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Entretien avec le sous-commandant insurgé Marcos

Propos recueillis par Carlos Monsiváis

mars 2001, par Carlos Monsiváis, SCI Marcos

Carlos Monsiváis. Le 1er janvier 1994, nous avons tous été surpris par l’émergence de l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) ; au départ, beaucoup ne savaient pas très bien de quoi il s’agissait. La Première Déclaration de la forêt Lacandone ne m’a pas plu, j’ai trouvé son style très volontariste, dépassé.

Cette prétention à vouloir aller, l’arme au poing, à Mexico et intégrer des forces au passage ; les forces d’une société qui se radicalise. Tout ça et la déclaration de guerre à l’État mexicain m’ont semblé complètement délirants.

Puis, deux semaines après, paraît un texte qui m’a paru excellent : Que vont-ils nous pardonner ? J’y ai remarqué un changement radical de tonalité. On passait de la déclaration de guerre au dialogue avec la société. Et je crois qu’à partir de ce texte et des comportements afférents, le cessez-le-feu par exemple, le zapatisme s’est transformé en argumentaire politique, moral et économique consolidé par ce qui a empêché l’anéantissement du mouvement par les militaires : il représente effectivement - plus qu’il ne symbolise - l’immense pauvreté et l’immense misère de la région. Cette marginalisation devient tout à coup volonté, argumentation et décision. Une chose de la plus haute importance. Es-tu d’accord pour dire qu’il y a eu un changement qualitatif dans le langage après le premier manifeste ?

Marcos. Il n’y a pas seulement changement qualitatif dans le langage. Ce sont aussi les fondements politiques et même militaires de l’EZLN qui changent. Dans la première Déclaration, on assiste à un combat entre des problématiques venues d’une organisation urbaine construite selon les critères des organisations politico-militaires et des mouvements de libération nationale des années soixante, et l’ingrédient indigène qui contamine et pénètre la pensée de l’EZLN. Le seul groupe à même de dire « nous sommes le produit de cinq cents ans de lutte » est celui des indigènes.

Le 1er janvier l’EZLN entre en guerre, mais on s’aperçoit aussitôt que le monde n’est pas tel qu’on se l’imaginait. Toujours est-il que la vertu, si on peut l’appeler ainsi, de l’EZLN est, dès ce moment, d’avoir su écouter. Même si l’un de ses défauts est peut-être de ne pas avoir réagi à temps après avoir écouté. Dans certains endroits, nous avons réagi rapidement, dans d’autres, beaucoup moins. L’EZLN dit alors « Il y a ici quelque chose que nous ne comprenons pas, quelque chose de nouveau » et, forts de l’intuition qui est la nôtre, la direction de l’EZLN, les camarades du Comité et nous, disons : « Nous allons nous arrêter, il y a ici quelque chose que nous n’avons pas prévu et que nous ne sommes pas prêts à affronter. Ce qui compte, c’est de parler et d’écouter davantage. »

Ce n’était pas ce que nous avions pensé mais autre chose, quelque chose de nouveau. Nous n’avions plus aucune certitude. Notre champ d’action était large et nous nous sommes dits : « Nous allons ouvrir le dialogue. » Non pas parce que nous étions persuadés qu’il serait positif ou que nous nous disions : « Nous allons ouvrir le dialogue parce que nous sommes persuadés qu’il sera négatif et que nous avons besoin de temps. » Au-delà du calcul politique que fait toute force pour dire oui ou non, nous avions besoin d’une clef pour comprendre et ce qui se passait et cet autre acteur à qui nous donnons le nom générique de société civile, un peu héritiers de ce que toi et d’autres nous ont montré, cette masse informe qui ne correspond pas à une organisation politique classique et qui apparaît à partir du 2 janvier. Ils ne se soulevaient pas avec nous mais ils n’étaient pas apathiques, ils ne se joignaient pas à la campagne de lynchage déjà en vigueur, surtout dans les médias de masse. Ils jouaient un nouveau rôle et s’interposaient au beau milieu de la guerre d’une façon qui empêchait les deux camps de poursuivre le combat. Dans cette situation déconcertante, nous avons voulu savoir ce qui se passait ; sincèrement, ce n’était même pas un calcul politique. Nous devions écouter et c’est comme ça que nous en arrivons au premier dialogue et à tout ce que nous avons construit autour.

Carlos Monsiváis. On assiste, les premiers mois, à une insurrection morale de la société. Je ne sais pas si on peut parler de la société civile au sens strict dans la mesure où son organisation est très rudimentaire et dépend des réactions émotives et morales. Mais la résistance éthique d’un grand secteur de la société empêche l’écrasement, fait reculer Salinas par rapport à ce qu’il a dit dans son discours du 6 janvier, favorise les cordons de paix, mobilise l’intérêt international... Et je crois surtout qu’après le texte À qui devons-nous demander pardon ?, une proposition de dialogue répond à cette insurrection morale. Que penses-tu, du point de vue de l’EZLN, de votre participation à ce dialogue ? Quand y a-t-il eu avancée, recul ou stagnation ?

Marcos. Il faut, avant tout, se dire qu’il y a deux façons de concevoir le dialogue. Dans la cathédrale de San Cristóbal de las Casas, nous avons rencontré toutes sortes de gens. Nous assistons, d’un côté, à une sensibilisation à la problématique indigène, envisagée en termes culturels, ethniques, moraux, politiques, économiques et sociaux. Les raisons du conflit étaient et restent indiscutables. De l’autre, nous nous heurtons à un vide. L’EZLN n’est pas apparu, en janvier 1994, uniquement comme un mouvement qui ébranlait la conscience nationale à propos de la problématique indigène. Pour de nombreux secteurs de la société, il comblait un vide, palliait une absence de perspectives politiques de gauche et je ne fais allusion ni à ceux qui regrettent encore la prise du Palais d’Hiver ni aux secteurs professionnels de l’insurrection et de la révolution. Je parle des gens ordinaires qui, en dehors de la problématique indigène, espéraient voir naître une force politique qui occuperait un espace déserté par la gauche parlementaire.

Carlos Monsiváis. Tu parlerais d’un sentiment utopique ?

Marcos. Je n’emploierais pas cette expression, car il s’agit de quelque chose de beaucoup plus spontané. Parmi les gens qui s’éveillent à la politique, nombreux sont ceux qui trouvent qu’elle présente des aspects qui ne leur conviennent pas. Ce qui est novateur. En ce sens, je crois que nous créons plus de perspectives que nous ne pouvons en satisfaire. Il en va ainsi depuis qu’on nous considère comme un parti politique ou comme les animateurs d’une culture enkystée dans les vieux schémas des années soixante ou soixante-dix de l’anti-impérialisme et de la révolution mondiale ; tout ça, du côté de la gauche. Et nous héritons aussi de ce problème qui semblait oublié, du moins par la classe politique : l’éthique. Nous entamons un dialogue et nous découvrons que nous parlons la même langue. Nous n’étions pas préparés pour parler, nous n’avons pas passé dix ans dans la montagne pour parler ; nous nous étions préparés pour la guerre, mais nous savions parler. Finalement, c’est ce que nous avaient légué les communautés indigènes de l’EZLN : parler et écouter l’histoire. À ce moment-là, nous succombons à ce que beaucoup ont qualifié de délire verbal. Que de déclarations et d’interviews dans la cathédrale ! On accordait des entretiens et on envoyait des communiqués à tout le monde. La clef trouvée, on s’éclate ! Mais, d’un autre côté (non seulement avec le gouvernement, mais aussi avec toute la classe politique), on nous a clairement montré que la négociation devait en rester au ras des pâquerettes : « Demande et je t’arrose, ceci oui, ceci non, tout dépend du rapport de forces. »

Après ce dialogue, nous avons commencé à songer à une table ronde avec d’autres participants pour en finir avec le schéma en vigueur dans la cathédrale, puis à San Miguel et San Andrés. On nous disait : « Nous allons nous arranger, mais toi et moi. Qu’est-ce que tu veux ? Des terres ? Eh bien, je t’en donne tant. » Nous, nous répondions : « Mais non, ce n’est pas le problème ! » Nous avons réussi à faire s’asseoir d’autres gens pour que le dialogue ne s’en tienne plus au « donnant-donnant », « tu en demandes dix et je t’en donne six », et inventer enfin quelque chose de nouveau. San Andrés rompt le modèle de négociation qui sévissait jusque-là au sein de la classe politique.

Carlos Monsiváis. Un point de la plus haute importance lors de la rencontre dans la cathédrale est l’usage du passe-montagne ; sa signification symbolique qui trouve son plus haut degré d’expression à la Convention d’Aguascalientes, quand tu demandes si tu dois, oui ou non, te l’enlever. Chose qui n’avait pas été prévue, qui s’est posée de façon tout à fait naturelle. Et avant, l’utilisation du drapeau national, qui est une manière de se réapproprier la patrie ou d’y intégrer les indigènes. Déplier le drapeau dans la cathédrale est un acte symbolique très médité. Comment as-tu perçu l’utilisation des symboles pendant ces sept ans ?

Marcos. C’était une réponse. Par chance, le gouvernement appliquait les mêmes critères à notre combat qu’à une guérilla classique : il nous accusait d’être des étrangers, il invoquait l’or de Moscou (même si Moscou et l’or n’étaient plus de saison)... Le mur de Berlin n’existait plus, les guérillas d’Amérique centrale touchaient à leur fin, les processus de pacification étaient arrivés à terme. Son principal grief était : « Ce sont des étrangers, ils veulent déstabiliser le pays et les indigènes sont manipulés. » Face à ça, nous devions récupérer un discours qui nous avait été confisqué, celui de la patrie et de la nation, fondamental pour les peuples qui sont vernaculaires et qui l’ont toujours été.

Ça n’a pas été facile. Le 1er janvier, beaucoup de camarades du Comité martelaient : « Nous ne voulons pas que les gens pensent que nous ne nous intéressons qu’au problème indigène. » Nous voulions à dessein rabattre d’un cran les revendications indigènes pour les inclure dans un grand propos national. Au moment où nous nous rendons compte que c’est précisément notre essence qui donne le plus de force au mouvement, nous assumons naturellement ce que nous sommes.

Dans cette lutte de symboles, nous avons réussi à récupérer des mots totalement pervertis : patrie, nation, drapeau, pays, Mexico...

Carlos Monsiváis. Pendant très longtemps, tous vos interlocuteurs et vous-mêmes avez en commun la surabondance verbale. Vous rabâchiez beaucoup.

Marcos. Exact. Nous invitons tout l’éventail, depuis les officialistes jusqu’aux tendances indigénistes les plus traditionnelles et les plus modernistes ; les autonomistes, les fondamentalistes... enfin, tout le monde. On commence à reconnaître l’un de nos étendards : le droit à la différence. Nous ne sommes pas tous pareils, pas plus que ne sont pareils un homosexuel et une lesbienne. Nous ne nous battons pas pour une égalité abstraite. Il y a des différences et c’est sur elles que doit se construire la nation.

Le fondement de notre lutte, ce sont les droits des indigènes et leur culture, parce que c’est ce que nous sommes. D’où la reconnaissance de la différence et nos liens avec le mouvement des homosexuels et des lesbiennes ainsi qu’avec d’autres mouvements marginaux. D’un autre côté, se pose le problème d’une force qui ne vient pas de la tradition de la classe politique mais dont les fondements arrivent tout droit des communautés indigènes. L’axe fondamental de notre lutte, c’est le monde indigène, le reste venant après. C’est pourquoi, quand on dit « Jamais plus de Mexique sans nous », on dit en fait « Jamais plus de 1er janvier 1994 ». Les caméras, les médias et tout le reste, c’est après. Le 1er janvier, il y a eu mort, destruction, persécution, désolation, misère, angoisse, peur, terreur ; disons la guerre. C’est pourquoi nous sommes si pressés d’en finir. Nous l’avons faite ; c’est celui qui ne l’a pas faite qui veut qu’elle se poursuive parce qu’il n’en a pas payé le prix. Nous ne voulons pas que les choses se répètent. Nous n’avons besoin de rien, sinon qu’on nous garantisse que nous pouvons faire partie de ce pays, comme nous en avions formé le projet. Nous ne souhaitons pas faire scission ni créer un autre État, pas plus que nous ne voulons d’une Union des républiques socialistes d’Amérique centrale.

Carlos Monsiváis. Je crois que l’un des grands apports de ce mouvement est d’avoir introduit dans le débat le thème du racisme, qui est l’une de nos indiscutables caractéristiques nationales. Quand la première délégation de l’EZLN s’est rendue dans le District fédéral, je pense que l’on a assisté à la première manifestation antiraciste de l’histoire du Mexique. Il s’agit d’un apport très important.

Cela dit, certains prétendent que l’EZLN n’a pas amélioré la condition des indigènes dans le Chiapas ni, semble-t-il, dans le reste du pays ; au contraire, elle aurait empiré.

Marcos. Pour nous, l’histoire n’est pas finie. Aujourd’hui, tout le monde reconnaît - y compris les racistes qui n’osent pas s’assumer - que la situation des communautés indigènes est insoutenable. Ces sociétés peuvent produire des guérilleros, des délinquants, mais pas disparaître en tant que société indigène. On a essayé pendant cinq siècles, mais on n’a pas réussi.

L’EZLN ne peut simuler une solution ou en finir avec le spectacle de ses dirigeants qui ont des responsabilités, font des conférences, participent à des signatures de livres. Il n’a pas de prise sur ce que sera l’avenir de chacun d’eux - un poste de gouverneur, la direction de la communication sociale de tel ou tel nouveau régime, etc. -, alors que, pour le reste de la population, tout continuera comme avant, peut-être une boutique ou une clinique en plus, mais tout reviendra au même. Dans une telle pauvreté, nous voulons suppléer aux armes, faire de notre pauvreté un instrument dans la lutte pour la liberté et la démocratie. Nous voulons que les choses changent mais pas qu’on nous fasse la charité.

Nous voulons construire la paix, nous sommes capables de le faire. Nous sommes capables de construire une société plurielle, répondant à nos idéaux et sans armes.

Carlos Monsiváis. Estimes-tu que votre mot d’ordre « jamais plus de Mexique sans nous » peut signifier, selon la nouvelle légalité prévue, « jamais plus de Mexique contre lui-même » ?

Marcos. Oui. Ce sera peut-être une voie pour la reconnaissance d’autres Mexique exclus. Il n’y a pas que le racisme qui pèse sur la société mexicaine. La nation dit : « Assez ! Je ne veux plus être comme ça. » Et ces mots doivent s’appliquer à d’autres secteurs, minoritaires et non minoritaires : les femmes, les jeunes, les homosexuels, les lesbiennes et les transsexuels... Je pense que cette fin de siècle et de millénaire devrait imprimer aux mouvements progressistes ou de gauche une autre direction qui en finisse avec les luttes pour l’hégémonie, qu’elle soit de droite ou de gauche. Car, tout compte fait, ce que veulent la droite ou la gauche traditionnelles, c’est accéder à l’hégémonie : « Moi, je suis d’avant-garde (de droite ou de gauche) ; tous ceux qui sont comme moi comptent, et tous ceux qui sont différents de moi ne comptent pas : ce sont des ennemis, des contre-révolutionnaires, des provocateurs, des agents de l’impérialisme », soviétique ou yankee, selon la couleur.

Carlos Monsiváis. Il y a dans les accords de San Andrés un point qui m’inquiète : les us et coutumes. Je n’ai pas d’idées très claires à ce sujet mais je pense que c’est un appel à l’immobilisme tel qu’il se formule encore aujourd’hui : « C’est ainsi que je t’aime pour que ce soit ainsi qu’on continue de te reconnaître. » Dans le nouveau gouvernement, on envisage de soutenir les communautés indigènes, à condition qu’elles restent fidèles à leurs traditions et à leurs coutumes. Ce qui, selon moi, est tout à fait inacceptable parce que la mobilité est aussi un droit radical et qu’on ne peut l’esquiver.

En citant hors du contexte López Velarde, le candidat Fox a recommandé aux intellectuels de prendre soin de la patrie : « Sois toujours pareil, fidèle à ton miroir quotidien. » Le grand appel à l’immobilisme.

Marcos. Certains us et coutumes ne devraient plus avoir leur place dans les communautés indigènes : achat et vente de femmes, alcoolisme, femmes et jeunes écartés des décisions collectives. Le sens de la collectivité y est plus grand que dans les zones urbaines, mais il y a également exclusion. Ce que la droite accepte, ce sont les us et coutumes qui ont à voir avec le confessionnal. Sans aller chercher plus loin, le cabinet d’ordre et de respect - l’expression vient des écoles religieuses. On voit bien dans la façon dont le cabinet est constitué que la société est considérée comme une école. On cherche à imposer à toute la nation les us et coutumes « bons » et moralement acceptés, et à mettre de côté, à marginaliser les us et coutumes différents et illégaux.

Ce que revendiquent les communautés indigènes, et pas seulement les zapatistes mais toutes les communautés qui se sont rendues à San Andrés, les cinquante-six ethnies, y compris les représentations du Parti révolutionnaire institutionnel, c’est le droit à la différence et, par voie de conséquence, le droit de décider de leur destin.

Dans toutes les communautés, il y a des mouvements de résistance qui entraînent des changements. En termes juridiques et politiques, ce qui constitue une nouveauté, ce sont : le déplacement de l’autorité, le fait de devoir rendre continuellement des comptes, la surveillance du gouvernant par le gouverné, autant de points qui ne sont pas d’aujourd’hui. De même que l’application de la justice quand il y a délit. Au lieu de la prison, la réparation du mal causé.

Que quelqu’un vienne et dise « Je viens vous libérer, femmes opprimées », ou que l’émancipation vienne du mouvement des femmes indigènes lui-même, ce n’est pas la même chose. Qu’une féministe de la ville dise « Les femmes indigènes ont des droits » ou que les femmes indigènes déclarent, comme viennent de le faire celles de Xi’nich et des Abejas au pied du Monument de l’Indépendance : « Nous avons, en plus, nos revendications en tant que femmes. Nous voulons une paix qui s’accompagne de justice et de dignité. Nous ne voulons pas de la paix du passé », ce sont deux choses tout à fait différentes.

Voilà ce qui se passe, avec des résultats inégaux mais, croyez-moi, les solutions ne viendront pas de l’extérieur. De l’extérieur ne viendront que des correctifs. Les représentations du Congrès national indigène, que nous reconnaissons comme le mouvement indigène national indépendant, intègrent de plus en plus de femmes. Au départ, les choses étaient différentes ; il y avait des gens très éloquents tant sur le plan de la parole que des principes, mais c’étaient des hommes. Depuis trois ou quatre ans, et de façon encore plus manifeste aujourd’hui, à l’intérieur de cette structure à laquelle nous participons mais qui ne nous appartient pas, nous assistons à un accroissement de la participation des femmes. J’irais jusqu’à dire que cette lutte des femmes indigènes pour leur statut n’est pas propre aux communautés zapatistes. Je ne sais pas si elle est le produit des communautés qui résistent, mais elle va désormais bien au-delà. Les camarades, surtout dans la frange centre-sud du pays (Oaxaca, Jalisco, la sierra Tarahumara, Hidalgo, Veracruz, Puebla...), participent aux instances de direction à la fois comme femmes et comme indigènes. Je ne sais pas ce qu’il en était avant 1993, mais en 1994 et durant les premières années, nos interlocuteurs du mouvement indigène étaient exclusivement masculins.

Carlos Monsiváis. Le sous-commandant Marcos, qui a occupé pendant sept ans une position centrale dans l’EZLN, existe-t-il ? Comment décrirais-tu la trajectoire de cet homme appelé Marcos ?

Marcos. Pour être honnête, ce qui se passe avec Marcos et avec le reste de l’EZLN, c’est qu’ils n’étaient pas prêts pour le 2 janvier 1994. Tout d’abord s’entrecroisent une série de facteurs qui magnifient le personnage ; finalement, il n’est pas indigène. Et tous les référents culturels sur la combinaison Blancs et Indiens se mettent en branle, quelque chose comme Danse avec les loups, sans oublier tous les films mexicains depuis La Nuit des Mayas ou les légendes. Commence alors à se constituer un arsenal, un bunker, qui donne un poids spécial au débat politique ; ce poids politique est très pervers. Il pervertit la pratique politique la plus rudimentaire, la plus concrète. Ce n’est pas pareil de dire « je veux parler avec les zapatistes » et de penser à Marcos que de penser à un zapatiste qui doit parler avec toi parce qu’il est ouvrier, colon ou n’importe quoi d’autre. Voilà où est la perversion. Et c’est aussi une cible privilégiée du régime. Ou on tire une balle ou on dégrade. Et la campagne se concentre aussi sur ce point. Ce qui me conduit à envisager un double aspect des choses, car tout ça aide le mouvement, le rend plus compréhensible. Tout compte fait, je suis le porte-voix. Et je sers aussi parfois de paratonnerre, car toute la campagne gouvernementale se concentre sur le personnage de Marcos, ce qui laisse le reste du mouvement libre. Moi, je crois que le bilan de mon rôle reste encore à faire.

Carlos Monsiváis. Je t’interrogeais moins sur le bilan de ton rôle que sur ses répercussions dans ton évolution, la façon dont tu t’es transformé. Une chose est le langage de Marcos le 1er janvier 1994, une autre est son langage actuel. Tu as beaucoup parlé, on t’a lu sans compter. Tu as renoncé, je suppose, à une partie de ton langage antérieur au 1er janvier.

Marcos. Surtout à des schémas, dont les plus élémentaires, des choses comme « le révolutionnaire doit être du sexe masculin ». Des anecdotes, il y en a des milliers, surtout dans les catacombes de la gauche armée... Même dans la gauche parlementaire dominent les vieilles formes culturelles.

Carlos Monsiváis. Dans ton discours de la Convention d’Aguascalientes, tu parles encore de façon très critique de ceux qui s’opposent au langage du sacrifice. Pourtant, par la suite, tu as changé.

Marcos. Il nous était impossible d’éviter ce langage, moins parce que nous sommes les héritiers de la gauche traditionnelle des catacombes dans laquelle nous avons grandi et avons été formés qu’à cause de l’appropriation par les communautés du sens de la mort et de la souffrance. Nous n’allions pas jusqu’à dire « C’est ainsi que nous sommes heureux », mais nous ne pouvions pas faire autrement. De la même façon, nous sommes des gens armés et qui portent des passe-montagnes et la seule chose dont nous sommes sûrs, c’est que nous ne voulons ni d’armes ni de passe-montagnes. Non seulement par vocation pacifiste mais aussi parce que nous avons besoin de faire de la politique et que les armes sont un obstacle. Mais nous ne les déposerons sous aucun prétexte. Il nous est impossible de dire : « Tout a enfin changé ; le PRI est tombé - ce que nous souhaitions - et nous grimpons vers le Parnasse. » Impossible. Moi, je ne sais pas si nos revendications sont très subversives, pour ma part je ne le crois pas, mais s’il n’y a pas de solution, quelque chose va éclater, même sans nous. Si le pays ne reconnaît pas qu’il y a des êtres différents, la situation risque de devenir explosive, où que ce soit. Et qu’ils ne s’imaginent pas qu’il n’y aura qu’une simple reproduction [du passé]. Les mouvements seront plus importants, plus radicaux, plus tenaces, plus intolérants et plus fondamentalistes sur la question ethnique. Mais ils ne veulent pas nous voir en dehors de notre périmètre parce que nous représentons un phénomène étranger à la logique de la classe politique. Ils disent : « Il vaut mieux qu’ils restent où ils sont, à envoyer des communiqués et à faire de la poésie douteuse plutôt que de venir parler au Congrès ou être les interlocuteurs d’untel ou d’untel. » C’est pourquoi il y a un déficit de signes. « Même si tu demandes non pas sept signes mais un seul, même si tu ne demandes rien, même si tu t’enlèves le passe-montagne sans rien faire, tu ne sortiras pas parce que tu nous casses la baraque. »

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