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Hugo Blanco : Le futur est indigène

lundi 15 juillet 2019, par Hugo Blanco

Dans une interview accordée au magazine en ligne Guernica, Hugo Blanco, l’une des figures emblématiques des luttes sociales en Amérique latine, parle des mouvements autochtones d’aujourd’hui, du changement climatique et de la protection de la nature. Au début des années 1960, Blanco a mené la rébellion des fermiers Ketsu au Pérou, contre l’exploitation des grands propriétaires fonciers. Au cours de sa vie, il a été persécuté et arrêté par les autorités péruviennes. Il est resté sept ans en prison, où il a écrit La Terre ou la mort. Les luttes paysannes au Pérou.

[bleu violet]Guernica[/bleu violet] : Des années durant, vous avez concentré vos efforts sur la distribution des richesses et la justice sociale. Pourquoi le changement climatique est-il devenu une question urgente pour vous ?

Hugo Blanco : Je me suis toujours battu pour l’égalité sociale. Mais maintenant se pose un autre problème : la survie de notre espèce. Un siècle de plus de gouvernement par les sociétés multinationales et celles-ci auront exterminé l’espèce humaine comme elles en ont exterminé d’autres.

L’objectif de ces grandes sociétés multinationales est de faire le plus d’argent possible, le plus vite possible. Pour l’atteindre, elles peuvent s’attaquer à la nature. Elles se servent d’avancées technologiques et scientifiques pour servir cet objectif, y compris aux États-Unis, où la fracturation hydraulique empoisonne l’eau destinée à la consommation humaine. Les gouvernements, à un degré plus ou moins important, représentent aussi les intérêts des sociétés multinationales. Même les gouvernements progressistes capitulent face à celles-ci.

Vous avez déclaré que les groupes indigènes peuvent jouer un rôle important dans la lutte contre le réchauffement de la planète. Comment ?

Actuellement, les attaques contre la nature sont fortes, aussi nous trouvons de nombreuses personnes défendant les écosystèmes. Et les écologistes éprouvent du respect pour les indigènes parce qu’ils défendent la nature et attribuent moins d’importance à des choses comme l’argent. Je suis un indigène quechua, et nous suivons un principe d’amour et de vénération de la nature, que nous appelons en quechua Pachamama, ou Mère Nature. Mais il se trouve des peuples indigènes partout dans le monde, en Océanie, en Afrique, en Asie, ainsi que dans le nord de la Suède et de la Finlande. Et les caractéristiques des peuples indigènes sont leur grand amour de la nature, leur solidarité et leurs mandats collectifs plutôt qu’individuels.

Par exemple, il y a cette histoire d’un anthropologue qui travaillait avec des enfants indigènes en Afrique du Sud. Il a placé des friandises et fruits dans un arbre et a dit aux enfants : « Courez et le premier qui atteint l’arbre gagne tout. » Les enfants ont couru en se tenant par la main et ont tout partagé entre eux. « Pourquoi êtes-vous si sots ? J’ai dit que le premier aurait tout. » Et ils lui ont répondu : « Si l’un d’entre nous n’avait pas reçu de bonbons ni de fruits, nous aurions tous souffert. J’existe parce que tu existes. »

Les membres d’une faculté de l’université de Cusco, qui étudient l’agronomie, ont appris que lorsqu’ils se rendent aux foires agricoles des campesinos [paysans] ils ne doivent pas donner des prix à la personne qui a obtenu la plus grosse pomme de terre, ou la plus grande quantité de pommes de terre, mais à celle qui a produit la plus grande variété, parce que les indigènes pensent que c’est plus important. Et quand on leur demande « que produisez-vous sur vos terres ? », ils répondent « de tout », parce qu’ils ont des avocats près de la rivière et puis, en remontant, arrivent jusqu’aux pommes de terre dans les sommets.

Il existe certains champignons qui ne poussent que pendant la saison des pluies au Pérou. Et une campesina vendait de petites montagnes de ces champignons au marché de Cuzco. Je lui ai dit : « Je vais tout t’acheter sans demander de réduction sur le prix », ce qui était une bonne proposition parce que, en général, on paie moins cher au kilo pour une plus grande quantité. Mais elle m’a répondu : « Non. Si je vous vends tout, qu’est-ce que je pourrais vendre à tous les autres ? » La vente n’était pas seulement économique, mais aussi une relation humaine.

Je cite ces exemples pour montrer que c’est quelque chose que d’être « indigène ». Certains nous appellent les « primitifs », et ils ont raison. Parce que nous préservons l’organisation primitive que la société avait, qui est horizontale. Ils nous appellent « sauvages » et je pense qu’ils ont raison là aussi, parce que le sauvage est l’être qui n’est pas domestiqué. Le condor est un animal sauvage, le coq est domestiqué. Je préfère être un condor qu’un coq.

Est-il possible de canaliser ce type de pouvoir collectif à une échelle internationale ?

Je suis pour l’idée que la population mondiale se gouverne elle-même. C’est la seule sauvegarde contre le réchauffement mondial et contre la destruction de la nature. Pour cette raison, les peuples indigènes méritent plus d’estime que jamais.

Marx a emprunté un principe philosophique à Hegel. Premièrement, il y a l’affirmation, la thèse, puis il y a la négation, l’antithèse, enfin il y a la synthèse qui reprend la thèse et y incorpore certains éléments de l’antithèse. La thèse est la société primitive, horizontale, non hiérarchisée. Ensuite vient [l’antithèse], la civilisation : les systèmes de caste, et en Europe les classes verticales, dirigées par ceux qui commandent et dirigent pour leur propre profit. Et la synthèse est la résurrection de la thèse, soit un retour de la société horizontale, enrichie de certains éléments de l’antithèse, c’est-à-dire toutes les avancées sociales qui n’ont pas mis en danger la survie de l’espèce. Je pense que nous devons arriver à cette antithèse. Et nous serons là lorsque l’ensemble de la société se gouvernera.

Je ne crois pas aux leaders ou caudillos [hommes forts] ou aux gestionnaires. Mais je pense que ce que nous avons besoin de mettre en avant est un mouvement pour la collectivité. C’est en ça que je crois : le pouvoir venu d’en bas. Et qu’une société organisée peut être comme cela.

Pouvez-vous me donner des exemples ?

J’ai vu ça à Limatambo, un district de campesinos près de Cusco, au Mexique et en Grèce. À Limatambo, les campesinos ont demandé : « Pourquoi les maires sont-ils toujours des fils de propriétaires d’hacienda ? Pourquoi ne pas nous nommer nous-mêmes ? » Alors ils ont tenu un scrutin secret et ont gagné leur élection. Mais ce n’était pas comme si des individus pouvaient gouverner. C’était organisé de manière que les assemblées de communautés pouvaient gouverner. C’est le mandat du peuple, de la même façon que les zapatistes mexicains.

Les zapatistes ont trois niveaux de gouvernement : la communauté, la commune et la région. Des milliers d’indigènes se gouvernent eux-mêmes démocratiquement avec le principe « diriger en obéissant ». Les gens choisissent un groupe d’hommes et de femmes comme gouverneurs, mais ne choisissent pas de président ni de secrétaire général ; toutes les personnes désignées ont le même rang. Après quelque temps, ils sont tous remplacés, il n’y a pas de réélection, ainsi tout le monde passe aux commandes et personne n’est indispensable. Quand un sujet très important est débattu, ils organisent une assemblée générale qui décide collectivement. Aucune autorité, à aucun niveau, n’est payée. Ce sont comme des fermiers et chacun a sa part. Les drogues et l’alcool sont interdits. Je ne sais pas si l’on doit appeler ça du socialisme, de l’anarchisme ou du communautarisme et cela ne m’intéresse pas.

J’ai bien aimé ce que m’a dit une camarade : « Ils m’ont élue. S’ils m’avaient élue comme gestionnaire de communauté, ça n’aurait pas eu d’importance parce que j’aurais encore pu cuisiner pour mon mari et mes enfants. Mais ils m’ont élue pour la commune. Alors qu’est-ce que j’allais faire ? Je devais voyager. Je devais apprendre à mes enfants à cuisiner, et c’était bien, parce que maintenant les épouses de mes fils peuvent accepter un poste éloigné et mes fils savent cuisiner. » Et donc ils avancent.

Nous étions là (avec les zapatistes) et ils expliquaient comment ils se nourrissaient, comment ils prenaient soin d’eux-mêmes, comment ils recréaient le savoir indigène. Mais ils n’avaient pas rejeté la médecine occidentale, aussi avaient-ils rassemblé des chirurgiens et médecins d’autres régions qui leur avaient appris comment construire une clinique et la faire fonctionner. Et ils acceptaient, non seulement des zapatistes, mais aussi des partidistas [des gens affiliés aux partis politiques]. Mais les partidistas devaient payer pour les soins, alors que les zapatistes étaient soignés gratuitement. Et récemment, un zapatiste m’a dit : « Dans les cliniques, il y a plus de partidistas que de zapatistes, parce que comme nous nous nourrissons nous-mêmes, nous ne tombons pas malades. »

Il y a aussi des indigènes dans une ville appelée Cherán, au Mexique, qui ont choisi de s’autogouverner. Un jour, alors qu’il y avait des élections municipales dans tout le Mexique, que des partis sont venus faire campagne à Cherán, les citoyens ont dit : « Non, nous ne voulons pas de partis, nous n’acceptons aucune propagande. » Et ils ont décidé d’élire une personne de leur choix, alors ils ont élu un autre conseil, sans secrétaire général ou président qui gouvernerait tout. Et le président mexicain Peña Nieto a dû les reconnaître et a déclaré : « Bien, comme il s’agit d’une population indigène, ils ont le droit de suivre leurs coutumes et traditions. » Et ils ont donc un conseil municipal qui dirige la garde municipale protégeant les frontières et l’ordre public.

En Grèce, j’ai constaté que face à l’austérité gouvernementale se présente une croissance de l’activité depuis la base. Par exemple, le gouvernement a abandonné la chaîne de télévision d’État et à Thessalonique les travailleurs l’ont prise en mains et m’ont interviewé. Plus tard, alors que l’on fermait des hôpitaux, des travailleurs de la santé — infirmières et médecins — se sont réunis et ont ouvert des cliniques. Il existe aussi une maison d’édition aux mains de ses travailleurs. De nombreux restaurants d’Athènes sont aux mains de leurs travailleurs. Il existe une coopérative qui reçoit des biens des campagnes et les vend directement, évitant les intermédiaires. Et je leur ai dit : « Vous faites ici, en ville, ce que les zapatistes font dans les campagnes, créer du pouvoir. »

Alors c’est ça. Le gouvernement de tous. Pas le gouvernement d’un parti, d’une personne ou d’un leader.

Les groupes indigènes sont-ils les seuls bien placés pour combattre les intérêts capitalistes ?

Bien sûr que non. Vous pouvez voir des militants aux États-Unis dans la lutte contre l’oléoduc Keystone, où non seulement des indigènes mais d’autres défenseurs de l’eau sont venus de tous les États-Unis. Bien entendu, Trump a décidé que l’oléoduc serait construit. Mais il y a de la résistance. De plus, je crois que la partie la plus forte de la résistance a été la Marche des femmes. La plus grande manifestation anti-Trump a été la Marche des femmes. Au Pérou, la plus grande marche dans l’histoire du pays a été la marche Ni Una Menos à Lima, une marche de femmes. À Rosario, en Argentine, il y avait une marche des femmes. En Pologne aussi, elles luttent pour leur droit à l’avortement. Je pense que les femmes forment actuellement une partie importante de l’avant-garde.

Nous construisons un monde nouveau ici. Pas seulement nous, qui luttons pour la justice sociale, mais aussi ceux qui produisent des biens écologiques, ceux qui pratiquent une médecine alternative ou l’éducation alternative, ceux qui s’emparent d’usines et en deviennent les gestionnaires. Tous ceux-là luttent pour un nouveau monde.

Un tribunal indien a récemment reconnu des droits légaux au fleuve Gange et à la rivière Yamuna. Les droits de la nature apparaissent dans les constitutions de l’Équateur et de la Bolivie, ils sont considérés comme importants par de nombreux groupes indigènes. Que pensez-vous de cette idée ?

Nous devons défendre [les droits de la nature] parce que nous faisons partie de la nature.

Les autorités néo-zélandaises ont fait un grand pas dans la défense de la nature et de l’humanité, qui devrait être suivi par d’autres gouvernements. Le fleuve Whanganui [sur l’île du nord de la Nouvelle-Zélande] est à présent doté de la personnalité juridique et en tant que tel, dispose de droits et d’obligations sous l’égide d’un accord précurseur signé par le gouvernement de Nouvelle-Zélande. Cela signifie que ce fleuve, adoré par les Maori depuis longtemps, aura les mêmes droits qu’une personne. La tribu maori de Whanganui a lutté pendant environ cent cinquante ans pour ce fleuve, le troisième en importance du pays, pour qu’il soit reconnu comme un ancêtre — c’est-à-dire un être vivant. Et à présent le Parlement a finalement voté une loi qui le reconnaît comme tel.

Par ailleurs, en 2014, Alberto Acosta [ancien ministre de l’énergie et des mines en Équateur] a appelé à la reconnaissance des droits de la nature, ici à Lima. Il a déclaré que nous ne devions pas attendre que des gouvernements néolibéraux le fassent, parce qu’ils ne le feront jamais. Et il a organisé une rencontre pour la défense de la nature ici à Lima.

Quels sont vos espoirs pour les groupes indigènes dans les années à venir ?

Il se produit des luttes indigènes sur tous les continents, contre la mentalité raciste et coloniale et contre les politiques qui défendent le système capitaliste. Ce qui se passe depuis vingt-trois ans au Chiapas, au Mexique, dans la zone zapatiste, me rend optimiste. J’entends ce que disent les zapatistes : « S’il vous plaît, ne nous copiez pas. Chacun, sur place et en son temps, saura comment faire. »

Propos recueillis par Ted Hamilton,
traduits de l’anglais par Serge Delonville.
Source (anglais) : [bleu violet]Guernica[/bleu violet], 11 décembre 2017.
Source (français) : [bleu violet]Pressenza[/bleu violet], 25 mars 2018.

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