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Entretien avec Vilma, activiste maya
du Guatemala, en visite aux Lentillères

mardi 14 mai 2019, par Les Lentillères, Vilma Judith Sor

Au cours d’une promenade printanière dans les jardins occupés du Quartier libre des Lentillères, après avoir fait une visite explicative de l’histoire de ce territoire en lutte, nous nous sommes entretenues avec Vilma, activiste guatémaltèque qui a partagé avec nous son expérience de résistance communautaire indigène.

Pour commencer si tu veux bien te présenter. Tu viens d’où ? Comment es-tu arrivée ici ?

Je m’appelle Vilma Judith Sor, je suis une femme maya kaqchikel [1] du Guatemala et je travaille dans une organisation qui s’appelle Association communautaire pour le développement Serjus. Je suis ici parce que le travail que nous faisons reçoit le soutien du CCFD (Comité catholique contre la faim et pour le développement) dans un lieu qui s’appelle Ixcán, au nord du Quiché [2].

Quel type de travail réalise votre association ?

Nous avons plusieurs axes de travail mais nous travaillons surtout l’organisation et l’articulation communautaire parce qu’on pense qu’il est nécessaire de récupérer le sens communautaire depuis la base, depuis les communautés, car la guerre a détruit le tissu social. Alors nous cherchons à reconstruire ce tissu social depuis les principes et valeurs de la cosmologie [3] maya et dans ce sens l’idée de communauté est très importante. Et avec cette organisation et articulation communautaire nous mettons en place des propositions comme l’agriculture écologique et la défense du territoire, spécifiquement l’eau et la biodiversité car il y a une intention de privatiser les graines et les plantes médicinales, et en général les connaissances ancestrales. Nous luttons aussi en ville pour le droit à un logement digne. Nous travaillons également beaucoup dans la recherche des droits des femmes et contre les violences faites aux femmes. Pour tout ça, nous cherchons à avoir une incidence réelle dans les gouvernements municipaux. Par exemple, à Ixcán, nous avons travaillé à construire une politique municipale de souveraineté alimentaire et un autre programme municipal pour l’égalité de genres. Ce sont de petits apports que nous faisons pour le bien des communautés. Mais tout ça est également indissociable d’un travail de formation politique pédagogique depuis l’éducation populaire. Nous pensons en effet que l’organisation, si elle ne se forme pas, peut se perdre sur le chemin et peut aussi perdre ce désir et cet espoir de construire une société différente, un monde meilleur où il y ait une place pour tous et toutes.

Tu parlais de la guerre, ici en France peu de gens connaissent cette histoire et ses conséquences aujourd’hui. Tu peux nous donner quelques pistes pour que l’on comprenne un peu mieux ?

Au Guatemala, il y a aujourd’hui une inégalité mais cette inégalité que nous vivons maintenant a existé historiquement depuis l’invasion. De 1944 à 1954, il y a eu des gouvernements progressistes qui ont cherché à donner un peu plus de justice aux paysans en travaillant notamment une réforme agraire. Mais cela n’était pas bien vu par l’oligarchie guatémaltèque mais aussi par les entreprises des USA. Alors, ils ont fait tomber le gouvernement de Jacobo Árbenz Guzmán et installé un gouvernement militaire. Et à partir de là, la situation du pays est devenue très difficile avec un conflit interne armé qui a été l’un des plus sanglants du monde. Il y a eu beaucoup de violences, avec la politique de la terre brûlée où ils ont fait disparaître des communautés entières, les enfants, les femmes, les vieilles et les vieux, tout le monde. C’est une histoire terrible, très dure dans notre processus historique. Après trente-six années sanglantes, il y a eu des accords de paix qui ont enfin été signés. Malheureusement, ceux-ci sont restés un bout de papier puisqu’ils n’ont jamais réellement été appliqués. Et alors, les conditions de la grande majorité de la population, surtout indigène restent très précaires. De là, les accords de paix ont ouvert des possibilités. Par exemple, on peut aujourd’hui s’organiser collectivement, ce qui pendant la guerre était impossible, et ainsi pouvoir exercer nos droits d’une manière un peu meilleure. Mais la situation d’inégalité n’a dans le concret pas tant changé que ça et c’est pour ça que les peuples s’organisent et luttent pour défendre leurs territoires et leurs vies.

Tu parles de défendre le territoire parce qu’il y a des mégaprojets en ce moment au Guatemala ?

Ce système capitaliste colonial et patriarcal s’est imposé dans le monde entier, il s’est exprimé au Guatemala d’une manière bien concrète. Ça a beaucoup de lien avec les axes de développement de ce système comme les mines, l’exploitation du gaz ou du pétrole, la monoculture de la palme pour l’huile ou la canne à sucre. Il y a aussi de grands projets d’infrastructure comme des barrages hydroélectriques. Ceux-ci provoquent le plus de conflits dans tout le pays parce qu’ils sont très importants. Ils dévient les rivières, et les communautés en aval n’ont donc plus accès à la rivière et donc plus d’eau. Ce sont souvent des communautés indigènes qui vivent de la pêche mais aussi du maïs et des haricots, qui sont les moyens de subsistance basiques pour les communautés indigènes. Alors si on n’a plus d’eau, on n’a plus de vie.

Dans tous les territoires du Guatemala il y a beaucoup de conflictualité sociale sur cette question et beaucoup de résistance pour s’opposer à ces projets. Malheureusement, comme ils sont soutenus par le capital transnational mais aussi par les dominants locaux qui ont beaucoup de pouvoir économique, ils manipulent et utilisent les institutions gouvernementales pour développer leurs projets sans avoir consulté les peuples alors que c’est un droit collectif. Certains projets ont pu être empêchés mais malheureusement pas tous, notamment du fait de la répression. Nous avons ainsi beaucoup de leaders et persécuté·e·s et criminalisé·e·s et même prisonnier·e·s politiques. Au Guatemala, on n’emploie pas cette formulation mais nous les considérons comme des prisonnier·e·s politiques.

Pour pouvoir te mettre en prison parce que tu défends la forêt ou la terre, ils vont inventer des délits et nuire à ta réputation. Certains ont ainsi dû sortir du pays pour ne pas subir cette répression et ça a également fragilisé les mouvements de résistance.

Et l’histoire d’extrême violence dont tu parlais auparavant doit également marquer les luttes aujourd’hui ? Quand nous avons parlé dans l’après-midi des luttes en Europe comme à la ZAD, il était évident qu’ici ils ne nous tirent pas dessus à balle réelle et que ça ouvre plus de possibilités pour s’opposer à un mégaprojet. Quelle stratégie vous mettez en place pour pouvoir affronter tout ça ?

Au Guatemala, du fait de l’histoire de guerre que nous avons connue, beaucoup de ces résistances qui s’opposent à ces projets ont choisi la résistance pacifique. Concrètement ça veut dire faire des plantones [4] permanents pendant des mois ou même des années. On vient de fêter les quatre ans du planton de la Pula. Et il y en a beaucoup d’autres ainsi contre les barrages ou les monocultures, mais toujours en revendiquant la résistance pacifique pour éviter les agressions violentes de la police ou de l’armée. Malgré cela, les autorités ont commis de nombreux abus. Hier, justement je lisais une nouvelle qui disait que les militaires responsables du massacre de camarades indigènes avaient été relaxés. (…)

On a le sentiment que le pouvoir militaire se consolide et est de plus en plus présent dans toutes les instances du gouvernement. Par exemple le président n’est pas issu officiellement de l’armée mais on sait bien que derrière lui ce sont les militaires qui ont la main sur une partie du pouvoir tant législatif qu’exécutif ou judiciaire. (...) Il y a des leaders indigènes qui sont assassiné·e·s prétendument dans des crimes de droit commun mais c’est évident que derrière ces actions il y a les services secrets de l’armée. C’est la manière d’opérer de l’armée. Pendant la guerre, ils ont massacré des villages entiers en disant qu’il fallait « enlever l’eau des poissons », c’est-à-dire qu’ils attaquaient les communautés qui soutenaient la guérilla en partageant leur nourriture par exemple.

Aujourd’hui, ils s’attaquent de la même manière aux ONG qui soutiennent les luttes communautaires mais avec un changement législatif. Ils veulent nous limiter à un rôle assistancialiste pour nous empêcher de nous organiser politiquement. Mais nous poursuivons notre chemin d’autoformation pour contribuer à développer le sens critique dans nos communautés. Avec cette loi, des organisations comme la mienne pourraient être fermées. (...) Il y a aussi cette nouvelle loi contre le terrorisme. Il y a peu, ils nous cataloguaient encore de communistes mais depuis les attentats du 11 septembre 2001 ils nous accusent d’être des terroristes. En réalité, c’est juste un moyen de faire taire la voix de nos communautés en lutte en facilitant les voies légales pour mettre des activistes en prison. (...)

Au Quartier libre des Lentillères, comme tu l’as vu, une des sources d’inspiration c’est le processus zapatiste au Chiapas avec la construction de structures autonomes et d’une gestion collective des questions communes. On voit que ces formes de gouvernance indigène existent dans beaucoup d’autres endroits en Amérique latine. Par exemple, dans ta communauté, est-ce qu’il y a pour parler d’un sujet sensible des mises en pratique de justice communautaire autonome ?

Les communautés indigènes en général ont leurs propres moyens d’organisation, d’autogouvernement et d’administration de la justice. Par exemple, s’il y a un conflit communautaire, ce sont les autorités communautaires qui s’en chargent. Elles font une médiation et interviennent pour trouver une solution au conflit. C’est comme ça que ça se résout, surtout dans les communautés les plus isolées. Pour celles qui se trouvent plus près des villes, comme il y a le système de justice occidental, elles se servent également de celui-ci. Au Guatemala, il y a des choses bizarres. Par exemple, j’ai connu le cas d’un juge qui avait un souci avec son fils dans sa communauté et il a réglé ça par le biais des autorités communautaires. C’est dire à quel point ce système est reconnu par les gens, mais le système occidental lui ne le reconnaît pas.

Mais nous, aujourd’hui, on dit qu’il nous faut réaliser un « processus de décolonisation ». Certains par exemple utilisent le système occidental en disant « ils ne me laissent pas prendre ce morceau de forêt ». Mais ce sont des terrains communaux et les autorités occidentales leur donnent raison parce qu’elles ne prennent pas en compte les règles communautaires. En ce moment, nous sommes donc dans une lutte parce que ces règles communautaires ont toujours existé, sur les questions de répartitions de l’eau, de la terre ou pour une bonne entente entre les voisins. On est même obligé·e·s de faire appel au Conseil constitutionnel pour défendre nos droits collectifs, qui en principe sont reconnus au niveau national et international dans les accords des Nations unies. Et les juges ne respectent pas ces règles. La communauté a une relation et une dynamique au quotidien mais au contact de ce système comme il est établi au Guatemala, elle se brise. C’est pour ça que nous disons que nous devons vivre au milieu de deux systèmes. Notre propre système et le système occidental, et ça provoque des conflits. (...) Par exemple, dans une de nos communautés, on a constaté que les violences faites aux femmes étaient fortement liées à des problèmes avec l’alcool. Les camarades de cette communauté ont donc pensé un plan de prévention aussi bien à travers l’administration communautaire indigène qu’en faisant adopter par l’institution municipale une interdiction de la vente d’alcool. Ça a provoqué de fortes tensions dans les communautés mais c’est le moyen qu’elles ont trouvé pour ne plus subir ces violences.

Pour conclure, nous avons passé toute la journée ici aux Lentillères. Est-ce que tu vois des points communs entre les formes de vie de ta communauté et ce que tu as vu ici ? Y a-t-il des choses que tu as vues ici qui t’ont également inspirée ? Des formes que tu peux imaginer utiles pour les luttes dans vos communautés ?

Cette visite me remplit d’espoir et de joie. Effectivement je sens ici des paris similaires à ce qu’on porte dans nos communautés. Par exemple, la récupération d’espaces en ville comme vous le faites ici me semble une idée très intéressante. Dans notre réalité, c’est compliqué parce que la répression est beaucoup plus dure mais ça me motive à articuler les combats autour du droit au logement. Chez nous, c’est un grave problème et beaucoup de gens n’ont pas accès à des conditions dignes pour se loger. C’est inspirant de penser qu’on peut, au milieu d’une ville chercher des solutions collectives pour lutter sur ce front-là. D’autant plus que chez nous ce n’est pas évident de mobiliser les jeunes et ça pourrait les intéresser de développer des espaces de ce type. La combinaison de ça avec la récupération de la terre comme moyen de production de nourriture et de vie me semble similaire à ce que nous faisons au Guatemala. L’agriculture « écologique » c’est quelque chose de nouveau mais qui nous vient du passé. Nos ancêtres depuis leur propre cosmologie produisaient des aliments pour la vie, pas pour le profit. Alors effectivement, c’est inspirant de penser qu’au Nord comme au Sud nous avons ce même désir de générer des relations de pouvoir différentes entre les êtres humains mais également avec la Terre-Mère.

Source : Dijoncter.info
9 mai 2019.

Notes

[1Communauté ethnolinguistique indigène.

[2Département du Guatemala.

[3Manière d’interpréter le monde.

[4Sorte de campement qui sert de point de ralliement mais aussi pour informer voire parfois bloquer les flux.

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