Ville de Mexico, 7 janvier 2007.
B.M. : Je suis le docteur Bertha Elena Munoz. Entre autres, coordinatrice de Radio Universidad, de l’Université autonome Benito Juárez d’Oaxaca.
CCIODH : Nous aimerions vous demander quelle est votre situation personnelle en ce moment.
Eh bien, je me cache pratiquement depuis le jour où on a rendu Radio Universidad au recteur de l’université d’Oaxaca (UABJO), vu que les rumeurs et les menaces — et depuis quelques jours, plus encore, les menaces dirigées à mon encontre, que les rumeurs — étaient de plus en plus nombreuses et persistantes, disant que moi, on ne me mettrait pas en prison, mais qu’on me ferait disparaître. Ce jour-là, devant le conseil de l’APPO, j’ai proposé de me livrer publiquement en présence des médias, oui, des journalistes, pour qu’on ne me fasse pas disparaître, parce que personne d’après moi, n’a envie de « disparaître ». On m’a alors fait remarquer qu’au point où on en était et au vu de ce qui s’était passé jusque-là, personne ne pouvait garantir — même si je me livrais publiquement — qu’on ne me ferait pas disparaître. Nous nous sommes donc mis d’accord sur ce que nous allions faire, non seulement moi mais quelques autres personnes, celles qui d’une manière ou d’une autre s’étaient faites le plus remarquer pour une raison ou pour une autre, sur le fait que nous devions nous cacher pour voir venir les choses. Je me donc suis cachée depuis le 28 novembre et vis ainsi depuis le 28, 29 novembre.
Est-ce qu’à un moment quelconque on vous a signifié un mandat d’arrêt ou une inculpation spécifique pour un délit quel qu’il soit ?
Il est évident que le gouvernement, l’État, ne rendent pas publiques les listes de ceux qu’ils veulent arrêter. Je ne sais pas de façon certaine s’il y a un mandat d’arrêt me concernant. Bien sûr, quand on voit les délits dont sont accusés les camarades détenus, y compris des gens qui n’appartiennent pas à l’APPO, des gens qui n’ont participé à rien, et quand on voit qu’ils leur collent des délits tels que « sédition », etc., eh bien, on se dit, ma foi, qui sait ? moi, ils vont m’accuser d’avoir brûlé les pieds de Cuauhtémoc. De Cuauhtémoc le roi aztèque, pas l’autre Cuauhtémoc.
Votre situation a-t-elle affecté votre famille ?
Bien sûr, parce que mes enfants ont été menacés. Et cela, ils l’ont fait par l’intermédiaire de la fameuse « Radio Citoyenne » par laquelle ils m’ont menacée ainsi que mes enfants, lesquels sont bien évidemment également cachés. Cela fait plus d’un mois que je les ne vois pas. Ils ne se voient non plus l’un l’autre, parce que chacun est caché dans un lieu différent. Je n’ai pas vu le reste de la famille non plus.
En quoi avez-vous participé au mouvement, au déroulement des événements à Oaxaca ?
Au début, j’étais responsable d’un poste de secours, le premier poste de secours qui ait existé dans le mouvement. Pour les besoins mêmes du mouvement, il a fallu organiser un service médical pour faire face aux urgences, soigner les blessés, ceux qui avaient des fractures, des lésions... Plus tard, par un hasard du destin, je suis devenue coordinatrice de Radio Universidad et je crois que ça a été ce dernier rôle qui a le plus attiré l’attention, aussi bien de l’État que des gens qui y ont participé.
Est-ce que vous avez assumé une quelconque responsabilité organisationnelle après le rôle fondamental que vous avez joué en tant qu’animatrice de la radio ?
Non, mon principal rôle a été organisationnel, c’est-à-dire que je me suis occupée des postes de secours, en tant que médecin, car je suis médecin. Pour les postes de secours créés par la suite, nous avons essayé de tous les coordonner. Personne ne commandait, mais il y avait une coordination. En ce sens, l’organisation du poste de secours a été ma seule responsabilité organisationnelle. Mon autre rôle a consisté à parler à la radio, pendant l’étape la plus difficile du mouvement.
Dans notre travail, dans les textes et les documents qui sont portés à notre connaissance, sont dénoncées des violations des droits de l’homme. En votre qualité de médecin, et avec la responsabilité qui a été la vôtre, avez-vous des éléments qui nous aideraient à définir et à rendre concrètes ces violations ?
Bien sûr, nous avons transporté des blessés vers différents hôpitaux. Des gens blessés par balles par les escadrons de la mort ou par des tueurs à gages et cela tant le 2 novembre, au cours duquel nous avons eu un grand nombre de blessés, que les jours suivants. Bien évidemment, le fait qu’on nous tire dessus dans une manifestation pacifique, comme cela s’est passé, est selon moi une violation des droits de l’homme. Que l’on vienne tirer sur les gens qui participaient pacifiquement à un piquet, est également, je crois, une violation des droits de l’homme.
Que ce soit dans les piquets, les manifestations, ou même en marchant dans la rue, les camarades ont été attaqués. Ils l’ont été par des tueurs du gouvernement de l’État et bien sûr, plus tard, par la Police fédérale préventive et par ceux de l’AFI. Je crois que ça, c’est une violation des droits de l’homme, d’après ce que je comprends par « droits de l’homme ».
Tout au long du conflit, les violations les plus graves sont celles qui ont porté atteinte au droit à la vie. On a documenté au moins 17 cas de morts par balles, à cause de la violence politique. Pas en un seul jour, pas seulement pendant les minutes les plus dures, mais...
... pendant les sept mois qu’a duré le mouvement.
Vous avez peut-être connu ces cas. Comment définiriez-vous et quelle est votre impression de la façon dont se sont déroulés ces événements ?
En vérité, je vais être franche, je pense que nous ne nous attendions pas à cette réponse aussi violente de la part de l’État, étant donné que notre mouvement est pacifique. Jamais, à aucun moment, nous n’avons fait appel à la violence. Il est vrai qu’il y avait les manifestations, les piquets, les blocages de routes et bien entendu que tout cela dérange, mais cela nous dérangeait aussi, parce que, nous non plus, nous ne pouvions pas passer. Mais cela s’est fait parce qu’ils ne nous ont pas laissé d’autre choix. Nous en arrivons alors au premier cas : lors d’une manifestation qui se dirigeait vers Canal 9, la radio et TV d’Oaxaca prise depuis peu, ça a été une chose très étrange, cette fusillade à l’extérieur de l’hôpital en particulier, où est mort le premier camarade, le mécanicien. C’est moi qui ai dû aller voir le cadavre, et les gens me disaient : « C’était une fusillade, docteur, il y a eu plusieurs coups de feu. » C’étaient des gens qui étaient allés à la manifestation par solidarité, des gens qui n’appartenaient à aucune organisation, à aucun syndicat. D’ailleurs, quand on m’a appelée pour m’avertir, j’entendais encore des coups de feu au téléphone, c’était une fusillade, ce n’était pas un coup de feu. Et quand est survenue la seconde mort à radio La Ley, cette fois, c’étaient les escadrons de la mort. Et c’est vrai que voyant ces choses, je ne me les expliquais pas, je ne pouvais pas y croire, parce que... c’était comme si nous étions au Chili de Pinochet ou l’Argentine de Videla ou, pardonnez-moi, dans l’Espagne de Franco. Il y avait plus de vingt camionnettes remplies de policiers armés jusqu’aux dents, qui tiraient. Et alors on se dit « pour l’amour de Dieu, et nous qui n’avons pas d’armes... ». C’est à cause de ça, de cet escadron de la mort à ce moment-là, que les barricades se sont étendues pour éviter qu’ils accèdent aux stations de radio et aux antennes des stations de radio.
Bien sûr, vous pouvez dire « pourquoi ont-ils pris les stations de radio ? » Eh bien, il y avait une station de radio quand le mouvement était simplement la Section 22, un mouvement des enseignants, parce que la Section 22 avait sa radio, Radio Plantón. Et au moment de l’évacuation, le 14 juin, ils ont détruit cette station de radio. Un groupe d’étudiants a alors pris Radio Universidad pour diffuser l’information, parce que l’information que donnaient les médias était tendancieuse, fausse. Et il était primordial que les gens soient mis au courant de ce qui se passait réellement.
Alors, on a pris Radio Universidad. Leur première tentative de détruire la radio a échoué. À la deuxième tentative, oui, ils ont fait sauter la radio, mais un groupe de camarades, des femmes, avait déjà décidé de prendre la radio et télévision d’Oaxaca. Le 1er août, elles l’ont prise et se sont mises à diffuser l’information. Ils ont alors détruit les antennes de Canal 9, et là-bas il y a eu des blessés, parce que ces tueurs sont arrivés de nuit, tôt le matin, pour tirer sur les gens. Moi, j’ai dû emmener un blessé, je m’occupais de l’ambulance, du poste de secours, de sorte que nous avons réussi à évacuer les blessés, c’est comme cela que j’ai été témoin. Là-bas, les gens ont décidé de prendre les stations de radio, c’était une nécessité, parce que l’information qu’elles diffusaient était une information fausse, tendancieuse. Et il y avait cette nécessité d’informer les gens de ce qui se passait réellement. Quand on a pris les stations de radio, c’est là que sont apparus les escadrons de la mort composés de policiers fédéraux et municipaux, armés jusqu’aux dents, et il n’y avait pas deux, trois, ou quatre camionnettes, c’étaient des convois entiers. Si cela n’est pas une violation des droits de l’homme, eh bien je ne sais pas ce que c’est.
Vous avez été capable de déterminer que c’étaient des policiers fédéraux à cause des uniformes ou de quelque autre élément...
Il y a même un film, de ce jour où ils ont tué le compagnon architecte, c’est filmé, ils l’ont montré à la télévision parce qu’ils ont aussi attaqué un reporter de TV Azteca, ils lui ont arraché sa caméra. C’est documenté, je ne comprends pas que quelqu’un, ayant vu cela à la TV mexicaine, puisse nous reprocher à nous des choses, alors que nous... nous, nous n’avons jamais appelé à la violence.
Y a-t-il eu une enquête préalable ou une inculpation de certaines de ces personnes, dont vous ayez eu connaissance ?
Non, aucune. Ils ont essayé de faire un simulacre d’enquête... Dans le cas du premier compagnon qu’ils ont tué, la procureure de l’État a dit que ça avait été une rixe et qu’on lui avait tiré dessus. Plus tard, l’autopsie a montré qu’il n’avait pas reçu une balle, mais plusieurs balles. Dans le cas du second compagnon, rien n’a été fait non plus. Je crois que ça a été pour le troisième ou le quatrième, je ne me rappelle pas bien, qu’ils ont arrêté un soldat. Ils ont vaguement dit qu’ils allaient enquêter sur la mort du Nord-Américain, le reporter Brad, parce que là, les médias internationaux ont bondi. Et là ils ont essayé, malgré le fait qu’on voit dans le film ceux qui étaient armés et ceux qui ont tiré, la procureure de Justice, ou plutôt d’Injustice, de l’État, elle-même, a dit que c’était nous qui l’avions tué. Mais vous savez déjà tout cela, toutes ces choses absurdes. Même le compagnon médecin qui a aidé quand ils l’ont transporté alors qu’il était déjà mort est menacé, parce qu’il a déclaré que ce n’était pas vrai qu’il n’avait reçu qu’une balle. Toutes ces morts dans nos rangs n’ont jamais fait l’objet d’enquêtes, et il n’y en aura pas. J’en suis on ne peut plus sûre. Pourquoi ? Parce que le responsable direct est le gouverneur de l’État. C’est lui qui a donné l’ordre et ce sont ces tueurs à gages qui les ont assassinés. Ils ont été assassinés de façon vile, avec préméditation, traîtrise et par appât du gain.
Y a-t-il eu une quelconque réponse violente de l’APPO, ou une réaction à tous ces faits ?
Curieusement, et j’en ai même pris ombrage, lorsqu’ils ont tué le compagnon là-bas à radio La Ley, les gens étaient calmes, on disait toujours : c’est un mouvement de résistance pacifique. Et les gens étaient calmes. Il y avait des moments de rage, parce que, évidemment, si vous voyez qu’on vous tire dessus et que vous n’avez pas de quoi vous défendre, il vous vient un sentiment d’impuissance qui inévitablement se transforme en rage. Cependant, les gens étaient parfaitement conscients du caractère pacifique de notre mouvement et oui, ils retenaient leur colère, parce que rien ne justifiait ces morts, rien, il n’y avait pas la moindre raison pour qu’on leur tire dessus. Ces fusillades se sont produites à Calicanto, là où est mort le compagnon Brad, mais il y a eu également pas mal de blessés. Il a fallu en amener certains à un hôpital, d’autres ont été soignés sur place. Mais ce qui s’est passé à San Antonio de la Cal, à l’Experimental, devant la Casa de Gobiernos, cette rage, cette colère, cette haine avec lesquelles nous avons été attaqués, ne se justifient pas. Nous, nous n’agissons jamais à ce niveau-là, parce que pour nous il ne s’agit pas de haine, ce n’est pas la haine qui nous fait agir.
Ce qui nous fait agir est simplement un désir de justice. Parce que nous ne pouvons pas continuer à vivre, en plein XXIe siècle, comme si nous étions à l’époque de Porfirio. Une époque où n’importe quel cacique de village, si quelqu’un n’était pas avec lui ou était contre lui, le faisait tuer et sans qu’il y ait eu la moindre vague. Telle est la situation à Oaxaca, et c’est ainsi que ce monsieur le gouverneur, ou « dégouverneur », parce qu’il est plutôt « dégouverneur », en est arrivé à se comporter à Oaxaca : en s’imposant par la force. Absolument sans aucun sens du devoir politique, parce que ce monsieur n’est pas un politique et tous ceux qui étaient avec lui, qui sont avec lui, eh bien ils sont du même acabit : des gens pour qui la vie humaine n’a absolument aucune valeur. Vous devriez interroger les gens, ceux qui ont été témoins de la manière dont se sont déroulées ces agressions que l’on ne s’explique pas... Eh bien oui, évidemment, il y a eu des moments de colère, et plus que de colère, d’impuissance, parce que nous n’arrivions pas à comprendre le pourquoi d’une réponse aussi démesurée à un mouvement pacifique.
Il est de notoriété publique que, en particulier en ce qui concerne la manifestation du 25, les instances institutionnelles accusent les manifestants d’avoir incendié des édifices publics et que, pour cette raison, la manière d’agir et les détentions trouvent une certaine justification. Considérez-vous que leur version des faits est exacte ?
Écoutez, si l’on situe le lieu où se trouvaient les « pefepos », c’est-à-dire la Police fédérale préventive, et où nous, nous nous trouvions, la Banamex n’était pas là où nous étions, mais là où étaient les « pefepos ». Le seul édifice qui était dans la zone où nous étions est l’hôtel Camino Real. De plus, il a reçu un cocktail Molotov, eh bien, ça a été accidentel pendant l’attaque ou la défense, car, plutôt qu’attaquer, nous nous défendions. Parce que, moi, ce que j’ai réussi à voir, là-bas dans le corridor touristique, ça a été les « pefepos » en haut sur des terrasses en dehors de leur zone, qui nous attaquaient, nous. En nous lançant des billes et en nous faisant des gestes. Il y avait aussi une quantité énorme de provocateurs, de gens infiltrés de chez eux. Mais oui, moi je l’ai vu, et j’ai vu depuis l’église Sangre de Cristo que les gens de la Police fédérale préventive étaient sur d’autres terrasses, hors de leur zone. Et la zone de Banamex et certains de ces lieux n’étaient pas dans la zone où nous nous trouvions nous. Et comment aurions-nous pu arriver jusque-là puisqu’ils nous repoussaient ? Donc, ils peuvent tout aussi bien dire la messe. Maintenant, en ce qui concerne le tribunal dans lequel il y avait, pour sûr, des preuves contre les gouvernements antérieurs, sur des histoires d’argent, dont personne ne sait où il est passé... eh bien, c’est bizarre qu’il ait brûlé précisément de la manière dont il a brûlé. Donc, c’est très étrange. Voyons, quel intérêt avions-nous, nous, à brûler à ce moment-là cette Bancomer ou la Banamex ou quoi que ce soit. C’est-à-dire, si en sept mois de lutte, nous n’avons pillé aucun commerce, ni rien incendié, ni rien, croyez-vous qu’à ce moment-là nous allions le faire ?
Nous ne sommes pas idiots. De plus, il n’y avait aucune raison de le faire. Tout ça a été quelque chose de préparé pour pouvoir justifier toute la répression qui a suivi, qui a été une répression sans discrimination, par laquelle ils ont fait prisonniers des gens qui n’avaient rien à voir avec tout ça, qui n’étaient même pas dans le mouvement, une répression qui a été du terrorisme d’État. Parce que, à partir de ce moment, le climat de terreur à Oaxaca a été épouvantable. Parce que, si quelqu’un passait dans la rue et qu’il leur paraissait suspect, ou avait une tête d’étudiant, ils l’attrapaient, le faisaient monter dans une camionnette, le frappaient et l’enlevaient. Ils entraient dans les maisons pour les fouiller, patrouillaient, mais d’une manière que je n’avais jamais vue, pas même en 68. Et j’ai su alors, pendant ces jours-là, ce qu’est le terrorisme d’État, celui qu’avaient dû vivre les compagnons chiliens, les compagnons argentins, à l’époque de la dictature. En vérité, ça a été une expérience terrifiante. Mais ils devaient justifier d’une manière ou d’une autre cette répression sauvage. Et, ma foi, nous ne pouvons pas dire « ça a été la faute de Fox », parce que Fox n’était déjà plus en fonctions, en pratique il avait déjà dit qu’il n’y était plus. Est-ce que ça a été Calderón, est-ce que ça a été le nouveau ministre de l’Intérieur agissant par anticipation ? Nous ne savons pas, mais cette répression n’a eu aucune justification. Le mouvement d’Oaxaca est un mouvement pacifique. Et vous l’avez vu. Malgré tout ce qui s’est passé, le mouvement continue à Oaxaca et continue à être pacifique.
Depuis tous ces événements, la version officielle consiste à dire que l’ordre est revenu et que le conflit est résolu. Que pensez-vous de ces déclarations ?
Eh bien, je ne sais pas. C’est évidemment ce que dit le « dégouverneur » Ulises Ruiz, je crois que c’est ce que dit le ministre de l’Intérieur actuel. Mais, pour lui de deux choses l’une : soit il n’est pas au courant de ce qui se passe, soit il ne veut pas voir les choses en face. De la part d’Ulises, cela ne nous étonne pas. Mais le mouvement continue. Parce que c’est un mouvement qui a surgi spontanément. Voilà soixante-dix ans que nous supportons ce « dégouvernement », et surtout les trois derniers mandats de six ans qui ont été terrifiants. Les gens n’en pouvaient plus des vols, des tromperies et de la répression et ils se sont soulevés de leur propre chef. Malgré la répression, les gens étaient présents. Et on l’a vu aujourd’hui, avec l’épisode de la distribution des jouets, et hier avec « l’APPO joueur », qu’ils ont bien peur. C’est même la panique ! On organise un événement pour distribuer... des jouets ! et on leur envoie la police et on encercle les camarades, qui de plus sont toutes des femmes. De quoi ont-ils peur ? Bon, on dit par ici : « Parfois, les regards tuent. »
Mais bon, jusqu’à présent, nous, autant que nous sachions, nous n’avons tué personne, ni avec des regards ni avec rien. De quoi ont-ils peur ? Si les choses étaient réellement résolues, ils n’auraient pas besoin de ça. Maintenant, Oaxaca s’est soulevée, le peuple s’est mis en route. Et il marche. En quête d’un rêve. Parce que c’est un rêve que nous avons. Le rêve d’avoir un gouvernement juste, qui ne soit pas répressif, pas corrompu qui investisse le budget dans les priorités, et pas dans... bon, je vais parler comme je ne pouvais même pas parler à la radio, mais... pas de conneries.
À Oaxaca, il manque des écoles, il manque de l’eau, des rues goudronnées, de l’électricité, les choses les plus élémentaires. Et je ne parle pas de là-bas, des coins reculés de la montagne, non, mais des colonies périphériques. Et ce monsieur dépense, selon lui, 800 millions de pesos pour restaurer le zócalo. Si vous allez voir le zócalo d’Oaxaca, essayez de voir comment se justifient les 800 millions de pesos. Essayez de voir si ça a coûté 800 millions de pesos. Les gens ne sont pas bêtes. Ils savent que cet argent, ils se le sont mis dans les poches. Parce que ce n’était pas une tâche prioritaire, tout ce dont avait besoin le zócalo était un nettoyage de la place, alors qu’il n’y a pas d’écoles. Quand une bonne partie des écoles dans les colonies périphériques sont des cabanes : un sol en terre, pas de chaises, rien. Pas de médicaments dans les unités de santé. S’il vous plaît ! Et ça c’était une priorité. Donc ce que nous voulons, c’est que le peu d’argent qu’il y a soit dépensé pour les priorités. Mais que de plus, s’il faut faire des travaux, que cela soit fait comme il se doit : avec un appel d’offres, non parce qu’un tel est mon frère, mon beau-frère « allez, on y va ! » et ils empochent la moitié du fric. Oaxaca est un État pauvre, c’est pourquoi ce n’est pas juste. Où les fonctionnaires sont les copains d’untel et sont des gens qui ne connaissent rien à leur domaine, rien. Et cela, nous pouvons le dire de la santé, de l’éducation, nous pouvons le dire de tous les autres domaines.
On dit qu’Oaxaca est l’État où l’éducation est la pire et on rejette la faute sur les maîtres. Je ne sais pas si vous, pour votre travail, avez dû arriver sans avoir rien mangé toute la journée en étant obligés de vous concentrer pour pouvoir capter quelque chose. Si nos enfants sont mal nourris, quel niveau vont-ils avoir, quel niveau ? Eh bien, nul. Bien sûr, quelques maîtres sont partiellement responsables, parce qu’il y a partout des brebis galeuses. Mais, quand on sort, quand on voit les communautés, quand on voit leur situation, on se dit : « Non, comment diable veulent-ils que nous ayons un bon niveau d’éducation ? » Quand tout simplement l’université pendant je ne sais combien d’années a été dans les mains du « porrisme ». Quand les porros [1] sont nommés maîtres à temps plein. Quand une rectrice est la pire d’entre eux. Quel niveau veulent-ils que nous ayons ? Et tout ça sous la protection du gouvernement. Quel niveau d’éducation, par exemple, peut dispenser CENABUABJO quand cette université consacre une moyenne de 14 000 pesos [2] par élève alors que la moyenne nationale est de 30 000 ? Quel niveau. Et on gaspille l’argent en bêtises comme celles-là. Et la fontaine des Sept-Régions, je ne sais pas si vous l’avez connue, c’était une fontaine splendide, une fontaine authentique qui mettait en valeur le frontispice de la faculté de médecine qui lui servait de décor. Voyez ce qu’ils lui ont fait, qui ne se justifiait en rien parce que ce n’était pas nécessaire. Tout cela fâchait déjà les gens, en fait ils étaient déjà fâchés avant à cause de toutes ces bêtises.
Quand l’évacuation des maîtres s’est produite, personne n’est venu les chercher chez eux : « Écoutez, venez nous défendre », ce n’est pas vrai. Nous y sommes allés tout seuls. J’y suis allée toute seule. Bien sûr, les maîtres sont venus à la faculté de médecine, j’étais en train d’enseigner. Une prof est arrivée à 7 heures du matin : « Ils nous font ceci et cela. » Étonnement. J’ai dit eh bien, j’y vais, je vais au zócalo voir ce qu’on peut faire. Tout comme j’y suis arrivée seule, les gens sont arrivés. Et c’est ainsi, ils ont continué à arriver par eux-mêmes. Pourquoi : parce que les gens ont ce besoin de changement. Parce que ça suffit qu’Oaxaca soit comme il est, que tout le monde vole de l’argent, et qu’on nous rende coupables, nous les travailleurs, de ce qui se passe. Et alors les gens se sont révoltés, se sont organisés par eux-mêmes. Oui, bien sûr, il y a eu à ce moment-là des groupes organisés, des militants de certains courants politiques, mais, la majorité des gens, nous n’appartenons à rien. Simplement, nous en avions assez.
Une chose très intéressante dans ce mouvement, c’est qu’il y avait beaucoup de gens âgés. Des gens de plus de soixante-dix ans, alors que normalement, les gens âgés sont de ceux qui disent : « Non, ils vont finir par se rendre, j’ai déjà vu ça parce que ça, je l’ai déjà vu plusieurs fois. » Mais ce mouvement est différent. Vous l’avez vu si vous avez vu les vidéos : les petites vieilles qui portaient des pierres, les petits vieux. Des gens qui peuvent dire « maintenant, je suis plus de l’autre côté que de celui-ci » qui peuvent dire « puisque je suis bientôt en bout de course, pourquoi m’en mêlerais-je ? » Non, eux aussi ressentent ce besoin de changement. Alors, Non, ce mouvement n’est pas terminé et il n’est pas près de se terminer. Et ils peuvent bien continuer à nous réprimer et peut-être que dans une semaine, au lieu d’être dix à nous cacher, peut-être serons-nous cinquante ; et peut-être qu’ils vont de nouveau remplir les prisons ; et peut-être qu’ils vont de nouveau nous tirer dessus.
Mais je le répète encore une fois : les gens ont décidé de se mettre en route et ils ne vont pas les arrêter. Ils ne vont pas les arrêter et en voici la preuve : cela continue, le mouvement continue et il va continuer. Et il ne s’agit pas de leaders, il ne s’agit pas de dire « aïe, ils ont mis Flavio Sosa en taule ! ». Parce que, tout d’abord, dans ce mouvement il n’y a pas de chefs et ça, il faut laisser tomber : il n’y a pas de dirigeants, il n’y a pas de chefs. Ça a été mon tour à un moment donné de parler à la radio, mais tout comme avant moi l’avait fait la camarade Carmen. Je n’y suis plus maintenant, et bon, si se présente à nouveau la possibilité d’avoir une radio, eh bien c’est une autre personne qui le fera si moi je ne peux pas le faire. Et d’autres comme moi, sans la moindre expérience de la radio ou de la télévision. Parce que c’est un mouvement populaire, il n’y a pas de chefs, pas de dirigeants, rien de tout ça. C’est quelque chose d’un peu difficile à comprendre, moi-même parfois, je ne parviens pas à comprendre très bien ce qui s’est passé, comment s’est arrivé. Mais c’est la réalité, ce sont les faits. Et la répression, eh bien, évidemment, elle continue d’être à l’ordre du jour.
Après les événements qui se sont déroulés, la possibilité de rechercher une solution pacifique au conflit, par le dialogue, est-elle concevable ? Nous croyons comprendre que c’est ce que souhaitent beaucoup de gens.
La condition sine qua non est le départ d’Ulises, et ça ils ne le comprennent pas. Rien ne pourra être résolu tant qu’il sera gouverneur. Lorsqu’il aurait pu négocier, il ne l’a pas fait et a employé la répression. Et il continue de réprimer et il ne fait que réprimer. Hier aussi, c’était de la répression. Il ne peut plus y avoir de dialogue avec des gens qui ne sont plus reconnus par le peuple, parce qu’Ulises n’est plus reconnu depuis le 14 juin. Personne ne voudra dialoguer avec lui. Bon les traîtres et les vendus oui, mais ça c’est normal, mais ceux qui appartiennent au mouvement ne peuvent accepter et tant qu’Ulises ne partira pas... Il y a bien un dialogue avec le ministère de l’Intérieur, mais ils doivent comprendre eux aussi que notre mouvement est pacifique et qu’ils ne doivent pas nous réprimer non plus. Mais de quel État de droit parlons nous ? ce qu’ils ont fait eux, c’est appeler la Police fédérale préventive et l’AFI pour soutenir Ulises. « Nous venons défendre l’État de droit. » Quel État de droit alors que, à peine arrivés, ils ont commencé à violer les droits de l’homme.
Nous ne sommes plus en 1910, en 1908, en 1920 ou en 1930 où c’étaient encore l’époque des caciques. C’est une autre époque et il n’est pas possible d’apporter son appui à un gouvernement assassin, répresseur et voleur comme c’est le cas aujourd’hui. Le peuple d’Oaxaca ne va plus se laisser berner. Il se peut que la répression recommence. La peur, la terreur peuvent revenir il nous faudra battre en retraite mais où cela nous mènera-t-il ? Je n’en sais rien.
Le mouvement est pacifique mais ils nous ferment toutes les solutions pacifiques et cela engendre un sentiment d’impuissance énorme. Vraiment, je ne comprends pas ce gouvernement fédéral. On suppose a priori qu’ils sont intelligents, qu’ils raisonnent, qu’ils réfléchissent et ils devraient donc voir les conséquences de cette répression. Nous ne sommes plus dans les années cinquante pendant lesquelles on pouvait exterminer tout un peuple sans que personne ne le sache. Ce qui se passe aujourd’hui à Oaxaca, tout le monde est au courant. Comment, et avec quel culot, le président du Mexique peut-il parler de démocratie alors qu’il agit de la sorte ? Il y a peut-être une solution, mais tout dépend de l’attitude du gouvernement fédéral.
Est-ce que vous espérez, après tous ces événements, une solution qui améliorerait les conditions de vie des gens d’Oaxaca et le respect des droits de l’homme ?
De la part d’Ulises Ruiz, c’est clair qu’il ne va pas y avoir de changements et nous en sommes conscients. Sachant que vous étiez à Oaxaca, qu’il y a ici des commissions internationales des droits de l’homme, hier il a envoyé sa police, dans le cadre d’une mission pacifique et de bienfaisance, distribuer des jouets à l’occasion de la fête des Rois mages.
De sa part et de la part de ses partisans, comme Lino Celaya et tous ceux-là, non. Il n’y aura pas une amélioration à Oaxaca en ce qui concerne les droits de l’homme. Ce monsieur garde ses atouts et ses avantages. Ici, cela dépendra beaucoup du gouvernement fédéral. Que peut-on espérer - puisqu’on dit que l’espoir est ce qui meurt en dernier ? Eh bien, en effet que ces gens mettent les cartes sur la table. Et, de plus, le Mexique s’est engagé au niveau international, rien que sur ce point. Ils ont une responsabilité face au monde : ils sont là-bas à la commission - ou comité - des droits de l’homme de l’ONU, le Mexique en fait partie. Et vous avez vu, ce n’est pas qu’à Oaxaca : il y a Atenco, et ce qui s’est passé à Guadalajara quand les antiglobalisation, je ne sais pas si vous êtes venus enquêter à cette occasion, mais ça a été également terrifiant. Donc, je ne sais pas... je pense que le gouvernement fédéral doit capituler. C’est ce que nous espérons et, de plus, c’est ce que nous souhaitons.
Mais, quoi qu’il arrive, les citoyens et citoyennes d’Oaxaca, je le répète encore une fois, non seulement les citoyens et citoyennes, mais encore ceux qui n’ont pas encore l’âge de l’être, ont décidé de se mettre en route. Et on ne va pas les arrêter. Le prix à payer serait très cher, d’où que l’on considère la question, pour noyer ce mouvement. Ce n’est pas la révolution, non. Il s’agit simplement de respecter les lois qui existent déjà, de respecter la Constitution. C’est-à-dire, il ne s’agit pas de « nous allons changer le monde », non. Simplement : c’est comme cela ? respectez-le. Est-ce si difficile ? Mais il semble qu’ils ne l’ont pas compris. Mais l’espoir, c’est de faire avancer cette compréhension. Moi, j’espère pouvoir retourner à Oaxaca pour retrouver mon travail, voir ma famille, être dans ma maison, bien qu’elle soit minuscule, mais c’est ma maison. Pouvoir marcher dans les rues d’Oaxaca, boire mon petit café au zócalo comme j’en ai l’habitude. Mais en ce moment, je ne peux pas aller à Oaxaca.
Pourquoi ? Parce qu’on m’a menacée de me tirer une balle. Et mes enfants de même. Et donc, c’est ça, un « État de droit » ? Peut-être n’y a-t-il pas de mandat d’arrêt à mon encontre, ça je ne sais pas, mais je sais que ma vie est en danger, ma vie est en danger.
Ils me l’ont fait savoir une quantité de fois dans mon téléphone portable, ils l’ont dit une quantité de fois à Radio Alcantarilla. Et, que je sache, il n’y a pas de mandats d’arrêt pour ceux qui poussaient à la violence bien plus que ne le faisait Radio Universidad.
Parce que, à Radio Universidad, tout ce que nous avons fait a été d’appeler à la défense, jamais à l’attaque. Nous n’avons jamais dit : « Allez brûler leur maison. » Jamais. Et heureusement, car on a pu entendre Radio Universidad dans bien des parties du monde via Internet, et grâce à ça on peut vérifier tranquillement que nous n’avons jamais appelé à la violence. Nous avons appelé à se défendre dans les occasions où il était nécessaire de défendre quelque chose. Mais bien sûr que je veux retourner à Oaxaca. Je veux et j’exige des garanties du gouvernement fédéral et du gouvernement de l’État parce que je n’ai commis aucun délit : je n’ai assassiné personne, je n’ai pas volé, je n’ai pas séquestré. Et comment est-ce possible que, simplement parce que j’ai exprimé mes opinions, il plane sur ma tête une menace de mort, et sur celle de mes enfants ? Et je ne suis pas la seule, c’est le cas aussi de l’enseignante Carmen, qui a aussi été coordinatrice de Radio Universidad, à Canal 9 et à radio La Ley. Ont-ils si peur des mots ? Pourquoi tout ce déploiement de forces... bon, ils ont déjà recommencé au Michoacán, je crois que ça ne leur a pas réussi. Mais pourquoi n’ont-ils pas envoyé tous ces effectifs de Police fédérale préventive là où il y a l’énorme problème du narcotrafic ? Non, ils les envoient contre un peuple sans défense, un peuple pacifique qui ne fait que demander justice.
Désirez-vous ajouter quelque chose ?
Eh bien, je crois qu’il est très important d’être bien conscient du fait que ce mouvement n’est pas un mouvement d’organisations ou de partis politiques. Il a surgi spontanément. Bien sûr, initialement, il a eu pour centre le mouvement des enseignants. Mais en fait, comme les maîtres se mettent en grève chaque année depuis vingt-six ans, on n’en fait plus cas. En général, notre seule réaction, c’est de dire : « Ils vont encore faire une manif..., ils vont bloquer telle rue, à quelle heure vais-je pouvoir rentrer à la maison. » Mais, le jour de l’évacuation, le mécontentement des gens était tel, que nous y sommes allés. Et nous y sommes allés de notre propre initiative. Et peu à peu, évidemment, les gens se sont organisés dans leurs colonies, leurs quartiers, leurs villages. Mais ce mouvement n’est pas un mouvement de partis et d’organisations politiques, c’est un mouvement du peuple pour le peuple. Et c’est un mouvement dans lequel vous pouvez rencontrer des gens de tous les âges, de professions différentes, de classes sociales différentes, des Indiens, des paysans, des ouvriers — peu d’ouvriers, parce qu’il y a peu d’usines à Oaxaca, il n’y a pas d’industries — des travailleurs, des bureaucrates, des employés, des commerçants. C’est un mouvement du peuple. Et si ça n’avait pas été un mouvement du peuple, je ne sais pas comment on aurait pu tenir sept mois, je ne sais pas comment on aurait pu garder les barricades pendant tant de mois. Deux mille barricades dans la ville d’Oaxaca, avec quels gens. Oui, c’est bien un mouvement du peuple, ce n’est pas autre chose.
Doctora Bertha Elena Muñoz Mier (1945-2013)