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Fin de la première phase de l’Autre Campagne
Entretien avec le sous-commandant insurgé Marcos

vendredi 13 juillet 2007, par Raymundo Reynoso, SCI Marcos (Date de rédaction antérieure : novembre 2006).

Novembre 2006 dans le nord du Mexique.

Le délégué Zéro fait le bilan de la première phase de l’Autre Campagne.

Raymundo Reynoso : Au vu des dernières étapes de cette première phase de l’Autre Campagne qui s’est achevée à San Luis Potosi, au Mexique, comment voyez-vous cette campagne dans son ensemble ? Quelles constantes avez-vous pu dégager au long de cet incroyable circuit à travers le sud, le centre et le nord du pays, et plus au nord encore, avec cet « Autre Mexique » que vous avez pu appréhender de plus près, en traversant le Rio Bravo ? Dans certains de vos textes, vous évoquez un « miroir fragmenté », un « puzzle ». Est-ce que vous voyez les choses autrement, le puzzle est-il en partie reconstitué, qu’en pensez-vous ?

Marcos : Écoutez, en fait, il faut revenir un peu en arrière, il y a toujours des prémices. Quand l’EZLN publie sa Sixième Déclaration de la forêt Lacandone, elle fait un pari, pari qu’elle est prête à assumer toute seule. Concrètement, l’EZ pense que, à cause des critiques qu’elle y émet contre la classe politique, beaucoup de gens qui étaient proches des zapatistes allaient se retourner contre nous. Jusque-là, la gauche radicale mexicaine avait gardé ses distances, s’était montrée sceptique et critique en voyant que nous cherchions à nous rapprocher de la gauche institutionnelle, en l’occurrence le PRD, à l’époque. Aussi nous attendions-nous à devoir effectuer cette nouvelle étape tout seuls et que c’est en chemin que nous allions pouvoir rencontrer tous les gens qui n’avaient pas pu prendre contact directement avec nous, sans médiations, ou simplement qui ne nous connaissaient qu’à travers la presse et à travers tout le fatras médiatique déversé régulièrement à propos de ce qui se passait dans les communautés zapatistes. Mais dès les premières réunions préparatoires d’août et septembre 2005 de l’Autre Campagne, après la Sixième Déclaration, nous avons constaté que les organisations, les groupes et les différents collectifs de cette gauche radicale recevaient plutôt bien la Sexta, tout en ayant des doutes quant à l’orientation qu’allait suivre l’EZLN, se demandant si cette nouvelle initiative n’était pas un moyen détourné pour reprendre à plus ou moins court terme le dialogue avec la gauche institutionnelle.

Finalement, ces réunions préparatoires ont servi à trancher la question, à faire comprendre que la Sixième Déclaration signifiait précisément la rupture formelle de l’EZ avec la classe politique actuelle et l’abandon de toute tentative de dialogue avec elle. De sorte que notre périple a commencé en compagnie de beaucoup d’autres, alors que nous nous attendions à faire le voyage tout seuls. Ensuite, à mesure que nous avancions, la vision que la Commission Sexta avait de l’Autre Campagne s’est peu à peu modifiée. Je veux dire que, en ce qui nous concerne, nous nous attendions à constater une exclusion, une exploitation et un approfondissement des contradictions sociales dans tout le Mexique, mais jamais à un tel degré, pas à ce niveau. Nous pensions aussi que les tentatives de résistance et de rébellion étaient plus éparses, beaucoup moins nombreuses, mais en fait c’est simplement que les groupes ou les mouvements de ce type restent ignorés des médias et sont uniquement connus dans leur région. Nos différentes haltes nous ont donc amenés à constater que la crise qu’il y a « en bas » est beaucoup plus profonde que ce que nous pensions et que la situation n’a absolument rien à voir avec le panorama présenté par la classe politique et par le discours des grands trusts médiatiques, et pas seulement les mexicains mais aussi les médias internationaux.

Cette espèce d’engouement vers ce qui est en haut, vers le sommet, que nous avions dit qu’il fallait éviter, avait conduit la classe politique à se regarder dans un miroir et à finir par croire le discours qu’elle tenait sur elle-même. Vous vous en souvenez peut-être, c’est ce qui était arrivé au gouvernement américain avec le Vietnam, à l’époque de cet immense montage d’actualités qui voulait faire croire que les États-Unis gagnaient la guerre, jusqu’à ce qu’ils la perdent. Ainsi, à mesure que les moyens de communication comblaient le vide que la classe politique laissait au Mexique (nous, les zapatistes, nous pensons que cela a commencé avec Ernesto Zedillo, mais que cela devient encore plus net avec Vicente Fox), ce sont les médias qui finissent par déterminer l’ordre du jour des problèmes à l’échelle nationale, tandis que la question de savoir ce qu’il faut faire ne se fonde plus que sur le retentissement médiatique des décisions prises. Dans leur tentative de devenir le pouvoir, non plus seulement « le quatrième pouvoir » mais aussi directement celui qui gouverne, les médias finissent par ne plus voir la réalité et ne l’appréhendent plus qu’avec des catastrophes naturelles ou sociales ou quand on répond au désastre politique par la répression.

En cours de route, nous avons commencé à nous rendre compte qu’il existait aussi une grande force, des résistances et des expériences d’organisation, dont certaines antérieures à l’EZLN, qui sont là depuis longtemps, depuis bien avant notre soulèvement, qui sont restées méconnues et qui ne possédaient pas seulement de l’expérience mais avaient aussi obtenu des victoires - dans les conditions actuelles, survivre est déjà une victoire mais ce n’est pas ce que je veux dire - et avaient su faire aboutir leurs revendications au long de leurs luttes. Puis, tandis que l’Autre Campagne se poursuit, arrive l’attaque de la classe politique et de certains médias. Une attaque caractérisée par une visible irritation, un mécontentement devant l’apparition d’un autre joueur sur l’échiquier politique, un joueur qui respecte si peu les règles du jeu qu’il ne joue même pas sur le même terrain et commence à en créer un autre. L’EZLN a alors essayé de tirer parti de cette résonance médiatique, qui n’a évidemment plus rien à voir avec ce qui se disait dans les premières années de notre lutte ouverte, pour que des gens se rapprochent, commencent à poser des questions et à recevoir des réponses expliquant de quoi il retourne dans cette Autre Campagne. Et quand nous arrivons dans le District fédéral, après avoir tracé cette spirale, ce « caracol » qui s’enroule autour du centre du pouvoir du gouvernement à Mexico, nous sommes désormais en mesure de pouvoir affirmer que notre pays est au bord d’une explosion qui pourrait bien entraîner sa disparition si on s’obstine à poursuivre sur la voie des programmes économiques actuels.

En ce sens, si vous repassez le chemin que nous avons suivi, vous verrez que notre discours a subi des modifications, parce que nous avons découvert au fur et à mesure la radicalité du Mexique d’en bas et que nous essayons d’une manière ou d’une autre de l’assimiler, de nous en faire l’écho et de commencer à rechercher une issue à la situation. C’est à ce moment-là que commence à germer notre proposition et nous déclarons alors que dans le système capitaliste, qui est celui qui nous touche de près, le problème ne tient pas seulement à un grand propriétaire mais aussi à ce contremaître et gérant moderne qu’est devenue la classe politique. Non seulement les fonctionnaires du gouvernement, mais la classe politique dans son ensemble. À un moment donné de notre circuit, j’évoquais la ressemblance entre la classe politique mexicaine et la noblesse de l’Ancien Régime : un petit monde qui remue beaucoup de vent, fait le boniment et se consacre à vivre sans exécuter aucun travail utile à la société, et je ne veux pas dire seulement aux pauvres mais à la société en général.

En mai 2006, quand San Salvador Atenco est frappé par la répression, la même qui est lancée aujourd’hui contre Oaxaca, la Commission Sexta et l’EZLN doivent réagir à la situation. Nous aurions pu faire comme si rien ne s’était passé ou bien protester et poursuivre notre affaire. Mais bien avant, quand nous élaborions ce qui allait devenir la Sixième Déclaration, nous avions prévu que de telles choses auraient lieu et nous avions déjà décidé qu’il était hors de question de faire comme si ces agressions ne nous concernaient pas. Nous devions réagir comme si c’était contre nous que le coup était porté parce que nous étions désormais des compañeros. Dans le cas d’Atenco, nous avons mal évalué la situation, nous pensions que la libération des détenus ne tarderait pas et que l’on parviendrait rapidement à faire sortir les compañeros de prison en appelant dès le départ à de grandes mobilisations. Et au début, on aurait pu penser que c’était ce qui allait se passer car, sur les 200 personnes emprisonnées, environ 170 ont été relâchées après les premières manifestations, mais il en reste 33 que nous n’avons pas encore réussi à faire libérer. En outre, nous pensions qu’il fallait montrer au reste de l’Autre Campagne, au Mexique et aussi au nord du Rio Bravo, que les choses devaient être différentes en ce qui nous concerne. Étant donné que dès le départ de notre circuit nous avions dit clairement que si on s’en prenait à l’un de nous, on s’en prenait à tous, c’était le moins que nous puissions faire, non ?

Cette décision a servi à démontrer la capacité d’organisation de La Otra dans les endroits où nous devions passer. Nous étions confiants dans le fait qu’il serait possible d’effectuer des actions de solidarité au niveau national - sur le plan international, nous n’avions pas à nous inquiéter, sachant pertinemment que les groupes de solidarité suivaient de près les événements et seraient prêts à se mobiliser - et de tester en quelque sorte le réseau de l’Autre Campagne dans les États du sud-est, du sud et du centre du Mexique. Ce qui fait que les diverses Otras devaient maintenant envisager un autre type d’organisation qui ne se limitait plus à l’accueil de la Commission Sexta. Le fait est que les plates-formes d’organisation de La Otra se mettaient en place sans anicroches pour notre arrivée, mais qu’elles se désarticulaient une fois que nous étions partis. Il s’agissait donc de montrer que ces noyaux d’organisation ne dépendaient pas de l’EZLN ou du passage de la Commission Sexta.

Cela a aussi servi à montrer que dans le Nord existait une Autre Campagne qui ne dépendait pas non plus de notre présence ou de notre passage antérieur, parce que des mobilisations ont été organisées dans des endroits où nous n’étions pas allés et où nous ne sommes pas encore allés, d’ailleurs. Nous devons encore nous rendre au nord du Rio Bravo, en effet.

D’autre part, et d’un autre point de vue, cela nous a servi à calibrer les différentes forces, les différentes idées et propositions qui émergent au sein de l’Autre Campagne. Les réunions plénières d’alors ont été très utiles pour situer des différences que nous n’avions pas encore perçues lors des réunions préparatoires. Mais, pour revenir à Atenco, quand nous y sommes arrivés, nous nous sommes arrêtés et nous avons fait le mauvais calcul de croire que les prisonniers seraient vite libérés ; cette période a été comme une sorte de stand-by qui, à nous, en tout cas, nous a permis de réfléchir à ce qui s’était passé et à commencer à discerner des choses que nous n’avions pas vues au sein de l’Autre Campagne. Quand nous avons compris que la libération des détenus allait prendre plus de temps, autrement dit que cela n’arriverait pas pendant le mandat de Fox, vu le processus électoral en cours, nous avons dit « stop », ce qu’il faut c’est organiser la relève. Ne pas abandonner Atenco mais précipiter la sortie du reste de la Commission Sexta, alors qu’elle était censée n’entamer son périple que quand le délégué Zéro aurait achevé le sien. Décision est donc prise de faire partir un autre groupe, de lui faire prendre de l’avance et de le baser à Atenco, tandis que le délégué Zéro continuerait, pour finir son parcours dans le Nord. Mais à ce moment-là arrivent les mobilisations après le 2 juillet [élections présidentielle et législatives] et nous avons jugé qu’il fallait aussi suivre ce qui se passait là, car un acte de répression ou un quelconque revers dans le cadre de cette mobilisation citoyenne contre la fraude électorale nous aurait pris de cours, occupés ailleurs. Ce n’est donc que quand nous avons vu que les choses en restaient là, que le mouvement rassemblé autour de López Obrador commençait à battre de l’aile, surtout à cause de la classe politique qui le dirigeait, que nous avons jugé qu’il était temps de conclure notre circuit avant que Fox ne s’en aille, pour pouvoir faire un bilan provisoire au tout début du nouveau sexennat présidentiel.

RR : De cette manière, vous avez pu voir et éprouver ce que les différents groupes qui composent La Otra sont capables de faire, ce qu’ils envisagent, leurs trajectoires. Par ailleurs, dans ce réseau que vous évoquiez, vous devez vous être aperçu que certains nœuds - ou maillons, pour prendre l’image d’une chaîne - sont bien assemblés et plus solides, tandis que d’autres sont plus fragiles, inversement. Vous avez pu en juger ou vous trouvez que l’ensemble est plutôt homogène ?

M : Non, on note effectivement des différences dans ces nœuds ou dans ces noyaux ; ce que nous avons fait remarquer, d’une manière ou d’une autre, pendant notre circuit. Cependant, ces différences ne se situent ni au niveau de leurs décisions, ni de leur histoire, ni de leurs expériences de lutte, où il y a une situation commune, mais au niveau de la conscience qu’ils ont de leur identité. Ces groupes en question sont très conscients de leurs différences et de leur propre trajectoire et donc, comme je le disais, plus sceptiques que d’autres à l’égard d’un mouvement qui se veut national. Parce que ce qu’ils ont connu jusqu’ici, c’est que les mouvements nationaux, des partis ou autres, tendent à subjuguer ces identités et ces différences et à les hiérarchiser selon d’autres critères. Les différences dans ces nœuds sont dues à leur conscience identitaire. Ici, on touche à quelque chose qu’aborde la Sixième Déclaration, qui dit « moi, je suis moi et je suis ici, j’en suis là », quelque chose de très fort et de très limpide au regard de ce qui se passe partout, dans le monde comme dans ce pays. Aussi ces nœuds restent-ils relativement sceptiques quant à ce qui va être fait, car il y a toujours une méfiance, la crainte de faire encore une fois le jeu de la classe politique, en l’occurrence au sein du mouvement postélectoral de López Obrador. Mais de tels nœuds sont identifiables en tant que tels. C’est peut-être sauter du coq à l’âne, mais pour parler des compañeros et des compañeras au nord du Rio Bravo, par exemple, cette identité est très marquée et très riche, comme si de ce côté-là existait un arc-en-ciel composé d’autres couleurs. On pourrait penser, comme le font d’ailleurs certaines organisations adhérant à La Otra, que le rôle des gens au nord du Rio Bravo est de se solidariser avec ce qui se fait au Mexique ou de rentrer au pays ou encore de se faire gringo, pour donner un exemple. Mais non, justement, ce que nous avons appris, nous, et nous pensons que, avec nous, l’Autre Campagne aussi, c’est qu’il s’agit d’une identité à part entière, que ce ne sont pas seulement des Mexicains qui ont dû émigrer mais des Mexicains et des Mexicaines qui se sont construit leur identité là-bas. Ils en sont conscients et cela leur permet à eux d’être un nœud supplémentaire de ce réseau et à nous de dire que nous avons bel et bien passé la frontière, non pas parce que nous l’avons effectivement fait à Sonoíta, dans le Sonora, mais parce que La Otra a franchi la frontière quand elle a tendu des ponts et qu’elle a pu unir ces nœuds-là avec le reste du réseau au Mexique.

RR : Vous avez mentionné avoir rencontré des réticences, et peut-être même des refus, ou encore des préjugés en ce qui concerne les concepts d’organisation, de structure. Croyez-vous que ces réticences prédominent encore ou que la délégation de la Sexta a pu servir de catalyseur permettant effectivement de monter une structure nationale, et maintenant transnationale en comptant le Mexique au nord du Rio Bravo, avec les objectifs fixés par la Sixième Déclaration ?

M : En ce qui nous concerne, nous avons constaté trois grandes tendances, qui dominent encore, et qui ont à voir avec la culture d’organisation de ces trois secteurs. L’une de ces tendances est celle d’organisations, de groupes et de collectifs ayant une structure centralisée ou de représentation, voire verticale. C’est comme ça qu’ils fonctionnent, qu’ils ont grandi en nombre, qu’ils ont remporté des victoires et qu’ils ont résisté, c’est comme ça qu’ils existent, quoi. Une autre est la manière de s’organiser propre surtout aux jeunes et aux artistes ou à ceux qui ont une activité dans le cadre de la culture, surtout dans les médias alternatifs, qui est celle de l’organisation horizontale, par la base. Enfin, la troisième grande tendance est celle des peuples indiens, où on recherche et on construit le consensus. C’est une structure de représentation de la base qui existe aussi bien chez les peuples indiens du Sud-Est que du Nord, du Centre et deux côtes mexicaines. Chacune de ces trois tendances éprouve une même méfiance et veut éviter que l’Autre Campagne cède à l’une ou l’autre des deux autres. Quoique, dans le cas des peuples indiens, on se méfie moins parce que la plupart des gens de la ville ne comprennent pas comment ils sont organisés. Mais disons que les groupes qui prônent l’organisation par la base craignent que l’Autre Campagne devienne une organisation centralisée, verticale, avec représentation, et qu’en retour les groupes organisés de manière plus traditionnelle craignent que l’Autre Campagne devienne une assemblée permanente, où on ne parvient jamais à un accord, ou que l’on divague et qu’il soit impossible de parvenir à des consensus et même à des votes, et donc à des accords. Le défi que lance La Otra, pas uniquement l’EZLN, c’est précisément de voir comment elle tient sa promesse, qui est que ces trois tendances aient leur place, de prouver que participer à ce mouvement anticapitaliste de gauche ne signifie pas que les gens aient à abandonner leur identité et à cesser d’être ce qu’ils sont. Cela va sans doute signifier que beaucoup de gens devront quitter La Otra, parce qu’ils ne s’y sentent pas représentés, mais cela signifie aussi que beaucoup de gens qui n’y ont pas adhéré vont la rejoindre, parce qu’elle va commencer à avoir le profil dont elle a besoin.

Au début, on pouvait penser que l’EZLN cherchait à fonder son propre réseau, à grandir et à créer un mouvement de solidarité national, y compris au nord du Rio Bravo, et qu’elle cherchait à combattre son inexistence dans les médias par une tournée et par la création de groupes de solidarité un peu partout. À mesure que l’Autre Campagne avançait, nous avons pu combattre cette idée. Il ne s’agit pas en effet de soutenir l’EZLN, mais que chaque lutte en vienne à avoir sa place et qu’elle soit représentée au sein de ce réseau complexe qu’est l’Autre Campagne - et qui n’est d’ailleurs pas qu’horizontal, il s’étend aussi en profondeur dans certaines régions. Voilà où se situe le vrai problème, même s’il a déjà été clairement dit que ce n’est pas l’Autre Campagne de l’EZLN, mais une Autre Campagne que nous construisons tous ensemble. Nous savons donc ce qu’elle n’est pas, reste encore à dire ce qu’elle est et que le chicano de Chicago, le sans-papiers de San Antonio au Texas, le pêcheur de Basse-Californie, le Maya du Yucatán, le membre des bases de soutien zapatistes ou l’ouvrier de l’industrie minière se prononcent pour l’Autre Campagne et disent ce qu’elle est. Mais ils ne le font pas encore. Enfin, ils devraient dire des choses différentes mais avec un pont qui est commun. Il se trouve que pour certains l’Autre Campagne n’est qu’une simple étape, tandis que pour d’autres c’est une transition vers autre chose. Je vais prendre un exemple. Il y a des organisations politiques de gauche (dont certaines ont déjà quitté La Otra) qui disent, qui pensent que l’Autre Campagne est une transition vers la construction du Parti révolutionnaire et que c’est une façon de commencer d’abord à en discuter, puis à l’ébaucher, de manière à ce qu’il en sorte le parti, le véritable parti de gauche ; et bien entendu, ce serait le leur, celui de ceux qui envisagent les choses de cette façon. Mais il y a d’autres gens qui disent non, en réalité l’Autre Campagne est une situation conjoncturelle qui permettra d’engendrer un mouvement qui forcera la classe politique à répondre vraiment aux demandes sociales. Dans toute la première partie de La Otra, des groupes soi-disant radicaux affirmaient qu’elle devait être une sorte de contre-poids qui oblige López Obrador et le PRD à se situer plus à gauche. D’autres encore pensent que ce n’est pas ça, que c’est une sorte d’agence à peine dégrossie, nationale, et, comme nous sommes nombreux, qui se charge des démarches pour qu’on puisse accéder à une terre et vous donne son soutien, comme une simple agence foncière mais en force, immense, et avec ce bonus médiatique qui consiste à avoir l’EZLN ou Marcos de son côté. Et puis il y a d’autres gens qui se posent la question essentielle qui est de savoir en quoi le fait d’être membre de l’Autre Campagne ça les aide eux, dans leur identité et leur démarche personnelle ? À notre avis, c’est cette question-là qui doit faire la différence. Et l’idéal serait que l’ouvrier de l’atelier clandestin de Puebla parle de la même manière que l’ouvrier de l’atelier clandestin de Tijuana et que celui du Yucatán, mais en y ajoutant chacun leurs propres exigences. Pour le dire comme nous le disons, nous, les zapatistes, il ne suffit pas d’écouter les gens, il faut aussi qu’ils soient pris en compte. Il ne suffit pas de dire tiens, on va aller écouter les Mayas et puis après les Yaquis et ensuite les chicanos. Quelle répercussion a sur La Otra la parole de chacun d’eux, quelle place lui accorde-t-on ? Voilà le défi de l’Autre Campagne.

RR : Entre autres défis, je dirais. Dans un de vos textes les plus récents, vous parliez de la création d’espaces de participation pour tout le monde, chose qui s’est manifestement produite durant l’année et demie qui vient de s’écouler, des réunions préparatoires et plénières d’août et septembre 2005 à votre périple qui vient de s’achever. Cependant, dans la cinquième partie des Piétons de l’histoire, vous tirez déjà des leçons - en tout cas, c’est comme cela que je l’interprète - quant au fait qu’un tel manque de définition constituait une erreur, faute d’un cadre de référence permettant de faire prendre corps à quelque chose qui a besoin, à cause de sa dynamique propre, d’une structure pour aboutir à un programme national de lutte, par exemple.

M : Nous, les zapatistes, nous pensons que ce manque de définition a été quelque chose de bon en ce sens qu’il nous a obligés à nous écouter et à faire mutuellement connaissance. Avant La Otra, il y avait - et peut-être y a-t-il encore - de nombreux a priori, de nombreux préjugés sur des réalités que l’on méconnaît. Quand on nous parle de quelque chose que l’on ne connaît pas, spontanément on pense à la première chose que l’on a sous la main. Par exemple, si on vous dit les communistes, paf, ils dévorent les enfants ; les anarchistes, ils sont toujours drogués et bourrés ; les peuples indiens, ils demandent l’aumône au coin des rues ; les homosexuels, tout ce qu’ils veulent c’est vous violer ; les lesbiennes, elles ont des moustaches... que sais-je ? Alors, comme il existait cette absence de définition, cela nous obligeait à nous écouter les uns les autres. Comme ça, oui, les lesbiennes ont la parole, les homosexuels ont la parole, les peuples indiens ont la parole, etc. Tout le monde a l’occasion de se présenter. De cette manière, une conscience de soi a surgi peu à peu sans que cela ne se traduise pour l’instant au sein de l’Autre Campagne en une forme d’organisation, mais au moins les stéréotypes omniprésents dans la culture mexicaine - et, personnellement, je pense que dans le monde entier aussi - ont commencé à s’éroder. Je ne parle pas d’un degré de tolérance du style « ah ! Ces Indiens, qu’ils sont drôles » ou « qu’est-ce qu’ils causent bien les homosexuels avec leur chouette sens de l’humour ». Non, je parle de connaître la souffrance d’être une chose et une autre, et une autre encore, et ainsi de suite, et comment on se bat pour reconnaître l’être de chacun. Nous, nous disons que dans sa première étape, au cours de cette année qui s’est écoulée, l’Autre Campagne est parvenue à faire que nous nous respections mutuellement, bien qu’il faille encore tous nous connaître mieux, encore mieux.

RR : En plus d’une occasion, vous avez évoqué l’Oaxaca, un peuple qui pour différentes raisons a résisté six mois durant à une agression qui a fait feu de tout bois, bien que ce soit un mouvement contestataire mais éminemment pacifique. L’Oaxaca résiste, même si le prix à payer est très élevé. Une vingtaine de personnes assassinées par la Police fédérale préventive, par des tueurs ou par des gros bras, d’innombrables blessés, plus de deux cents personnes emprisonnées. Ajoutons-y ce qui s’est passé à Atenco et ailleurs au Mexique, c’est la droitisation du gouvernement. En tenant compte de tout cela, que pensez-vous de ce qui se passe dans l’Oaxaca, du point de vue de la résistance et de l’auto-organisation populaire ? Et, d’autre part, est-ce que Marcos, le délégué Zéro et l’EZLN ne pensent pas que ce qui s’est produit à Atenco et à Oaxaca a lieu au niveau national et La Otra et vous-mêmes pourraient connaître le même sort ? C’est-à-dire qu’on doit peut-être s’attendre à une vague de répression plus vaste ?

M : Eh bien, le cas d’Oaxaca est significatif pour deux raisons. L’une d’elles est qu’effectivement, il n’y a que les malheurs qui nous permettent de nous voir tels que nous sommes. L’Autre Campagne, quant à elle, cherche à ne pas voir uniquement la souffrance mais aussi la structure d’organisation. En août, puis en septembre, quand nous étions en pleine consultation avec certains groupes pour savoir si nous allions reprendre notre circuit, nous avons parlé avec des compañeros de La Otra dans l’Oaxaca. En cette occasion, une compañera indigène nous a lancé : « Ils vont nous attaquer, ils vont nous réprimer, mais la tentative d’organisation que nous avons construite ne va pas s’arrêter, en dépit de la prison ou de la mort. C’est quelque chose que nous n’aurions pas pu obtenir d’une autre manière, avec le temps que cela nous a coûté. Cette expérience d’organisation nous a conduits à affronter les problèmes et à imaginer le monde que nous allons pouvoir construire par la suite, parce que ce monde ne va pas naître, disait-elle, de ce qui se passe en ce moment à Oaxaca mais de ce qui se passe partout. » C’est de cela qu’il s’agit, des relations que nous établissons les uns avec les autres, de concevoir d’une autre manière la relation du monde face à l’État, parce que la population de l’Oaxaca l’a défié et continue de le défier en dépit des coups qu’elle encaisse, et aussi de commencer à construire entre nous des liens de solidarité qui n’existaient pas, au-delà de ceux qui se sont tissés dans les rues d’Oaxaca, mais aussi dans les campagnes environnantes, ne l’oublions pas. Il y a eu des coups durs, certes, il y a eu des morts, comme dans n’importe quel mouvement, mais maintenant il y a cette expérience que peu de mouvements peuvent se vanter de posséder.

Si le mouvement de López Obrador contre la fraude électorale avait été durement réprimé, il y aurait eu des morts et des prisonniers, etc., mais le mouvement n’aurait laissé aucune expérience d’organisation. Dans le cas d’Oaxaca, si. Et à Atenco aussi, même si dans ce dernier cas c’est précisément contre l’organisation populaire que le coup est porté. Si on réfléchit à l’attitude de l’en haut par rapport à l’en bas, on devrait faire attention aux lieux communs. Comment dire ? La gauche n’est pas homogène, mais la droite ne l’est pas plus. Il y existe des tendances, des groupes différents qui s’affrontent, le cabinet de Calderón en est la preuve. Les problèmes qu’a Calderón avec Manuel Espino au sein du PAN en sont une autre. Là, c’est la dispute du Parti d’action nationale pour le Congrès mexicain, pour pouvoir diriger l’État de ce pays, parce que Calderón représente la faction traditionaliste du PAN, pas le Yunque. C’est Espino qui représente le Yunque, et lui comme Calderón ont essayé de placer correctement leurs pions dans le cabinet présidentiel. Par exemple, d’un côté, il y a Francisco Ramírez Acuña qui parvient à décrocher le ministère de l’Intérieur et, de l’autre, Alberto Cárdenas Jiménez obtient le ministère de l’Agriculture. Tous les deux sont du PAN, mais de factions rivales. Gordillo place ses billes, Fox place les siennes, mais celui qui ne change jamais c’est le ministère de l’Économie. Là, rien à faire, ils peuvent toujours courir, le reste peut changer mais celui-là ne bougera pas. De sorte que la réponse du gouvernement face à un mouvement social sera toujours la répression. C’est pareil avec le PRI ou avec le PAN et avec le PRD pour la Ville de Mexico, le Zacatecas ou le Michoacán, pour mentionner trois États gouvernés par le PRD. Alors, la question n’est pas de savoir si la droite est au pouvoir ou si elle arrive au pouvoir. Le fait est que la droite n’a jamais quitté le pouvoir au Mexique. La gauche a eu ses bons moments au niveau des institutions mais elle n’a jamais représenté une alternative réelle. En outre, la gauche institutionnelle a modifié son comportement en ce qui concerne la relation dominant dominé et obéissance avec la droite. Pour le dire autrement : « Toi, tu m’obéis parce que c’est moi qui commande, et moi, je ne fais attention à toi que comme demandeur, en tant que subordonné, mais je verrais si je te donne quelque chose, parce que je ne suis même pas tenu de le faire. » J’évoque cette question parce que nous, les zapatistes, nous ne luttons pas pour changer le gouvernement, mais pour un changement dans notre relation avec le pouvoir : c’est cet aspect-là qui est fondamental. Il ne s’agit pas de qui est au gouvernement, mais du fait que qui est au gouvernement doit obéir au peuple, c’est ça la démocratie. La démocratie, c’est le gouvernement qui obéit au peuple, qui est celui qui commande. C’est ce que veut dire le gouvernement du peuple pour le peuple et par le peuple. Mais aujourd’hui, ça n’a rien à voir : peu importe le spectre social, c’est le gouvernement qui commande. Il peut être light, il peut être tolérant, mais ce sera toujours un gouvernement qui nous donne des ordres, et nous, nous n’avons le choix qu’entre obéir ou désobéir. Ou on obéit à ce que dicte le gouvernement ou on n’en tient pas compte ou on lui désobéit et on le défie. Nous, nous disons : si les peuples s’organisent en fonction de leur manière d’être, de leurs temps, de leurs lieux, etc., l’allégeance du parti au pouvoir change complètement de sens sur le plan hiérarchique, cela n’a plus autant d’importance, le poids des partis dans la société change, le poids de la classe politique change et le poids des moyens massifs de communication change, parce que la relation dans la domination a changé. À partir de là, la façon de survivre n’est plus en se portant candidat ou en postulant comme fonctionnaire, mais c’est l’organisation des gens d’en bas qui compte. Dans notre manière de voir les choses, nous constatons qu’il existe un confort au sein de la classe politique et dans ce mouvement d’Andrés Manuel López Obrador et du Front progressiste élargi, où on nous dit maintenant que ce n’était qu’une étape, qu’il n’y plus lieu d’insister sur la fraude, que maintenant il faut voir plus loin, et plus loin c’est 2012, la prochaine élection présidentielle. Le gouvernement ne change jamais rien à l’affaire. Nous, les zapatistes, nous pensions que c’est López Obrador qui l’emporterait mais que cela ne changerait rien dans l’essentiel. De fait, rien dans son programme ne mentionnait les disparus, les prisonniers politiques ou la militarisation, je ne dis pas au Mexique, mais rien qu’au Chiapas, par exemple. La menace d’une répression existe donc effectivement, elle a lieu, parfois elle a un certain retentissement médiatique, comme pour Atenco ou Oaxaca, mais, quand on fait le compte et pour ce que nous avons pu voir, elle est partout. Elle n’est d’ailleurs pas toujours le fait de l’État. Par exemple, dans la Huasteca et en d’autres endroits de cette région, ce sont les paramilitaires qui s’en chargent. Quant à nous, nous pensons que la seule manière de prévenir une telle situation c’est à travers ce réseau qui nous permettra de répondre aux agressions.

RR : De le prévenir ou de le contrecarrer ?

M : Je me réfère à ce que vous disiez d’une répression monstre, simultanée, au niveau national, etc. La prévenir pour contrecarrer les coups qui nous affecteraient dans l’isolement, ce serait une autre possibilité. Nous pensons que, si un tel réseau pouvait s’organiser pour prévoir une répression massive, non seulement il la rendrait très coûteuse en termes politiques, mais il la rendrait aussi impossible sur le plan militaire et policier. Ce serait comme ce qui s’est passé en Bolivie, dans l’Équateur et en Argentine, sans vouloir préjuger du résultat. Aucune armée ne peut faire face à ça, ni l’armée ni la police, et encore moins au Mexique.

RR : On doit donc continuer à envisager deux scénarios possibles, celui que vous venez de mentionner et l’autre, que l’on ne doit pas rejeter a priori et qui reste en suspens. À d’autres époques, on aurait dit qu’à la violence de l’État, la violence réactionnaire, il faut opposer la violence révolutionnaire. Aujourd’hui, on peut penser qu’il s’agit d’un stéréotype, mais il est pourtant bien là. D’autre part, pensez-vous qu’au Mexique un mouvement pacifique à la bolivienne ou à l’équatorienne est possible ?

M : Nous, les zapatistes, nous pensons que c’est la seule possibilité. Voyez-vous, deux coups presque mortels ont été portés aux mobilisations civiles et pacifiques, ce qui encourage le radicalisme armé. L’un d’eux a été la répression de la population de l’Oaxaca, et l’autre le mouvement postélectoral de López Obrador, qui s’est terminé en eau de boudin et n’a laissé que rage, frustration et tristesse. Dans ce dernier cas, on a le bouillon de culture idéal de la radicalisation, et pour ce qui est d’Oaxaca, vous voyez le topo, si on parle de porter un coup, eux ont les armes et nous, nous n’avons que des bâtons et des pierres ou des machettes. L’une et l’autre de ces circonstances ont de fortes chances de faire des recrues, comme disent les militaires, c’est-à-dire d’augmenter l’entrée de nouveaux membres dans des organisations de lutte armée au Mexique. La répression dans l’Oaxaca, c’est une manière de dire à la population que ce sont les groupes de lutte armée qui y existent qui ont raison, l’EPR, l’ERPI, et d’autres qui n’opèrent que dans cet État. Y a pas à dire, la PFP a fait tout le boulot de recrutement et d’embrigadement. Mais le fait d’avoir provoqué de telles expectatives avec un mouvement de lutte électoraliste apporte aussi de l’eau à leur moulin, parce que ces groupes armés peuvent dire : « Vous voyez bien, ce n’est pas de cette façon qu’il faut s’y prendre. » Du coup, on place les gens devant un choix qui n’en est pas un : ou avec la lutte électorale ou avec la lutte armée. Et comme toujours, l’EZLN débarque avec ses gros sabots pour dire que non, c’est une fausse dichotomie, il n’y a pas que cette alternative, nous, nous disons que la seule possibilité d’avancer réellement et d’ouvrir des horizons, mais d’une façon qui n’exclue personne, c’est l’Autre Campagne. Car, s’il y a bien une chose qui caractérise ces deux extrêmes, c’est qu’ils excluent. Dans la lutte pour les urnes, il n’y a qu’une seule personne qui peut vaincre et placer ses collègues aux postes convoités, tandis que tous les autres n’ont plus qu’à attendre de voir si quelque chose va tomber dans leur assiette. Et dans le cas de la lutte armée, c’est pareil. Il n’y a que ceux qui peuvent le faire qui atteignent l’objectif, ceux qui tiennent le coup, ceux qui possèdent les connaissances nécessaires, et même qui ont la condition physique ou sociale qui leur permet d’y arriver - parce que si on a de la famille, on ne va pas la laisser en plan.

En revanche, ce qui est proposé par l’Autre Campagne, ce n’est ni la lutte armée ni la lutte électorale, mais une mobilisation civile et pacifique où tout le monde ait la possibilité de participer. Et de participer d’une manière différente des mouvements précédents, dans l’orbite du zapatisme, qui étaient des mobilisations ou des activités pleines d’imagination et de créativité, ratissant large au sein de ce que nous avons appelé la société civile, mais uniquement en soutien aux revendications en matière des droits et de la culture indigènes, en soutien à l’EZLN ou pour stopper la répression que subissent les communautés indigènes. Mais quelle place était donnée aux gens qui se mobilisaient en soutien à ces revendications ? Aucune. L’Autre Campagne propose ce lieu qui manquait. Encore une fois, il ne s’agit pas que les chicanos se solidarisent avec les communautés zapatistes, mais qu’ils luttent pour leurs propres revendications, avec le soutien des communautés zapatistes. C’est pour cette raison qu’en plusieurs endroits sur notre parcours ce sont les communautés zapatistes qui ont donné leur soutien, pour qu’il soit bien clair que dans cette nouvelle aventure nous ne demandons pas à être soutenus. Ce que nous voulons, c’est d’être des compañeros et en tant que compañeros nous sommes prêts à soutenir les autres. C’est ce qui s’est passé avec le maïs que nous avons donné pour Cuba, pour le Batan, pour le Querétaro, pour Yerbabuena et pour Colima, et ce qui a lieu maintenant avec quelques réserves pour la Colonia Blanca Navidad de Nuevo Laredo, des travailleurs des maquiladoras, des potentiels sans-papiers parce que certains ne travaillent dans ces ateliers qu’en attendant impatiemment de pouvoir passer la frontière.

RR : Ce serait donc là que se situe le véritable défi dont vous parliez, un mouvement qui fasse s’imbriquer toutes les pièces les unes dans les autres pour abattre les structures en place par des moyens pacifiques, le boycott ou toute autre action qui ait véritablement un impact ? León Chávez Teixero, un artiste d’origine ouvrière disait qu’une manière de procéder, ce serait de faire en sorte que les compañeros électriciens paralysent certaine industrie... C’est le genre de chose que vous avez en tête ?

M : Par exemple. C’est quelque chose que nous sommes tout à fait capables de faire. L’Autre Campagne est capable de le faire... Mais la véritable question est : « Et après, qu’est-ce qu’on fait ? » Après, c’est l’Argentine des piqueteros ? La Bolivie d’Evo Morales ? Ce que l’on ne doit pas permettre, c’est qu’au terme d’un tel mouvement, après être parvenu à créer une grève générale illimitée, jusqu’à ce le gouvernement tombe, on aboutisse à l’instauration d’un autre gouvernement sans que la relation avec le pouvoir ait changé. Faire en sorte que la chute de Huerta ne débouche pas sur Carranza, pour donner un exemple, ou qu’après l’éviction de Bush ce ne soit pas un Al Gore qui s’installe. C’est pour cela que nous disons qu’un plan national de lutte de doit pas être décidé par une camarilla déjà installée au pouvoir ou n’être qu’un simple programme électoral, mais qu’il doit venir des gens eux-mêmes et émaner d’un processus d’auto-organisation. Ce que je veux dire, c’est : d’accord, on va renverser le gouvernement, on va paralyser la société, mais pourquoi ? Pour que je fasse quoi, moi ? Tiens, chiche ! Les travailleurs d’une compagnie d’électricité disent que c’est d’accord, on shunte l’interrupteur... Mais pour quoi faire ? Ou alors, on fait une grève de factures d’électricité pour protester contre les tarifs trop chers, et après on va me couper le jus et j’aurais droit à la répression, d’accord, mais pourquoi je vais prendre ce risque ? C’est quoi le pari ? On me dit : « Risque ta vie, ton travail, ta liberté, tout ce que tu as, ton existence, toute sordide qu’elle soit !.. » Mais qu’est-ce que j’y gagne, moi ? C’est là que nous, nous disons, tu gagnes ce que toi tu veux. Il ne s’agit pas de débarquer avec un programme tout fait et de dire telle ou telle chose, ou que ce soit les zapatistes, des montagnes du Sud-Est mexicain, qui aillent rédiger la loi d’émigration aux États-Unis pour les sans-papiers. Non, c’est là-bas, dans la réalité de là-bas, que la loi aurait dû être faite. Pareil en ce qui concerne les agressions contre la langue espagnole, la culture et même l’intégrité physique, aux USA. Ce mouvement devrait donc être en mesure de répondre à cette question, de donner une réponse à l’indigène tzeltal de la forêt Lacandone, au Cora du Nayarit, au Kiliwa de la Basse-Californie, au Maya du Yucatán, au jeune darketo ou punk ou à tel ou tel collectif libertaire... Bref, La Otra devra pouvoir répondre et donner place à tout un chacun. Voilà ce monde où il y ait place pour tous les mondes. Il ne s’agit pas d’un simple mot d’ordre, mais d’un monde où moi, j’ai ma place. Moi, avec mes exigences et ma vie digne et mon respect.

Ce qu’est une vie digne pour le chicano de Los Angeles est certainement différent de ce qu’est une vie digne pour les zapatistes dans les montagnes du Sud-Est mexicain, mais l’un et l’autre nous parlons de respect. C’est juste que l’un le ressent d’une manière, et l’autre d’une autre. Pour vous, cela aura un certain sens et pour nous, un autre. Mais nous, nous proposons que nous nous respections, voilà ce que nous voulons. Nous pensons que beaucoup de choses doivent commencent à changer mais la question essentielle est le respect. Nous proposons aussi de faire telle et telle chose et d’anticiper les événements, parce que le gouvernement peut très bien tomber de son propre poids. En effet, à la différence d’autres présidents, Calderón n’a aucune sorte de légitimité. Mais il existe un autre mouvement que le nôtre, celui de López Obrador, qui dit « Allez ! Il faut abattre Calderón, ôte-toi de là que je m’y mette », et, si ce n’est pas pour tout de suite, eh bien ce sera pour 2012, on se revoit aux élections. Quand López Obrador déclare qu’il faut s’arrêter là et bien s’organiser pour qu’il ne se passe plus jamais ce qui s’est passé en juillet dernier, il ne dit rien d’autre que « en avant pour 2012 ».

Eh bien, nous, les zapatistes, nous disons non. Oui, bien sûr, mobilisons-nous contre Calderón, mais aussi contre tous les autres. Mobilisons-nous aussi contre Amalia García, au Zacatecas, contre Marcelo Ebrard, dans le DF, et contre Arnold Schwarzenegger, en Californie, et ainsi de suite. Nous sommes contre toute cette engeance, contre ce soldat du néolibéralisme qu’est devenu un fonctionnaire de l’administration. Il faut s’en prendre à tous, non seulement à ceux d’un parti mais à toute la classe politique. Et après, qu’est-ce qu’on fait ? C’est là que nous disons qu’entre en jeu ce que l’on veut obtenir, et pour ça il faut construire de nouveaux rapports. Comme dans les communautés indigènes, où de nouvelles relations ont commencé à se construire. Comme au sein de l’Autre Campagne. Or cette nouvelle relation doit être instituée : une nouvelle Constitution.

Les médias alternatifs, colonne vertébrale du mouvement

RR : Lors de vos innombrables rencontres avec les Otras, vous avez forcément dû croiser des groupes qui ont des idées différentes, peut-être même opposées aux vôtres, ce qui était prévisible, dans une certaine mesure. Qu’avez-vous à nous dire à ce sujet ?

M : Dans tous les mouvements, il existe une tendance à vouloir imposer ses idées et à tout vouloir uniformiser, à former un tout homogène, et l’Autre Campagne ne fait pas exception. Autrement dit, la notion que vos idées valent plus que celles des autres. C’est comme si les zapatistes se mettaient à dire que le plus important c’est les peuples indiens ; alors, de deux choses l’une, ou tout le monde se fait indigène, ou il arrive ce qui est arrivé dans les Balkans, une guerre ethnique. Ou comme si la seule théorie valable, c’était que seuls comptent les ouvriers et que dans La Otra, seuls les ouvriers et les paysans ont leur place ; du coup, peu importe que l’on soit une femme, un ancien, un homosexuel, une lesbienne ou un indigène, tout le monde doit entrer dans le moule. Quand on voit les choses de cette façon, on cherche à tout uniformiser. Un tel conflit, une telle tendance, existe au sein de l’Autre Campagne, comme dans n’importe quel mouvement, et La Otra doit constamment s’y opposer. Contre une telle tendance, nous, nous prônons le fait que tout le monde se fasse sa place et la défende. Je vais prendre un autre exemple. Je ne sais plus si c’était à Ciudad Juárez ou à Tijuana que quelqu’un nous racontait avec un certain dépit qu’il avait entendu quelqu’un d’autre s’exclamer « Tiens, les gringos ont débarqué » à l’arrivée des gens du nord du Rio Bravo, en parlant des chicanos. Si on y ajoute le fait qu’ils parlent un espagnol déformé, avec beaucoup de mots anglo-américains, on comprend qu’un tel commentaire suggérait que notre mouvement était un mouvement de Mexicains et pas de gringos, refusant de comprendre que ce ne sont pas des gringos mais des compatriotes. Et même si c’étaient des blondinets qui, sans pratiquer the american way of life, ne font pas la même chose que nous mais contribuent à la construction d’une alternative aux États-Unis, qu’est-ce que ça change ? Un tel commentaire, qui revient à dire que cette histoire ne concerne que les Mexicains et que le Mexique s’arrête à la frontière, c’est un symptôme de cette pensée dominatrice qui cherche à tout uniformiser. C’est pour cela qu’à Tijuana j’ai repris quelqu’un qui disait : « Bienvenue à Tijuana, là où finit le Mexique. » J’ai resitué où commençait et où finissait le Mexique en disant minute, pas si vite, ici il y a des gens de tous les côtés, le Mexique s’étend plus loin.

En fait, nous les zapatistes, nous pensons que ce qui doit exister dans l’Autre Campagne, c’est un débat le plus riche possible dans lequel s’expriment le plus d’idées possibles. Que s’expriment les anarchistes, que s’expriment les communistes et qu’ils exposent leurs idées, qu’ils n’aient pas peur de se montrer, qu’il n’y ait pas de gauchistes ou toutes autres tendances qui viennent là en douce, mais qu’ils se montrent et que chacun dise que sa place est ici. Or pour que l’Autre Campagne cesse de vouloir imposer des idées et de tout rendre homogène, on a besoin de l’autre, besoin d’admettre que l’autre existe, de reconnaître l’autre, pour que les hétérosexuels cessent de considérer qu’on ne peut pas faire confiance aux homosexuels et aux lesbiennes, par exemple. Je reprends presque mots pour mots les paroles d’un sans-papiers de Chicago, qui annonçait clairement qu’il était homosexuel mais que ses revendications ne s’adressaient pas au gouvernement nord-américain. « Moi, je demande à mes compañeros de me faire confiance, nous disait-il. Oui, voilà mes préférences sexuelles, mais ça ne veut pas dire que je vous trahirai ou que mes idées politiques ne sont pas fermement établies. »

C’est le genre de stéréotypes qu’emploie la gauche mexicaine. (Personnellement, je pense que c’est pareil dans le monde entier, mais pour le Mexique, en tout cas, j’en suis sûr.) On est donc censé ne pas pouvoir faire confiance aux homosexuels ou aux lesbiennes parce qu’ils ne sont pas nets jusque dans leurs idées politiques. Un autre, de New York, un sans-papiers ou un chicano, je ne sais plus, disait que c’était un problème auquel il était confronté, qu’entre chicanos il y avait de la méfiance parce qu’ils ne partageaient pas les mêmes options sexuelles. Bref, il faut reconnaître l’autre, le voir comme un compañero. Cela va donc signifier renoncer provisoirement à toute velléité d’imposer ses idées, parce qu’il est évident qu’en s’ouvrant aux autres une lutte hégémonique entre différentes positions de gauche va avoir lieu. Et on va trouver des gens pour insister sur le fait que l’État doit disparaître ou qui affirmeront que ce qu’il nous faut, c’est une dictature du prolétariat, ou encore qu’il faut instaurer un gouvernement de transition vers la démocratie. Et toutes les propositions qui seront faites vont prétendre que c’est comme ça et pas autrement qu’il faut procéder. Quand un tel moment va arriver, il faudra qu’au sein de l’Autre Campagne, au sein de notre mouvement, existe une richesse culturelle et une capacité d’analyse suffisantes pour pouvoir décider d’en bas ce que l’on va faire, quelle direction on va prendre.

RR : Les Mexicains, ceux du dehors, disons, ont participé avec enthousiasme à la consultation zapatiste de 1999. Rien qu’à Los Angeles, plus de 30 000 compatriotes ont répondu aux cinq ou six questions formulées cette année-là dans le questionnaire. Et pareil auparavant, lors de la marche des 1 111 de 1997, à laquelle ils ont participé massivement. D’ailleurs, si on remonte plus loin dans le temps, on peut parfaitement se rendre compte, preuves à l’appui, que depuis 1994 les Mexicains qui vivent aux États-Unis ont été présents dans les innombrables actions, projets et soutiens au mouvement zapatiste. Mais on dirait qu’il y a comme une distance - non pas géographique, parce que, comme vous avez pu le constater, la frontière est une passoire - quant à la complète reconnaissance de (je reprends vos propres paroles) « cette chose qui grandit avec sa propre identité au nord du Rio Bravo, l’Autre Mexique ». Soit dit en passant, c’est le titre d’une chanson du groupe Los Tigres del Norte. Qu’en pensez-vous ? Une telle distance existe ? Une incompréhension ? Vous venez de parler de méfiance. C’est une réalité ?

M : Comme je l’ai déjà dit, les zapatistes apprennent plein de choses, et avec eux je crois que l’Autre Campagne aussi. Nous avons rencontré des identités que nous ne connaissions pas auparavant et nous apprenons à écouter le « voilà ce que je suis et c’est là où j’en suis » de ces identités. Avant l’Autre Campagne, le seul contact que nous avions avec des communautés mexicaines et chicanos de l’autre côté se limitait au fait qu’elles nous aidaient, soit à diffuser des informations, soit pour faire des campagnes de soutien, soit pour obtenir certaines choses, vous voyez ?

Mais jamais nous ne nous étions présentés mutuellement d’une manière aussi formelle. Avant, ce qui se passait, c’est qu’Untel nous disait qu’il pouvait prendre contact avec tel ou tel groupe ou qu’il pouvait lancer une campagne ou protester auprès du Congrès américain. Mais il n’y avait pas ce « voilà ce que je suis, j’en suis là, voilà mon histoire et voilà mes aspirations et ce à quoi je rêve ». Il n’y avait pas eu ces histoires racontées par leurs propres acteurs : quelqu’un qui dit voilà, je suis mexicain ou chicano ou sans-papiers, ma réalité est différente, j’ai d’autres aspirations et je rêve de ça, et mon rêve ce n’est pas que toi, tu vives dans la dignité et dans la paix dans les montagnes du Sud-Est mexicain, mais que moi j’ai ceci ou cela et que nous soyons compañeros.

Alors, petit à petit, nous nous sommes rendu compte que, de la même manière qu’il y avait un arc-en-ciel des peuples indiens, il existait un arc-en-ciel avec cet Autre Mexique au nord du Rio Bravo. Rien que la querelle sur le nom qu’ils se donnent, par exemple : mexicains ou chicanos ? Ou pour savoir s’il s’agit d’une réalité à part ou si c’est un tronc commun qui a poussé ses racines jusque-là ou s’il s’agit complètement d’une autre vie et d’un autre monde. Et la situation des sans-papiers : est-ce qu’ils vont avoir un pied dans chaque pays ? Et d’où viennent-ils exactement, parce qu’il y a toute cette histoire des colis et des visites à la famille. Nous, nous ne pouvons pas les oublier comme le fait le gouvernement. Nous, nous pensons qu’ils sont plutôt mal barrés parce qu’ils ont à soutenir l’économie américaine mais aussi celle du Mexique ! Ceux qui travaillent de l’autre côté sont les piliers des deux économies, quoi. Au Mexique, il y a le pétrole qui aide un peu mais en réalité, aujourd’hui, ce sont les devises envoyées par les émigrés qui comptent. Mais nous ne voulons pas réduire cela à une question économique. Là-bas, il y a une réalité, une souffrance et une résistance dont il nous faut tenir compte. Pour nous, ce voyage n’est qu’un début pour briser cette distance.

Curieusement, nous nous sommes sentis plus proches de Los Angeles que de certains quartiers de Mexico, mais l’inverse n’était pas vrai. Sans doute que, pour beaucoup de Mexicains de l’autre côté, le Chiapas étaient aussi loin d’eux que l’Irak ou le Vietnam. En ce sens, pour eux cela revenait au même de réunir des dollars pour les communautés indigènes ou pour des réfugiés du Moyen-Orient. Il nous semble qu’en commençant à nous traiter de compañeros et de compañeras nous réduisons cette distance, et nous la réduisons en bas. Ce qui tient d’ailleurs beaucoup au fait d’avoir un contact direct, personnel. Nous pensons qu’il faut aller là où ils se réunissent, là où ils travaillent, et apprendre leur modo, leur manière d’être. D’ailleurs, les zapatistes ont eu moins de problèmes que d’autres pour communiquer avec eux, parce le « spanglish » ressemble beaucoup au « spantzeltal » ! Mais il manque cette rencontre en personne. Si l’EZLN peut servir de pont à l’intérieur du mouvement, pas pour que le reste du pays ou du monde connaisse les communautés indigènes cette fois, mais pour que le reste du pays ou du monde se connaisse lui-même, en bas, sache où il en est, sous le prétexte d’un passe-montagne ou d’une lutte indigène ou d’une montagne qui est plus ou moins lointaine selon le regard que l’on porte sur elle, peu importe, ce serait fabuleux.

RR : Vous dites qu’aujourd’hui vous connaissez mieux et plus directement les Mexicains au nord du Rio Bravo, contrairement à ce qui se passait les années précédentes ou dans des étapes antérieures, quand vous en aviez une vision fragmentée, unidimensionnelle. Vous avez parlé plusieurs fois de Mexicains, de chicanos, de sans-papiers. Mais les Américains internationalistes, que vous avez également mentionnés, comment les situez-vous au sein de cette entité que vous avez décrite ?

M : Ce que nous avons pu voir là-bas, c’est que beaucoup d’entre eux, ceux que nous avons connus directement, soutiennent cette lutte dans leur pays mais sans que l’on ne voie affleurer pour l’instant leurs propres exigences. On perçoit seulement que leur histoire (celle des Nord-Américains), c’est de soutenir les chicanos et les sans-papiers dans leurs luttes. L’un sillonne le désert pour aider ceux qui passent clandestinement la frontière, par exemple, tandis qu’un autre les aide dans leurs démarches légales en cas de problèmes avec les autorités, etc. Mais il manque leur identité - en tant qu’Américain ou autre chose, je ne sais pas comment ils disent là-bas - et leurs revendications, qui devraient être leurs propres exigences. Pour ma part, je pense qu’ils n’arrivent pas encore à se situer au sein de l’Autre Campagne. D’une certaine manière, ils nous disent qu’ils ne s’y sentent pas à leur place, qu’ils sont d’un autre pays, d’une autre réalité, que leur place est dans la Sexta internationale et que là, oui, ils pourront nous rencontrer et nous parler d’eux. Enfin, nous espérons que c’est ça qui se passe, parce que nous ne les avons pas véritablement rencontrés.

Il est possible aussi que ce soit à cause du moment. On discutait de ce qui se passait avec le Mexique au nord du Rio Bravo et eux disaient qu’ils les accompagnaient, qu’ils les aidaient et qu’ils affrontaient ce problème de l’autre côté. Mais pas moyen de savoir le « qui je suis, moi, comment je vois les États-Unis, leur culture, leur culture démocratique et le racisme - et pas seulement envers les Mexicains mais entre nous -, bref, mes propres problèmes », sans que ce soit un simple reflet des articles de journaux ou seulement ce que déblatèrent les médias ou ce que Hollywood prétend montrer dans ses rares accès d’autocritique. Espérons que ce rapport va effectivement se créer dans la Sexta internationale, parce que ce serait fantastique de pouvoir établir avec eux une relation de compañeros, que sais-je, et de pouvoir envoyer du maïs à l’université de Berkeley. Ou le contraire, qu’eux en viennent à dire que les indigènes ne sont pas des gens dans le besoin, que ce sont des êtres humains qui luttent ; et que, si eux, les étudiants, subissent une répression dans leurs différents mouvements, les indigènes vont leur apporter leur aide. Tiens, maintenant que j’y pense, ce n’est pas très connu en dehors des organisations concernées mais c’est quelque chose que nous avons essayé de faire dans le cas de Mumia Abu-Jamal et pour Leonard Peltier : les zapatistes se sont solidarisés avec eux et ont exigé l’annulation de leur exécution. Mais il n’y a rien d’autre qui a été fait dans ce sens.

RR : Parlons si vous le voulez bien du système politique mexicain, de sa décomposition visible et de la façon dont cela affecte « l’Autre Mexique ».

M : Eh bien, en ce qui nous concerne, nous pensons que le déroulement des élections a créé une sorte de projection holographique du Mexique qui n’a rien à voir avec la réalité. Ce que je veux dire, c’est que le processus électoral et la lecture qu’en ont fait les médias ont créé une simulation d’un pays divisé en deux - un peu comme la frontière avec les États-Unis et la police simulent deux pays - et qu’une telle polarisation a monopolisé l’attention du monde entier, avec une fable qui prétend que le Nord est bleu et le Sud est jaune, le même genre de fable qui prétend que le seul problème des clandestins c’est les papiers et pas la culture raciste et les conditions de travail auxquelles ils s’affrontent. Une indigène sans-papiers de New York nous racontait que son mari la battait mais qu’elle ne pouvait pas porter plainte parce qu’elle risquait d’être aussitôt déportée. Ça, c’est le problème. Pas les papiers, mais la culture qui fait qu’elle soit battue. On n’en parle jamais. Un autre exemple, le mouvement qui a fait descendre dans la rue plus d’un million d’immigrants aux États-Unis. Les médias n’envisagent cela que sur le plan d’une mauvaise politique en matière d’immigration et réduisent le problème à la construction du mur [1] ou non, au fait d’obtenir des papiers ou non. Mais qu’en est-il de la culture dont nous ont parlé les gens qui travaillent de l’autre côté, la culture de la répression, la culture de la dépossession culturelle et de l’identité nationale ou de l’appartenance à un peuple, la culture de l’exploitation. En plus, comme nous l’ont dit des chicanos et des Mexicains, même avec leurs papiers en règle ils n’échappent pas au racisme. Et qu’est-ce qui se passe avec ceux qui son nés là-bas mais qui sont d’ici aussi, de par leurs racines, de par leur culture, leur langue, la couleur de leur peau et même leurs traits physiques. Eh bien, ils sont d’ici aussi. Tout ça reste caché. Or ce qu’a découvert l’Autre Campagne, c’est que le Nord n’est ni bleu ni jaune, ce n’est pas vrai, ce n’est pas ça la réalité, le Nord est comme n’importe quelle autre partie de notre pays quand on regarde vers en bas.

Mais voilà, cette attention qu’ont réussi à monopoliser les médias impose de regarder vers le haut, de voir ce que va faire Calderón, etc., mais interdit de regarder en bas. Nous, nous pensons que l’Autre Campagne doit se préparer à affronter un vide encore plus grand que celui qu’elle a dû affronter pendant les élections de 2006, qu’elle devrait prendre le taureau par les cornes et tout risquer, à travers cet Autre réseau qui est encore en formation, pour se faire connaître et communiquer à travers les médias alternatifs. C’est pour cette raison que nous avions déclaré à Palenque que les médias alternatifs constitueraient la colonne vertébrale de cette nouvelle étape, parce qu’ils vont nous permettre de communiquer les uns avec les autres, étant donné cette situation d’invisibilité qui va durer.

Dans le cas des compañeros et des compañeras de l’autre côté du Rio Bravo, ce sera un outil fondamental. En ce sens, ce qui a déjà été fait va beaucoup nous aider pour la suite, mais ça reste encore unilatéral. Nous avons besoin de savoir ce qui se passe de l’autre côté. Qui sait ? Nous pourrions peut-être passer la frontière comme « dos-mouillés » (wetbacks) ou alors continuer à nous voir sur la ligne de démarcation. Mais le mieux, ce serait que vous aussi, de votre côté, vous fassiez l’effort de vous raconter et que vous finissiez par nous dire : « Comme vous ne pouvez pas venir ici à cause de la police des frontières et de la Condoleezza Rice, voilà des informations, on vous donne ces livres, cette histoire qui va vous faire entrer chez moi, là où je bosse, et finalement là où bossent tous les autres, comme ça vous allez pouvoir nous connaître. »

Au bout du compte, nous voulons qu’eux aient envie qu’on les connaisse, quoi. Et personnellement, j’ajouterais que puisqu’il y a des vidéos sur les communautés zapatistes en vente dans les boutiques ou dans les stands de solidarité des États-Unis, ce serait génial qu’il puisse y avoir des vidéos sur les communautés de l’Autre Côté dans les communautés zapatistes.

Voilà comment nous voyons les choses, globalement. En haut, ils vont continuer à se regarder dans leur propre miroir. Pour nous, le rôle que jouent les médias alternatifs et celui des gens qui y travaillent continuent d’être essentiels. Je peux même vous dire qu’un jour, je ne me rappelle plus où, j’ai eu une prise de bec avec les organisateurs d’une des étapes parce qu’ils voulaient commencer sans attendre les médias alternatifs qui n’étaient pas encore là et que moi, j’insistais en disant qu’eux étaient plus importants que moi. En ce moment, l’Autre Campagne ne dépend pas de Marcos, elle dépend de ces médias alternatifs. Moi, par exemple, je suis là à écouter ce que vous dites, mais ce qui va faire que vos paroles arrivent très loin, ce sont ces médias, pas moi. C’est pour ça qu’il faut faire en sorte qu’ils soient là. Moi, je peux très bien ne pas y être, il suffirait de mettre une photo grandeur nature en carton et le tour est joué. Mais personne d’autre ne va faire ce qu’ils font, eux. Ils vont donc jouer un rôle essentiel dans ce qui va suivre, parce que la prochaine étape va durer plus longtemps et comporte aussi la consultation sur les définitions minimales, qui a d’ailleurs déjà commencé. Ensuite, quand les nœuds du réseau seront constitués, quand la Commission Sexta entamera l’étape suivante et que les autres commandants vont être de la partie, nous allons nous répartir les zones pour pouvoir y passer plus de temps - pas y rester d’une façon permanente mais de longues périodes, au lieu de ne rester qu’un jour ou deux à chaque fois -, parce que dans cette deuxième phase nous allons rester six mois dans le Nord-Ouest, par exemple. Une commission ira dans les États du Nord-Ouest et une autre ira dans les États du Nord pendant qu’une une autre sera dans ceux du Nord-Est et qu’une autre sera dans le Centre. Alors, la possibilité qu’un nœud du réseau communique avec les autres continuera forcément de passer par les médias alternatifs.

En ce qui concerne l’Autre Mexique, nous pensons qu’il faut continuer à faire comme ce qui a été fait à Tijuana, à Ciudad Juárez et à Nuevo Laredo, sauter la frontière grâce aux moyens techniques. Il faut s’y mettre. Faire en sorte que toute cette créativité et cette imagination qui nous ont permis de remercier ceux qui se trouvent de l’autre côté pendant toute la première partie de notre existence publique, c’est-à-dire du soulèvement armé à juste avant la Sixième Déclaration, puisse servir à y construire quelque chose. J’ignore comment faire, mais je pense que c’est à vous d’y arriver, cette fois c’est là qu’il y a du boulot à abattre.

Brecht, le Quichotte, le blues

RR : Poursuivons avec quelque chose que l’on vous a déjà souvent demandé : qui est Marcos, comment est-il né et qui lui a donné forme ? Mais cette fois, nous voudrions savoir qui est le Marcos que nous avons devant nous, en ce moment même.

M : Eh bien, ma réponse va forcément être différente de celle que je donnais en 1994 et par la suite. Marcos était constitué de deux éléments principaux, celui hérité de la gauche orthodoxe et celui qui résultait de l’assimilation et des modifications dues à sa rencontre avec les communautés indigènes. Aujourd’hui s’y ajoute un troisième élément, le contact avec vous autres, avec les gens « de l’extérieur », qui n’ont plus en face d’eux l’homme de la gauche orthodoxe ni le porte-parole du mouvement indigène, mais quelqu’un avec qui ils commencent à établir une relation, quelqu’un qui n’est pas un personnage mais le porte-parole d’une organisation. Il s’agit désormais de commencer à détruire le portrait médiatique, le symbole, le mythe, l’emblème, et de commencer à construire une relation de compañeros, parce que nous nous parlons aujourd’hui d’organisation à organisation ou de groupe à groupe, on s’adresse au membre d’une organisation et non à quelqu’un qui se surveille pour éviter de dire une bêtise, par exemple. Alors, disons que le Marcos qui participe à la Sexta et qui est dans l’Autre Campagne a peu à peu digéré au cours des dernières années le contact avec vous autres, avec les gens de l’extérieur, avec la société civile, comme le disent les zapatistes, et que nous essayons d’en tirer parti pour vous inviter à voir une autre facette, pour vous inviter à admettre qu’il s’est passé ce qui s’est passé, bon an mal an, et que maintenant vous ne parlez plus avec un dirigeant au sens traditionnel du terme mais avec la porte d’entrée d’un mouvement.

Nous devons donc nous considérer comme des compañeros. Et pourvu que nous puissions nous asseoir ensemble comme aujourd’hui et discuter tranquillement sans que l’on vienne me demander un autographe ou que l’on me demande de signer tel ou tel livre, ou de prendre la pose avec quelqu’un pour faire une photo, ou encore que ce que je viens de dire est sans appel, je ne peux pas revenir dessus et ce n’est pas pris comme une opinion parmi d’autres. Ce que nous essayons de faire, c’est de construire un rapport plus sain, ce qui s’est passé à notre avis au cours dans l’Autre Campagne. Comme l’impact médiatique a diminué - et que là où on nous connaissait déjà il n’y avait plus l’effet de la nouveauté -, tout se passait plus tranquillement, en somme. Comme nous n’étions jamais allés dans le Nord, il y avait encore une certaine expectative, mais nous pensons qu’une fois que notre présence deviendra plus banale, les choses se passerons aussi avec plus de calme. Dans le cadre de cette nouvelle relation, nous allons pouvoir dire « oui », « non » ou « je ne suis pas d’accord » sans que cela veuille dire que nous lançons un défi à quiconque.

Par exemple, nous allons pouvoir échanger ensemble nos points de vue respectifs sur ce qu’est le mouvement chicano ou mexicain de l’autre côté, sur ses composants culturels, etc., sans que cela signifie que le torchon brûle parce que ce mouvement a déjà été condamné par ailleurs et que cela n’a pas été pris comme une opinion qui pourrait changer comme nous pourrions changer notre opinion les uns sur les autres. Nous allons pouvoir nous parler et discuter sans crainte. Pouvoir faire que moi, par exemple, je modifie la perception que vous avez du zapatisme et que quelqu’un me fasse changer d’avis sur les WASP (Blancs anglo-saxons protestants, l’archétype du Nord-Américain) ou sur les intellectuels et le rôle de la médecine alternative, des groupes féministes, de la dimension de genre ou de quoi que ce soit. Il va être possible pour moi de manifester quelque chose spontanément sans que je me dise : Zut ! C’est foutu, c’est dit et plus moyen d’en parler. On va pouvoir discuter, quoi.

Autrement dit, le Marcos qui s’exprimera à ce moment-là serait triple : celui qui est arrivé dans les montagnes, il y a vingt-deux ans, celui qui est né il y a vingt-deux ans, désormais mêlé à la pensée indienne, et celui qui au cours des douze dernières années s’est peu à peu déconstruit en tant que porte-parole de l’EZLN.

RR : Et que regrettez-vous de votre vie avant ces trois étapes ?

M : Le cinéma.

RR : Mais les films, avec la technique actuelle, ce n’est pas vraiment un problème.

M : Non, non, le cinéma est une culture. Le DVD en est une autre. C’est comme le four à micro-ondes. On nous dit que les aliments réchauffés au micro-onde ont le même goût, mais ce n’est pas vrai. Aujourd’hui, le ciné c’est quelque chose d’individuel. On rentre chez soi, et hop, ça y est ! Avant, le ciné avait une dimension sociale, il fallait sortir dans la rue, acheter son billet, on connaissait la personne au guichet, et patati et patata, et il y avait l’ouvreuse. Et puis les cris du public à certaines scènes, les soupirs au moment où les acteurs s’embrassaient, les rires pendant les scènes d’amour. Tout ça, c’est fini. C’est ça la partie que je regrette. Pas les films, mais le ciné.

« Si les gens ne veulent voir que ce qu’ils arrivent à comprendre, ils ne devraient pas aller au théâtre : ils n’ont qu’à aller aux toilettes ! » (Bertolt Brecht)

RR : Marcos, vous créez et manipulez constamment toutes sortes d’idées et de projets, vous écrivez. Ça ne vient pas de nulle part, vous devez avoir un sacré bagage de lectures passées et présentes. Qu’est-ce que vous lisez aujourd’hui ?

M : Eh bien, je lis les classiques surtout, le dernier en date était de Bertolt Brecht, parce que nous avons très mal pris la position adoptée dernièrement par les intellectuels et par les artistes au Mexique et que Brecht n’épargne personne. Alors, j’ai lu du Brecht et aussi la presse mexicaine et étrangère. Quand je suis quelque part, comme ici, où il y a Internet, je me connecte et je lis et je regarde tout. Mais, en littérature, je lis surtout du théâtre, les pièces de Brecht, des romans et les classiques comme Cervantès. Le meilleur livre de théorie politique est L’Ingénieux Hidalgo don Quichotte de la Manche. Je me souviens que quand l’Italien Fausto Bertinotti, du parti Refundazione communista, est venu au Chiapas, je lui ai dit que j’allais lui offrir un manuel de science politique et je lui ai donné un exemplaire du Quichotte. Comme il avait l’air de ne pas saisir, je lui ai dit de le lire et qu’il verrait que tout ce qui se passe aujourd’hui, toutes les parties qui se jouent en ce moment sont là, dans le Quichotte.

RR : Quand vous êtes passé à Veracruz, vous avez déclaré que les deux fenêtres à travers lesquelles vous étiez entré dans le monde de la musique étaient le huapango et le son, et que de là vous en êtes arrivé au rock. Racontez-nous.

M : Quand dieu a créé le monde, il a d’abord créé le blues. Après, le blues a commencé à avoir ses humeurs, comme on dit, et de là est né le jazz et ensuite le rock. Mais au début, comme dans la Genèse, qui dit qu’en premier la lumière fut, en musique, au début fut le blues, c’est de là que tout vient. Le blues, c’est comme si on vous agrippait le cœur et qu’on le chiffonnait comme ça. Mais je n’y suis pas arrivé d’emblée, je suis d’abord passé par le son et par le huapango pour ensuite arriver au rock. Mais sachez que si je vous demandais qui sont vos ancêtres, en cherchant bien vous tomberiez sur le blues. C’est comme si on me demandait si j’aime manger... Bien sûr que j’aime ça ! Et mon plat préféré ? Mais le blues, voyons !

RR : C’est sentimental, c’est pour rigoler ou quoi ?

M : Le blues, c’est comme une sorte d’orgasme... Mais c’est aussi l’anecdote, c’est l’histoire de la lutte. Je vais vous dire, à Torreón, nous sommes allés à la faculté de sciences-politiques et sociales de l’université de Coahuila et des compas se sont mis à chanter des chansons a capella, sur le mode cardenche, comme on l’appelle, qui se chante à trois voix. Ce sont les paysans qui chantent ça après le travail aux champs. Ils se réunissent, boivent un coup et commencent à chanter, à improviser, a capella en plus, et bien entendu ils ignorent tout de l’existence du blues, rendez-vous compte. Alors, les compas chantaient de cette manière, une des chansons s’intitulait « L’ami, je vais te raconter une histoire » et ils commençaient à raconter quelque chose, comme on le fait dans le blues. Il y en avait une autre, La cruda (la cuite), qui raconte comment on se sent quand on est bourré comme un âne, mais c’est a capella, sans instruments, j’insiste. Ceux qui chantaient ça étaient très âgés, plus de quatre-vingts ans, et d’après ce qu’on m’a raconté c’est une tradition chez eux. La même personne me disait aussi : « Normalement, la tradition veut que les chanteurs viennent avec un demi-litre de sotol dans le buffet, mais là, ils ne peuvent pas parce que toi t’es là et qu’ils pensent que tu vas les engueuler s’ils boivent. » Vous voyez ? C’est de là que vient cette musique, et de là tous les genres musicaux. En cherchant, on se rend compte que le son, le huapango et le cardenche ont les mêmes origines que le blues, ils viennent d’en bas. Ce n’est que plus tard qu’ils ont été commercialisés mais c’est là qu’ils ont commencé, en bas. Et s’il y a bien quelque chose qu’il faut sauver dans le monde, c’est le blues.

RR : C’est vrai que c’est quelque chose qui te va droit au cœur.

M : Exactement, mon frère.

RR : Órale. Pour continuer sur ce sujet, que pensez-vous de l’énorme production musicale qui a entouré le mouvement zapatiste en général, mais en particulier celle dédiée à Marcos et qui appartient désormais à la chanson populaire mexicaine ?

M : C’est quelque chose que nous ne parvenons pas à comprendre. Le pont qui a été tendu entre les zapatistes et les femmes, les jeunes et les chicanos, ça oui, je comprends, c’est avec ceux qui sont persécutés à cause de leur différence, mais nous ne comprenons pas à quel moment un pont s’est créé entre la parole zapatiste et le rock, et avec les rockers. On s’en est aperçu, bien sûr, et on a trouvé super qu’ils jouent ça et qu’ils parlent de notre lutte ! Mais je ne saisis pas ce qui s’est passé. Peut-être parce que je n’ai encore jamais demandé à un rocker ce qui l’avait ému là-dedans, dans quoi il s’était retrouvé. Pas moyen de le comprendre. Remarquez, nous avons mis un moment avant de saisir dans quoi se retrouvaient les femmes ou les jeunes, et nous ne l’avons compris qu’en les écoutant et en parlant avec eux, mais comme nous ne l’avons pas fait avec des rockers, nous ne l’avons pas encore compris, pas encore.

RR : Vous aurez forcément à le comprendre un jour ou l’autre.

M : Oui, c’est vrai, nous voudrions bien discuter avec eux mais nous ne faisons que nous croiser au pied du podium : eux descendent les instruments et nous, nous montons au crachoir ! C’est pour ça que je dis toujours que je fais le finish parce que je passe toujours après eux, mais nous n’avons jamais eu l’occasion d’en parler, même un bref moment. Très longtemps après être allé à Veracruz, j’ai appris que le jour même où j’ai parlé de la musique, Zack de La Rocha [2] y était aussi. Je ne le savais pas, sinon je l’aurais serré dans mes bras parce qu’il a fait énormément pour les zapatistes.

RR : Et avec les graffiteurs, vous vous sentez des atomes crochus ?

M : Avant, nous voyions ça comme une simple manifestation artistique. Il y a des graffitis qui sont extraordinaires, ce maniement des couleurs, les proportions. Tenez, par exemple, à San Martín Texmelucan, au Puebla, un gamin est passé pour dire quelque chose - comme quoi il y en a qui viennent s’exprimer aux réunions -, mais il n’a pas pu articuler un mot ; il disait que ce n’était pas son truc de parler, alors il est parti mais pendant que d’autres parlaient, lui a fait un graffiti et c’est le meilleur communiqué que j’ai jamais vu. Après ça, nous nous sommes dit que ce n’était pas simplement quelque chose que quelqu’un a envie de faire, c’est pour lui une façon de s’exprimer. Avec un mur et un spray, un graffiteur dit des trucs bien sentis sans prononcer un seul mot, même s’il ne peut pas parler.

RR : L’EZLN, Marcos et la commandante Ramona sont très présents dans les graffitis des jeunes d’ici, notamment à Los Angeles. On vous voit sur beaucoup de murs, il y a aussi Zapata et le Che et d’autres. Personnellement, je pense que les zapatistes ont beaucoup influencés ces jeunes. Et comme vous le dites, c’est leur manière de s’exprimer.

M : Oui, et aussi de vivre, car le temps qu’ils y passent entre aussi en ligne de compte. Je veux dire qu’ils doivent faire ça à toute vitesse avant qu’on leur tombe sur le paletot. Alors, on le voit reflété dans ce qu’ils peignent, avec tout ce qui les environne parce qu’ils doivent aussi regarder dans tous les sens, et c’est vraiment bien ce qu’ils font. Moi, je suis resté absorbé très longtemps à déchiffrer celui-ci (montrant un graffiti sur le Sup reproduit dans un agenda).

RR : Il y a quelques années, au cours d’une interview, vous avez confié à une collègue journaliste de Los Angeles que vous aviez travaillé dans un sex-shop de San Francisco. C’est exact ?

M : Oui, c’est bien ça. C’était lors d’une interview réalisée en 1994 pour le San Francisco Chronicle. La reporter m’a demandé si je connaissais la ville et je lui ai répondu oui, car j’avais travaillé dans un sex-shop, et aussi que je m’étais fait alpaguer parce que le patron était gay et qu’il avait voulu me draguer. Mais elle, elle a seulement noté sur son calepin : « Marcos est gay ». Alors moi, j’ai répondu dans un post-scriptum.

Nous pensons [3] qu’il vaut vraiment la peine de reproduire ici le post-scriptum en question, que Marcos a effectivement écrit à la fin du communiqué du 28 mai 1994 : « P.-S. Majoritaire déguisé en minorité non tolérée. À propos de tout ce qui se dit sur l’éventuelle homosexualité de Marcos : Marcos est gay à San Francisco, noir en Afrique du Sud, asiatique en Europe, chicano à San Isidro, anarchiste en Espagne, palestinien en Israël, indigène dans les rues de San Cristóbal, môme d’une bande à Neza, rocker dans la Cité universitaire, juif en Allemagne, ombudsman à la Sedena [4], féministe dans les partis politiques, communiste dans l’après-guerre froide, prisonnier à Cintalapa, pacifiste en Bosnie, Mapuche dans les Andes, instituteur de la CNTE [5], artiste sans galerie ni porte-dessins, femme au foyer un samedi soir dans n’importe quelle colonia de n’importe quelle ville de n’importe quel Mexique, guérillero dans le Mexique de la fin du XXe siècle, gréviste à la CTM [6], journaliste bouche-trous dans les pages intérieures, machiste dans un mouvement féministe, femme seule à 22 heures dans le métro, retraité qui fait le piquet sur le Zócalo, paysan sans terre, éditeur marginal, ouvrier au chômage, médecin sans cabinet, étudiant non conforme, dissident du néolibéralisme, écrivain sans livres ni lecteurs et, pour sûr, zapatiste dans le Sud-Est mexicain. Bref, Marcos est un être humain quelconque sur cette planète. Marcos est toutes les minorités rejetées, opprimées, en résistance, qui explosent et disent ¡Ya basta !. Toutes les minorités au moment de parler et toutes les majorités au moment de se taire et de laisser passer l’orage. Tous les exclus cherchant les mots, leurs mots, ce qui rendra enfin la majorité aux éternels séparés, nous autres. Tout ce qui gêne le pouvoir et les bonnes consciences, voilà ce qu’est Marcos [7]. »

RR : Et à Los Angeles, Marcos, que seriez-vous ?

M : À Los Angeles, un sans-papiers, forcément. Quand j’ai vécu dans cette ville, c’était en plein mouvement chicano, mais sans le caractère identitaire qu’il avait possédé auparavant. César Chávez n’était plus là. On pouvait aborder le racisme mais le plus indignant était que les fonctionnaires du gouvernement américain étaient des latinos, ils étaient des nôtres et c’étaient les plus salauds, les plus despotes, parce que ce n’est pas seulement le fait qu’on te demande tes papiers à tout bout de champ, mais le traitement qui t’es réservé, comme si tu étais un délinquant, etc. À ce moment-là, j’ai pu éprouver ce que même dans les communautés indigènes je n’ai pas ressenti en étant métis. On n’est pas seulement un étranger, mais une menace. On est dans le pays comme si on constituait une menace. C’est pour ça que nous, les zapatistes, nous vivons très mal le fait que l’on traite les sans-papiers comme s’ils allaient là-bas pour faire le mal. C’est ce que pense la police, le LAPD de Los Angeles, bandes d’enfoirés, comme si on passait la frontière pour venir faire du mal.

RR : Et si vous aviez été argentin ?

M : Non, ça, je ne connais pas. Je connais bien L.A. et San Francisco, mais l’Argentine, pas du tout.

RR : Et cubain, alors ?

M : À Cuba, je crois que j’aurais été instituteur, là-bas je crois que je peux beaucoup apprendre.

RR : Attendez, même si vous allez trouver que c’est une question évidente, peut-être même stupide, est-ce que Marcos fait des rêves ?

M : Oui, je rêve et je fais aussi des cauchemars.

RR : Ah ! Alors, tant que l’on parle de l’Argentine, de Cuba, à propos d’un Argentino-Cubain célèbre, avez-vous rêvé du Che ?

M : Euh ! Eh bien, le Che, je le connais depuis tout jeune, j’ai conservé une image bien réelle de lui comme un héros, avec ses textes, ses Notes sur la guerre révolutionnaire. Ce qui m’a beaucoup impressionné, c’est son honnêteté, qui le rendait capable de dire « Voilà, il m’est arrivé ça ». Ce n’était pas quelqu’un qui se lançait des fleurs, mais quelqu’un qui décrivait les faits. C’est après avoir lu ses récits que j’ai connu son histoire, encore une fois j’ai pris les choses à l’envers. Après le Che mortel, plus humain, est venu le personnage du Che, l’histoire de sa conquête de Cuba avec Fidel, avec Camilo et avec Raúl, et après quand il quitte tout et part en Afrique, et après en Bolivie, avec son épopée dans la sierra bolivienne et tout l’impact qu’il a partout... Mais c’est avec le premier Che que j’ai connu que j’en suis resté. C’était un homme droit, honnête, noble, mais un homme, au bout du compte. Ce n’était pas un Dieu ou un leader. Et si je pouvais, c’est ce que j’aimerais être, un homme honnête et juste, avec ses défauts, etc., et ne pas être déifié ou transformé en une idole ou en une personnalité éminente. D’ailleurs, je ne sais pas ce qui est pire, être une idole ou un monstre sacré.

RR : D’accord, vous l’avez ancré dans votre mémoire, il vit en vous, mais avez-vous rêvé de lui, avez-vous rêvé d’être avec lui ?

M : Non. Mais maintenant que j’y pense, la seule personne qui m’a demandé de parler de lui, à part vous, c’était un journaliste de Prensa Latina, pendant la Rencontre continentale que nous avions organisée à La Realidad. Il m’a demandé ce que je ferais si je me trouvais face à face avec le Che. Je lui ai répondu que je lui dirais de se mettre ici, à ma place, et que, moi, j’irais poser des questions avec les journalistes.

RR : Votre rêve le plus agréable, le plus fréquent ?

M : De pouvoir parler avec quelqu’un sans passe-montagne et de pouvoir lui dire qui je suis, c’est-à-dire que je suis Marcos et que cela ne pose pas de problèmes. Je veux dire, qu’il n’aille pas m’attaquer ou me jeter en prison, mais qu’il dise « Ah, ouais, super » et que ça s’arrête là. Surtout qu’il ne réagisse pas comme devant un monstre sacré.

RR : Et votre cauchemar le plus fréquent ?

M : Celui qui revient le plus régulièrement, c’est que la soif de pouvoir prenne le dessus au sein de l’Autre Campagne. Que l’Autre Campagne termine comme ça, à faire la même chose que tous les autres et vlan, qu’après tant d’efforts et tant de richesse nous finissions par faire ce que nous critiquons et par nous transformer en nos ennemis.

Ça, c’est ce qui est à craindre, c’est le véritable cauchemar. Et c’est un cauchemar que je fais dans mon sommeil mais aussi éveillé.

Recueilli, en novembre 2006 dans le nord du Mexique,
par Raymundo Reynoso pour AMATE
(Los Angeles, Etats-Unis).

Traduit par Ángel Caído.

Notes

[1Une immense barrière, El Muro, de plusieurs mètres de hauteur, est actuellement en construction, non sans se heurter à une certaine opposition, pour « boucler » la frontière avec le Mexique. NdT.

[2Le chanteur de Rage Against the Machine.

[3Insert de Raymundo Reynoso.

[4Défenseur du peuple à la Défense nationale.

[5Courant démocrate du Syndicat des enseignants.

[6Confédération des travailleurs mexicains.

[7Traduction par Anatole Muchnik, ¡Ya basta !, tome I, Dagorno, Paris, 1994.

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