Commençons par le début… Tu arrives en France à l’âge de trois ans, en 1947, dans les bras de ta mère, qui a décidé de fuir l’Espagne franquiste. Après avoir passé clandestinement la frontière, vous vous installez à Castres, où ta mère à des connaissances et où elle exercera son métier de tisseuse. Il convient, dans un premier temps, d’évoquer la période de la guerre d’Espagne et de l’après-guerre. Comment ta famille a-t-elle vécu cette période ?
Une précision tout d’abord. Les raisons pour lesquelles ma mère passa clandestinement les Pyrénées, en mars 1947, n’étaient pas directement politiques, même si, en dernière instance, elles renvoyaient bien à des circonstances de ce type. En effet, en bonne militante des Jeunesses libertaires, très jeune, ma mère avait dévoré les brochures sur l’amour libre qui circulaient dans ce milieu. Lorsque, peu après la fin de la guerre, elle se mit en couple avec l’homme qui sera mon père, elle refusa de légaliser cette union pour la simple raison qu’elle rejetait l’institution du mariage. Mon père, quant à lui, ne manifestait pas de sympathie particulière pour les libertaires. Bénéficiant d’une position enviable du point de vue social, il était, malgré une antipathie marquée pour les franquistes, peu politisé. Assez bel homme, il était quelque peu coureur et, lorsque j’avais franchi le cap de ma première année, ma mère lui découvrit une liaison. Souscrivant à une conception de l’amour libre qui excluait, cependant, l’infidélité, ma mère mit immédiatement un terme à sa relation de couple. Cette rupture ne provoqua pas de drame particulier, mais elle déclencha la décision de ma mère de « passer » en France. À vrai dire, et sans le vouloir, je n’y étais pas pour rien. Lors de ma naissance, en effet, mon père m’avait reconnu et, en cas de séparation, la législation espagnole lui donnait tous les droits sur moi au titre de la fameuse patria potestas. Or, au début de 1947, des amis du couple informèrent ma mère que mon père était en train de préparer mon « kidnapping » dans le parc où elle m’amenait habituellement jouer et qu’une fois mené à bien, il comptait mobiliser ses avocats pour faire valoir ses droits et obtenir ma garde définitive. Aussitôt avertie, ma mère mobilisa ses anciennes relations dans le milieu libertaire et prépara fiévreusement son passage clandestin en France. Autrement dit, tout cela avait plus à voir avec un rocambolesque fait divers qu’avec le combat antifranquiste proprement dit, même si l’arrière-fond de cette affaire, c’est bien évidemment l’Espagne noire de ces années-là.
Comment ta mère a-t-elle vécu la guerre ?
D’après ce qu’elle m’en a dit, les jours et les semaines qui suivirent le soulèvement militaire furent particulièrement agités. Je sais, par exemple, que le 18 juillet 1936, jour du coup d’État, ma mère s’est rendue au siège de la CNT de Saragosse, où elle a vite compris que la tendance dominante était de faire confiance au gouverneur civil républicain de la ville [1]. En attendant la suite des événements, comme nombre de militants, elle a passé une bonne partie de la soirée à arpenter nerveusement le Paseo de la Independencia, en centre-ville, mais rien ne se produisant tout le monde rentra se coucher. Le lendemain, 19 juillet, un dimanche, un officier de la garnison de Castillejos demanda à rencontrer des responsables de la CNT. Il leur offrit son aide et celle d’un certain nombre d’autres officiers pour prendre la garnison. La rencontre eut lieu dans un bosquet, non loin de la ville. Craignant un piège, les camarades de la CNT n’acceptèrent pas sa proposition. Ma mère, qui fut chargée de convoyer l’officier, le vit pleurer sur le chemin du retour. Certains de ses amis avaient été mis aux arrêts et risquaient des peines très sévères. Elle a toujours été convaincue, quant à elle, qu’il était sincère et que la prise de la garnison de Castillejos était effectivement possible…
Pour qu’elle soit chargée d’une mission de ce genre, il fallait que ta mère soit une militante de confiance ?
Oui, depuis des années, elle était une des militantes les plus actives des Jeunesses libertaires. Elle avait, par exemple, été chargée, en décembre 1933, de la liaison avec les détenus de la prison de Toreros — Ascaso, Durruti, Isaac Puente, etc. [2]. Elle avait même participé, en faisant le guet, à l’action qui avait consisté à récupérer, en les volant, les dossiers des détenus déposés au tribunal.
Elle est donc restée à Saragosse pendant toute la durée de la guerre ?
Oui, en ressentant le même désespoir que ses camarades devant l’arrêt de la colonne Durruti aux portes de la ville. Une nuit, une offensive des troupes confédérales leur avait été annoncée, et nombre d’entre eux s’étaient activement mobilisés pour l’appuyer de l’intérieur. D’avoir été menée, l’opération aurait eu, d’après ma mère, de bonnes chances de réussir, mais elle fut finalement annulée.
A-t-elle connu la prison ?
Oui, en novembre 1936, elle y a rejoint sa propre mère — une personne tout à fait apolitique, mais qui avait le tort d’avoir des enfants libertaires — ainsi que son frère, Isidro, arrêté alors qu’il tentait de passer en zone « rouge ». Elle y restera jusqu’en novembre 1937, en qualité de prisonnière gubernativa [3]. C’est vers la même date qu’un autre de ses frères, Manolo, sera fusillé pour avoir déserté et tenté de passer du côté républicain et qu’un troisième, Joaquín — qui mourra en prison — sera lui aussi arrêté pour avoir essayé aussi de rejoindre le camp antifasciste. Lorsque ma mère sortit de prison, la répression s’exerçait tellement brutalement, à Saragosse, que la prudence était de rigueur. Les contacts entre camarades se firent alors très discrets.
Et l’après-guerre ?
La même discrétion s’imposait, mais les activités de réorganisation clandestines reprirent assez vite. Ainsi, mon oncle Isidro, qui sortit de prison en 1944, y retourna la même année — et y resta jusqu’en 1947 — pour s’être occupé de recueillir des cotisations pour l’un des nombreux comités nationaux de la CNT, qui tombaient les uns après les autres. Dans ces conditions, ma mère décida finalement d’opérer une sorte de repli sur sa vie privée. À ma naissance, en forme de blague, elle avait coutume de dire à ses anciens copains restés à Saragosse que, désormais, son communisme libertaire, ce serait son enfant. Une fois en France, elle déclarera aux gendarmes qui la recueillirent près de la frontière qu’elle était veuve, qu’elle s’appelait « Ibáñez » ; et c’est sous cette fausse identité qu’elle obtiendra, un peu plus tard, ses papiers de « réfugiée politique ». Elle le fit, dit-elle, pour que je ne m’interroge pas sur le fait que mère et fils ne portaient pas le même nom de famille, mais aussi pour clore définitivement la question de « l’absence du père ». Ce ne sera que vers 1960 qu’elle reprendra sa véritable identité — Petra Gracia — et me confiera que mon père n’était pas mort, mais qu’il vivait toujours, en Espagne.
As-tu cherché à reprendre contact avec lui ?
Non. Mais j’avoue que tu abordes là un point délicat. Je n’ai jamais très bien compris, en effet, pourquoi je n’avais pas tenté de reprendre contact avec lui lorsque je me suis « réincorporé en Espagne », comme on disait à l’époque. J’imagine que, le « deuil du père » étant fait, j’éprouvais des résistances à établir une relation qui m’aurait inévitablement obligé à revivre ce deuil dans un horizon temporel qui, vu l’âge assez avancé de mon père, ne pouvait qu’être proche. Le fait est qu’il mourut quelques mois seulement après mon retour en Espagne (en 1974). Autrement dit, je n’ai pas vraiment eu le temps de laisser mûrir ma décision. Cela dit, le fait qu’il se passa très peu de temps entre mon retour et sa mort ne change pas grand-chose à l’affaire, car il me faut bien avouer qu’à cette époque je n’éprouvais aucune envie particulière de le connaître. Ce n’est que bien plus tard que je m’en suis voulu de ne pas avoir fait un geste qui lui aurait probablement procuré une des dernières satisfactions de son existence.
Pour être né dans une famille de libertaires espagnols, tu fais partie de ceux qui, pour le meilleur et pour le pire, ont hérité de l’anarchisme au berceau. Comment s’est passé cet apprentissage, dans quel contexte ? Comment, gamin, t’identifiais-tu à cette histoire ? Quels types de liens avais-tu avec la diaspora anarchiste espagnole ? Ressentais-tu cette condition particulière de l’exil par procuration qu’ont éprouvée certains enfants de réfugiés espagnols ?
Ce n’est pas tant l’anarchisme qui plana sur mon berceau mais plutôt l’épopée de la guerre d’Espagne représentée par cette fraternelle et dense communauté que constituaient les exilés espagnols. D’autant que, partis vivre à Toulouse dès 1948, nous nous trouvions en plein cœur de cet exil, si profondément marqué par la solidarité et par l’entraide. Dès que ma mère se retrouvait avec des amis, c’est la langue espagnole que j’entendais parler, et les références à la révolution espagnole étaient constantes. Chaque 19 juillet, par exemple, notre logis se remplissait d’amis venus des alentours de Toulouse pour participer au traditionnel meeting, qui avait toujours Federica Montseny [4] pour tête d’affiche. De la même façon, nous assistions fréquemment aux fêtes et aux diverses activités que la CNT organisait au « Cours Dillon » [5]. Même les problèmes de santé se trouvaient marqués au sceau de l’exil. Je me souviens encore assez bien de mes visites au fameux dispensaire de la Croix-Rouge espagnole, où exerçait la doctoresse Amparo Poch [6]. Ma mère s’y fâcha un jour parce que certains patients acceptèrent que Federica [Montseny], qui venait d’arriver dans la salle d’attente, passe la première. « Qu’elle attende donc son tour, comme tout le monde ! » s’écria ma mère. À l’école Lakanal, où j’allais, le maître ne cessait pas de me rappeler, gentiment c’est vrai, ma condition d’étranger — « sacrée tête d’Aragonais, va… ». Les vacances elles-mêmes étaient marquées par l’exil. Dès que nous avions quelques jours de congé, nous allions à Thil, une ferme dont s’occupaient des camarades de Saragosse et qui plus tard sera reprise par Félix Carrasquer [7], mais surtout, tous les étés, à partir de 1952 et jusqu’en 1956 ou 1957, je partais, avec une association d’entraide pour les fils d’exilés espagnols, vers la Norvège, où chaque enfant était accueilli pendant deux mois au sein d’une famille norvégienne sympathisante de la cause républicaine. Impossible, dans ces conditions, de ne pas se sentir tout naturellement, et avant toute chose, membre d’une sorte de grande tribu qui avait été chassée de ses terres mais qui prendrait bientôt sa revanche et ne tarderait pas à revenir chez elle. Ce n’est que plus tard, vers sept ou huit ans peut-être, que ce sentiment primordial d’appartenance à une communauté exilée se colora d’un contenu politique encore confus, mais où la référence à l’anarchisme prendrait peu à peu une place croissante. En effet, au fur et à mesure que j’avançais en âge, il devenait clair que, contrairement aux apparences, être réfugié espagnol et être libertaire n’étaient pas synonymes, que tous les exilés espagnols n’étaient pas nécessairement anarchistes et qu’en plus d’être des exilés espagnols, notre spécificité tenait précisément au fait que nous étions libertaires… C’est ainsi que l’interrogation sur ce que signifiait être anarchiste commença à poindre.
C’est à Marseille, où vous vous installez ta mère et toi en 1954, que cette « interrogation » commença de trouver quelques éléments de réponse…
Effectivement. J’ai dix ans lorsque, en 1954, nous partons nous installer à Marseille. Le tissu de l’exil libertaire espagnol y était bien moins dense qu’à Toulouse mais tout aussi chaleureux, et nous avions bien besoin de cette chaleur, surtout pendant cet hiver exceptionnellement rigoureux de 1956 où ma mère brûlait sans arrêt de l’alcool dans une assiette en fer pour essayer de réchauffer la petite chambre où nous habitions. C’est à Marseille que, peu à peu, mes préoccupations politiques commencèrent à prendre forme. À travers la guerre d’Algérie, d’abord, qui m’indigna profondément. C’est à peine adolescent que je défilai contre de Gaulle avec les manifestants de 1958, vivement impressionné d’ailleurs par l’ampleur de la manifestation. Je lisais beaucoup, tout ce qui me tombait sous la main, mais peu à peu Sartre et Camus, signe indubitable d’époque, occupèrent, à côté des brochures anarchistes, une place de choix sur ma table de chevet. Malheureusement, il n’existait pas, alors, à Marseille, un groupe de jeunes anars, espagnol ou français, que je puisse rejoindre pour donner libre cours à mes préoccupations politiques.
Il t’a fallu attendre longtemps pour entrer au groupe Jeunes Libertaires de Marseille ?
Le début de 1960. Je venais tout juste d’atteindre mes seize ans. Quelque chose a commencé à bouger, à cette époque, dans le milieu libertaire marseillais. Les « Espagnols » de la rue Pavillon — le siège de la CNT — et un camarade français tout à fait extraordinaire — Jean-René Saulière, alias André Arru [8] —, s’étaient mis en tête de créer un groupe de jeunes libertaires. C’est ainsi qu’on m’a emmené chez Pepita Carpena [9], chez qui j’ai fait la connaissance de ses filles, qui étaient à peine plus âgées que moi. De fil en aiguille est né, en avril 1960, le groupe Jeunes Libertaires de Marseille, qui se réunissait dans les locaux de la CNT française, à la Bourse du travail. C’est André Arru qui présida notre première réunion. L’assemblée était composée, pour l’essentiel, de filles et de fils de réfugiés espagnols, mais il y avait aussi quelques jeunes Français, comme, par exemple, René Bianco [10]. À partir de ce moment-là, j’ai commencé à militer presque à temps plein.
Quel type d’activités développait le groupe Jeunes Libertaires ?
Nous organisions des sorties de groupe en plein air — en espagnol, on appelle cela giras —, nous distribuions des tracts, nous débattions de tout et de rien et, surtout, nous prenions du plaisir à être ensemble. De tous les membres du groupe, les plus motivés étaient, apparemment, René Bianco et moi-même. Dans les périodes les plus creuses, il n’était pas rare que nous nous retrouvions pratiquement seuls dans les réunions. Mais malgré tout, avec des hauts et des bas, le groupe parvint à se maintenir des années durant. Entre René et moi se sont tissés, en ces temps, des liens d’autant plus forts que, m’étant présenté à la première partie du bac en candidat libre alors que je n’étais qu’en seconde et ayant réussi, je me suis retrouvé en terminale dans le même lycée que René, à la rentrée de septembre 1961. Quelque temps après — en octobre ou novembre —, nous menions une action contre le consulat d’Espagne. Il s’agissait de badigeonner ses murs d’inscriptions libertaires et de slogans antifranquistes et de lancer des poches d’encre rouge et d’encre noire sur sa façade. Manque de chance, une vaste opération anti-OAS eut lieu, cette nuit-là, à Marseille, et les flics nous coincèrent. C’est ainsi que nous avons eu droit, René et moi, à des perquisitions domiciliaires, mais aussi à être déférés devant les tribunaux. Notre défense fut assurée par maître Jullien, un avocat de sensibilité libertaire et franc-maçon, dont l’influence ne fut pas pour rien dans la décision de René d’adhérer à la franc-maçonnerie.
Cette action contre le consulat d’Espagne était-elle liée aux activités du mouvement espagnol récemment réunifié [11] ? Quel type de liaison existait-il entre ton militantisme dans un groupe « français » et les Jeunesses libertaires espagnoles ?
Si j’avais décidé de militer en milieu français et sur les problèmes français, le lien avec le mouvement espagnol et la lutte antifranquiste demeurait évidemment très fort. Davantage qu’avec les camarades de Marseille, c’est avec Vicente Marti [12] et le groupe d’Avignon que les Jeunes Libertaires maintenaient des contacts. Je me souviens encore avoir réussi à convaincre un vieux camarade espagnol de me refiler l’arme qu’il gardait depuis la fin de la guerre pour la remettre à la FIJL. De même, j’ai en mémoire le déplacement que nous avons fait, en août 1962, au camping de la FIJL, à Istres (Bouches-du-Rhône), pour y jouer, notamment, Mère Courage, avec Pepita Carpena dans le rôle principal. Cela dit, malgré l’intérêt permanent porté à la lutte antifranquiste et les rapports maintenus avec des militants de la FIJL, c’est bien dans le contexte français que nous inscrivions nos activités et c’est avec les autres groupes Jeunes Libertaires, notamment celui de Paris, que nous tissions des relations privilégiées.
Donc, en juin 1962, tu obtiens ton bac…
Oui. En septembre, je m’inscris en propédeutique, à l’université d’Aix-en-Provence, et je me jette à corps perdu dans le militantisme syndical étudiant, à l’UNEF. Avec d’autant plus de motivation que les rapatriements d’Algérie ont concentré sur Aix-en-Provence de forts contingents d’étudiants d’extrême droite, dont l’arrivée a renforcé la déjà très droitière Fédération nationale des étudiants de France (FNEF). Cette expérience me sera d’ailleurs assez utile quand, l’année suivante, je m’inscrirai en Sorbonne. Mais, avant de monter à Paris, je connus encore une autre expérience insolite : en juillet 1963, à tout juste dix-neuf ans, j’ai bêtement accepté de prononcer un bref discours au micro devant les quelque mille personnes qui s’étaient déplacées pour une gira organisée par les Espagnols, à Istres. Le texte de ce discours a été publié dans le Bulletin des Jeunes Libertaires de Marseille, mais ce qu’il en reste dans ma mémoire, c’est le formidable stress ressenti à cette occasion…
« Pourquoi j’ai choisi l’anarchie ? » est le titre de ton premier article — publié, en 1962, dans le n° 43 du Bulletin des Jeunes Libertaires. Il a, bien sûr, tous les défauts des textes de jeunesse, mais il pose les jalons de ce qui sera, plus tard, ta conception d’un anarchisme résolument ouvert et perçu davantage comme un espace d’expérimentation existentielle que comme une théorie de la révolution. Qu’en penses-tu ?
Tu as bien raison. En fait, en ces temps, je ne rêvais que de révolution et de prises de Palais d’hiver (situés en Espagne, si possible) ; j’étais tout à fait réceptif aux accents révolutionnaires de l’anarchisme. Cela dit, ce premier texte prouve surtout la très forte influence qu’exerçaient alors sur moi André Arru et sa conception « individualiste mais solidaire » de l’anarchisme. Arru était un personnage tout à fait hors du commun. Insoumis et résistant pendant la guerre, il était fait du même bois que les Sébastien Faure et les Aristide Lapeyre [13]. Ses dons oratoires faisaient merveille dans les meetings, anticléricaux notamment. Il était un orateur et un débatteur des plus redoutables et des plus enivrants. C’est lui qui initia le groupe Jeunes Libertaires à l’œuvre de Max Stirner, aux écrits d’Émile Armand et à tout ce que cette riche mouvance individualiste apporta de singulier à l’anarchisme, en matière existentielle d’abord. Cette influence se retrouve, en effet, dans l’article en question, mais ce qui, malgré les défauts inhérents à tout texte de jeunesse, en fait encore l’intérêt, à mes yeux, c’est l’exigence d’insoumission qui s’en dégage face à toute autorité prétendant peser sur les choix de vie et sur la propre pensée individuelle. En un sens, il préfigure assez bien, je crois, pourquoi je serai si réceptif, plus tard, aux analyses de Michel Foucault sur les mécanismes de domination.
En septembre 1963, tu montes à Paris pour t’inscrire en Sorbonne ? Que peux-tu nous dire de tes premières impressions parisiennes ? Quelle était l’ambiance ? Comment vivais-tu ?
J’avais dix-neuf ans et une envie folle, irrésistible, de liberté et d’aventure. Paris, c’était la promesse de vivre intensément. À Marseille, j’avais toujours joui d’une assez grande liberté de mouvement, mais dans certaines limites, celles qu’imposait la dépendance familiale. À Paris, j’étais sûr de n’avoir de comptes à rendre qu’à moi-même. Matériellement, les choses se présentaient au mieux : j’étais pourvu d’une bourse d’études suffisante pour vivre chichement en ne fréquentant, bien sûr, que les restau-U et j’avais trouvé une chambre dans une résidence pour étudiants étrangers, rue de la Victoire, tout près du siège du PCF, situé alors place Kossuth. L’aventure pouvait commencer. J’ai débarqué à Paris début septembre. Ma chambre d’étudiant étant provisoirement indisponible, des copains du groupe Jeunes Libertaires de Paris, encore en vacances, m’avaient laissé les clés de leur piaule, rue Xavier-Privas. Je ne te cacherai pas que crécher en plein cœur du Quartier latin représentait un vrai bonheur pour moi, d’autant que Claire, la très jeune copine anglaise que j’avais connue quelques semaines plus tôt au camping de la FIJL, à Beynac (Dordogne), était venue m’y rejoindre pour quelques jours.
Et du côté de la Sorbonne ?
Les cours n’avaient pas encore commencé que je m’étais déjà lancé — et dare-dare — dans un militantisme effréné qui m’absorbera totalement pendant les cinq années suivantes. J’ignorais alors que le département dans lequel je m’étais inscrit, à savoir psycho, constituait la place forte parisienne des lambertistes. C’est donc tout à fait ingénument que je m’étais présenté au Comité de liaison des étudiants révolutionnaires (CLER), dans les locaux des étudiants de psycho de la Sorbonne, en disant qu’en tant qu’anarchiste — donc révolutionnaire — je désirais adhérer au CLER. Claude Chisserey [14], le leader lambertiste qui se trouvait là avec quelques-uns de ses camarades — et avec qui, même si cela peut sembler étrange, je maintiendrai par la suite d’excellentes relations —, éclata de rire : « Ça alors, en voilà un autre ! Mais ne t’en fais pas, mon vieux, nous allons te mettre en rapport avec l’autre anarchiste de la Sorbonne, et vous pourrez mettre en marche la révolution. »
C’était qui cet autre anarchiste ?
Il s’agissait de Richard Ladmiral, membre de Noir et Rouge et ami de Christian Lagant [15], ce même Lagant avec qui j’avais échangé de la correspondance quand j’étais à Marseille et que j’avais connu personnellement au camping de Beynac. Chisserey a donc tenu parole et m’a présenté Richard. C’est à partir de cette rencontre qu’est née l’idée d’imiter les lambertistes en créant une « liaison étudiante », mais anarchiste cette fois. Elle ne tardera pas à se préciser, mais j’y reviendrai. Parallèlement à cette activité, je m’étais tout naturellement intégré au groupe Jeunes Libertaires de Paris, où je m’étais retrouvé avec Helyette Besse, René Darras, Progrés Rosell, José Montaner, Nicole Moine, Buc, Gardenia, Nestor Romero et d’autres copains, et, en même temps, dès septembre, je m’étais précipité rue Ternaux pour prendre contact avec la Fédération anarchiste (FA) et participer aux activités du Groupe de liaisons internationales (GLI), aux côtés de Marc Prévôtel [16], de Pierre Blachier [17] et de Guy Malouvier.
Maintenais-tu des contacts avec la FIJL ?
Pour les jeunes libertaires espagnols, par qui j’avais été vivement impressionné lors de notre rencontre au camping de Beynac, la situation s’était compliquée. Dans la première quinzaine de septembre, un vaste coup de filet de la police française avait démantelé la FIJL et jeté en prison nombre de ses militants les plus actifs. Quelque temps après, les autorités françaises déclarèrent la FIJL hors la loi [18]. Du coup, en ces temps-là, je fréquentai beaucoup les couloirs du Palais de justice de Paris — où les militants étaient interrogés par le juge Simon —, histoire de manifester une présence solidaire aux familles des militants poursuivis et de glaner quelques informations sur leur situation. Pour tenter de résister à ce coup dur, la FIJL mit très vite sur pied des structures alternatives et décida de sortir un journal : Action libertaire. C’est par le biais de ce journal, auquel je participerai très activement, que je vais commencer à m’impliquer sérieusement dans les activités de la FIJL, désormais clandestine.
Quelle était la couverture légale du journal ?
Le journal — bilingue français-espagnol — se présentait comme l’organe d’une inexistante section française de la Fédération internationale des jeunesses libertaires (FIJL) et ses pages en français émanaient du Comité de liaison des jeunes anarchistes (CLJA), créé en octobre 1963. Son premier numéro parut en novembre 1963, sa direction légale étant assurée par Marc Prévôtel. Comme tu peux le constater, les derniers mois de 1963 furent particulièrement riches en événements et en activités. Ce rythme militant échevelé que j’imprimai à ma vie dès mon arrivée à Paris se maintiendra, à peu près avec la même intensité, jusqu’en 1968.
Tu as écrit quelque part que ce qui était frappant, à Paris, dans les années 1960, c’était l’état de totale fragmentation du mouvement libertaire et sa forte propension au sectarisme. Au point que la guerre entre ses diverses « chapelles » faisait l’essentiel de son activité. Là encore, il semble que ta nature t’ait porté à rechercher des confluences entre groupes rivaux. C’était même la principale fonction du Comité de liaison des jeunes anarchistes (CLJA), dont tu fus l’un des principaux initiateurs et qui connut un certain succès. Peux-tu nous parler de cette expérience et de son impact sur le mouvement libertaire en général ? Quelles furent les activités du CLJA ? Qui regroupait-il ? Quelles relations avait-il avec les diverses organisations libertaires ?
Comme je te l’ai dit, le CLJA fut créé en octobre 1963, très précisément le 13 octobre, à 14 h 30, au 24, rue Sainte-Marthe, local des « Espagnols »… N’imagine surtout pas que je dispose d’une mémoire d’éléphant, l’information figure tout simplement dans le premier numéro — novembre 1963 — du Bulletin du CLJA. Au départ, il s’agissait de regrouper des jeunes venant de la FA — le GLI et d’autres groupes —, de Noir et Rouge, des Jeunes Libertaires, de l’Union des groupes anarchistes communistes (UGAC), de la Liaison des étudiants anarchistes (LEA) et quelques indépendants — comme, par exemple, Michel Señer — pour débattre et agir en commun. L’objet du CLJA n’était pas du tout de créer une nouvelle organisation, mais au contraire de lever les résistances qui faisaient écran à la collaboration entre groupes, organisations et individualités anarchistes. Son succès fut finalement assez considérable puisque certaines de ses assemblées réunirent plus d’une soixantaine de jeunes. Il en alla de même sur le plan de l’activité. Un exemple : en janvier 1964, nous réunîmes une quarantaine de copains du CLJA pour un collage massif d’affiches et une distribution de tracts protestant contre la répression qui s’était abattue sur les militants de la FIJL.
Précisément, quelles étaient les relations du CLJA avec la FIJL ?
Très fortes. Dès sa première réunion, le CLJA avait décidé de désigner quelques copains — dont Michel Señer et moi-même — pour assurer les pages en français d’Action libertaire, journal qui, je le rappelle, devait servir de couverture à la FIJL, alors interdite. En même temps que le premier numéro de son propre bulletin, le CLJA envoya celui d’Action libertaire à tous les groupes libertaires. Des appels étaient lancés pour que les jeunes anars participent au camping d’été de la FIJL. C’est d’ailleurs à celui d’Anduze (Gard), en août 1964, que se tint la première rencontre nationale d’un CLJA qui cherchait, sans trop de succès, à essaimer dans le reste de la France.
Tu as évoqué, à diverses reprises, ces fameux « campings » anarchistes — que les Espagnols désignaient du curieux nom de concentración. Avant de poursuivre plus avant, j’aimerais bien que nous nous arrêtions un peu sur cet aspect particulier du militantisme libertaire. Il y avait, en effet, dans la mouvance anarchiste, une claire volonté de séparer le moins possible la sphère politique de la sphère existentielle, ce refus de la séparation s’inscrivant dans une sorte de démarche contre-sociétale où le militantisme passait aussi par une certaine manière libertaire de vivre ses amitiés, ses affinités et ses amours. Que peux-tu nous dire à ce sujet ?
De la même façon que, pendant mon enfance, j’ai été complètement immergé dans un milieu bien particulier — celui de l’exil espagnol —, tout au long des années 1960, le milieu libertaire constitua pratiquement « le tout » de mon univers. Mes amis étaient presque tous libertaires ; c’est dans le milieu libertaire que je connus mes relations amoureuses ; mes lectures et mes écrits étaient pour l’essentiel libertaires ; mes conversations, mes projets, mes joies et mes chagrins, mes enthousiasmes et mes déconvenues, tout me renvoyait, d’une façon ou d’une autre, au contexte libertaire. C’est bien sûr à Marseille que tout cela a commencé. Le groupe Jeunes Libertaires était tout autant un groupe « politique » qu’un groupe d’amis qui sortaient ensemble, qui partaient en excursion ensemble, qui partageaient ensemble des joies et des peines. Très tôt, l’essentiel de ma vie tourna autour du groupe et de l’organisation dans laquelle il s’insérait. Je ne tardai pas à me rendre aux rencontres nationales des groupes Jeunes Libertaires. Elles se tenaient habituellement dans des auberges de jeunesse, duraient plusieurs jours et étaient l’occasion de discuter de politique, mais aussi de ripailler, de faire des blagues, de chanter, le tout dans une ambiance très conviviale. De fait, la façon d’être des Jeunes Libertaires était très éloignée des modèles classiques du militantisme politique. Le poids qu’on y accordait à l’amitié, à la solidarité et aux rapports interpersonnels, le refus de se prendre trop au sérieux et la supériorité concédée au caractère libertaire des pratiques quotidiennes sur les grandes théories constituaient un signe distinctif — surtout de la part des Jeunes Libertaires parisiens —, qui ne manquait pas de choquer les militants anarchistes plus « sérieux ». C’est également très tôt que je me suis mis à fréquenter ces fameuses « concentrations » ou campings d’été de la FIJL. J’ai commencé par celui d’Istres, en 1962, où j’ai passé quelques jours, puis celui de Beynac, en 1963, où je suis resté tout un mois. Malgré la dimension dramatique qui marqua cet été — c’est en août que furent exécutés Granado et Delgado —, le souvenir que je garde du camping de Beynac demeure extraordinaire. J’y ai connu une sensation de totale liberté, rencontré des jeunes libertaires venant de divers pays, tous d’une gentillesse extrême. Les repas étaient souvent pris en commun. Comme je n’avais pas beaucoup de sous, on m’invitait fraternellement à partager le repas des uns et des autres. Je me souviens de débats plus ou moins vifs, d’une foule de projets nés de ces rencontres, de jeux collectifs. C’était une occasion rêvée de tisser des amitiés, de voir naître des amours, d’établir des relations qui se prolongeront pendant des années. À Beynac, je fus très impressionnés par les jeunes Espagnols de la FIJL. C’est sûrement là que se tissèrent les liens qui allaient m’unir à eux. En quittant Beynac, ma collaboration leur était acquise. Après Beynac, le pli était pris. Les vacances d’été devinrent synonymes de campings libertaires : Anduze (Gard), en 1964 ; Aiguilles (Hautes-Alpes), en 1965 ; Saint-Mitre-les-Remparts (Bouches-du-Rhône), en 1966. Les vacances de Pâques, elles aussi, étaient autant d’occasions de continuer à militer en renforçant les liens avec les anars d’autres pays. Il en fut ainsi des marches contre la bombe, en Angleterre, à Pâques 1964 — manifestation qui eut droit à une double page dans Le Monde libertaire sous le titre « Ban the Bomb ! » — et, de nouveau en Angleterre, à Pâques 1965, sous les joyeuses bannières du Notting Hill Anarchist Group.
Revenons-en au CLJA. Comment sa démarche était-elle perçue par les diverses organisations libertaires ?
Le positionnement du CLJA dans le conflit qui secouait le Mouvement libertaire espagnol (MLE) — sur lequel nous reviendrons plus en détail — et sa prétention à briser l’étanchéité des frontières organisationnelles, particulièrement en région parisienne, ne furent pas du goût de tout le monde. C’est ainsi que, dans l’un des bulletins intérieurs de la FA, je me suis vu contraint, en 1964, d’apporter des précisions sur la nature du CLJA. Il s’agissait de répliquer à certains commentaires malveillants, tant de Maurice Laisant [19] que des Groupes d’étude et d’action anarchistes de l’UGAC. Mais c’est surtout dans le bulletin intérieur qui rendit compte des débats du congrès de la FA de mai 1966 [20] que l’on peut mesurer toute l’aigreur que l’existence du CLJA suscita au sein de la FA.
Tu faisais pourtant partie du comité de lecture du Monde libertaire…
Oui, j’y ai été nommé au congrès de la FA qui s’est tenu à Toulouse, en 1965. Le contexte était lourd d’une très forte tension entre, d’une part, « les pouvoirs établis » au sein de la FA — Maurice Laisant, Maurice Joyeux [21], etc. — et, d’autre part, des militants plus jeunes. À vrai dire, la création du CLJA n’était pas étrangère à cette tension, mais elle provenait aussi de la manière de percevoir les problèmes internes du mouvement espagnol. Tout ça faisait que les relations était très crispées. Je me souviens, par exemple, que, devant le refus manifesté par les militants les plus chevronnés de la FA de laisser intervenir un représentant de la FIJL au congrès, il avait fallu l’obstination du GLI, qui m’y avait mandaté, et son alliance avec le groupe de Marseille, représenté par René Bianco, pour que ce camarade puisse y prendre la parole. Par ailleurs, malgré de nombreuses réticences, le GLI n’en parvint pas moins à faire approuver par le congrès une motion de soutien à la campagne en faveur des emprisonnés politiques d’Espagne lancée par la FIJL. C’est donc en tant qu’« oppositionnel » que je me suis retrouvé, auprès de Maurice Joyeux, de Maurice Laisant, de Suzy Chevet [22] et d’autres, au sein du comité de lecture du Monde libertaire. J’y avais, avec le GLI, la responsabilité de la rubrique internationale. Je n’y suis resté guère plus d’une année et j’en suis sorti un peu fatigué par le dialogue de sourds qui s’était instauré au sein de ce comité et par les constantes bagarres qu’il fallait mener pour inclure — ou pas — tel ou tel communiqué dans le journal. J’avoue, par ailleurs, que je supportais chaque fois plus difficilement le ton maternel et doucereux de Suzy Chevet et les coups de gueule de Maurice Joyeux. Si ma mémoire ne me trahit pas, je crois me souvenir que la sensibilité rénovatrice ou « oppositionnelle » a été incarnée, après mon départ et pour une courte période, par des copains venant du Groupe libertaire d’action spontanée (GLAS), groupe de la FA en partie formé de militants de la mouvance Jeunes Libertaires, et du Groupe anarchiste de Nanterre, où influaient des copains de la LEA.
Quelles activités développait le CLJA ?
C’est au cours de l’année 1966 que le CLJA allait mener à bien, en étroite collaboration avec la FIJL et les camarades des Jeunesses libertaires de Milan, l’une de ses initiatives la plus aboutie et la plus importante pour le développement du mouvement anarchiste : la Première Rencontre européenne de jeunes anarchistes. Fin octobre et début novembre 1965, en effet, je me suis rendu, avec Octavio Alberola, au congrès de la Fédération anarchiste italienne (FAI), qui se tenait à Carrare. Il s’agissait, entre autres choses, de discuter avec les jeunes camarades milanais de l’organisation d’une rencontre européenne. Le travail de préparation incomba au CLJA et la rencontre eut lieu, les 16 et 17 avril 1966, à Paris, rue Sainte-Marthe. Pendant ces deux jours, une trentaine de groupes provenant de sept pays et une centaine de délégués y débattirent avec un formidable enthousiasme. Le succès de l’initiative fut tel qu’une deuxième rencontre fut programmée pour la fin de l’année, à Milan, et que le CLJA mit en route un Bulletin européen des jeunes anarchistes. Fin avril, quelques jours seulement après cette première rencontre européenne, le retentissement médiatique de l’enlèvement de monseigneur Ussía, à Rome [23], renforça encore, chez les jeunes anars, la provision d’enthousiasme.
Nous avons évoqué, à diverses reprises, la Liaison des étudiants anarchistes (LEA). Comment s’est-elle créée et avec quel projet ?
Tout est venu, comme je l’ai déjà dit, de ma rencontre, à la Sorbonne, avec Richard Ladmiral, que m’avait présenté le lambertiste Claude Chisserey. Avec Richard, le courant est très bien passé. Immédiatement s’est forgé le projet de créer une organisation étudiante anarchiste. Richard m’a présenté un autre universitaire pouvant être intéressé par le projet, Jean-Pierre Poli, et, de mon côté, j’en ai parlé à Michel Señer, qui était sur le point de terminer ses études de psycho et se trouvait plus ou moins lié au Mouvement populaire de résistance (MPR) de Liberto Sarrau [24]. Tel était l’embryon de ce regroupement, qui prit le nom de Liaison étudiante anarchiste (LEA) et commença à fonctionner, de manière assez classique, en convoquant des réunions, en draguant les étudiants membres des groupes anars existants, en passant des communiqués dans le Bulletin des Jeunes Libertaires et dans Action libertaire. Il faut bien reconnaître, cependant, que, dans cette première étape de la LEA, les effectifs resteront très réduits. Notre première action publique consista en une distribution de tracts devant le cinéma Le Champo où se projetait le film Viva Zapata !, de Kazan. En exergue de notre tract, nous avions inscrit une des phrases du film : « Un chef fort rend son peuple faible ; un peuple fort n’a pas besoin de chefs. »
Quand les choses ont-elles commencé à bouger ?
À la fin de l’été 1964, nous avons fait passer un communiqué de la LEA dans Le Monde libertaire convoquant une réunion, en octobre, au local de la rue Sainte-Marthe. C’est à partir de ce moment-là que la LEA prit un vrai départ. Nous nous y sommes retrouvés à une douzaine d’étudiants, dont quelques-uns — tels Jean-Pierre Duteuil et Georges Brossard — venaient de s’inscrire à la nouvelle université de Nanterre, et avec qui je n’allais pas tarder à former un trio très fortement uni. À la Sorbonne, Richard Ladmiral et moi-même avions commencé un travail d’opposition, au sein de l’UNEF, en collaboration assez étroite avec ladite « Tendance syndicaliste révolutionnaire » impulsée par les lambertistes. Cette collaboration fonctionnait un peu sur le modèle de l’alliance qui s’était tissée, dans la région de Saint-Nazaire, entre les anarcho-syndicalistes — dont Alexandre Hébert était la figure de proue — et les lambertistes. Par la suite, nous nous apercevrons que cette orientation était erronée, mais elle fut bien celle qu’adopta et développa la LEA, surtout à Nanterre où, peu à peu, elle réussit à s’implanter et à recruter. L’année suivante, Dany Cohn-Bendit s’inscrira à Nanterre et rejoindra la LEA. Il en connaissait d’ailleurs déjà quelques membres qui faisaient partie du tout récent Groupe anarchiste de jeunes, fondé au lendemain du camping d’Aiguilles d’août 1965 et qui se réunissait chez lui. De fait, en cette année universitaire 1965-1966, la LEA-Nanterre verra ses effectifs se renforcer assez considérablement, si bien qu’elle ne tardera pas à tenir la dragée haute au CLER lambertiste, au sein de la « Tendance, syndicaliste révolutionnaire », puis à la quitter créant, l’année suivante, la « Tendance syndicaliste révolutionnaire fédéraliste » qui se développera notablement et dont les militants joueront un rôle déterminant dans la création du futur Mouvement du 22 Mars.
Les années 1960 furent très novatrices du point de vue de la critique sociale, mais celle-ci passa davantage, semble-t-il, par des revues-groupes comme Socialisme ou Barbarie ou Internationale situationniste que par le mouvement libertaire proprement dit. Quelle influence ces revues exercèrent-elles sur ta formation intellectuelle ?
Effectivement, la vie intellectuelle du mouvement libertaire était alors extrêmement pauvre. Elle prenait essentiellement la forme de la répétition. On trouvait peu d’idées nouvelles sous les plis du drapeau noir. À l’époque, la revue Noir et Rouge était, sans doute, ce qui se faisait de mieux, mais, si elle était riche d’analyses assez rigoureuses, il faut bien reconnaître qu’elle n’était pas très novatrice sur le plan des concepts. D’Angleterre, avec Anarchy, et d’Italie, avec Materialismo è Liberta, arrivaient des propositions un peu moins conventionnelles, mais, en règle générale, tu as raison de le souligner, c’est à l’extérieur des milieux spécifiquement libertaires que se déployait une authentique créativité théorique. Bien qu’irrégulièrement, je lisais Socialisme ou Barbarie, et je peux même te dire que, peu avant Mai 68, nous avons eu quelques réunions avec « les jeunes de S. ou B. », mais c’est plus tard que je prendrai réellement conscience de l’importance que joua cette revue sur le terrain de la pensée critique. À l’époque, plus que par S. ou B., j’étais davantage séduit par la revue Internationale situationniste, par son ton provocateur et son esthétique surtout, mais, dans l’ensemble, je crois que j’étais trop pris par l’activisme libertaire pour apprécier vraiment l’effort de rénovation théorique que tout cela représentait.
Le récit de ces jeunes années militantes indique que le type de militantisme qui avait tes faveurs était plus « transfrontières » que boutiquier. Une question se pose pourtant : cette volonté d’élargir à tout prix ton espace militant en participant à de nombreux regroupements ne nuisait-elle pas au sérieux de ton implication dans telle ou telle structure ? Autrement dit, n’y avait-il pas, chez toi, une propension à une sorte de tourisme militant qui aurait été, finalement, une manière d’éviter cette glissade vers le patriotisme de groupe ou d’organisation que connaissaient aussi les anarchistes ?
Tu as raison sur un point : c’est effectivement la volonté de refuser l’esprit « boutiquier » qui m’animait. Cette même volonté me poussera d’ailleurs à suggérer l’idée de trouver un symbole — ou un signe de reconnaissance — commun à tous les courants anarchistes, idée qui aboutira à l’invention du A cerclé, qui fit sa première apparition dans le Bulletin des Jeunes Libertaires d’avril 1964. C’est donc vrai : à cette époque, il y avait effectivement en moi comme une volonté assez farouche de briser les cloisons qui séparaient les diverses organisations anarchistes, un désir de créer une sorte de front commun libertaire. Je ne suis pas sûr, cependant, que l’on puisse parler, comme tu le fais, d’une propension au « tourisme militant ». Cette expression me semblerait parfaitement juste s’il s’était agi, de ma part, d’une constante allée et venue d’une organisation à une autre, mais ce n’était pas le cas. Je suis resté très longtemps dans chacun des groupes où je militais et aussi longtemps dans les structures transgroupales — telles que la LEA ou le CLJA —, que j’ai contribué à créer. Bien sûr, le caractère simultané de ces diverses implications militantes peut surprendre, d’autant que, par la suite, je serai également actif à la revue Presencia. Cela fait évidemment beaucoup de choses en même temps — d’où cette impression de dispersion —, mais il faut dire que mon statut d’étudiant me permettait de disposer de beaucoup de temps puisque je séchais pratiquement la totalité de mes cours. Quand j’y repense, d’ailleurs, j’en suis encore à me demander par quel miracle je parvenais malgré tout à passer mes examens. Enfin, mais nous allons y venir, une nette inflexion s’est produite dans mon engagement militant à partir de 1966, date à laquelle je délaisserai quelques-unes de mes diverses activités pour m’impliquer davantage dans la FIJL.
Avant d’en arriver à ton implication dans la FIJL, j’aimerais que tu nous dises dans quel état se trouvaient, alors, le mouvement libertaire espagnol en général et la FIJL en particulier ?
Il serait évidemment trop long et trop fastidieux d’entrer dans le détail des nombreux conflits qui agitèrent le mouvement libertaire espagnol à cette époque. Pour résumer la situation, on pourrait dire qu’après la réunification de 1961 et la constitution — puis la dissolution — de l’organisme Défense Intérieur (DI), deux secteurs s’opposèrent radicalement sur la question de l’action directe : d’un côté, s’y déclarant hostiles, les instances dirigeantes de la CNT et de la FAI, sous contrôle de Federica Montseny et de Germinal Esgleas [25] ; de l’autre, s’y déclarant favorables, la FIJL, appuyée par quelques vieux militants comme Cipriano Mera [26], José Pascual [27] ou Acracio Ruiz [28]. Parallèlement, d’autres militants — qui n’en étaient pas partisans, comme Fernando Gómez Peláez [29], José Peirats [30] ou Roque Santamaría [31] — s’opposaient aux oukases des instances dirigeantes et à son immobilisme. Au cours de la décennie, le conflit se solda par une chasse aux sorcières : on expulsa les dissidents à tour de bras. Quand elles refusaient la mesure disciplinaire, on alla même jusqu’à expulser les fédérations locales auxquelles ils appartenaient — dont celles de Paris et de Toulouse, les plus importantes. Le conflit prit des allures de véritable guerre interne avec, de part et d’autre, des accusations très graves. Pour ma part, je me rangeais radicalement du côté des militants de la FIJL, pleinement convaincu que la direction de la CNT et de la FAI cherchait à les étouffer. Il est vrai que la ligne de lutte frontale contre le franquisme prônée par les « jeunes » mettait à mal le confortable modus vivendi que les notables de la CNT avaient fini par trouver en France. De plus, il ne faisait pas de doute, à mes yeux, que seul l’activisme révolutionnaire pouvait mettre des bâtons dans les roues du régime franquiste et redorer le blason des idées libertaires en Espagne. L’analyse était certainement quelque peu superficielle, mais j’étais si profondément convaincu de son bien-fondé que je mettais toute mon énergie à la faire partager par les anarchistes français. Sur ce point, on peut dire que j’y suis arrivé : le CLJA, la LEA et les Jeunes Libertaires, mais aussi l’UGAC, ont effectivement manifesté une solidarité très forte envers la FIJL.
En 1966, donc, ton degré d’implication dans la FIJL se modifie puisque tu cesses de fréquenter ses seules marges pour t’y intégrer pleinement. Pourquoi ce changement ?
Effectivement. Tout changea à partir du congrès clandestin que la FIJL tint, à Paris, en janvier 1966, congrès auquel j’assistai. À l’issue du congrès fut désignée une nouvelle Commission de relations, à laquelle on me demanda de participer, surtout pour me charger des relations internationales. Ma réponse fut aussi évasive que ma surprise était grande. Formellement du moins, je n’avais jamais été militant de la FIJL, et la responsabilité que l’on me proposait tout d’un coup d’assumer me faisait un peu peur. Non tant parce que la FIJL était, à l’époque, hors la loi, mais plutôt parce que j’en avais une vision un peu trop idéalisée. Finalement, sensible, je crois, au halo romantique qui entourait la lutte des anarchistes espagnols, j’ai accepté la proposition. J’ai alors fait savoir à mes copains français les plus proches que, dorénavant, j’allais être moins disponible pour les activités que nous menions ensemble. Le seul projet que je tenais à mener à bien, c’était l’organisation de la première rencontre européenne de jeunes anarchistes — qui se tint, à Paris, en avril 1966 et que j’ai déjà évoquée —, mais il est vrai que tant le CLJA que la FIJL en étaient parties prenantes.
Au détour d’une phrase, tu as évoqué ta participation à la revue Presencia. Une des activités notables de la FIJL à cette époque fut, en effet, le lancement de cette revue, qui adopta un ton et un point de vue tout à fait originaux par rapport aux autres publications espagnoles existantes. À titre d’exemples, on peut dire qu’elle manifesta une claire volonté de réviser certains aspects de l’anarchisme, qu’elle valorisa les naissantes Commissions ouvrières comme expression d’un néosyndicalisme d’action directe et même qu’elle sympathisa avec le castrisme. Quelle fut ton implication dans la revue Presencia ?
Action libertaire — dont la FIJL, je le rappelle, avait eu l’initiative en 1963 — était, certes, un bon journal, mais le fait qu’il fût bilingue compliquait sérieusement sa diffusion en Espagne. Dans cette perspective, nous avons donc décidé de mettre un point final à cette expérience — le sixième et dernier numéro d’Action libertaire sortira en juillet 1966 — et de lancer une revue entièrement en espagnol — Presencia, sous-titrée Tribuna libertaria —, dont le premier numéro sortit en décembre 1965 et qui durera deux ans — le dixième et dernier numéro datant de décembre 67 - janvier 68. Effectivement, Presencia eut la prétention de rompre avec les habituels poncifs de la presse et sa rhétorique en vigueur. Elle souhaitait être en prise directe sur la réalité politique et sur les luttes qui secouaient l’Espagne. Il s’agissait, pour nous, de fuir l’esprit de clocher, d’apprécier de manière non sectaire les nouvelles formes de luttes qui commençaient à poindre en Espagne et, parallèlement, de rénover notre discours. Plus que par un comité de rédaction au sens strict, la revue était animée par un collectif très ouvert où se retrouvaient, bien sûr, des militants de la FIJL, mais aussi d’autres militants libertaires comme David Antona ou Edgar Emilio Rodríguez et, au-delà, des camarades appartenant à d’autres courants, comme Carlos Semprun, alors membre d’Acción Comunista. Je participais régulièrement aux réunions du collectif, qui se tenaient le plus souvent au domicile d’Edgar Emilio Rodríguez, et j’en garde un excellent souvenir. On y respirait une grande bouffée d’air frais ; on y sentait aussi une odeur de soufre, qui n’était pas pour me déplaire. Quand nous analysions, sans anathèmes, le phénomène des naissantes Commissions ouvrières, nous étions à des années-lumière des points de vue ankylosés et bien souvent sectaires qu’émettait la CNT sur le sujet.
Curieusement, on ne trouve pas d’articles de toi dans Presencia…
C’est vrai. Alors que j’avais publié dans tous les numéros d’Action libertaire, je n’ai pas écrit dans Presencia. La raison est bien simple : si je comprenais et lisais l’espagnol sans problèmes, je le parlais mal. D’où mes résistances à essayer de l’écrire.
Puis vint ce mois de mai de l’année 1968… Comment as-tu vécu cette explosion ?
Je n’y peux rien, j’ai beau me dire que, tous comptes faits, Mai 68 ne fut qu’un léger frisson sur la peau de l’histoire, le souvenir vif et enivrant qu’il m’en reste, quarante ans après, continue de me conforter dans la certitude que ce moment-là fut le plus exaltant de ma vie. Voilà, c’est dit. J’avais fini mes études en septembre 1967 et je travaillais au Laboratoire de psychologie sociale — 18b, rue de la Sorbonne — comme technicien de l’enseignement supérieur. Si je mentionne l’adresse du labo, c’est qu’il se trouvait juste en face de la porte d’accès à la Sorbonne. Autrement dit, le hasard faisant bien les choses, j’étais aux premières loges. Ainsi, dès le début des événements, je me suis senti naturellement en phase avec ce qui se passait, entraîné par la vague, courant et criant dans tous les sens. Portée à une intensité exaltante — et épuisante — cette implication se poursuivra tout au long du mois de mai et pendant les dix premiers jours de juin : manifs, barricades, assemblées, réunions du Mouvement du 22 Mars, opérations diverses — comme, par exemple, trouver une planque pour Dany à son retour d’Allemagne.
Pour un activiste de ton espèce, voir tant de rouge et de noir dans les rues de Paris, ce devait être comme une récompense, non ?
Certainement, mais la surprise ressentie devant une telle explosion était à la mesure de l’enthousiasme qu’elle provoqua. J’étais dans le mouvement, impressionné par les forts accents libertaires qu’il charriait, incapable d’en prévoir la suite. Il y avait là une part de mystère : pourquoi des façons d’être, de penser et de faire qui, malgré tous nos efforts, se brisaient, la veille, sur les murs de l’incompréhension, du rejet ou de l’indifférence, jaillissaient-elles sous nos yeux avec une telle aisance et dans les endroits les plus insoupçonnés ? En fait, j’ai vécu tout à la fois Mai 68 comme une sorte de culmination des années de militantisme à outrance qui l’avaient précédé, mais aussi comme l’échec des efforts déployés tout au long de ces années. Je m’explique : Mai 68 n’agissait pas seulement comme un puissant révélateur des aspects les plus mutilants de la société capitaliste, il braquait également ses projecteurs sur les travers de l’action et de la pensée politique qui avaient guidé notre lutte contre cette société. Plus qu’à une autocritique, le mouvement nous forçait à opérer une véritable mutation de notre façon de vivre le politique. En ce sens, il n’est pas exagéré de dire, je crois, qu’il y eut bien un avant et un après 68.
Comment l’événement fut-il perçu par tes copains de la FIJL ?
La plupart des copains de la FIJL s’engagèrent à fond dans ce mouvement. Il ébranla pourtant quelques-unes de leurs — de nos — conceptions quelque peu avant-gardistes. Ce fut, en tout cas, ce que je ressentis, et je ne fus pas le seul. Quelques-uns de mes copains les plus proches, comme Agustín Sánchez [32], en tirèrent les mêmes conclusions. Très vite d’ailleurs, les effets de Mai 68 se feront ressentir au sein de la FIJL, aggravant les contradictions où elle était plongée depuis quelque temps. On peut même dire qu’ils marqueront le début de la fin de notre organisation.
Pour toi, l’après-Mai prit une dimension tout à fait particulière. Arrêté à Flins, tu tombes, en tant qu’étranger, sous le coup d’une mesure d’expulsion. Mais, vu ta condition de réfugié politique titulaire d’un passeport Nansen, l’expulsion vers l’Espagne n’est pas possible et on t’assigne à résidence. Comment as-tu vécu cette période difficile ?
J’ai été requis à la préfecture de Tulle — où je devais me rendre par mes propres moyens — pour être assigné à résidence en Corrèze. Après m’être présenté aux autorités, je suis allé à Brive, où des militants du PSU ont accepté de m’héberger. Chaque jour, je devais me présenter au commissariat. À Brive, je fréquentais quelques gauchistes, notamment des militants de Voix ouvrière, qui m’invitaient à leurs réunions. Cela est arrivé très vite aux oreilles des flics, qui m’ont signifié que, ne voulant pas de barricades dans les rues de la ville, je devais choisir un autre lieu de résidence corrézienne. En gros, il fallait que ce soit une petite agglomération — dont on avait fixé le nombre d’habitants, mais je ne m’en souviens pas — devant être éloignée de Brive de plus d’un certain nombre de kilomètres — je n’ai pas retenu non plus le chiffre. Bref, ce furent encore les camarades du PSU qui me trouvèrent un nouveau lieu de résidence et c’est ainsi que j’atterris chez un couple d’instituteurs dans un tout petit village appelé Lissac.
Financièrement, ça se passait comment ?
C’est grâce à Robert Pagès, directeur du laboratoire où je travaillais, que mon contrat a été maintenu et que j’ai pu survivre. C’est encore lui qui a fait des pieds et des mains pour que Michel Alliot, président de Paris-VII et proche d’Edgar Faure, alors ministre de l’Éducation nationale, obtienne, fin décembre 1968, la suspension de l’assignation à résidence.
Comment ta cause a-t-elle été plaidée ?
Quand j’ai été arrêté, à Flins, avec Manuel Castells, celui-ci m’avait dit qu’Alain Touraine, dont il était l’assistant, lui avait remis un ordre de mission le chargeant de mener des études sur le terrain pendant les grèves. C’était une manière de le couvrir en cas de pépin. Ce fut ce même argument, documents à l’appui, que Robert Pagès utilisa pour convaincre Michel Alliot.
Tu es donc resté six mois assigné à résidence ?
Oui, et si je conviens que six mois ce n’est finalement pas trop long, la totale incertitude qui planait alors quant à la durée de ma résidence forcée conférait au temps valeur d’éternité. Car, s’agissant d’une mesure administrative, aucun recours n’était possible et la chose pouvait durer indéfiniment. Heureusement que, de temps en temps, Conxita, ma compagne, et des copains de la FIJL venaient me rendre visite sous l’œil inquisiteur des deux policiers chargés d’assurer l’ordre dans le petit village. Curieusement, aucun de mes copains français ne s’est jamais déplacé jusqu’en Corrèze, ce qui, je dois le dire, me rendit un peu triste.
Après l’exaltation de Mai 68 et le trou qui s’en est suivi, comment as-tu vécu le retour à la vie normale ? Professionnellement, personnellement, politiquement ?
En janvier 1969, j’ai donc renoué avec mes activités professionnelles et militantes. Sur le plan du travail, pas de problème : mon contrat au labo n’ayant pas été interrompu, j’ai tout simplement retrouvé mes fonctions. Sur le plan militant, en revanche, les choses étaient plus compliquées. Je continuais à être membre de la Commission de relations de la FIJL, mais, avec Agustín Sánchez et deux autres membres de la Fédération locale de Paris, nous avions élaboré un texte extrêmement critique sur son mode de fonctionnement et sur le type d’action qu’elle développait. Ce texte — assez ingénument « soixante-huitard », dois-je dire — eut, cependant, le mérite de soulever un débat à l’intérieur de la FIJL, qui en adopta, lors de son congrès d’avril 1969, certaines propositions. C’est ainsi que, perdant son statut d’organe central, la Commission de relations sera scindée en plusieurs commissions. De même, la ligne d’action directe sera radicalement modifiée par la remise en cause de l’organisme spécialisé dans l’action « conspirative », comme l’on disait alors. Bien sûr, cela n’alla pas sans susciter de très fortes tensions au sein de l’organisation tant il est vrai que ce nouveau cours mettait, de fait, un point final à la FIJL telle qu’elle s’était voulue, pour le meilleur et pour le pire, depuis 1962. Une partie des fonctions de coordination assumées par l’ancienne Commission de relations incombera désormais au groupe d’Avignon et, en juin 1969, notre mandat prit fin. À partir de ce moment-là, la FIJL se consacra essentiellement à des activités de propagande et de soutien aux emprisonnés et les quelques actions — directes — qui se développeront encore jusqu’à la mort de Franco se feront en dehors de la FIJL. Elles seront notamment le fait des Groupes d’action révolutionnaire internationalistes (GARI). Quant à moi, mon militantisme perdit alors de sa fougue. Sur le plan espagnol je participai, avec quelques copains, à la constitution, chez Belibaste, d’une petite collection – « La Hormiga » —, qui publiera le livre de Vernon Richards et celui de Téllez sur Sabaté [33]. Sur le plan français, le repli fut encore plus net.
En 1973, c’est-à-dire encore sous Franco, tu décides de partir en Espagne pour y vivre. Qu’est-ce qui a motivé cette décision et comment ce transfert s’est-il passé pratiquement ?
En novembre 1971, Conxita, ma compagne, avait décidé de retourner à Barcelone pour y vivre et travailler. J’ai donc entrepris de régulariser ma situation pour pouvoir, moi aussi, rentrer légalement en Espagne. Le principal problème que je devais résoudre était celui du service militaire, car j’avais été déclaré insoumis. Par chance, la corruption était une valeur sûre chez les fonctionnaires franquistes. Moyennant pot-de-vin, j’ai obtenu, en décembre 1971, que le délégué aux affaires militaires du consulat m’accorde mon livret militaire. Cela dit, en tant que résident à l’étranger encore en âge d’être appelé sous les drapeaux, je ne pouvais pas faire en Espagne de séjours supérieurs à deux mois. Ce n’est qu’en juillet 1973 que l’on m’attribua le certificat qui me libérait définitivement des obligations militaires et c’est ce sésame qui me permit d’aller m’installer aussitôt à Barcelone.
Quelles furent tes premières impressions en arrivant à Barcelone ?
Une anecdote avant de répondre à ta question. Avant d’obtenir ce précieux document, j’utilisais bien sûr mon livret militaire — en règle — pour me rendre en Espagne. Or, pendant l’un de ces séjours, à Pâques 1973, la police espagnole, après m’avoir confisqué mon passeport, m’a arrêté à l’aéroport de Barcelone. Menottés, j’ai été conduit dans les célèbres cachots de la Direction générale de la sûreté, Vía Layetana, où j’ai été interrogé pendant soixante-dix-huit heures, mais sans violence. L’expérience m’a permis de juger de l’excellent niveau d’information dont disposait la police espagnole. Le prétexte officiel à mon arrestation avait à voir avec le décret d’expulsion — commué en assignation — qui m’avait frappé en 68, mais très vite sont montés de Madrid, pour m’interroger, des flics spécialisés dans le mouvement anarchiste. En réponse à leurs questions, je m’en suis tenu à nier obstinément les plus flagrantes évidences, ce dont ils n’étaient d’ailleurs pas dupes. Il est vrai que le régime franquiste tirait vers sa fin et que je n’étais probablement pas considéré comme un individu suffisamment dangereux pour prendre des mesures à mon encontre, qui auraient risqué de susciter quelques protestations en France. Au bout d’un mois d’incertitude — pendant lequel, je l’avoue, la tentation de retourner clandestinement en France fut des plus fortes —, j’ai pu récupérer mon passeport et rentrer légalement à Paris, où les copains, bien conseillés, avaient eu la sagesse d’attendre le dénouement de l’affaire avant d’entreprendre une quelconque action. Cet épisode m’avait marqué suffisamment, cependant, pour que, lors de mon installation définitive à Barcelone, quelques mois plus tard, je me montre des plus prudents. En fait, je me suis principalement occupé de régulariser ma situation, de trouver du travail, d’améliorer mon espagnol et de me familiariser avec les coutumes de ma nouvelle culture. Pendant les deux années qui ont précédé la mort de Franco, je n’ai pas cherché à nouer des contacts militants, et si, parfois, par pur hasard, je rencontrais des copains libertaires, cela ne dépassait jamais le stade de la conversation. Je n’étais pas tenté par l’action clandestine. Voilà, il n’y a rien de très exaltant dans tout cela, sauf le fait d’être là, sur place, au moment tant attendu de la mort de Franco. C’est bien sûr au champagne que nous avons célébré son trépas, en compagnie d’amis libertaires qui étaient nos voisins et que nous avions connus en France, puis en Belgique. Nous avions même tenu à ce que notre chat, Bomba, fût aussi de la fête, mais l’agonie du dictateur fut si longue que l’énorme morceau de foie que nous lui avions acheté à cet effet fut mangé bien avant le décès du Caudillo.
Contre toute attente, la CNT ne tarda pas à renaître de ses cendres, mais ce fut sous une forme hybride, entre syndicat et mouvement et sous forte influence de la thématique soixante-huitarde. Comment as-tu vécu cette renaissance et que t’inspirait-elle ?
Bien que ne militant pas en cette période, j’étais suffisamment en contact avec les copains libertaires de part et d’autre de la frontière, et notamment avec ceux de Santa Coloma, pour être au fait des mouvements qui s’opéraient dans la mouvance libertaire et qui aboutiront au nouveau départ de la CNT. Je n’ai pas participé à l’assemblée de Sant Medir (Sants) qui, le 29 février 1976, entama le processus de reconstruction du vieux syndicat libertaire, mais, quelques jours plus tard, c’est avec curiosité et enthousiasme que je participai aux premières réunions, semi-clandestines, en vue de constituer le syndicat de l’enseignement de la CNT. Même révolutionnaire ou anarcho, le syndicalisme ne m’avait, à vrai dire, jamais pleinement convaincu. Pourtant, retrouvant toute mon énergie militante des années 1960, c’est avec passion que je vais m’impliquer, de 1976 à 1979, dans cet effervescent maelström libertaire qui bouillonna dans toute l’Espagne, mais surtout en Catalogne. Le succès monstre du meeting de Montjuich, puis des Journées libertaires internationales, en juillet 1977, mais aussi la force que semblait prendre la CNT dans certains secteurs de l’industrie et le rôle qu’elle joua dans la conduite de certaines grèves — comme, par exemple, celle des stations-service de Catalogne, en septembre 1978 —, avaient de quoi aviver les espoirs des plus sceptiques.
Assez rapidement, pourtant, cette renaissante CNT a commencé à entrer dans une infernale spirale de débats internes ayant trait à l’idée même qu’on se faisait de la CNT : syndicat, pour les uns ; mouvement, pour les autres. Comment te situais-tu dans ce débat ?
J’avais, à l’époque, sauf chez les « officialistes » de Toulouse, de très bons amis dans les différents courants qui participaient, chacun à sa manière, à la reconstruction de la CNT, ce qui me renforçait dans l’idée que les différences idéologiques qui les séparaient, étaient parfaitement compatibles avec une coexistence suffisamment pacifique pour ne pas entraver le développement de l’organisation. Pour ma part, tout en étant partisan d’accentuer le caractère libertaire et le côté « mouvementiste » de la CNT, je restais convaincu qu’il fallait faire en sorte que cela ne nuise pas à l’indispensable ancrage de la CNT dans le monde du travail. Mais il est clair que je sous-estimais à l’époque les querelles de personnes, les appétits de pouvoir des uns et des autres et les contraintes que l’héritage du passé faisaient peser sur la création de nouveaux instruments de lutte. En janvier 1978, l’attentat contre la Scala [34] porta à son paroxysme l’affrontement entre ceux qui se réclamaient d’un anarchisme pur et dur et ceux qui privilégiaient la dimension syndicaliste de la CNT. L’atmosphère interne devint peu à peu irrespirable, l’organisation commença de se rétrécir comme peau de chagrin et la lutte pour le contrôle des comités prit un caractère de plus en plus âpre, et même violent. Ceux qui, comme mon syndicat, celui de l’enseignement, dénonçaient aussi bien les menées de la FAI que celles des Groupes d’affinité anarcho-syndicalistes (GAA) — qui s’étaient constitués pour lui résister — se retrouvèrent bientôt dans une position intenable, les coups pleuvant des deux côtés. La crise se déroula à très vive allure. Dès la fin 1978 sombrèrent tous les espoirs suscités par la résurgence de la CNT et du mouvement libertaire. L’année suivante entérinera l’échec de cette belle expérience tentée à la mort de Franco.
En mai 1979, plusieurs centaines d’adhérents du Syndicat de l’enseignement de la CNT de Barcelone — dont tu étais — décidèrent d’abandonner la CNT pour marquer leur désaccord avec le mode de fonctionnement de l’organisation, et particulièrement son dogmatisme. La même année, tu signais un texte intitulé : « La CNT a un brillant avenir… derrière elle » [35],dans lequel tu écrivais : « L’organisation qui n’est pas parvenue à atteindre les objectifs pour lesquels elle a été créée produit un nouvel objectif : subsister. » Autrement dit, elle cessait de devenir outil pour se vivre comme but en soi. Et tu terminais ton texte ainsi : « Auparavant, j’ai cru que la CNT pouvait assumer une fonction de cristallisation, de regroupement, de mise en relation, de catalyseur d’une nouvelle lutte. Je sais aujourd’hui que la CNT joue un rôle négatif, un rôle de frein, d’ankylose, de destruction de ce qu’il y a de libertaire chez ses membres. » Comment as-tu vécu cette période — dont le Ve Congrès, dit de la Casa de Campo, fut la pitoyable apogée — et quel intérêt portais-tu aux « rénovateurs » de l’époque, ceux qui finirent par fonder la CNT-rénovée, aujourd’hui CGT ?
Oui, c’est, en effet, sans attendre la célébration du Ve Congrès, en décembre 1979, que la quasi-totalité des membres du Syndicat de l’enseignement de Barcelone quittèrent la CNT, las des procédures d’expulsion, des tentatives de dénigrements personnels et des agressions physiques devenues monnaie courante au sein de l’organisation depuis plusieurs mois. Notre intention était, à l’époque, d’œuvrer à la construction d’un espace libertaire d’un type nouveau. Nous n’avions pas d’idées précises sur les contours qu’il pourrait prendre, mais nous savions très bien à quoi il ne devait pas ressembler. Le temps passa sans que ce projet se concrétise et les liens qui nous unissaient se diluèrent peu à peu. Pour ma part, j’étais trop échaudé par la trajectoire suivie par la CNT depuis sa reconstruction pour songer à m’impliquer dans le projet des « rénovateurs ». C’est bien sûr vers ceux qui abandonnèrent le Ve Congrès et qui tentèrent, par la suite, de relancer une CNT « rénovée » qu’allaient mes sympathies. Francesc Boldú, un des animateurs de ce courant, était d’ailleurs un ancien membre de mon syndicat. Avec lui, nous avions partagé beaucoup de projets communs, dont l’appel « À tous les anarchistes » que Francesc avait rédigé à l’été 1977 et qui se voulait plate-forme de regroupement des anarchistes « non dogmatiques ». Pour ce qui me concerne, donc, 1979 marque une césure dans ma vie militante. À partir de ce moment-là, mes activités se dérouleront, pour l’essentiel, hors du mouvement anarcho-syndicaliste et seront de nature théorique et de type universitaire, mais toujours et encore dans le champ libertaire.
En 1982, tu publies un premier livre — Poder y libertad [36] — où pointe ton intérêt, jamais démenti, pour la pensée foucaldienne. En quoi, d’après toi, cette pensée peut-elle entrer en écho avec l’anarchisme et en quoi modifie-t-elle la perception anarchiste du pouvoir comme domination ?
C’est par l’extrême importance accordée à la question du pouvoir — et à sa critique –— que l’anarchisme se caractérise en tout premier lieu, et c’est déjà suffisant pour nous faire entrevoir d’éventuelles affinités entre l’anarchisme et l’œuvre de Michel Foucault. Car c’est également par l’attention — et l’insistance — accordée aux phénomènes de pouvoir que se distingue, en bonne mesure, le discours foucaldien. C’est, en effet, à penser le pouvoir, à le penser sous ses multiples modalités, à débusquer ses effets — mêmes les plus imperceptibles — et à mettre à nu ses diverses manières de procéder, que Foucault a œuvré pendant une bonne partie de sa vie. Certes, il n’est pas le seul penseur contemporain à s’être penché, de manière intéressante et approfondie, sur la question du pouvoir. En règle générale, d’ailleurs, l’anarchisme a, bien sûr, tout intérêt à examiner les diverses approches du pouvoir, même si cet examen n’établit pas forcément des consonances particulières entre ces approches philosophiques et la pensée anarchiste.
Sur quoi repose, d’après toi, cette consonance entre les travaux de Foucault et l’anarchisme ?
Si les formulations de Foucault entrent en écho avec l’anarchisme, c’est que, d’un côté comme de l’autre, la question du pouvoir fait entièrement corps avec celle de la liberté, et renvoie obstinément à celle-ci, soit sous la forme de l’impérieuse exigence de liberté, propre à l’anarchisme, soit sous celle du souci foucaldien de promouvoir des pratiques de liberté. C’est, si l’on veut, la forte tension entre Pouvoir et Liberté qui donne sens, dans les deux cas, à l’interrogation sur le pouvoir. Et celui-ci ne tire son importance que de son rapport à l’exercice de la liberté. Foucault, bien sûr, ne parle ni du « Pouvoir » ni de la « Liberté », mais plutôt de « relations de pouvoir » et de « pratiques de liberté ». Cela annonce déjà des nuances par rapport aux conceptions anarchistes — nuances, ou distances, sur lesquelles je reviendrai, mais qui ne doivent pas masquer l’existence d’une visée commune. Ni pour l’un ni pour l’autre le pouvoir ne constitue une instance secondaire, subalterne, ou dérivée, et c’est bien pour lui-même qu’il faut le prendre en compte et focaliser sur lui une attention privilégiée. Accord, donc, sur le rôle prééminent qu’il revêt au sein du champ social et politique, mais accord, également, sur les raisons de s’en préoccuper, dans la mesure où la volonté de fonder une existence aussi libre que possible détermine, tant pour l’anarchisme que pour Foucault, l’effort pour affronter — conceptuellement et pratiquement — le phénomène du pouvoir. Par-delà les différences, voilà bien, à mon avis, ce qui fait écho entre l’anarchisme et Foucault.
Mais il y a, précisément, ces différences, dont la principale tient sans doute au fait que l’omniprésence des « relations de pouvoir » mises à nue par Foucault contredit assez largement la conception anarchiste du pouvoir comme exercice central de la domination.
Effectivement, les différences entre les deux manières de conceptualiser le pouvoir sont notables,et je dois avouer que, pour ma part, ce sont les arguments de Foucault qui emportent le plus largement mon accord. Cela ne signifie pas que les intuitions fondamentales de l’anarchisme quant à la nécessité de lutter sans relâche contre les dispositifs de pouvoir ne soient pas valables, loin de là. On pourrait même dire que, paradoxalement, les éléments qu’apporte Foucault confortent puissamment ces intuitions, et ce dans la mesure même où ils contredisent un certain nombre de présupposés qui sous-tendent la pensée anarchiste sur le pouvoir. Pour faire court, on pourrait avancer que c’est précisément parce que Foucault nous montre, d’une part, que la question du pouvoir est bien plus complexe et enchevêtrée que ne l’avaient supposé les anarchistes et que, d’autre part, les effets de pouvoir sont bien plus subtils et divers qu’ils ne le pensaient, que la lutte anarchiste contre le pouvoir s’en trouve encore plus justifiée, et se voit incitée à se déployer avec plus de vigueur dans un champ encore plus vaste.
Tout cela reste tout de même assez abstrait... En quoi, précisément, concrètement, les catégories foucaldiennes peuvent-elles — ou doivent-elles — être réinvesties par l’anarchisme ?
En voici un exemple concret. Il y a, dans la pensée anarchiste, l’idée qu’une société dépourvue de rapports de domination est désirable, ce sur quoi nous sommes bien d’accord, mais qu’elle est, de plus, possible, même si ce n’est que comme perspective située à la limite du faisable. Foucault nous montre — et ses arguments sont de poids — que le pouvoir, en tant qu’élément de nature relationnelle, est constitutif du social et qu’il s’engendre constamment des rapports sociaux eux-mêmes. Cela signifie qu’en tant que nous sommes, de part en part, des êtres sociaux, le pouvoir fait partie indéfectiblement de notre manière d’être au monde. Si cela est ainsi, l’anarchisme fait fausse route quand il prône une société sans pouvoir. Cela n’entame pas seulement sa crédibilité, mais cela affecte aussi les luttes qu’il mène contre le pouvoir, car si l’on ne peut pas l’éliminer à la racine il n’y a pas d’autre issue que de se creuser la cervelle pour voir quelles sont ses différentes modalités d’exercice et essayer de neutraliser celles qui sont les plus nuisibles au développement des pratiques de liberté. Mais, à bien y penser, n’est-ce pas ce que nous faisons déjà dans nos pratiques politiques lorsque nous mettons sur pied des formes organisationnelles — horizontalité, rotation des tâches et des mandats, etc. — et des procédés de prise de décision — assemblées, etc. — qui sont bien loin d’être dépourvus d’effets de domination, mais qui en réduisent assez considérablement la portée ?
Ce qu’il reste après avoir pris acte de l’apport foucaldien, ce n’est pas du tout un renoncement à lutter contre toutes les formes de domination, c’est d’accepter une tâche supplémentaire, celle de déceler les plus pernicieuses d’entre elles et de leur opposer celles qui le sont moins, ou d’en inventer qui portent en elles-mêmes leurs propres limitations. En tout cas, si la négation radicale du pouvoir fait sérieusement problème, il devient impossible de continuer à se laisser bercer par l’illusion qu’un jour viendra où, l’ennemi étant vaincu, le combat pourra enfin cesser. Bien au contraire, si la domination nous colle pour toujours à la peau, c’est aussi toujours, même au sein d’une société proche de celle à laquelle nous aspirons, qu’il nous faudra l’affronter, en répétant, inlassablement, le geste de Sisyphe.
En quoi Rousseau et plus largement les « Lumières » auraient-ils exercé une influence néfaste sur l’anarchisme ?
Ce sera mon deuxième exemple. Du fait de cette influence, l’anarchisme participe en bonne mesure de la croyance en l’existence, par-dessous le vernis social, d’un sujet naturel qu’il suffirait d’arracher aux griffes du pouvoir pour qu’il puisse s’accomplir, et agir librement. Il s’agit donc d’œuvrer à l’émancipation des individus, c’est-à-dire à les soustraire d’une tutelle, d’une servitude ou, tout au moins, d’un ensemble de contraintes, pour qu’ils deviennent enfin maîtres d’eux-mêmes dans de nouveaux cadres sociaux. Or, Foucault nous enseigne que sous les pavés il n’y a pas la plage, qu’il n’y a pas de désir à libérer ou de sujet à émanciper, car ce qui se trouverait alors émancipé ce serait un être, non pas autonome, mais déjà pétri et constitué par des relations de pouvoir. En détruisant des dispositifs de domination, on ne fera jamais émerger un sujet constitutivement autonome qui, libéré de ce qui l’a réprimé, retrouverait son authentique moi, car celui-ci n’existe tout simplement pas. Tout ce que nous pouvons espérer, et cela est déjà énorme, c’est qu’il trouve, alors, des instruments pour se modifier soi-même et se construire différemment, ni plus près ni plus loin de ce qui serait sa propre nature, car celle-ci ne demeure nulle part. Une fois de plus, si l’on suit Foucault, cela ne veut pas dire que l’anarchisme n’ait pas tout à fait raison de lutter contre l’oppression et de s’insurger contre l’État, mais il doit abandonner, par exemple, la naïveté de croire que l’État exerce sa domination, de haut en bas, sur des sujets dont le seul lien avec lui tiendrait au fait qu’ils seraient pris dans ses mailles et subiraient son emprise. En réalité, ces liens sont bien plus ténus que ceux qui résultent d’une simple relation de subordination, car c’est parce que les sujets produisent, d’eux-mêmes, des effets de pouvoir au sein de leurs propres relations que l’État reçoit, du bas vers le haut cette fois, certains des traits qui le caractérisent, et que, les recevant d’eux, il les partage tout bonnement avec ses sujets. Les observations de Foucault ne désarment pas les anarchistes dans leur lutte contre l’État, elles les appellent simplement à une plus grande vigilance, et leur signalent de nouvelles cibles.
Tout de même… En se diluant en de multiples rapports de forces et en proliférant sous de multiples figures, la domination perd en identification. Lutter, certes, mais quand les cibles sont si multiples, on ne sait plus contre qui lutter…
Ce que tu dis pourrait illustrer le dernier exemple d’une divergence qui se noue en convergence entre Foucault et l’anarchisme. En effet, l’imagerie anarchiste tient au face-à-face entre le tyran et l’insurgé, et sans doute a-t-elle bien raison de les opposer de manière aussi tranchée. C’est même un des grands mérites de l’anarchisme, par rapport à d’autres idéologies plus ou moins proches, que de mettre l’accent sur cette altérité radicale, en fustigeant, par exemple, ceux qui la dilueraient, sans trop s’en rendre compte, lorsqu’ils empruntent à l’adversaire certaines de ses armes. Cependant, l’image de deux camps totalement étrangers l’un à l’autre masque le fait que, de par sa nature relationnelle, le pouvoir et les résistances qu’il suscite sont en prise directe l’un sur l’autre et se déterminent partiellement. La résistance n’est pas extérieure au pouvoir auquel elle s’oppose, elle incorpore certaines de ses marques, elle n’est jamais tout à fait l’autre du Pouvoir, et c’est bien pour cela que l’on a parfois d’amères déceptions. C’est de nouveau à une lucidité vigilante que nous convie Foucault.
Les trois exemples retenus marquent néanmoins des divergences profondes entre la pensée foucaldienne et l’anarchisme. Il s’agirait donc, si je te comprends bien, de dépasser cette conception classique de l’anarchisme en s’appuyant, entre autres, sur Foucault…
Les trois exemples que j’ai développés brièvement pointent, effectivement, des désaccords. S’ils sont certes profonds, ils ont surtout l’avantage d’être constructifs. Beaucoup d’autres désaccords de ce genre opposent Foucault à l’anarchisme. Par exemple, lorsqu’il évoque le caractère éminemment productif du pouvoir, ou bien sa relation bien spéciale au savoir, ou encore le fait qu’il déborde largement le modèle fondé sur le binôme obligations/sanctions. Mais ce dont je suis fermement convaincu, c’est que la pensée anarchiste sur le pouvoir ne peut plus être ce qu’elle était avant que Foucault n’en renouvelle, radicalement, l’analyse. Si, comme je l’espère, elle finit par intégrer et par assimiler l’apport foucaldien, le fait que Foucault ne se soit pas rangé sous la bannière anarchiste ne devrait pas faire obstacle à ce qu’il prenne place — aux côtés de Bakounine et de quelques autres — parmi les penseurs qui ont fourni des éléments clés de réflexion à l’anarchisme. Foucault côtoyant Bakounine, outrecuidance de ma part ? Peut-être, mais l’effet recherché est bien celui de désenclaver l’anarchisme de son passé — ce qui ne saurait dire le renier ou l’oublier. Il s’agit plutôt de le bousculer pour qu’il assume tous les risques d’une plongée dans le siècle.
Dans une intervention — remarquée pour son irrévérence — à un colloque sur l’anarchisme contemporain (Venise, 1984), tu faisais tes adieux à l’idée de révolution [37] au prétexte que celle-ci reposerait par trop sur une conception déterministe et théologique pour être compatible avec « l’essence même de la pensée anarchiste ». Quelle est donc cette « essence », d’une part, et à quoi peut bien servir l’anarchisme, d’autre part, s’il est déconnecté de tout projet révolutionnaire ?
Dans les années 1960, je défendais, on l’a vu — et avec toute la vigueur dont j’étais, alors, capable —, l’anarchisme révolutionnaire face aux courants anarchistes que je qualifiais de vaguement humanistes ou de trop velléitaires par rapport à la question sociale. Vingt ans plus tard, à l’époque du colloque de Venise sur l’anarchisme contemporain, ma position avait effectivement changé sur un sujet important. Et, grâce à ta question, je me rends compte qu’elle a de nouveau changé, aujourd’hui, sur un autre sujet qui ne me semble pas moins important. Non sans soulagement, je le reconnais, car le fait de penser implique qu’on puisse ou doive changer. Comment diable ai-je pu parler, à Venise, d’une essence de la pensée anarchiste ? Aujourd’hui, cela me choque terriblement. J’ai viré, depuis, et fort heureusement, ma cuti essentialiste. J’ai même déterré la hache de guerre contre toute forme d’essentialisme.
À vrai dire, je me doutais bien que ce rappel susciterait, de ta part, cette mise au point. Il n’en demeure pas moins que, s’il n’existe pas une « essence » de l’anarchisme, celui-ci se définit par certains traits suffisamment distinctifs pour fonder un imaginaire tout à fait original. Qu’en penses-tu ?
Nous sommes d’accord. Pour ma part, je retiens — peut-être un peu trop subjectivement — un certain nombre de ces traits qui ont distingué l’anarchisme d’autres écoles de pensée et qui ont fait du mouvement anarchiste quelque chose de singulier. Mais auparavant — et dans la mesure, précisément, où je ne fais pas figurer le projet révolutionnaire parmi ces traits fondamentaux —, je voudrais préciser pourquoi je disais — et continue à dire — « adieu à la Révolution » sans cesser, pour autant, de me reconnaître dans l’anarchisme. Ce sera d’ailleurs ma façon de répondre à la dernière partie de ta question. Il y a un quart de siècle, il me semblait important d’attaquer frontalement l’insoutenable projet de révolution, tout en préservant, soit dit au passage bien haut et bien fort, l’irrévocable désir de révolution. L’ancien imaginaire révolutionnaire s’étant désagrégé en quelques lustres, il me semble, aujourd’hui, qu’a reculé le danger de fourvoiement dans des implications millénaristes, eschatologiques, et sans doute quelque peu autoritaires, qui collaient à l’idée même de révolution. Le temps est donc venu de mettre en sourdine le démantèlement de l’ancienne idée de révolution et de travailler à la recomposition — ou à la re-signification — de ce concept. Le grand soir était certes un non-sens, surtout s’il était pensé comme l’aboutissement d’un projet soigneusement articulé, mais le désir de rupture radicale, inscrit au cœur même de l’idée de révolution, ne saurait en aucun cas être abandonné. Et il est vrai que nul terme ne le connote mieux que celui de révolution.
Tu nous annonces donc tes retrouvailles avec le concept de révolution…
Plus précisément, au lieu de congédier l’idée de révolution, je préfère, aujourd’hui, l’exalter, mais en soulignant la métamorphose qu’elle a dû subir pour pouvoir continuer à nourrir un imaginaire subversif articulé par une double exigence : d’une part, le rejet total de l’ordre institué et, d’autre part, la création de conditions sociales d’existence radicalement autres. En fait, cette métamorphose du concept de révolution et le nouveau contenu qu’il recouvre aujourd’hui résultent directement de l’activité développée par les nouveaux mouvements sociaux et par les secteurs les plus engagés de la jeunesse au cours de ces dernières années. Si l’on retrouve bien, dans ce nouveau contenu, l’idée d’une rupture radicale, il serait vain d’y chercher des perspectives eschatologiques. Au contraire, la révolution n’est plus du tout un but à atteindre qui ouvrirait sur des lendemains radieux. Ce n’est pas dans un hypothétique avenir qu’elle se situe, mais entièrement dans le présent, et c’est dans chaque espace et dans chaque instant que les luttes parviennent à soustraire au système que celle-ci se produit. Rien ne saurait donc être remis au lendemain de la révolution, car, loin d’être un aboutissement ultime, elle est contenue tout entière dans le trajet lui-même. Ce n’est donc plus en termes d’une plus ou moins grande — ou plus ou moins rapide — progression vers l’horizon du grand soir que les révolutionnaires d’aujourd’hui jaugent la portée de leur lutte, puisque sa valeur, loin d’être extérieure à elle-même, s’éprouve tant dans ce qu’elle est capable de produire que dans la manière dont elle le fait. Ayant appris à se battre sans être éperonnés par le grand objectif à atteindre, ces révolutionnaires ont compris que leur légitimité et leur récompense se trouvent dans les effets tangibles de la lutte elle-même.
Pour avoir quelque utilité, l’anarchisme devrait donc rompre, si je te comprends bien, avec cette conception par trop messianique de la révolution qu’il a longtemps véhiculée…
Il me semble, en effet, que la déconnexion de l’anarchisme d’un projet révolutionnaire pensé à l’ancienne est indispensable. Elle constitue même, à mes yeux, la condition préalable pour que l’anarchisme continue d’être utile comme instrument de lutte contre l’actuel système de domination et d’exploitation. Si la révolution n’est plus un but à atteindre, mais ce qui se fait réellement, sous de multiples formes — individuelles et collectives — et à chaque instant d’un parcours subversif, alors l’anarchisme est sans nul doute des mieux placés pour l’impulser, en s’inscrivant, à sa place, dans la perception sensible des nouvelles générations d’insoumis.
La question qui demeure, c’est celle de sa place, autrement dit de sa singularité. On en revient donc aux traits fondamentaux de l’anarchisme. Pour reprendre un concept foucaldien, celui de la boîte à outils, quels sont, malgré la rouille du temps, les outils de l’anarchisme qui, d’après toi, peuvent encore servir ?
Je ne reviendrai pas sur la question du pouvoir, si ce n’est pour répéter que l’un des principaux traits de l’anarchisme réside précisément dans l’extrême importance qu’il lui accorde. Hypersensible à toutes les formes, même les plus imperceptibles, de domination, l’anarchisme peut être considéré à juste titre comme l’idéologie et la pensée politique de la critique du pouvoir. Cela dit, dans l’idée que je me fais de l’anarchisme, la question du pouvoir ne vient qu’en deuxième lieu, car, si la pensée anarchiste traque le pouvoir avec autant de zèle, c’est surtout parce qu’elle le perçoit comme obstacle à l’exercice de la liberté. En d’autres termes, l’extraordinaire vigueur avec laquelle l’anarchisme s’affronte au pouvoir est à l’exacte mesure de la valeur qu’il accorde à la liberté. Et c’est bien le privilège extrême accordé à la liberté, indissociablement individuelle et collective, qui représente à mes yeux l’élément le plus fondamental de l’anarchisme. C’est, en effet, à partir du concept de liberté qu’il déploie l’essentiel de son corpus doctrinal et c’est parce qu’il exalte la liberté plus que ne le fait aucun autre courant de pensée politique que l’anarchisme constitue une arme si particulière et si redoutable.
Pour le reste, je ne mentionnerai que quelques-uns des éléments que je crois importants dans l’anarchisme, mais, à l’égal de tous les autres, ceux-ci ne font que découler, plus ou moins directement, de la tension établie par la pensée anarchiste entre les deux termes du binôme pouvoir-liberté. Ainsi, le fort accent mis par l’anarchisme sur la nécessaire concordance entre les idées et les pratiques — c’est-à-dire entre une façon de penser politiquement et une manière d’être, d’agir et de vivre — renvoie à l’idée que tout écart dans ce domaine relève du faux-semblant et participe des artifices du pouvoir — soit : dire une chose, mais en faire une autre. Notons, au passage, que l’exigence d’une fusion entre discours et pratiques trouve un écho, aujourd’hui, dans le refus de scinder le domaine de la vie quotidienne et celui de l’activité politique. Un autre point fort de l’anarchisme réside dans la cohérence qu’il réclame entre les fins et les moyens. Ce n’est pas seulement la conviction que tout moyen ayant recours à une forme de domination ne saurait accoucher d’un quelconque espace de liberté, c’est aussi, et dans la même ligne, l’idée que l’émancipation commence au cœur même de l’action qui la vise. Sinon, elle ne commence jamais.
Autrement dit, ce que l’on prétend atteindre doit être déjà présent dans l’action qui le poursuit. Ainsi, l’anarchisme se singularise par les formes organisationnelles qu’il adopte et qu’il promeut. De manière assez systématique, celles-ci sont conçues pour minimiser, tant que faire se peut, les effets de pouvoir qu’elles produisent et pour maximiser les marges de liberté dans les décisions et l’expression. C’est pour cela que l’anarchisme se montre spécialement pointilleux envers une famille de procédés qui englobent, entre autres, la représentation, la médiation et la délégation. Pour ne donner qu’un exemple pris dans le domaine de l’action, le rejet de la médiation se traduit par l’appel à l’action directe. Enfin, dans la mesure où aucun système d’exploitation — capitaliste ou autre — n’est compatible avec les conditions requises par l’exercice de la liberté, l’anarchisme se situe, tout à fait naturellement, du côté de la lutte anti-système. C’est un trait constant de son histoire, même si, dans ce cas, il ne s’agit pas d’un signe proprement distinctif.
Dans un colloque sur la « culture libertaire » tenu à Grenoble [38], en 1996, tu contestais le fait que des anarchistes se revendiquent d’un corpus commun de référents culturels au prétexte que l’adoption d’un tel point de vue induisait, par force, l’existence de gardiens du temple ou d’évaluateurs chargés de légitimer ou de délégitimer ce qui était en droit — ou non — de s’y rapporter. On pourrait, a contrario, te rétorquer que, privé de mémoire commune et sans connexion avec sa propre histoire, toute réinvention de l’anarchisme ne saurait être qu’un éternel recommencement et, par là même, l’expression vague d’une révolte existentielle sans repères, mais aussi sans risque pour le système de domination. Qu’en penses-tu ?
Il ne faut pas sous-estimer la part de plaisir qu’il y a à jeter des pavés dans la mare et à jouer, parfois, de la provocation. Comment résister à l’envie de questionner la « culture libertaire » dans un colloque placé sous son égide et où il était prévisible que chacun chercherait à mettre en valeur tel ou tel aspect de cette culture ? Mais ce n’est pas seulement par plaisir que je recours parfois à la provocation, c’est aussi parce que j’y vois une manière de faire bouger les idées et d’inciter à certaines remises en question. La part de provocation qu’il pouvait y avoir dans ma critique de la culture libertaire ne doit donc pas conduire à sous-estimer les raisons qui la fondent. Comme toute autre culture, la libertaire définit nécessairement un patrimoine fait d’éléments divers — symboliques, historiques, etc. — qui, entre autres, a pour effet de réguler les appartenances, d’orienter les discours et de nourrir les perceptions. Cela ne favorise pas seulement, comme tu le rappelles, l’émergence d’éventuels gardiens du temple ou d’évaluateurs, mais cela contribue au développement d’un esprit de clocher, à l’enfermement identitaire, au chauvinisme idéologique, au rabâchage endogamique, et j’en passe. Toutes choses qui peuvent s’avérer relativement peu préoccupantes pour les tenants d’autres cultures, mais qui, s’agissant d’anarchistes, devraient inciter à une attitude critique envers les effets induits, si l’on n’y prend garde, par une « culture libertaire ».
Ces réserves étant apportées, il n’en demeure pas moins que, toi comme moi, nous nous référons en permanence à cette « culture libertaire », même pour la contester.
Bien sûr. J’ajouterai même que je ne saurais absolument pas me passer de cette culture-là. C’est en son sein que je me sens le plus à l’aise. C’est à converser avec des libertaires sur des idées libertaires, à chanter avec eux de vieilles chansons du répertoire, à manifester sous les couleurs anarchistes, à lire des livres ou des revues libertaires, dont mes rayonnages sont remplis, que je prends plaisir. Rien d’étrange dans tout cela. Il est bien difficile, en effet, de vivre sans se sentir membre d’une communauté, sans puiser réconfort dans des croyances communes, des références partagées. Mais il y a davantage, je ne prends pas seulement plaisir à m’immerger dans la « culture libertaire », je me surprends aussi à essayer de la répandre, ou de lui apporter ma pierre ou mon petit grain de sable. Comme tu le vois, mon rapport à la « culture libertaire » est donc fondamentalement ambivalent, et comme je suis incapable de résoudre ce dilemme, ma façon de m’en sortir consiste, pour ainsi dire, à alterner, louanges et critiques à son endroit.
Je constate avec plaisir que ta position sur le sujet est beaucoup plus nuancée que celle exprimée à Grenoble, en 1996.
Elle ne saurait m’exonérer, cependant, de répondre à ta question relative au rapport de l’anarchisme à son histoire et au fait que, de s’en détacher, il en serait réduit à repartir de zéro. Tout d’abord, je tiens en trop haute considération la dimension historique, ne serait-ce que parce qu’elle est constitutive du social lui-même, pour ne pas être convaincu qu’il nous faut rattacher constamment le présent à sa généalogie. Cela vaut aussi, bien sûr, pour ce fragment de notre présent que structure l’anarchisme. Je suis, par ailleurs, d’autant moins enclin à détacher l’anarchisme de son histoire que je soutiens qu’il n’a pas une essence, qu’il tient tout entier dans son mode d’existence et que, par-là même, l’anarchisme est, précisément, son histoire. Mon anti-essentialisme — assez militant, je dois le reconnaître — me fait prendre, sur ce point, une position tout à fait radicale. Il n’y a pas l’anarchisme, d’un côté, et ses modes d’existence, de l’autre ; il n’y a pas l’anarchisme, d’une part, et son histoire, de l’autre. Il est clair, de mon point de vue, que ces deux aspects se confondent, ou qu’ils s’entrelacent si intimement, qu’on ne peut pas les scinder par artifice.
Bien sûr, il est tout à fait possible et légitime de décrire ou d’analyser les contenus, les formes — ou les présupposés — de l’anarchisme sans faire référence explicitement à son histoire. Les angles d’abordage de l’anarchisme sont multiples, mais c’est ontologiquement qu’il est vain de considérer l’anarchisme indépendamment de son histoire. Son propre mode d’existence est socio-historique. L’anarchisme est un type d’objet qui est marqué de part en part par son historicité constitutive. Tu as donc raison quand tu signales que réinventer l’anarchisme en dehors de son histoire reviendrait à partir de nouveau de zéro, et ce n’est pas, bien entendu, ce que je suggère. Non pas que le geste de Sisyphe m’effraie, bien au contraire, j’ai toujours éprouvé une étrange séduction envers ce que symbolise Sisyphe, et, écoutant Camus sur ce point, j’ai toujours essayé d’imaginer Sisyphe heureux. Mais plutôt parce que, si l’on voulait réinventer l’anarchisme sans faire référence à son histoire, ce n’est pas du tout l’anarchisme que l’on réinventerait, mais autre chose de tout à fait différent — en pire ou en meilleur, là n’est pas la question. Or, ne serait-ce que pour pouvoir apprécier cette différence, c’est bien à l’anarchisme tel que son histoire l’a constitué qu’il faudrait, finalement, recourir. En le disant avec d’autres termes, si on oubliait son histoire ou si on le désengageait de sa mémoire, c’est l’anarchisme lui-même qui serait frappé d’oubli et, sans élément de comparaison, prétendre l’avoir réinventé relèverait alors du pur non-sens.
Et pourtant, pour ne pas mourir sous le poids de l’histoire, l’anarchisme ne doit cesser d’être réinventé…
Quand je me déclare partisan d’un anarchisme réinventé s’inscrivant au plus près des luttes et de la pensée critique contemporaines, je l’incite à poursuivre son histoire, non à se mettre à l’écart. Ma critique est évidemment dirigée contre ceux dont la pendule historique s’est arrêtée, ceux qui condamnent l’anarchisme, sous prétexte de le préserver, à ne plus vivre qu’entre les murs de son passé. Ceux-là ne se rendent pas compte qu’en coupant l’anarchisme du flux de l’histoire, mais aussi des changements que celle-ci, inévitablement, lui fera subir, leur tentative de préservation aura pour effet sa mise à mort. Ce n’est que plongé dans les effervescences de l’histoire en-train-de-se-faire que l’anarchisme, objet historique, continuera à vivre. Le corollaire est aussi vrai : continuer à vivre implique, dans tous les domaines de l’existence, la nécessité de changer. Enfin, juste un mot sur les révoltes existentielles et leur supposée innocuité pour le système. Pour ma part, je ne suis pas tout à fait convaincu de cette innocuité. D’une part, il me semble assez difficile de séparer, de manière tout à fait nette, les divers types de révoltes. Il y a, par exemple, de l’existentiel au sein des révoltes sociales ou politiques, et réciproquement.
Mais, de plus, je ne peux m’empêcher de penser que l’anarchisme est aussi — surtout, diront certains — une manière d’être, une façon de vivre et de sentir, une forme de sensibilité si l’on veut. À quoi tout cela renvoie-t-il si ce n’est, très directement, à la sphère de l’existentiel. Sans pouvoir l’assurer tout à fait, je suis porté à croire que cette dimension existentielle fait, justement, problème pour le système, car elle représente une résistance à ses manœuvres de séduction et d’intégration. J’ai constaté que, bien souvent, même s’il y a des exceptions, ceux qui sont fortement marqués par leur expérience anarchiste demeurent à jamais irrécupérables. En maintenant vivante cette altérité, ils représentent évidemment un danger pour le système, car ils servent de relais pour que naissent de nouveaux révoltés. Je me souviens de ce que me disait Christian Ferrer, un bon ami anarchiste qui vit en Argentine : l’anarchisme ne s’enseigne pas dans les cours et ne s’apprend pas dans les livres — même si ceux-ci peuvent aider —, il se propage par contagion. Quand on l’a vraiment dans la peau, c’est, en général, pour toujours.
Il ressort de tes interventions que la critique de l’orthodoxie anarchiste — celle à laquelle, comme d’autres, tu t’es cogné pendant tes années militantes — demeure toujours, à tes yeux, un enjeu prioritaire. Dans ton cas, cette critique a le mérite, c’est vrai, d’être toujours jubilatoire, gardant même un caractère juvénile, comme s’il convenait, toujours et encore, de pourfendre toute trace d’orthodoxie anarchiste pour que l’utopie libertaire puisse continuer de nourrir le rêve émancipateur. Reste à savoir s’il existe aujourd’hui, comme il exista dans les années 1960, une orthodoxie anarchiste. Si oui, comment la définirais-tu ? Si non, n’as-tu pas l’impression que ton évident penchant pour l’hétérodoxie tourne un peu à vide eu égard au fait que, s’ils existent encore, les gardiens du temple de la Sainte Anarchie sont aujourd’hui bigrement silencieux ?
Tu as tout à fait raison de souligner l’écart qui nous sépare, aujourd’hui, de la virulence avec laquelle les gardiens du temple se manifestaient il y a quelques décennies. Il est vrai qu’ils ne sont plus tellement nombreux, mais ils existent toujours et ne sont pas particulièrement silencieux, du moins en Espagne. En fait, ce ne sont pas tellement les indécrottables gardiens du temple qui me semblent dangereux. Ce qui me préoccupe plutôt c’est la fréquence avec laquelle on retrouve, chez bon nombre de jeunes anarchistes, des attitudes proches de ce que les Anglo-Saxons nomment les True Believers, les « vrais croyants ». Ils sont tellement convaincus de la justesse de leur idéal anarchiste qu’ils n’admettent pas l’ombre d’une critique et sont prompts à dénoncer, souvent de façon violente, ce qu’ils perçoivent comme des compromissions avec la pureté et la radicalité de leurs thèses. En fait, j’ai le sentiment que, pour eux, l’anarchisme constitue une totalité que l’on doit prendre telle quelle sans qu’il soit même pensable d’en faire un examen critique, d’en trier les éléments et d’en modifier certains. En somme, c’est tu prends ou tu laisses…
J’éprouve, en outre, de fortes réticences vis-à-vis des anarchistes — nombreux ou pas, on pourrait en discuter — qui ont une conception si élevée de leur idéologie, perçue comme la plus satisfaisante des formulations politiques possibles, qu’ils sont dans l’incapacité de comprendre pourquoi des personnes intelligentes et dotées de sens éthique ne s’y rallient pas. Pour eux, l’explication est simple : c’est qu’elles ne connaissent pas l’anarchisme, qu’il leur a été mal expliqué ou qu’elles sont trop aliénées pour le comprendre. L’hypothèse selon laquelle ces personnes ont peut-être raison de se détourner de l’anarchisme n’est pratiquement jamais examinée. Et pourtant, il n’est après tout pas interdit de s’interroger sur cette tendance qu’ont les anarchistes eux-mêmes à s’aveugler sur les incongruités et les faiblesses de leur propre doctrine. Prises ensemble, ces deux manières de concevoir l’anarchisme n’aident évidemment pas au déploiement de cette exigence d’esprit critique et autocritique qui, selon moi, doit toujours caractériser la pensée libertaire. Elles font forcément barrage aux changements qu’il faut, nécessairement, lui imprimer pour qu’elle ne se fossilise pas. Plus encore que pour convaincre les gardiens du temple de s’ouvrir à l’esprit critique — tâche impossible —, c’est pour affaiblir ces fausses certitudes que je persiste à pourfendre, comme tu le dis, toute trace d’orthodoxie anarchiste, même si, par moments, je peux donner l’impression de ne guerroyer que contre des moulins à vent.
L’un de tes derniers ouvrages en date — Contra la dominación [39] — constitue un plaidoyer en faveur du relativisme. Appliqué à la philosophie, celui-ci aurait l’avantage, écris-tu, de « miner, à la racine, tout principe d’autorité » en contestant les dispositifs de domination liés à des catégories transcendantes définissant pour toujours, c’est-à-dire au-delà du temps historique qui les a produites, la vérité ou la justice, le bien ou le mal. Appliqué à l’anarchisme, quel serait l’avantage de ce relativisme et quelles révisions devrait-il entraîner ?
Dans un article déjà ancien et que, par ironie, j’avais titré « Toute la vérité sur le relativisme authentique », j’écrivais, à propos du relativisme, que « peu de démarches philosophiques apportent autant d’eau au moulin d’une pensée anarchiste qui soit capable d’être critique envers elle-même ». Laisse-moi te signaler, tout d’abord, au risque d’être réitératif, que la dernière partie de cette phrase est bien évidemment de trop, car une pensée anarchiste qui ne soit pas capable d’être critique envers elle-même est tout, sauf, précisément, une pensée anarchiste. Depuis lors, j’ai poursuivi ma déambulation intellectuelle à travers les multiples formes du relativisme, et je peux t’assurer qu’elles sont tellement diverses qu’il est plus exact de se référer aux relativismes qu’au relativisme.
En fait, ce qu’il m’importe de dire est la chose suivante : il existe entre le relativisme et l’anarchisme une affinité tellement forte que celui-ci devrait asseoir, directement, sa base philosophique sur la démarche relativiste. J’ajouterai que les aspects qui font problème dans la pensée anarchiste sont, précisément, ceux qui sont le moins conformes aux présupposés relativistes. Si j’en avais le courage et les capacités — mais j’ai l’espoir que d’autres s’y mettront un jour —, un programme de travail auquel j’aimerais m’atteler consisterait à passer au crible la pensée anarchiste pour la délester de ses supposés non relativistes. Ils sont loin d’être rares : l’universalisme des valeurs et leur caractère absolu, les fondements de la vérité, certaines considérations sur la nature humaine ou sur la raison, de multiples attaches avec les points de vue essentialistes. La liste pourrait s’allonger. Il s’agirait, pour chaque cas, de montrer en quoi ces aspects fourvoient l’anarchisme et quels sont les arguments relativistes à leur encontre.
C’est, comme je le disais plus haut, tout un programme, dont l’amorce exigerait un temps et un espace qui excèdent le cadre de cet entretien. Il faudrait également préciser les contours du relativisme — des relativismes — de manière plus sérieuse que celle à laquelle on se tient souvent, et qui ne va guère au-delà de l’injuste caricature fondée sur le paradoxe du menteur et assortie de l’accusation d’autocontradiction. Si je dis, par exemple, que, faisant sienne l’idée que rien n’est en soi, que tout est d’ordre relationnel et que les choses ne sont rien d’autre que l’ensemble des relations qui les constituent, le relativisme se définit par la proposition selon laquelle rien n’est inconditionné — ou que tout est fonction de sa relation à autre chose —, nous ne serons guère avancés, car il faudrait pousser le développement. Je préfère donc aller droit au but et dire ici que, dans la mesure où le relativisme s’inscrit en faux contre tous les absolus, contre toutes les tentatives de situer au-dessus et en dehors des simples pratiques humaines certains principes qui seraient censés les guider — ou devant lesquels elles seraient censées devoir se plier —, il rend aux êtres humains la pleine et entière responsabilité de leur histoire. Ils n’ont rien d’autre à quoi s’accrocher que leurs propres critères et leurs propres décisions, aucun autel sur lequel sacrifier les possibilités d’exercer leur liberté. Que celle-ci soit praticables ou non ne dépend que des conditions qu’ils seront capables de créer, non des limites tracées par des instances situées hors de leur portée. Culmination de la sécularisation, ce n’est plus seulement Dieu, comme au temps des Lumières, ce sont également ses doubles qui se voient chassés des affaires humaines. En ce sens, le relativisme sape à la racine tout principe d’autorité. Dans la mesure où l’anarchisme n’a pas déboulonné toutes les idoles qui sont venues relayer Dieu et remplir une partie de ses fonctions, il véhicule lui-même certains principes d’autorité. Rien de tel que l’absorption d’une bonne dose de relativisme pour l’aider à s’en défaire.
Merci à toi, Tomás, pour t’être prêté à cet exercice, parfois difficile, de l’entretien.
Propos recueillis par Freddy Gomez
Source : À contretemps
n° 39, janvier 2011.