d’éoliennes détruisant l’écosystème lagunaire dont vivent les pêcheurs de l’isthme de Tehuantepec, sans oublier les récentes attaques contre la police communautaire des régions montagneuses du Guerrero. Le CNI est le lieu de convergence et d’appui mutuel entre ces multiples luttes indiennes.

Les zapatistes ayant dit et répété qu’ils rejetaient totalement la politique d’en haut, celle de l’État et du système des partis, leurs relations avec le Partido de la Revolución Democrática (mais peut-on encore le dire « de gauche » ?) ainsi qu’avec López Obrador, qui tente de fonder un nouveau parti, sont inexistantes. Pour les zapatistes, ce qui importe c’est de tisser des liens avec les organisations dont la lutte ne s’inscrit pas dans une perspective électorale, ainsi qu’ils l’ont fait dans le cadre de l’Autre Campagne.

On se souvient que le jour du soulèvement indigène zapatiste du 1er janvier 1994 fut aussi celui de l’entrée en vigueur des Accords de libre-échange nord-américain – Alena (Mexique, États-Unis, Canada). Vingt ans plus tard, quel bilan les zapatistes dressent-ils de cette ouverture du marché mexicain aux grands voisins du Nord ? Quelle influence a-t-elle eu sur leur propre lutte ?

Pour les zapatistes, il est clair que l’Alena, signé entre des puissances aussi manifestement inégales, fait partie de la « quatrième guerre mondiale » qui, en soumettant peuples et États à la logique néolibérale, tend à les détruire. De manière plus spécifique, l’Alena a fonctionné comme « arme de destruction massive » contre la paysannerie mexicaine. Dans les années 1980, le Mexique était autosuffisant pour sa production de base ; aujourd’hui, il importe la moitié du maïs consommé, pour ne rien dire des autres céréales. L’abandon pur et simple du monde rural faisait explicitement partie du projet du président Salinas de Gortari lorsqu’il a signé l’Alena. Il s’agissait de vider les campagnes et de mettre fin à un mode de vie archaïque dont la logique technocratique se plaît à souligner qu’il n’apporte presque rien au PIB national. Le résultat est catastrophique : migrations, déstructuration des communautés, baisse de la production, imposition de nouvelles formes de consommation, dépendance accrue à l’égard du marché, etc. Aux côtés d’autres organisations qui défendent une agriculture paysanne et promeuvent la souveraineté alimentaire, l’autonomie telle qu’elle se construit en territoire zapatiste se présente comme une alternative au désastre rural mexicain.

Quelles sont, à vos yeux, les perspectives de la dynamique zapatiste (« anticapitaliste, en bas à gauche ») comme critique en actes du modèle dominant et d’un certain rapport au politique ?

Le mouvement zapatiste (notamment « la Sexta ») se définit à la fois par un anticapitalisme conséquent et par un refus de la politique d’en haut, celle qui est centrée sur le pouvoir d’État et le jeu des partis. Ce second point renvoie évidemment à une question sensible, qui provoque malheureusement bien des divisions au sein des gauches mondiales. Pour les zapatistes, cette posture est le résultat d’une histoire jalonnée de trahisons (accords signés par le gouvernement mais jamais respectés, vote des parlementaires de tous les partis contraire au projet de réforme constitutionnel issu des Accords de San Andrés). Elle repose aussi sur le fait que le choix de la conquête du pouvoir d’État conduit, dans un monde dont la globalisation est irréversible, à une soumission, plus ou moins maquillée, aux logiques systémiques et, de plus, à une accentuation de la séparation entre gouvernants et gouvernés. Sur cette base, il n’y a pas d’autre option que de multiplier les espaces permettant d’amorcer la construction de formes d’organisation collective alternatives. Mais, attention, les zapatistes ne prônent pas la stratégie de la désertion et il ne s’agit pas, pour eux, de créer quelques îlots de paix supposément protégés du désastre capitaliste. Ils savent fort bien que, pour construire, il faut une force collective organisée. Et, même si l’autonomie qu’ils ont construite est sans doute l’un des « espaces libérés » les plus amples actuellement existants, ils savent aussi qu’une telle autonomie doit être défendue en permanence contre de multiples agressions et qu’elle demeure nécessairement partielle, vu son environnement systémique. De ce fait, construire et lutter contre doivent être conçus comme deux démarches indissociables. Durant la « petite école », l’un des maestros zapatistes nous a demandé à tous : « Et vous, est-ce que vous vous sentez libres ? » Pour eux, la réponse est claire. Malgré des conditions de précarité extrêmes, ils ont fait le choix de la liberté ; ils décident eux-mêmes de leur propre manière de s’organiser et de se gouverner. C’est sans doute ce goût de la liberté et la dignité qui en découle que l’on perçoit dans la manière d’être si singulière des zapatistes.

Propos recueillis
par Bernard Duterme

Source : CETRI
Centre tricontinental.

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