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Entretien avec Nastassja Martin
« Le sentiment du sublime disparaît
avec la sécurité de celui qui le regarde »

jeudi 4 avril 2019, par Benoît Labre, Nastassja Martin

Nastassja Martin, anthropologue, disciple de Philippe Descola, a publié un livre important sur les Gwich’in d’Alaska, Les Âmes sauvages (La Découverte), d’après son « terrain » d’ethnologie où elle a pu interroger, sur le terrain justement, les concepts descoliens de naturalisme et d’animisme. « Vivre dans un monde animé » pourrait-il nous libérer de l’impérialisme technoscientifique ?

Le Comptoir : Vous êtes partie en Alaska, synonyme de nature sauvage pour nous, de wilderness nord-américaine… Qu’avez-vous trouvé là-bas ?

L’Alaska peut difficilement être pensé comme un territoire uniforme. Pour schématiser, disons que dans la première Alaska dans laquelle j’ai vécu, américaine, j’ai trouvé exactement cela : la wilderness vierge et sauvage telle que nous la fantasmons en Europe, les grands espaces pleins d’animaux et quasi vides d’humains. Pourtant j’ai été frappée, en arrivant sur mon terrain à Gwich’aazhee (Fort Yukon), de réaliser la perte de tous les éléments qui composaient pour moi le tableau de cette Grande Nature, extérieure, a-humaine et transcendante. Dans ce village Gwich’in délabré, pas le moindre signe d’animaux sauvages. Alors que partout sur les routes alaskiennes, on croise élans et caribous régulièrement, ici au beau milieu de la taïga subarctique, ils avaient disparu de la circulation. Ne semblaient subsister ici que ruines et left-overs d’un Occident arrivé trop vite et trop fort, déjà recrachés sur les berges de la rivière Yukon avant d’avoir pu être digérés. J’ai dû me rendre à l’évidence : Fort Yukon n’était pas un village de nature-lovers mais de chasseurs ; Fort Yukon était habité de chasseurs qui manifestement avaient été percutés de plein fouet par une autre réalité ; ils étaient plongés dans une profonde dépression, morale comme physique, parce qu’ils avaient perdu les animaux qu’ils poursuivaient.

Voilà qui asséna un premier coup à l’idée que je me faisais du sauvage alaskien, parasitée par les images faussement idylliques construites par et avec le modèle des parcs nationaux : à Fort Yukon, les animaux ne se donnaient pas à voir innocemment à leurs protecteurs. J’ai réalisé avec le temps qu’il y avait ici un triple enjeu qui allait déterminer tout ce que j’allais pouvoir dire de la « nature » par la suite : l’histoire politique et économique liée à la colonisation dans laquelle les Gwich’in étaient insérés d’une part, les transformations violentes entraînées par le réchauffement climatique d’autre part, et enfin la manière dont leur mode de relation au monde animiste pouvait encore apporter des réponses efficaces au monde tel qu’il était en train de se métamorphoser.

Ce que j’ai réalisé dans la taïga alaskienne, c’est que ce n’était pas au cœur de la wilderness que j’avais plongé, mais de la débâcle.

Peut-on encore parler de « nature » ? Ce concept est-il pertinent ?

Oui et non. Face aux métamorphoses environnementales sans précédent affectant le Grand Nord, on pourrait croire que la nature stable et pérenne et son superlatif la wilderness sauvage et sublime deviennent des concepts obsolètes. Ils devraient disparaître en même temps que le permafrost fond à vue d’œil, que les pumas remontent au nord pour suivre les lapins qui suivent leur herbe repoussant plus rapidement sur les sols brûlés de la taïga subarctique, que les ours polaires descendent au sud pour fuir la glace qui se dérobe sous leurs pieds. Le milieu subarctique semble déboussolé, et il devrait a priori en aller de même avec le concept de « sauvage », cela pour une raison simple : le sentiment du sublime disparaît avec la sécurité de celui qui le regarde.

Pourtant, force est de constater que la wilderness est loin d’être tombée aux oubliettes. Il ne devrait plus y avoir de touristes pour venir l’admirer, parce que nous sommes tous emportés par cette débâcle aux côtés de tous les autres êtres avec toutes leurs différentes constitutions, et pourtant. Pourtant le monde, si, regorge de touristes qui ne se voient pas, eux aussi, juchés sur un bloc de glace et le regard hagard, inexorablement charriés vers l’aval. C’est peut-être de ce paradoxe qu’il nous faut partir. Du fait qu’ils soient justement là, dans ces lieux dits « de grande nature », au sein desquels les métamorphoses environnementales sont les plus visibles, non seulement sur toute la faune, aquatique, terrestre et sur la flore, mais aussi sur le corps des humains qui vivent au contact de ces milieux. Je ne parle pas de quelques explorateurs téméraires ; je parle de hordes de touristes qui viennent profiter du sightseeing qu’offre la grande, immémoriale et éternelle wilderness mais aussi, preuve que le couple nature/culture n’est pas simplement conceptuel mais pratique, du sightseeing « culturel ». Ainsi en Alaska, et en dépit du fait que ce territoire n’offre des indigènes aux atours aussi « riants » que chez leurs voisins Russes, on se pâme d’indigénisme : la compagnie d’avion de fret Warballows, qui achemine passagers et vivres jusqu’aux villages Gwich’in du nord-est de l’Alaska, propose en été et une fois par semaine un « tour combiné nature/culture » qui offre, contre la modique somme de 3 000 dollars, le package survol des caribous de la plaine côtière arctique le matin, et tour en minibus du village-ghetto de Fort Yukon l’après-midi. Ces Indiens-là titubent dans les rues d’un village ruiné par les assauts de la rivière chaque fois plus violents et jonché de déchets de l’Occident ? Qu’à cela ne tienne, on aura quand même quelque chose à raconter de cette grande nature et de cette pauvre culture dont on aura fait le tour en un jour, l’appareil photo bien rempli de caribous vus du ciel et d’humains en faillite. Ces guettos at the edge of the wilderness se multiplient, la dualité s’accentue, malgré le mélange des êtres et des choses, l’hybridité qui reprend ses droits, l’effacement des frontières, si évident, inexorable, en cours, pourtant.

Non, on ne peut raisonnablement plus parler de « Nature » si l’on regarde autour de soi le monde qui change, et si l’on porte le regard plus loin, vers les myriades de collectifs qui n’ont jamais eu recours à ce concept pour médiatiser leur relation au monde, comme c’est le cas des Gwich’in, parmi tant d’autres. Si, on peut encore parler de « Nature », parce que c’est cette même vieille idée qui à l’heure actuelle continue de faire des ravages ; cette même vieille idée à laquelle nos institutions naturalistes continuent d’accorder tout crédit, découpant le monde en zones protégeables et zones exploitables, et en excluant toute autre forme de relations au vivant.

Faut-il dépasser le « naturalisme » ?

Avant de pouvoir « dépasser » le naturalisme, il faudrait déjà pouvoir le comprendre, le décortiquer, et être bien conscients de ses effets sur nos vies, et sur celles des indigènes. Évidemment, Bruno Latour a raison lorsqu’il dit qu’il y a bien longtemps que nous faisons autre chose que ce que disent nos institutions, que nous ne sommes plus naturalistes depuis longtemps, en témoignent les hybrides avec lesquels nous composons dans les laboratoires comme dans notre quotidien, qui montrent que nous débordons allègrement les cases conceptuelles que nous nous sommes assignées depuis la Renaissance. Quelque chose bouillonne, quelque chose n’a de cesse de démembrer nos collectifs. Pourtant, si l’on se place du côté des structures politiques, des instances de cadrage, des politiques d’États et de nos manières d’organiser la nature en la segmentant en deux, l’une à protéger, l’autre à exploiter (les deux faces d’une même pièce, celle de l’ontologie occidentale), force est de constater que nous sommes encore loin d’avoir dépassé l’ontologie naturaliste telle que définie par Philippe Descola. Le naturalisme est le schème de relation qui tient notre monde, qui le structure, qui le stabilise. Qu’il soit en train d’imploser, certes. Mais il reste le schème dominant, le schème avec lequel sont arrivés les colons en Amérique, le schème avec lequel on continue d’asservir les milieux éco-humains qui ne rentrent pas dans le cadre

Faut-il dépasser le naturalisme ? Évidemment. Il faudrait pouvoir composer avec les autres modes de relation au monde, se donner les moyens d’accepter d’autres régimes de réalité, qu’ils soient animistes, totémistes ou analogistes, d’abord parce qu’ils sont peut-être plus à même de sortir de l’impasse dialectique et réversible dans laquelle nous nous trouvons : la toute-puissance de notre machine théorique moderne et l’efficacité prouvée de ses applications d’une part ; l’inéluctabilité de l’effondrement global, planétaire, irréversible, qui nous pend au nez. Les chasseurs animistes du Grand Nord ne nous parlent que de ça : de l’incertitude des êtres et des choses avec lesquels ils vivent, mais des milieux vivaces que leur dialogue, mythique et actuel, produit.

Il faudrait aussi pouvoir écouter tous ceux qui font des ponts entre les disciplines pour montrer à quel point leurs frontières sont poreuses et nécessitent d’être mises en dialogue pour faire face collectivement à « ce qui vient ». Pour ma part et dans cette optique, j’essaie de recommencer à raconter des histoires. Des histoires d’êtres humains qui ont fait des choix subversifs en décidant de vivre à la marge, en forêt, pour continuer d’entretenir (ou réparer) des relations avec les êtres non humains qui comptent pour eux. Que font les chasseurs lorsque la nuit tombe ? Ils se racontent des histoires, des histoires d’êtres métamorphiques, des histoires du jadis, ce temps où les frontières entre les êtres n’étaient pas encore stabilisées, où animaux et humains parlaient la même langue, où exister et devenir, c’était se spécifier. À ma manière, je tente de traduire ces histoires mythiques chuchotées au coin d’un feu pour qu’elles fassent écho dans notre monde à nous. Et peut-être qu’elles nous rappellent, si elles résonnent, que nous aussi nous avons été autres dans un lointain passé, que nous avons poursuivi les âmes des animaux en rêves et dans nos chasses, et que c’est ce lointain passé en nous qu’il nous faut désormais laisser affleurer à la surface de notre quotidien pour infléchir le terrible à-venir que l’on nous annonce.

L’écologie vous paraît-elle un paradigme pertinent ?

C’est une question complexe et je ne m’aventurerai pas à y répondre de manière univoque ou définitive. En ce qui concerne l’Alaska en tout cas, la manière dont les institutions politiques ont mis en pratique l’écologie a fait beaucoup de mal aux populations indigènes de chasseurs-cueilleurs qui habitent ces territoires. En effet, le dogmatisme inhérent à la protection environnementale est problématique, surtout lorsqu’il exclut les relations tissées entre humains et non-humains dans des milieux spécifiques sur des milliers d’années. En Alaska et sur des territoires historiquement parcourus par des chasseurs-cueilleurs, isoler les animaux des potentielles relations qu’ils pourraient entretenir avec leurs chasseurs pour les protéger a non seulement des effets très importants sur l’éthologie des animaux, qui modifient leurs comportements de manière visible et tendent à devenir des « sauvages domestiques », mais aussi évidemment sur les chasseurs, qui en perdant leurs proies se perdent eux-mêmes, puisque lesdits animaux sont constitutifs de leur existence, au sens ontologique.

Dans les cosmologies animistes, il y a l’idée selon laquelle vous chassez un animal animé et intentionné, doté d’une âme et d’une intelligence comparable à celle de l’être humain. Pour le chasser, il faut donc se mettre en capacité de dialoguer avec lui, essayer d’entrer dans sa tête et dans son corps, jusque dans ses humeurs, pour tenter de le débusquer. Il faut comprendre ses logiques pour suivre ses trajectoires. L’animal, quant à lui, pour échapper à son chasseur doit déployer tout un panel d’ingéniosité, tout en s’efforçant d’être le plus imprévisible possible. Cela l’oblige, lui-aussi, à se transformer pour exister, à être toujours en train de devenir « plus » que ce qu’il est, que son soi-disant « donné biologique ». Le milieu des chasseurs animistes devient donc un milieu dynamique, où chacun s’individue au contact de l’autre. Dénouer ces virtuosités millénaires au nom de la protection environnementale me semble tragique. Évidemment, si l’écologie d’État se mettait à faire ce qu’historiquement elle est censée faire, c’est-à-dire protéger des milieux de vie compris comme des totalités particulières où vivent des collectifs hybrides, alors oui, tout sera différent. Mais encore une fois, du point de vue de l’institution, nous en sommes encore loin.

Que vous ont appris les Gwich’in ?

Que la nature n’existait pas telle que je me le figurais, mais ça je le savais déjà, puisque j’avais assidûment lu Par-delà nature et culture, de Descola. Qu’ils étaient bel et bien toujours animistes, malgré le rouleau compresseur occidental qui tente d’aplanir leurs relations aux non-humains depuis la colonisation. Mais surtout, les Gwich’in m’ont montré qu’ils détenaient une réflexivité au-delà de ce que j’aurais pu imaginer, et des possibilités de réponses subversives à la modernité comme à la crise environnementale insoupçonnées. Ils n’étaient pas de pauvres chasseurs en train de disparaître en silence dans les bois alaskiens. Ils étaient des êtres en train de se transformer en allant chercher dans les bras d’autres qu’eux-mêmes les éléments de leur propre métamorphose.

Si je vous dis : Animisme ? Animalisme ?

Je ne vais répondre qu’à la question sur l’animisme, car on ne peut pas tout mélanger : si notre objectif est de recréer du sens, il faut savoir choisir ses concepts comme des outils, c’est-à-dire se saisir (ou, dans le cas de l’animisme, se ressaisir) des plus efficaces. Dans la boîte à outils des concepts, tous ne sont pas égaux, et il faut savoir choisir un mot pour des raisons précises. Pour ma part j’ai choisi l’animisme, et je préfère laisser de côté les autres termes, qui ne me semblent pas aussi heuristiques, et surtout pas aussi performatifs (au sens animiste du terme).

L’animisme est un concept qui est apparu en premier sous la plume d’Edward Tylor en 1871 dans Primitive Culture. L’auteur entendait par-là définir le premier stade de la religiosité humaine, l’animisme s’insérant parfaitement dans sa théorie évolutionniste des cultures (ce que plus tard Claude Lévi-Strauss dénoncerai comme du « faux évolutionnisme »). Philippe Descola s’est ressaisi de ce concept qui était tombé en désuétude et l’a redéfini comme l’une des quatre ontologies qu’il expose dans Par-delà nature et culture. Pour ma part, même si j’ai dû le désinstitutionnaliser pour le rendre plus opératoire (c’est-à-dire, dans le cas de l’Alaska, métastable), je continue de le trouver très efficace. Pour le dire brièvement, l’animisme est l’idée selon laquelle tous les êtres partagent quelque chose comme une âme, ou une « intériorité » pour le dire dans les termes descoliens, et que ce qui les diffère sont leurs corps, leurs attributs physiques. Au-delà de ces grandes lignes, je dirais qu’il y a dans les milieux du Grand Nord cette idée que les êtres du monde écoutent. Les arbres, les rivières, les animaux sont capables d’entendre ce que les humains se racontent entre eux. Plus encore, ils se souviennent. Ce qui fait qu’en Alaska comme d’ailleurs dans tous les milieux animistes, on ne dit jamais rien « innocemment ». La parole est performative, toujours, puisqu’elle est en lien avec tous les éléments alentour. Lorsque l’on parle, il faut donc toujours faire attention : on baisse la voix au matin lorsque l’on se raconte ses rêves, de peur qu’« ils » entendent, et qu’on ait à en subir les conséquences.

Vivre dans un monde animé, c’est cela : avoir conscience qu’il y a autour de nous des attentions et des intentions que nous ne contrôlons pas, et avec lesquelles il va bien falloir composer. C’est précisément cette attention à « ceux du dehors qui écoutent » qui fait que les Gwich’in sont bien plus armés qu’on ne pourrait le croire pour répondre aux métamorphoses environnementales actuelles. Leurs chasses et leurs histoires les préparent in fine à une seule chose : faire avec l’instabilité du monde.

Les Gwich’in peuvent-ils changer l’Occident ?

Non, je ne crois pas que nous devrions leur faire porter ce fardeau. Eux-mêmes refusent de demander aux animaux d’être ce qu’ils attendent d’eux lorsque ceux-ci se transforment et empruntent des trajectoires de migrations inattendues ou ne migrent plus. Sous quelle autorité aurions-nous le droit de leur demander de changer notre monde, alors que c’est ce même monde qui les a placés dans une situation d’extrême précarité ? Une telle question, « les Gwich’in peuvent-il changer l’Occident », dit bien l’angoisse du monde dans lequel nous vivons. Vers qui se tourner ? À qui remettre les clés de notre sort ? Qui nous sortira du pétrin dans lequel nous nous sommes mis ? Pas une poignée de chasseurs dans une forêt, c’est certain. Quoique : ils peuvent au moins nous montrer comment retisser les histoires qui relient nos existences à une terre et aux êtres qui comptent ; ils peuvent aussi nous donner envie de les mettre en résonance avec d’autres histoires qui, dans leur concert, commenceront peut-être enfin à esquisser d’autres possibles.

Propos recueillis par Benoît Labre
Source : Le Comptoir,
26 février 2019.

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