Jean Rochard : Tu avais quel âge en 1936 ?
Violeta Ferrer : Ça me paraît tellement loin. J’avais treize ans. J’ai vu une photo récemment de l’enterrement de Durruti, j’étais gamine.
Est-ce que tu te rappelles quand on vous a annoncé la mort de Durruti ?
Quelqu’un dans la maison a dit : « Durruti est mort. » Je me souviens que j’ai entendu ça par une fenêtre, j’étais dans la cour près d’une petite fontaine. Ça m’a abasourdie, vraiment. J’étais complètement estomaquée. « Comment ? Durruti ? » Durruti, c’était le héros invincible à mes yeux. Partout, partout, on parlait de lui, c’était un personnage absolument charismatique, tout le monde l’aimait, l’admirait. À Barcelone, une maison sur trois était anarchiste, une famille sur trois. C’était quelqu’un d’extrêmement populaire. Quelque chose s’est effondré avec cette nouvelle.
Tes parents étaient enseignants ?
Ils avaient ouvert une école rationaliste qui s’appelait École Johan Heinrich Pestalozzi, du nom d’un Suisse rationaliste.
Mais le fait que l’école était privée, est-ce que les gens qui n’avaient pas d’argent pouvaient…
Ça devait pas être pas être très cher et je ne suis pas sûre que tout le monde payait. L’autre alternative, de toute façon c’était l’école des curés. Alors… Il y avait des enfants dans la journée et le soir, des adultes, mon père faisait des cours aux adultes parce que là-bas les gens modestes étaient forcément incultes parce que enfants déjà ils devaient travailler.
Après les journées de juillet 36, il y a dû avoir un moment assez euphorique, non ?
Complètement ! Il y avait des voitures qui passaient avec des jeunes armés, criant, on croyait que la liberté était arrivée, on y croyait. On y croyait vraiment. Et même quand je suis venue en France, on ne venait pas pour rester. Ce n’était pas possible que les fascistes gagnent. Ma mère était responsable d’une colonie d’enfants évacués mais dans notre esprit, on n’a rien pris de nos affaires espagnoles, tout est resté là-bas parce que l’on pensait y revenir.
Mais ton père était déjà mort ?
Mon père est mort avant la guerre, l’année précédente. Il est mort de maladie parce que le toubib s’est trompé. Il a été emprisonné à Montjuich pour délit d’écriture. Quand mon père était en prison, ma mère a eu une enfant qui est née et qui est morte sans qu’il ait pu la tenir dans ses bras parce qu’il était enfermé. Montjuich était plein d’anarchistes emprisonnés.
Et ta mère, au début de la guerre d’Espagne, en fait de la révolution espagnole, en juillet, août, les premiers mois, tu te rappelles de son activité ?
Elle faisait partie du syndicat Mujeres libres, « Femmes libres », ce qui était assez mal vu là-bas même par certains libertaires parce que les femmes libres, ça la foutait mal, les hommes n’aimaient pas ça de toute façon, ils étaient quand même très habitués à ce que la femme soit soumise. En juillet 36, j’étais chez moi, c’était grand puisque c’était une école, mais pas immense, c’était une école modeste mais pour une maison, c’était grand. Je suis montée sur la terrasse, en Espagne, il y a beaucoup de maisons avec une terrasse, au risque de me faire tirer dessus. Je regardais les balcons alentours, ou ce qu’on appelle des galeries, c’est-à-dire c’est un balcon comme une loggia. Je voyais des mecs allongés qui tiraient et moi je trouvais ça extraordinaire. Ça sortait du quotidien, de la chose de tous les jours, c’était une explosion, c’était une aventure. Les voitures, des petites camionnettes passaient pleines de jeunes armés, c’était une révolution. C’était un truc extraordinaire en même temps, une ambiance… tu avais l’impression d’avoir secoué une horreur, un régime…
Donc, pour revenir sur la mort de Durruti, quand tu apprends ça, ça arrive comme le premier signe funeste ?
C’est une déception totale, c’est l’impossible. D’ailleurs, on est allé à son enterrement et il y avait du monde, mais alors partout, partout, partout, partout. On aurait dit que tous les gens de Barcelone étaient dans la rue. Barcelone est quand même la ville la plus grande d’Espagne. C’est plus grand que Madrid, avec plus d’habitants. Ça a duré longtemps. C’était la cohue, la cohue, la cohue. J’y suis allée avec ma mère. On avait un drapeau rouge et noir bien sûr, avec une photo très connue de Durruti où il est un peu penché. Quelqu’un qu’on connaissait l’avait peint sur toile et elle avait été collée ou cousue sur le drapeau. Alors, c’était assez spectaculaire. Un enfant qu’on connaissait, un voisin, était là avec moi pour porter ce drapeau. Ce petit garçon s’appelait Adolfo Carballo. On l’a trouvé plus tard, mort sur une route, tué par une balle.
Diego (Abel Paz, ndlr) dit qu’en juillet 36, en une journée, les enfants sont devenus adultes…
Oui, mais c’était un garçon. C’était très différent, un garçon et une fille en Espagne. Une fille était très surveillée, on n’avait pas la maturité qu’a une fille maintenant.
Oui, mais cette maturité-là… on a du mal à imaginer aujourd’hui des adolescentes de quinze ans sur les barricades…
Si. Si ça arrivait. Ça peut arriver. Le moment venu. Dans la vie, ça dépend de ce que tu fais et de ce qui t’arrive. Si tu dois te défendre, ou tu te laisses bouffer ou tu te défends.
Il y a eu beaucoup de femmes dans ces journées-là, quand on regarde les photos…
Oui, il y en a eu, c’est vrai, il y en a eu parce qu’il y en a toujours. Ma mère est partie sur le front d’Aragon, pas pour se battre mais pour apporter des vêtements ou je ne sais plus quoi. Il y a eu un camion qui est parti avec plusieurs personnes et ma mère est partie.
Quand ta mère partait là-bas, tu te souviens de ce que vous faisiez. Quelqu’un vous gardait ?
Il y avait ma grand-mère à la maison. À un moment donné, pendant la guerre, ma mère a arrêté l’école, pas tout de suite mais après, elle a arrêté l’école.
Mais ta grand-mère, elle n’est pas venue en France ?
Non, elle est restée là-bas.
Et elle n’a pas été inquiétée après ?
C’était une femme de l’ancien temps qui ne savait ni lire ni écrire. Elle n’était pas dangereuse, c’était une femme âgée. Je suis retournée une fois voir ma maison à Barcelone, mais elle n’existe plus, il y a un immeuble maintenant. Pablo, mon fils, a prévenu sa fille Maya qui était plus petite, « si tu vois Yaya pleurer, c’est… », mais non, ce n’était plus ma maison. Ce n’était plus ma maison.
Comment as-tu vécu la guerre ?
La guerre se passait sur le front plutôt qu’à Barcelone, sauf les premiers jours où ça a éclaté. L’ambiance de la ville avait complètement changé. Il y avait les bombardements aussi. Quand les bombardements ont commencé, l’école de ma mère existait encore. Et il y avait une petite fille qui paniquait comme une folle, qui s’en allait en courant sans demander son reste, qui rentrait chez elle mais en hurlant. Et moi, c’était de l’inconscience mais je n’avais pas peur. J’écoutais le son parce que ça faisait « bom, bom », il y avait comme un écho, une répercussion et j’écoutais ça. Je ne pensais pas que ça pouvait me toucher.
En 37, le gouvernement change, c’est le gouvernement Negrin qui arrive soutenu par les Russes et les communistes.
Je ne m’occupais pas vraiment de ces choses. Ma mère parlait beaucoup avec des gens qui venaient, des amis, et je saisissais des bribes. Un proche de Durruti, quelqu’un qui était son second qui était toujours avec lui sur le front, était un ami de la maison, il venait avec sa compagne et sa petite fille. Il y avait des gens de la Colonne de Fer. Il y avait des journaux comme Linea de fuego, mais je me rappelle surtout de Solidaridad obrera. C’était ce qu’on achetait chez moi, Solidarité ouvrière. J’y jetais un œil quand il arrivait. Ma mère était une femme très dynamique et active. Mais ses réunions ne se passaient pas à la maison. Je me souviens que lors des journées de Mai 37, on écoutait la radio. Il y avait cette histoire de POUM (Nuñez, avec qui je me suis mariée en France, était du POUM) que les communistes essayaient de supprimer. On écoutait à la radio la progression des événements et les communistes abattaient leurs opposants, déblayaient le terrain à Barcelone et dans d’autres villes. Les gens du POUM appelaient au secours et, à ce moment-là, ils ne méprisaient plus les anarchistes, ils disaient « hombres de ideas avanzadas… ». Alors les anarchistes, c’était des hommes d’idées avancées parce que, à ce moment-là, ils en avaient besoin. Ça énervait ma mère.
À ce moment-là, en mai 37, il devait y avoir un climat de suspicion terrible en même temps, quand il y a eu les affrontements dans la rue entre les communistes, les Jeunesses libertaires et le POUM…
Ça ne se passait pas dans tous les quartiers, je ne l’ai pas vu de mes yeux. Tout le monde parlait de ça, la radio, les autres petites filles, ma mère… Je me souviens qu’un des frères de ma mère est venu un soir, il est passé à la maison et il s’en va directement à une des fenêtres. C’était un rez-de-chaussée et en Espagne les fenêtres donnant sur la rue avaient des barreaux de fer. Et cet oncle est allé à une des fenêtres, il a passé le bras et il a pris son fusil qu’il avait laissé à l’extérieur pour qu’on ne le voie pas entrer à la maison avec un fusil. Et il l’avait pris de l’extérieur, il l’avait posé comme ça… D’habitude il le portait, il ne le cachait pas. Mais là, il y avait une espèce de danger présent. Parce que dans des moments comme ça, si tu vois quelqu’un avec un fusil même à l’épaule, tu tires dessus, tu dis je tire avant que lui me…
Tu vas encore à l’école à ce moment-là ?
Non, là, je vais au lycée. Un lycée mixte qui était avant une école religieuse d’où les bonnes sœurs avaient foutu le camp en 36. On y a trouvé des drôles de trucs, des histoires de sexe entre les curés et les religieuses, des preuves. L’école avait été réquisitionnée quand les possesseurs précédents étaient partis donc le lieu vide. J’y suis passée récemment, c’est redevenu un truc de bonnes sœurs.
Et qu’est-ce que vous appreniez à l’école ?
On apprenait ce qu’on apprend dans un lycée, c’est-à-dire l’orthographe… Il y avait des profs. Il y en avait un justement pour l’orthographe, la grammaire et on disait tous : « C’est un curé qui s’est déguisé. » Parce qu’il était mince, et puis très comme ça. Un jour il me fait dire un verbe. Et le hasard a fait que la veille, je l’avais étudié entièrement, alors j’étais là et je le disais sans me tromper. Il me dit : « Tu es en train de le lire. » Ce n’était pas vrai. Et ça, c’était pas très anarchiste comme attitude, c’était vraiment un curé quoi !
Et alors, les distractions que vous aviez : tu allais au cinéma ?
Il y avait un cinéma pas loin de chez nous, dans la même rue et ces gens-là avaient décidé qu’avec un cachet de l’école on payait 25 centimes. Donc, le samedi après-midi, les mômes y allaient et, à cette époque, il y avait deux longs métrages plus un intermède. Alors, on passait tout l’après-midi à regarder les films de l’époque avec Gary Cooper, Clark Gable… Je les ai vus quand ils sortaient.
Il y avait aussi les films faits par le syndicat du cinéma qui était anarchiste, vous les voyiez ?
Oui, mais occasionnellement, ils n’étaient pas dans les salles, il fallait aller dans une conférence, dans un lieu, on y allait exprès.
La poésie de Lorca, c’est à ce moment-là que tu la découvres ou c’était avant, quand tu étais plus petite ?
Non, je n’étais pas si petite quand je l’ai découverte. Tout d’un coup, il y a La casada infiel, La Mariée infidèle, qui pour l’époque et pour le pays était osée, osée… Nous, on récitait des poésies révolutionnaires, enfin qui avaient à voir avec le sens moral de la vie. Je me souviens que je disais un poème sur un type qui avait été fusillé en Amérique du Sud par un des gros bonshommes possesseurs du pays.
Lucía Sanchez Saornil, tu disais ses poèmes par exemple ?
Ce sont des poèmes que j’ai connus en France. Au début en France, on était entre nous, entre Espagnols, entre réfugiés, et là, il y avait des choses qui se disaient, des choses qu’on n’avait pas forcément connues avant. Surtout nous les gosses. Lorca, je l’ai connu parce que tout le monde le connaissait à un moment donné par La Mariée infidèle. L’Espagne d’avant 36 et d’après Franco, c’était un pays avec des curés partout. Quand un curé passait, les mômes allaient lui baiser la main sans le connaître et le curé se laissait faire. Une mainmise, l’Église en Espagne ! Encore maintenant. J’achète El País de temps en temps et l’Église est encore exigeante, autoritaire, même si c’est beaucoup plus flou. Ils sont payés par l’État, ils ont un tas de…
Ta mère a été très anticléricale ?
Ben oui, forcément parce que, étant petite, ma grand-mère était hyper-catho, c’était tellement abusif. Les femmes n’avaient le droit que de se taire et de laver le sol.
Comment ta grand-mère a vécu 1936. Tu te rappelles ?
Elle avait peur, elle avait peur des bombardements. C’était une femme qui ne savait ni lire ni écrire, une femme d’avant.
Mais elle, par exemple, elle n’était pas pour les franquistes ?
Politiquement, elle n’était rien, parce qu’elle ne savait pas. Les conflits avec ma mère étaient de simples conflits de famille.
Donc, quand ta mère vous emmène en France, en 38 ?
On est arrivé en France en 38, sept ou huit mois avant la fin de la guerre.
C’est parce que ça sentait le roussi ?
Nous on ne le croyait pas parce que ma mère a tout laissé en Espagne.
Elle pensait revenir vraiment ?
Elle a laissé même son carnet de caisse d’épargne. Quand Franco a gagné, toutes nos affaires et celles d’autres gens comme nous antifranquistes, des gens du peuple — il y a toujours aussi toute une partie du peuple qui va du côté de celui qui a gagné — toutes nos affaires de la maison étaient dans la rue, jetées… Le mec qui tenait une mercerie à côté de chez nous était carrément facho, on le savait, d’ailleurs il nous regardait comme ça, quand tu allais acheter quelque chose, c’était tout juste s’il te mettait pas à la porte. L’Espagne était très très très catholique alors ces gens, rien que pour ça ont applaudi Franco…
C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles la bourgeoisie française ne voulait pas aider l’Espagne républicaine.
En France, des gens se sont découverts antihitlériens à la fin de la guerre suivante, alors que, au moment où ça se passait, ils étaient plutôt pour. Les gens cherchent à ne pas avoir de problèmes, la plupart, un grand nombre. Et alors là, donc, toutes nos affaires ont été jetées dans la rue. Et ma tante est passée dans la rue comme si de rien n’était et tout était dehors. Et elle a vu le livret de caisse d’épargne, elle l’a ramassé, et plus tard elle l’a ramené en France.
Ta tante vous a rejoints après ?
Oui, plus tard et mon oncle aussi. Mais ma mère avait pris dans la colonie leur fille.
Quand tu dis plus tard, c’est beaucoup plus tard ?
Non, c’est pas beaucoup plus tard. Les gens qui partaient, ma tante et son mari — parce que nous on avait sa fille — sont passés à pied par la montagne avec un passeur, la frontière était fermée. Ils ont traversé les Pyrénées à pied.
Ils sont venus pour vous rejoindre. Eux, ils étaient anarchistes aussi ?
Oui, mais mais moins impliqués que ma mère. Ils étaient très antifranquistes.
C’est une situation historique assez exceptionnelle parce que l’anarchisme a pris en Espagne comme dans aucun autre pays européen.
Il y a même des choses d’Espagne que j’ai apprises ici plus tard, par exemple, en Andalousie, très tôt, au début du siècle passé déjà, l’anarchie a pris, il y a eu des fusillés au parc de María Luisa au début du siècle. Il y a eu un truc qui s’appelle Casas Viejas, dans un village qui s’appelait Vieilles Maisons. Là-bas, on a trucidé des gens. Nous, on a eu à la maison à un moment donné des enfants dont les parents faisaient la grève de la faim. Les gens qui pouvaient prenaient un enfant pour qu’il n’ait pas à subir tout ça, le temps qu’il fallait. C’était une dictature horrible. C’est curieux parce que l’Espagne était riche de l’or volé aux Indiens de l’Amérique du Sud. Les banques espagnoles avaient de l’argent en veux-tu en voilà, je crois que c’était le deuxième ou le troisième pays riche et on n’en foutait rien du tout. C’était planqué, l’or était là et les travailleurs, les paysans, l’ouvrier étaient exploités au maximum à ne pas avoir de quoi bouffer, en travaillant. En Andalousie par exemple, il y a des élevages de taureaux. Les élevages de taureaux demandent beaucoup de terre, d’espace pour que le taureau ne voie pas l’homme ou le moins possible sinon il l’attaque directement après. Donc, seuls les gens très riches avaient la possibilité de faire ça et les pauvres, les gens pauvres — on ne peut pas dire autrement —, c’était des travailleurs qui allaient, qui se proposaient pour travailler la terre et, tous les matins, il y avait la queue. Celui qui dirigeait ce type de travaux, « toi, toi, toi, toi et les autres à la maison », et les autres s’en allaient sans boulot. Tous les jours ça se passait comme ça. C’est-à-dire qu’il y avait une organisation de la misère effrayante alors que dans les banques espagnoles, il y avait du fric, l’or des Incas et des Aztèques, ramené d’Amérique du Sud.
Et pour revenir à Lorca, tu te rappelles la première fois que tu as dit ses poèmes en public ?
Exactement non, je pense que c’est en France. Mais à l’école en Espagne, j’avais un cahier. C’est tout un entourage, des conditions du contexte où j’ai commencé à écrire dans ce cahier, au lycée d’un côté et de l’autre. En France, j’ai tourné mon cahier dans l’autre sens. J’ai commencé à copier des poèmes en espagnol.
C’est un cahier de tes années lycée et c’est là que tu trouves les premiers trucs de Lorca.
Non ! J’ai emmené ce cahier en France. En Espagne, on disait beaucoup de poèmes, ça se faisait beaucoup, mais c’était des poèmes révolutionnaires, ce n’était pas forcément des choses bonnes littérairement parlant. Et en France, j’ai commencé — je ne sais ni comment ni pourquoi — à copier des beaux poèmes espagnols. Par exemple, j’ai découvert un auteur que je ne connaissais pas, qui est andalou, qui fait, qui avait fait des très beaux poèmes, je connaissais un poème que j’avais pêché je ne sais pas où, qui est dans ce cahier, et après j’ai acheté le livre de cet auteur-là. C’est une manière… les choses se suivent comme une conséquence naturelle des choses.
Donc Lorca, il arrive au milieu de tout ça.
Il arrive là-dedans. J’ai commencé à copier ses poèmes comme ça, toutes sortes de poèmes. J’avais cette envie de puiser dans des choses belles, bien écrites.
Tu te rappelles de la première fois que tu as dit des poèmes en public ?
Oh mais j’étais petite. La première fois que j’ai dit des poèmes sur une scène, j’étais petite ! C’était en Espagne. Quand je dis que j’étais petite, j’étais une gamine et j’ai toujours eu, c’est un peu prétentieux de dire ça, mais j’ai toujours eu une articulation très nette, très marquée, je parlais très bien même toute petite. Les premières fois où j’ai dit des poèmes, j’avais sept ou huit ans. Je me souviens qu’un monsieur m’a mise comme ça sur la scène et je suis partie à dire des poèmes. Oui. Le premier poème que j’ai dit en public, c’était une fable traduite du français, Le Chien et le Loup. Parce que, par instinct, j’allais… Les écrits de la révolution, étaient stimulants, enthousiasmants, avec une force colossale, mais pas toujours bien écrits. Il y avait beaucoup d’analphabétisme en Espagne et les anarchistes développaient le savoir auprès des plus pauvres.
Quand tu es arrivée en France, tu as fait ça dans le camp où vous étiez, tu as dit des poèmes pour les gens…
Oui et puis après. Je dois avoir une photo par-là, où je suis en train de déclamer. Lors d’une journée passée à la campagne entre anars, à un moment donné, on m’a demandé de dire des textes, donc, je suis là en train de parler et il y a autour de moi les gens qui écoutent. Je ne sais pas comment c’est venu mais je l’ai toujours fait. Après, j’ai suivi les cours d’art dramatique chez Charles Dullin. C’était très espagnol le fait de dire des poèmes.
Tu te rappelles quand vous avez traversé la frontière.
Oui, vaguement, c’était avant l’exil. J’étais avec ma sœur. On envoyait les enfants d’abord. Donc on avait nos papiers. Après on est allées dans un camp à Clermont-l’Hérault. On est venues normalement par le train et tout ça. Ça nous a évité l’atroce exil qui a suivi. Lorsque tous les autres réfugiés sont venus, on nous a pris nos papiers officiels et on nous a assimilées à eux. Même sur mes papiers actuellement, ma date d’entrée en France, elle est celle de l’exil alors que je suis venue sept ou huit mois avant.
Tu te rappelles de l’annonce de la fin de la guerre ?
Le désespoir !
Quand la guerre a été finie, vous avez compris qu’il n’y avait pas de retour possible ?
Oui. Certains enfants sont retournés en Espagne parce que les parents étaient restés là-bas. Franco avait promis et dit « si vous revenez, il ne vous sera fait aucun mal », et en fait il a liquidé des milliers de gens. Aujourd’hui, je suis toujours une réfugiée. Lorsque je vais en Espagne, je ne suis pas chez moi et ici non plus. Il n’y a jamais de retour possible.
Propos recueillis par Jean Rochard
et transcrits par Crystal Raffaëlli en mars 2008.
À consulter : Biographie de Violeta Ferrer sur le site de nato.
À écouter : Violeta Ferrer, Poemas de Federico García Lorca.
Buenaventura Durruti.
À voir : Diego, de Frédéric Goldbronn.
Publié par nato à l’adresse :
Violeta Ferrer : souvenirs d’Espagne