Dans Corps et âmes, votre analyse historique débouche sur un élargissement anthropologique, où l’on quitte l’Occident pour le monde entier, et le Moyen Âge pour des temps qui sont à sa frontière (intérieure ?) et jusqu’à aujourd’hui. Pensez-vous en général que l’histoire doive s’élargir aux sciences sociales, afin d’y trouver une autre utilité sociale ? Dans la réflexion des chercheurs ? Dans l’enseignement ?
Il est clair, pour moi, que l’histoire fait partie du champ des sciences sociales et qu’elle doit se penser comme telle. Si elles ont des « terrains » différents, c’est-à-dire des modes de relation différents à leurs « sources », toutes les sciences sociales ont un même objectif essentiel : comprendre les logiques des structures sociales et leurs dynamiques de transformation, dans la diversité des expériences qui composent la géo-histoire de l’humanité et de ses multiples milieux. Au cours du XXe siècle, c’est la rencontre avec les autres sciences sociales qui a permis les plus féconds renouvellements de la discipline historique : la sociologie pour Marc Bloch et Lucien Febvre, la géographie notamment, pour Fernand Braudel, l’anthropologie pour Jacques Le Goff, qui en a tiré la proposition d’une « anthropologie historique ». Cela, pour ne mentionner que quelques exemples, parmi d’autres possibles.
Il me semble qu’aujourd’hui l’un des enjeux les plus aigus de la discipline historique consiste à développer des formes de comparatisme à la fois ambitieuses et rigoureuses. Cela n’a rien d’aisé, mais c’est indispensable au moment où semble s’imposer une nouvelle histoire globale, volontiers pensée à l’échelle de la planète. Or, tous les mondes sociaux qui ont composé les mondes du passé ne peuvent être analysés seulement sous l’angle de leurs « connexions » : il faut aussi être capable d’en mesurer les écarts, pour pouvoir les situer à leur juste place, les uns par rapport aux autres, sans essentialiser les différences (par exemple entre Occident et Orient) mais sans non plus exclure, par principe, de véritables singularités (sinon, comment comprendre la domination que l’Europe a imposée à presque tous les autres peuples du monde ?). Pour cela, l’histoire a besoin du secours de l’anthropologie, dont l’expérience en matière de comparatisme est bien plus ancienne et profonde.
Toutes ces questions ne concernent pas seulement la recherche et pourraient utilement trouver place dans l’enseignement secondaire. À travers les classes d’histoire, c’est bien à la compréhension de la multiplicité des formes de l’expérience collective qu’il s’agit d’introduire. Cela passe par la réflexion sur notre propre histoire, mais aussi sur celle des autres grandes trajectoires civilisationnelles, comme c’est le cas dans les programmes actuels. Mais du point de vue de l’objectif même des sciences sociales, le privilège accordé aux « Grandes Civilisations » est tout à fait indu et l’omission des sociétés qu’on disait autrefois « primitives » ne se justifie nullement (en réalité, seul le fait de voir dans l’État la forme légitime de l’organisation politique, permettant d’échapper au chaos de la guerre de tous contre tous, conduit à cette situation). Si on pense au contraire que les sociétés qu’on ne dit plus « primitives » sont tout aussi indispensables que les « Grandes Civilisations » à notre compréhension de l’expérience humaine dans sa diversité, alors, un recours accru à l’anthropologie devrait s’imposer. Les Indiens guaranis, par leur philosophie politique, ou les Achuars, par leur rapport aux non-humains, ont tout autant à nous apprendre que la Chine impériale des Ming !
Dans Adieux au capitalisme, quand vous abordez, brièvement, le domaine de l’école, c’est pour envisager une déscolarisation au moins partielle, dans la foulée d’Ivan Illich. Par ailleurs, il est fait allusion aux écoles zapatistes et, dans Enfants de tous les temps..., le « modèle École » est envisagé de manière plus constructive (par Vaneigem notamment). Ne pourrait-on pas envisager de considérer que les classes ou les écoles populaires (car actuellement l’enseignement à la maison ou dans des écoles indépendantes est le fait de membres des classes aisées) où est pratiquée une autre pédagogie, par exemple inspirée de Freinet ou de Freire, appartiennent à ces « espaces libérés » dont vous prônez l’expansion ?
C’est vrai que, dans Adieux au capitalisme, j’insiste surtout sur la déscolarisation, dans une démarche fortement inspirée par Ivan Illich, dont la pensée est très présente au Mexique, et notamment à l’Université de la Terre, à San Cristóbal de Las Casas. Cela est lié aussi à la perspective générale d’une déspécialisation qui me semble devoir caractériser le mouvement vers un monde libéré des logiques capitalistes — lesquelles poussent la division du travail et les dynamiques d’hyperspécialisation à un point jamais atteint auparavant, qui dessaisit chacun d’une multitude de capacités à faire et aboutit souvent à des situations absurdes (comme le fait d’acheter des salades prélavées sous plastique, parce que la presse temporelle généralisée est telle qu’on croit ne pas avoir deux minutes pour faire le geste simple de laver une salade — ce qui implique qu’il existe de lourdes infrastructures, coûteuses en matériaux et en énergie, pour industrialiser la production de quelque chose d’aussi élémentaire qu’une salade).
En fait, je parle d’une déscolarisation partielle (une part des apprentissages pouvant se dérouler dans les divers espaces du faire collectif, une autre dans des lieux spécifiques, auxquels pourraient participer des personnes dont le rôle serait en grande partie de coordonner les échanges avec les détenteurs de savoirs particuliers). Mais, surtout, il ne doit y avoir, en cette matière, nul dogmatisme. Du type École ou déscolarisation (complète). Les expériences ne peuvent être que multiples, et évolutives. Du reste, dans l’expérience de l’autonomie zapatiste, l’attachement à la forme-École reste très fort, même si ses modes d’organisation et l’esprit qui l’anime s’écartent nettement du modèle dominant.
Les expériences pédagogiques alternatives, menées au sein de la forme-École, peuvent-elles être qualifiées d’« espaces libérés » ? Oui, assurément. Il faut pour cela préciser que je ne parle pas d’espaces entièrement libérés, purs de toute ingérence des formes de domination constitutives de la société de la marchandise. Il suffit qu’ils soient en procès de libération, en lutte contre la reproduction de la tyrannie et de la destruction capitalistes. Tout ce que nous faisons pour desserrer l’emprise de ces logiques, pour nous déprendre d’automatismes que nous reproduisons souvent nous-mêmes, dans la perspective qu’il est possible de nous avancer vers la construction de mondes non capitalistes, tout cela nous aurions, en effet, intérêt à nous le représenter comme la création et la défense d’espaces libérés.
Dans vos différents ouvrages, vous juxtaposez des centres d’intérêt dont on voit à la fois la spécificité et le lien : description des formes variées de l’enfance et de la manière dont elle a été et est considérée (Enfants de tous les temps, de tous les mondes), réflexion sur ce que peut être l’anticapitalisme aujourd’hui (Adieux au capitalisme. Autonomie, société du bien vivre et multiplicité des mondes), histoire médiévale permettant d’éclairer le contemporain (Corps et âmes pour le dernier). On est à mille lieux de l’homme de parti d’autrefois, pliant tout champ de réflexion à un unique lit de Procuste, mais on est également éloigné de la préciosité indifférente de nombre d’intellectuels du temps présent. N’y a-t-il pas là une figure nouvelle de l’engagement intellectuel ?
Pour moi, l’expérience concrète de la vie au Chiapas, au contact de la lutte d’hommes et de femmes, à la fois ordinaires et extraordinaires, qui construisent jour après jour un autre monde — le leur — en s’efforçant de repousser l’hétéronomie capitaliste, est ce qui a bouleversé ma vie et, accessoirement, mon travail comme historien. Cela m’a conduit à divers mélanges des genres qui, sans eux, n’auraient probablement pas eu lieu.
Par exemple, entre passé et présent. Il est clair que, du point de vue des luttes, du point de vue du désir de transformation sociale, l’histoire s’écrit au présent. Elle commence nécessairement par le présent. Marc Bloch avait déjà clairement souligné que le rapport entre présent et passé est constitutif du savoir historique. On le répète depuis, à sa suite. Mais, le plus souvent, sans en tirer toutes les conséquences. Or, si l’histoire pense le passé depuis le présent qui est le sien, penser ce présent devrait faire pleinement partie de sa tâche et être assumé comme tel (et pas seulement comme une réflexion menée à titre personnel).
Encore faut-il préciser que penser l’histoire depuis le présent n’oblige à nul enfermement dans ce présent. C’est là au contraire la principale maladie qui, aujourd’hui, affecte l’histoire, dans une époque où prévaut ce que François Hartog a appelé le présentisme. Oublieux de l’histoire et niant tout horizon alternatif, le présentisme nous voue à la fatalité de la réalité existante. C’est très exactement ce que proclamait François Furet, en même temps qu’il décrétait la « fin de la Révolution » : « Nous sommes condamnés à vivre dans le monde dans lequel nous vivons. » Les luttes réelles et les formes de rébellion et de résistance qui se manifestent un peu partout nous permettent de penser que cette sentence peut être démentie. Et l’histoire, jointe aux autres sciences sociales, en nous faisant voir, depuis le présent, d’autres mondes possibles, dans le passé et dans le futur, devrait alimenter la critique de ce présent et nourrir le désir d’échapper à la puissance de destruction, écologique et psychique, qui en émane, de façon sans cesse plus dévastatrice. Je ne sais pas si cela fait l’utilité sociale de l’histoire, mais c’est en tout cas ce qui nous la rend infiniment précieuse.
Cet entretien avec Jérôme Baschet
a été réalisé pour la revue de Questions de classe(s),
N’Autre École, numéro 5, hiver 2016-2017.
Bibliographie :
Corps et âmes
Une histoire de la personne au Moyen Âge
(« Au fil de l’histoire », Flammarion, 2016)
Adieux au capitalisme
Autonomie, société du bien vivre et multiplicité des mondes
(« L’horizon des possibles », La Découverte, 2014,
La Découverte / Poche, 2016)
Enfants de tous les temps, de tous les mondes
(édition publiée sous la direction de Jérôme Baschet,
hors série Giboulées, Gallimard Jeunesse, 2010)