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Les battements du bocage de Notre-Dame-des-Landes

Entretien avec une charpentière, formatrice à l’école des renardes
La ruse et le savoir

mercredi 1er mai 2019, par ZAD

Durant deux semaines, une étrange école est venue faire ses cours de charpente sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, à Bellevue : l’école des renardes. Chaque soir, les participantes étaient invitées à dîner dans un lieu différent de la ZAD, ce qui a engendré un fantasque concours de plats, et des rencontres, bien entendu. Certaines d’entre elles avaient participé à la construction du hangar de l’avenir et y revenaient afin de concrétiser, une fois encore, sa vocation d’accueil de chantiers-écoles et de formations.

Une des formatrices relate à Zadibao la naissance des « renardes », leurs dilemmes entre formation qualifiante et liberté dans le programme, entre volonté de conserver une majorité de femmes et celle de ne pas faire de sélection. Elle expose également sa vision particulière de la charpente traditionnelle, non bornée par les limites d’un corps de métier, et qui s’intéresse par conséquent autant au futur travail du couvreur qu’à l’arbre dans lequel la poutre est taillée. C’est donc dans des arbres qu’elles ont abattus, équarris et taillés à la ZAD que les renardes ont construit un kiosque, chef-d’œuvre et cadeau qu’elles offrent à Bellevue, pour l’avenir.

Tu as été formée à la charpente chez les compagnons ?

J’y ai fait mon apprentissage pendant trois ans, en externe, parce qu’il est possible d’intégrer l’école sans faire le compagnonnage. Je n’ai pas du tout eu envie de partir avec eux sur le tour de France, parce que c’est très réactionnaire. Il n’y avait quasiment que des mecs, c’est ouvert aux femmes, mais seulement dans un groupe, et depuis à peine dix ans. Tu te retrouves en minorité — moi j’ai toujours été la seule — avec des mecs de dix-huit ans, et il y a une mentalité très particulière autour de la vie collective et du travail.

Quand a débuté l’école des renardes ?

L’école a débuté bien après, j’étais sortie de formation depuis quelques années déjà. Pour la petite histoire, le terme de « renards » s’inspire quand même de l’imaginaire compagnonnique. Chez les compagnons, il y a une vision des savoirs et des savoir-faire particulière : ils pensent qu’on peut voler du savoir. Ils appellent « renards » les gens qui apprennent le métier sans faire partie des compagnons, ou même pire qui viennent l’apprendre chez eux et qui ne rentrent pas ensuite dans le compagnonnage. Dans leur fonctionnement, si tu fais le compagnonnage, tu fais le tour de France pendant cinq, six ou sept ans, tu tailles ta réception, et après, tu dois rendre trois ans au compagnonnage. La pièce de réception, c’est un chef-d’œuvre qui te prend environ mille cinq cents heures de travail, et pour lequel tu pousses la technique au maximum. Tu le présentes ensuite aux anciens compagnons à l’occasion de la fête de la saint-joseph, et ils te disent si tu es reçu compagnon ou pas. Et si tu n’es pas reçu, c’est toi qui dois brûler ta réception. Si tu es reçu, elle est exposée comme une pièce de musée. C’est après cette cérémonie qu’il faut rendre trois ans, en occupant une fonction dans l’association, pour laquelle tu es payé — très mal — pour faire vivre le compagnonnage. Une de ces fonctions, c’est formateur, mais tu peux aussi être dans les bureaux pour faire de la logistique. Et les renards sont ceux qui ne font pas ça…

L’école des renardes vient donc en partie de ce terme-là, mais s’inspire aussi d’un groupe de charpentiers de la fin du XIXe qui s’appelait « les renards joyeux, libres et indépendants ». On pourrait dire que c’était un non-compagnonnage, une sorte de corporation de charpentiers qui avaient plaisir à faire la fête ensemble et à emmerder les compagnons. Il y a assez peu d’informations, mais il y a quelques photos, qui ressemblent à des photos de classe où ils sont tous assez débraillés, avec une clope au bec ou en train de fumer la pipe. Ce n’était pas une formation, mais plutôt une forme de solidarité au sein des corporations ; quand l’un d’eux avait une galère, il y avait de l’entraide entre gens du métier. Ils se baladaient aussi, ils faisaient leur tour de France en quelque sorte, mais librement, en allant où ils voulaient, sans faire partie du compagnonnage, sans avoir d’étapes obligatoires, puis ils parodiaient leurs rites pour les ridiculiser. Le terme d’école des renardes est donc venu de là.

On a commencé il y a deux ans. J’avais des potes qui avaient déjà une certaine pratique de la charpente ou de la construction via des chantiers collectifs chez les uns ou chez les autres, mais qui avaient envie de passer le diplôme pour s’installer à leur compte. Je me suis dit : « Pourquoi pas filer un coup de main ? » L’an dernier ils étaient trois, et on a organisé six sessions de stage d’une semaine. Ça s’est fait d’une manière très naturelle. Avant qu’ils viennent, j’ai réalisé : « Peut-être qu’il va falloir du support de cours, qu’est-ce que je vais leur raconter ! » Alors j’ai commencé à préparer des fiches, à jouer à la prof, et ça m’a bien plu. Puis j’ai trouvé une salle pour faire les cours, ce qui demande un peu de logistique, parce que les cours de dessin ne peuvent pas se faire n’importe où. On a parfois eu des conditions assez épouvantables : des tables pas droites, pas de chauffage alors que tu es très statique, une lumière pourrie… C’était assez précaire la première année, mais tout le monde était content, ils ont commencé à en parler et des gens sont venus me dire qu’ils voulaient eux aussi faire la formation.

Au début, je ne m’étais pas imaginée faire ça tous les ans, mais cet engouement a fait émerger le fait qu’il existe une vraie demande de formations d’un autre type que celles qui sont proposées dans les CFA (centres de formation d’apprentis) ou à l’AFPA (Agence nationale pour la formation professionnelle des adultes). Donc s’est posée la question de continuer. Je voulais bien le refaire, mais pas toute seule, parce que ça demande beaucoup de disponibilité de caler des semaines complètes de formation, de préparer les cours aussi, et c’est du temps que je prends sur mon temps de travail — ce qui me convient tout à fait parce que je n’ai pas envie de bosser tout le temps. Des copains se sont donc joints à l’aventure. Une amie qui a fait les renardes l’an dernier et qui a passé son CAP continue maintenant dans l’école pour faire de la logistique. D’autres copains charpentiers étaient motivés pour encadrer des semaines de formation, parce qu’on a doublé le temps de formation, désormais il y a douze semaines. Dix semaines de formation effective et deux semaines de révision pour ceux qui veulent passer le CAP. On a fait une réunion de préparation assez tardivement, au mois d’août, à l’occasion des rencontres de charpente traditionnelle à la ZAD, et là on a bouclé les inscriptions. On avait limité le nombre d’inscrits à huit personnes, parce que ça ne me semble pas envisageable de se retrouver avec un groupe plus important. Et on a attaqué début octobre.

Tu peux raconter ce qui se fait pendant ces sessions ?

Ça dépend des semaines. L’essentiel de la formation, c’est du dessin, du trait de charpente. C’est de la géométrie descriptive, tu apprends à faire de la recherche de coupe pour tracer tes pièces, et ensuite la pratique qui va avec. On a du dessin en salle où ils tracent d’abord sur papier, à petite échelle, et après on a du travail en atelier où ils font des maquettes. Quand on dit « maquettes », on pense à de petites choses, mais en fait c’est assez conséquent, la section des pièces est proche de celle que l’on trouve sur un toit, c’est juste un peu ramassé. Ils ne font pas du modélisme… En atelier, ils tracent les épures au sol, le plan à l’échelle 1:1, et après ils apprennent à tracer leurs pièces et ils reproduisent à l’échelle ce qu’ils ont appris à faire sur le papier. C’est la plus grosse partie du programme, c’est assez proche de ce que l’on peut trouver dans certains CFA. Et ce que je voulais y ajouter, c’était une partie sur le bois et la forêt. Le constat que j’ai fait en sortant de trois ans de formation, c’est que pas une seule fois on a parlé du bois. Tu peux faire trois ans chez les compagnons et ne pas savoir faire la différence entre du douglas et du mélèze. En fait, le bois, pour eux, et dans la construction en général, c’est quelque chose qui sort presque d’usine.

Quand tu construis des maisons modernes à ossature bois, les arbres qui sont déjà aboutés, rabotés, ce n’est presque déjà plus du bois. Il n’y a de regard ni sur ce qui se passe avant ni sur ce qui se passe après. Ce qui se passe après, c’est plutôt l’objet de blagues, du style « le couvreur va bien se démerder », ce que je trouve dommage parce que c’est intéressant de comprendre, on fait quand même une charpente pour que le couvreur puisse y poser un toit, c’est bien de se demander comment ça marche ! Et puis il n’y a aucune réflexion sur la manière dont le bois est arrivé dans l’atelier. On apprend assez brièvement les différentes classes de bois, qui sont des classes déterminées par les codes de la construction. Tu sais donc choisir pour tel type de pièce un bois classé C18 ou C22, mais par contre il n’y a pas de réflexion comme « je vais mettre du chêne parce que ça pousse à côté et qu’en plus c’est résistant ».

C’est cette partie du programme sur la forêt qu’on va faire cette semaine avec les copains d’Abrakadadois. On a déjà fait une balade en forêt pour apprendre à lire une parcelle, et on va en refaire une ce week-end sur l’approche de la sylviculture. Ça consiste à savoir lire un terrain, à comprendre ce qu’il y pousse, comment et pourquoi. Ensuite, on apprend à choisir le bois sur pied. C’est la manière de travailler que je préfère : choisir les bois sur pied en sachant presque directement dans quel arbre tu vas tailler telle pièce. Après on a une journée d’abattage et ensuite l’équarrissage à la hache. Je ne suis pas encore satisfaite du pourcentage de forêt qu’il y a dans la formation, mais ce sont des contraintes de temps, parce qu’en dix semaines de formation, si tu veux étudier tout le programme et pouvoir passer le CAP, tu n’as pas le temps de passer deux semaines en forêt.

C’est une des questions qu’on a déjà soulevées en réunion : pourquoi passer ce diplôme et quel sens ça a de créer une formation qui sorte du système existant, pour à la fin la faire sanctionner par un diplôme d’État ? Ce paradoxe-là, même si on cherche à s’en détacher, a une influence énorme sur le programme. Passer le CAP, c’était optionnel, je ne veux pas que les gens viennent à l’école des renardes uniquement pour ça, mais en réalité tout le monde le passe. Au début de l’année, on a posé la question, il y avait six personnes qui voulaient le passer, et deux qui n’étaient pas sûres mais qui, prises par l’émulation du groupe, se sont inscrites aussi. Il y a quand même un avantage, c’est que le CAP donne un objectif commun au groupe, au final je suis contente que tout le monde le passe, et pas seulement quelques-uns, à la carte.

Tu étais venue au moment des rencontres de charpente traditionnelle, pour la construction du hangar de l’avenir, tu peux parler des techniques utilisées ?

Quand on fait les rencontres de charpente, on essaie souvent de travailler sans électricité pour se réapproprier certains outils. On travaille donc au piquage. On a des bois qui ne sont pas forcément sciés, qui ne sont pas réguliers, et on ne peut pas utiliser les techniques d’aujourd’hui qui ne s’adaptent qu’aux bois standardisés. Le piquage, c’est une technique ancienne avec un fil à plomb. Tu peux bosser à plusieurs assez facilement de cette manière-là. On taille à la main aussi, ça nous fait plaisir de prendre du temps pour bosser comme ça, et quand tu es dans un moment de rencontre, tu n’as pas le bruit des machines, tu peux discuter, tu peux chanter en travaillant, c’est une autre ambiance.

Pour les techniques de levage, on utilise une chèvre. Pour le hangar, on avait une chèvre incroyable qui faisait dix mètres de haut, c’est absolument colossal. Pour moi, ces techniques ne sont pas du tout folkloriques, d’ailleurs je suis assez allergique aux gens qui se déguisent un peu pour faire des démonstrations de ce type-là, parce qu’on est nombreux à bosser comme ça tous les jours et on n’est pas dans un musée ! Le levage à la chèvre ou à la corde, ça a du sens, déjà tu es complètement autonome, tu peux même bosser tout seul si tu n’as pas d’autre solution, physiquement tu te protèges énormément, tu bourrines moins. C’est beaucoup plus intelligent comme manière de concevoir le levage, c’est comme un jeu qui consiste à trouver le bon chemin pour ramener tes pièces. Et bosser avec une grue, je trouve que c’est l’exemple parfait de l’asservissement à la machine : c’est très cher, rares sont les artisans qui en possèdent une à eux, donc c’est loué, et il faut rentabiliser la location. Ça veut dire que tant que la grue est là, tu bosses, tu n’as pas d’horaires et tu cavales. En fait, c’est la grue qui impose un rythme absolument épuisant. Et tu crois qu’avoir une machine qui va soulever la charge à ta place va rendre ton boulot plus facile et plus agréable, mais c’est totalement faux, parce que tu as un autre genre de fatigue nerveuse à tout le temps penser à ce truc qui coûte 600 balles la journée et qu’il faut utiliser à son maximum. Alors qu’un levage, ça a quelque chose d’événementiel, et je n’ai pas du tout envie de perdre cette dimension-là.

C’est un peu l’aboutissement, parce que tout le temps où tu tailles, tu ne vois pas vraiment ce que tu fais, et dans un levage, très rapidement tu as créé du volume, tu dessines vraiment l’espace. Dans les rencontres de charpente, le levage à la main, c’est un peu le point fort de la rencontre, tout le monde se bat pour tirer sur la corde !

Qu’est-ce que ça change dans la pratique du métier, le fait que dans votre école cette année il y ait une majorité de femmes ?

Ce sont des choses assez subtiles, ce n’est pas évident pour moi de mettre des mots dessus, en plus ce serait un peu biaisé, parce que j’ai une grosse expérience dans le BTP, et là on est quand même dans un autre type de milieu, donc est-ce que ça change parce qu’on est dans le réseau ou parce qu’on est des femmes ? Je pense qu’il y a quand même un peu des deux, et que le changement d’ambiance tient beaucoup plus au réseau qu’aux femmes, d’ailleurs.

Que ce soit là avec les renardes ou dans des chantiers que j’ai pu faire avec d’autres charpentières, il y a un autre rapport à la transmission, il y a quelque chose d’assez simple en général dans le fait de dire qu’on ne sait pas, ou de donner de l’information sans que ça implique une supériorité en termes de compétences. Mais je pense que c’est beaucoup une question de personnes aussi, cette année il y a deux garçons qui sont très chouettes et avec qui il n’y a pas de problèmes de genre.

Mais je trouve ça important qu’il y ait plein de femmes à l’école des renardes, là il y a six femmes pour deux hommes, c’est un bon ratio, j’aimerais bien ne pas descendre en dessous. Parce que je sais qu’il y a des femmes qui sont là parce que je suis une femme aussi et qu’il y a une majorité féminine, et il y a peu d’endroits où il y a une majorité de femmes dans le bâtiment, alors que pour les hommes ça existe déjà, et pour moi c’est important de créer cette opportunité-là. Et je trouve aussi très important que ça ne soit pas formulé comme tel, que ça existe de fait. On n’avait pas posé de pourcentage hommes/femmes pour cette session-là, ça s’est fait tout seul et je trouve ça assez agréable. J’aimerais bien que ça se passe comme ça l’année prochaine.

Comment se passe l’enseignement ?

C’est très ouvert au niveau des propositions, n’importe qui peut dire : « moi j’ai envie de faire un cours sur ça ou de partager ça », et c’est le groupe qui va dire oui ou non. On a eu une importante discussion sur ce qu’on mettait en place pour que le fonctionnement de l’école soit vraiment horizontal. C’est très difficile pour une personne qui a une vision globale d’arriver à lâcher le sentiment de maîtrise de l’ensemble du processus et de laisser faire les autres, même si l’envie est présente. Et inversement, ce n’est pas évident pour d’autres de vraiment faire la démarche de se l’approprier. On discute le programme en début de semaine avec tout le monde, pour que ce ne soit pas juste les formateurs qui proposent. Au final, c’est quand même nous qui proposons quelque chose, parce que c’est nous qui savons ce qu’il y a à apprendre, mais c’est discuté avec tout le monde. Là, par exemple, le projet de cette semaine, de faire un bâtiment qui va rester, c’était une demande formulée par les gens qui apprennent. Ils disaient : « Ça va bien de faire des maquettes, mais est-ce qu’on peut faire autre chose que de tailler du bois qui part au chauffage ? »

Vous avez pensé à des fêtes pour la fin de l’année, ou pour le diplôme ?

On s’est dit qu’on avait envie de faire une fête à la fin pour inviter tous les gens qui nous avaient accueillis pendant l’année, ce qui doit représenter une centaine de personnes, mais on n’a pas encore imaginé ce qu’on ferait à cette occasion. Cet été, il y aura une fête en non-mixité. Les compagnons charpentiers fêtent la saint-joseph, le patron des charpentiers. Avec une amie qui est charpentière aussi, on s’est dit qu’on ne se reconnaissait pas du tout dans saint Joseph, et on a choisi la sainte patronne des charpentières, qui s’appelle sainte Juliette, d’après des photographies de cartes postales où on voit une charpentière au début du XIXe qui s’appelle Juliette Caron. Il y a une petite légende sur la carte postale : « Juliette Caron, seule femme charpentière de France ». On a donc décidé de fêter la sainte-juliette, le 30 juillet. Cette année, à cette occasion-là, on organise le premier congrès des charpentières, on a envie de se retrouver entre femmes de ce métier-là pour parler de techniques entre nous, avec un autre regard, et pour fêter la sainte-juliette !

Source : Zadibao
1er mars 2019.

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