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L’anarchiste aux semelles de vent

Marc Tomsin, 1950-2021

mardi 13 juillet 2021, par Freddy Gomez

Une traduction de ce texte en espagnol est disponible ici

La mort frappe toujours à l’improviste, mais celle-ci nous aura cloués au sol. Ce « nous » englobe ses amis, ceux-celles qui l’aimaient pour ce qu’il donnait : du temps, de l’attention, des nouvelles de la Terre-mère, des sourires, son écoute. Nous sommes tristes, c’est sûr, tristes à perdre haleine, perdus, incrédules. Comme lui l’était le jour de la mort de son ami Diego, celui qui l’appelait « le Petit ».

La mort frappe toujours où elle veut. Et, pour le coup, ce fut en Grèce, cette terre d’adoption provisoire que s’était choisie Marc. Le 5 juin, le squat de Rosa Nera de Chania (La Canée, Crète), vidé manu militari il y a huit mois pour donner libre cours à une opération immobilière d’hôtellerie, était repris par ses occupants. Une centaine en tout, déterminés à chasser la douzaine de flics qui, dans leurs bagnoles, bloquaient l’entrée des lieux. Dans un courriel, expédié ce jour – à 19 h 40 – depuis Rosa Nera reconquise, Marc, l’un des participants, écrivait : « Rosa appartient maintenant à celles et ceux qui l’ont libéré. […] C’est déjà une belle victoire, sans casse ni arrestation. » Un autre courriel suivit, daté du même jour à 22 h 37 : « C’est la fête ce soir, après une manif nocturne ; tout le monde est heureux. Combien de temps cela durera-t-il ? » Pour lui, le temps d’un soupir de bonheur collectif. La fête, la joie, puis une chute : lésion cranio-cérébrale, hôpital, réanimation. Diagnostic : « Pronostic vital engagé à très court terme ». Trois jours plus tard, le 8 juin, Marc était mort. Ses funérailles eurent lieu à Chania, le 10. On y chanta A las barricadas et Bella ciao.

Longtemps, le plutôt sédentaire que je suis s’est demandé ce qui pouvait bien pousser Marc à arpenter le monde avec tant d’assiduité. Ou plus précisément les lieux du globe où quelque chose semblait se passer, éclore, s’inventer dans l’ordre de la résistance au désordre du monde : l’Espagne de l’après-franquisme, le Chiapas des vingt dernières années, la Grèce enfin. Il m’arriva même de lui reprocher, à l’occasion de conversations privées, un certain penchant pour l’exotisme révolutionnaire, un goût de l’ailleurs pour l’ailleurs, une propension à la fuite. Il en souriait, Marc, comme on sourit d’une incompréhension qu’on ne cherche pas à lever. Il était ainsi, l’ami, secret dans ses motivations mais sûr de les avoir percées pour lui-même. Dedans-dehors, mais en accord avec ses propres inclinaisons. Son sourire, c’était sa manière de n’en penser pas moins : un homme de concorde, en somme, qui jamais ne faisait de ses propres choix de vie nomade matière à discussion. À y repenser aujourd’hui, au lendemain de sa disparition, c’est bien la figure métaphorique rimbaldienne de « l’homme aux semelles de vent » qui lui allait le mieux.

« On n’est pas sérieux, disait Rimbaud, quand on a dix-sept ans. » À voir… C’est précisément à cet âge-là que nous nous sommes rencontrés, Marc et moi, dans les assemblées surchauffées des Comités d’action lycéens (CAL). Je m’en souviens d’une plus particulièrement, tardive, qui se tint, à la rentrée de 68, au lycée « Jacques-Decour », dans le 9e arrondissement de Paris. Je revoie sa dégaine noir désir : perfecto, pantalon de cuir et santiags. Elle signait une forme de détermination à ne ressembler qu’à lui, au personnage qu’il souhaitait se créer et que, au gré de ses variations, il maîtrisa toujours à la perfection. En cuir, en longue cape, en poncho, en couleurs zapatistes, il y avait, chez lui, un goût de la singularité vestimentaire, des apparences, du look comme on dit maintenant. Le sien était inimitable. C’est d’ailleurs confortable pour dater les souvenirs : quand son image me réapparaît en rocker seventies, en romantique quarante-huitard, en Iroquois, je sais de quel temps je parle. Alors, sérieux ou pas, en ces années de formation dérivante qui forgèrent pour longtemps nos imaginaires ? J’aurais tendance à dire que très certainement nous l’étions, à notre manière. Notre activisme s’opposait tout autant au militantisme sacrificiel du gauchisme militarisé qu’à la sainte orthodoxie anarchiste recluse dans ses catacombes. Nous étions d’un temps à venir que nous imaginions libéré des passions tristes. Ce fut notre erreur, mais elle fut partagée par toute une génération. À part quelques lucides dont certains lâchèrent la barre – la barre de leur vie, je veux dire. Ils et elles furent nos suicidés de l’après-Mai.

La décennie 1970 fut celle des expérimentations, joyeuses ou lamentables. Nous nous cherchions dans le dédale des groupes et des sous-groupes issus d’une radicalité néo-anarchiste, ultragauche ou pro-situ qu’un printemps d’euphorie avait dopée. Il nous arrivait de nous croiser plus ou moins régulièrement au 79, rue Saint-Denis, local qu’il fréquentait pour les réunions d’Informations correspondance ouvrières (ICO) et moi pour celles de Frente Libertario, organe de la dissidence libertaire espagnole. Le bistrot d’en face était comme une annexe. On y mangeait et buvait à toute heure. C’était avant la fin des Halles. Dans la dernière ligne droite. Paris restait encore Paris. La destruction, pourtant, était en marche. Aux Halles et à la place des Fêtes où, avec quelques copains, Marc avait fondé un Comité d’action pour organiser la résistance à l’hideux projet de « rénovation » du quartier. On s’y voyait souvent, aux jours de protestation, dans ce coin du Paris populaire plein de charme que les pelleteuses allaient réduire à ce qu’il est devenu.

Au fil de la mémoire cavaleuse, un souvenir plus tardif de Marc me revient : celui d’un type à la longue cape noire fouillant très méthodiquement, un dimanche matin, les caisses de livres d’un soldeur sur les Ramblas de Barcelone. Je l’avais reconnu de loin : une attitude, une manière d’être concentré sur la tâche qui l’occupait. Ce devait être au printemps 1977, en pleine effervescence de reconstruction anarcho-syndicaliste et libertaire après presque quarante ans de dictature. Nous étions, l’un et l’autre, du voyage. Par des chemins différents, mais concomitants, nos pas nous avaient naturellement menés, à ce moment précis de son histoire, vers cette vieille terre d’anarchie. Et nous fûmes heureux de nous y retrouver. Nos vues divergeaient, certes, sur la manière de faire. Il pensait que l’ancienne forme anarcho-syndicaliste était dépassée. Moi pas. Nos liens n’étaient pas les mêmes avec la Confédération des légendes. L’homme à la longue cape noire avait raison, cela dit. Il me fallut plus de temps pour en revenir. Son espace mental excédait sans doute le mien ; le domaine de ses fréquentations aussi, d’ailleurs. Ses semelles de vent le portaient plus loin, c’est sûr. Il cherchait à élargir la perspective, à décloisonner l’Idée de ses anciennes limites, à explorer toutes les nouveautés d’un temps qui n’en manqua pas. Pour le meilleur et pour le pire. Barcelone, en ce temps-là, hésitait entre le retour aux sources du prolétariat militant et la révolution contre-culturelle. Au bout du compte, l’ordre néo-capitaliste rafla la mise, et pour longtemps, en néantisant le prolétariat et en marchandisant la contre-culture.

Si j’ai insisté sur le côté méthodique de Marc consultant les vieilles éditions de son soldeur barcelonais, c’est que l’attention toujours singulière qu’il portait aux êtres, aux choses et aux situations relevait, à mes yeux, d’un même trait de caractère : une sorte de résistance à la dispersion, au vague, à l’approximatif. C’est ainsi que son phrasé même relevait de cette méthode où la pratique de l’incise, qu’il maîtrisait à merveille, ne le décentrait que rarement du propos général. Le jeu, bien sûr, consistait à savoir à quel moment le Marc allait perdre le fil de son récit, mais ça n’arrivait guère. Et c’était avec la même attention soutenue qu’il écoutait. En clair, cet homme de conversation et de présence pratiquait son art de l’échange sans que rien ne le distraie. Sa conviction était telle qu’il refusa, semble-t-il jusqu’au bout, de se doter d’un téléphone portable, ce qui, pour un arpenteur invétéré d’espaces lointains, relevait, convenons-en, d’une autre singularité. Il préférait, disait-il, voyager léger et fréquenter les êtres et les paysages sans autre intermédiation que son propre regard.

Quiconque a eu affaire à Marc comme éditeur a une idée précise de ce que j’appelle sa méthode. J’ai eu, quant à moi, l’honneur d’entrer par deux fois dans le riche catalogue des éditions Rue des Cascades, et je garde un souvenir ébloui de son travail éditorial. Là encore, tout tenait à son implication méticuleuse dans la fabrication des ouvrages qu’il publiait, depuis l’attention qu’il portait aux manuscrits jusqu’à la signature du bon à tirer. On aurait tort, cela dit, de l’imaginer en démiurge anarchiste et seul maître à bord de son radeau à livres. Grand lecteur, ouvrier du Livre et correcteur d’imprimerie de métier, il en savait probablement beaucoup plus sur l’objet livre que la plupart des éditeurs « petits » et « grands » qui honorent – et plus souvent déshonorent – la profession. Marc était un homme de réseaux et d’amitiés. Il savait, en toutes choses, savoir sur qui compter. Pour Rue de Cascades, il reçut, entre autres, la précieuse collaboration de la maquettiste Angèle Soyaux, son ancienne complice des éditions Ludd, qui fut la conceptrice de nombre de somptueuses couvertures cascadeuses, du metteur en pages de talent Gilles Le Beuze, de quelques serviteurs bénévoles de la correction militante et de traducteurs compétents qu’il s’honorait – ce qui est rare chez les petits de l’édition – de rémunérer au juste prix de leur difficile labeur. Au bout du compte, avec dix-neuf titres en quatorze ans à son palmarès, parmi lesquels trois rééditions – Malcolm Menzies, Jérôme Peignot et Georges Bataille –, Marc aura fait œuvre, comme on le dit à juste titre d’une lignée d’artisans du bel ouvrage qui, de Guy Lévis Mano à Edmond Thomas, pour ne pas remonter plus haut, a maintenu l’essentiel de ses prérogatives : l’amour du livre et le refus de parvenir. Marc voulait faire de beaux livres. Il y voyait une démarche politique de première importance pour résister à la dégradation du monde. Traduit dans son style, ça donnait ça : « Il y a des éditions trop négligées pour être honnêtes. » Et c’est vrai.

Au catalogue de Rue des Cascades, six titres s’inscrivent dans la série des « Livres de la jungle ». Cette jungle – la Selva –, c’est la forêt Lacandone et Los Altos de Chiapas (Mexique), que Marc découvrit à la suite de l’insurrection zapatiste du 1er janvier 1994. Magnifique dans ses élans, son intelligence tactique et ses capacités de mettre en mouvement les peuples autochtones de la région, ceux d’en bas, l’aventure chiapanèque mobilisa toutes les énergies de Marc pendant deux décennies. Il fut parmi les fondateurs, en janvier 1995, du Comité de solidarité avec les peuples du Chiapas en lutte (CSPCL, Paris) dont l’une des particularités fut de s’émanciper, dès le départ, de toute logique tiers-mondiste ou apparentée, en précisant, dans son premier communiqué public, que la solidarité avec les communes autonomes zapatistes exigeait d’abord « d’entendre la parole des compañeras et compañeros et de dire la nôtre : créer ici cet esprit zapatiste qui nous est cher et recréer de réelles communautés de lutte. La solidarité sera donc aussi pratique, c’est-à-dire joignant notre révolte à la leur, ou ne sera pas ». Il effectua une dizaine de séjours, dont certains longs, au Chiapas et dans l’État d’Oaxaca. Là-bas, il tissa des liens d’amitié indéfectibles. Ici, il joua un rôle de passeur indispensable. Quand Marc racontait le Chiapas, des étoiles brillaient dans ses yeux. Il lui arrivait, bien sûr, de craindre aussi que le néo-zapatisme, surtout sous sa forme internationalisée, ne finisse par devenir une énième idéologie, mais il se rassurait aussi vite en reprenant la célèbre phrase de l’EZLN : « Le zapatisme n’est pas, n’existe pas. Il sert seulement comme servent les ponts, pour passer d’un côté à l’autre. » Les ponts, il les aimait, Marc, et les passages aussi. Nul doute que ce qui l’attira, en premier, dans cette aventure chiapanèque toujours vivante avait à voir avec sa puissance poétique, avec la remémoration benjaminienne des temporalités de la révolte qu’elle opérait, avec son goût pour le symbolique et la musique, avec l’idée que tout mouvement révolutionnaire trimballe, pour paraphraser Durruti, un monde nouveau dans son cœur. Ce moment zapatiste remit, entre autres sujets à l’ordre du jour, la question du refus de la conquête du pouvoir d’État, celle de l’autodissolution des avant-gardes, celle de la démocratie directe fondée sur une pratique millénaire des communautés indiennes, celle d’une interaction enfin possible entre les traditions des peuples du Chiapas et la contemporanéité militante, celle de la revendication de la mémoire des vaincus contre le présent perpétuel de l’absolutisme capitaliste. Son site – « La voie du jaguar » – en atteste. Souhaitons que le flambeau soit repris. Pour Marc, il y avait dans ce mouvement de réappropriation de l’histoire par ceux d’en bas comme une preuve que les vaincus sont, dans la mémoire des peuples, toujours plus vivants que les vainqueurs. De cette mémoire, il se fit le colporteur infatigable, essentiel, jamais blasé. Pour son honneur.

À chacun de ses retours de contrées plus ou moins lointaines, Marc retrouvait avec plaisir ce Paris où il était né. Il le voyait, certes, chaque fois plus défiguré, mais nos mémoires partagées lui restituaient sa splendeur, sa gouaille, son petit peuple, ses étrangers, son goût de l’émeute. Je sais qu’il musardait parfois seul, la nuit, dans la ville, avec cette incomparable élégance qu’il s’était façonnée. Je sais aussi qu’il était un homme qui s’épanchait peu sur lui-même, sur ses secrets, ses tristesses et ses douleurs. Je sais enfin qu’il savait les ranger derrière ce sourire en coin qui lui conférait un air charmeur.

Autour du cinquantième anniversaire de Mai-68, nous avions eu, lui et moi – moi davantage que lui, en vérité –, l’intention de faire, sur la base des carnets de son père (Jacques Tomsin, 1922-1970) qu’il possédait, une sorte de portrait croisé de la manière dont père et fils avaient vécu, en ex-militant libertaire pour l’un, en jeune anarchiste pour l’autre, ce moment fondateur d’une vie. Le travail devait consister, dans mon esprit, à confronter Marc aux écrits de son père, alors professeur de littérature à Poitiers et membre du SNESUP, en tentant de creuser l’idée de la transmission libertaire au sein d’une famille – problématique qui, par ma propre histoire, ne m’était pas étrangère. J’ai senti rapidement que Marc résistait à ma proposition, qu’il ne se sentait pas, en l’état, capable de l’assumer. « Plus tard, me dit-il, plus tard, peut-être. » Avec cet air mélancolique qui en dit si long sur les êtres secrets que l’errance habite et qui leur sert de compas intérieur. Je savais que Marc écrivait pour lui sur ses agendas à fermoir, toujours les mêmes depuis que nous nous connaissions et, plus encore, sur des carnets de voyage qu’il ramenait de ses périples et qui fondaient sa mémoire si précise des situations qu’il avait traversées. Mais – et je n’ai jamais vraiment compris pourquoi –, Marc, qui en avait les moyens et sûrement le talent, s’est toujours tenu à l’écart de l’écriture. Il disait que c’était par paresse. Je n’en crois pas un mot. Reste l’hypothèse qui me vient au terme de cette évocation de l’ami disparu, et que je livre comme ça, à l’improviste : le livre de Marc, c’est sa vie, une vie pleine de combats, de rencontres, d’amours, de textes qu’il nous a donnés à lire, d’aventures incertaines, de joies partagées, d’errances et de gratitudes. Le reste est affaire de postérité et la postérité, il s’en foutait. Oui, Marc c’était la vie-même, celle qui n’attend rien d’autre qu’une main qui se tend et qu’on saisit à Chania, un 5 juin de l’année 2021, parce que les combats partiellement remportés contre le désordre du monde sont autant de preuve que nous n’avons pas démérité.

Il faut conclure maintenant. Vient toujours un temps, celui d’après l’irrémédiable, où le constat s’impose, net comme la lame de l’épée : nous nous sommes tant aimés qu’il n’était pas nécessaire de se le dire.

Reste, maintenant, à se laver le regard du malheur de l’absence de l’ami. Et il le faut. Pour poursuivre la quête de l’inaccessible étoile.

¡Hasta siempre, compañero !

Freddy GOMEZ

MARC TOMSIN DANS LE TEXTE

« Lycéen à Paris en 1968… », un entretien sur « La voie du jaguar ».

« Solidarité avec les peuples du Chiapas… », un entretien sur « La voie du jaguar ».

« Réponse à l’enquête de la revue Chiapas… », un entretien sur « La voie du jaguar ».

« Rencontre autour du Chiapas… » (vidéo conférence, 12 octobre 2012).

« Une aventure éditoriale… », un entretien avec Guillaume Goutte (2011).

Article mis en ligne le 21 juin 2021 sur http://acontretemps.org/spip.php?ar...
par Frédéric Gomez

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