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Oaxaca : sous l’ombre fraîche de l’assemblée

Conversation avec Rubén Valencia et David « El Alebrije » Venegas

samedi 11 octobre 2008, par David Venegas Reyes, Georges Lapierre, Rubén Valencia, VOCAL (Date de rédaction antérieure : juillet 2008).

En 2006, dans le sud du Mexique, la ville d’Oaxaca était secouée par une insurrection civile sans précédent. Parti d’une grève d’instituteurs, ce mouvement de masse déboucha sur une expérience d’émancipation sociale passionnante : ignorer les pouvoirs établis, s’emparer des radios et télévisions locales et construire une autre réalité autour des barricades et des assemblées. Deux ans après, que reste-t-il de cette Commune, violemment réprimée en novembre 2006 ? Rubén Valencia et David Venegas, conseillers de l’APPO (Assemblée populaire des peuples d’Oaxaca) et membres de VOCAL (Voix oaxaquègnes construisant l’autonomie et la liberté, regroupant la frange antiélectoraliste de l’APPO), reviennent sur cette rébellion et son actualité.

Quels sont les moments forts du mouvement social d’Oaxaca commencé en juin 2006 ?

Rubén : Il existe ici une tradition historique qui veut que, quand les gens ne trouvent pas de solution à leurs problèmes chez eux, ils se rendent sur la place centrale de la capitale de l’État afin de les rendre visibles aux yeux du monde. Cela n’a pas commencé avec Ulises Ruiz [1]. Ce qui a débuté le 14 juin 2006, c’est la partie non écrite de cette histoire. Trois jours après, profitant de l’effervescence populaire, différents partis et syndicats forment un cartel d’organisations. Non pas une assemblée, mais une espèce de front unique contre le néolibéralisme, dont les dirigeants se considèrent comme l’avant-garde du peuple. Cette structure rigide sera dépassée dans différents espaces, l’exemple le plus clair étant les barricades. Déjà, quand cela s’appelait encore l’Assemblée populaire d’Oaxaca, beaucoup soulignaient que ce mouvement n’était pas né en 2006, qu’il y avait eu San Blas Atempa, Xanica, Loxicha [2], de nombreuses luttes locales. Que c’était une nouvelle étape et qu’il ne s’agissait pas d’un seul peuple mais aussi des peuples indigènes et que de fait la majorité de ces peuples se gouvernent déjà par l’assemblée. La structure de cartel, de coordination provisoire n’a pas convaincu. Car la tradition de lutte des peuples d’Oaxaca s’appuie sur les assemblées.

David : Nous aimons dire que ce mouvement a commencé il y a plus de cinq cents ans, car il a été le point de confluence de demandes ancestrales et de revendications nouvelles, provenant des villages, des syndicats et des colonias [3]. Dans cette perspective, le 14 juin est plutôt un détonateur.

Certaines idéologies disent qu’elle n’est qu’un instrument de lutte, mais, pour nous, l’assemblée est à la fois le moyen et le but. L’assemblée est l’expression d’une aspiration à une vie autre. Il ne pouvait y avoir d’autre forme de rencontre que l’assemblée. C’est pour ça que nous avons été si nombreux à nous sentir concernés et que l’APPO a été rapidement investie par les gens. Ceux qui prétendaient agir au nom de l’assemblée tout en exerçant une autre forme de prise de décision, étrangère à l’assemblée, ont été débordés. L’APO du début, l’Assemblée populaire d’Oaxaca, a été dépassée par l’Assemblée populaire des peuples d’Oaxaca. Le changement de nom l’exprime : elle a été investie par les peuples indiens, les quartiers ou les barricades. L’apogée de l’assemblée dans le processus d’organisation (parce que, dans l’action, elle est activée dès le 14 juin, comme réponse rapide et courageuse, comme organisation spontanée, comme résistance offensive), c’est le congrès constitutif de novembre 2006. Un congrès avec plus de mille trois cents participants, des délégués de tous les coins de l’État. Nos chemins ont convergé sous l’ombre fraîche de cet arbre qu’est l’assemblée. Certains la réinterprètent selon leur myopie idéologique, mais l’APPO a été cet espace où se rejoignent les rêves de tous et de toutes. Certains staliniens disent que l’APPO est un soviet, mais nous disons que nous, Indiens d’Oaxaca, nous pensions que nous étions dans une assemblée, nous pensions que nous agissions selon l’enseignement de nos peuples, qui se fonde sur l’idée pratique de l’assemblée.

Rubén : Les deux forces principales du mouvement ont été la Section 22 du syndicat des instituteurs (trente mille affiliés) et les colonias, et elles ne se rencontrent que lors du forum des peuples indigènes d’Oaxaca, fin novembre 2006. La majorité des soixante-dix mille maîtres d’école d’Oaxaca ne travaillent pas en ville, ils sont dans les villages indigènes, dans les quatorze mille écoles de l’État. Dans les années 1980, la Section 22 a connu une combinaison entre syndicalisme indépendant et auto-organisation indigène, ce qui lui donne de la crédibilité, parce que au-delà des revendications économiques elle a lutté aussi pour la démocratie syndicale. Voilà pourquoi, bien que critiquable, la Section 22 est un des syndicats les plus forts. De l’autre côté, les colonias : elles ne sont pas seulement le produit de l’exode rural. Oaxaca a longtemps été une ville rurale. Il y a peu, la colonia Cinco Señores était encore vouée au maraîchage. Cette culture n’est pas perdue, même si la modernité d’État y implante des usines de montage.

Ce qui nous mène à la communalité, ou à l’autonomie. Les gens non organisés, qui constituent la majorité du mouvement, luttent contre le clientélisme politique dans les colonias, contre le cacique du village, contre tout ce qui s’oppose à ce que leurs assemblées soient souveraines, contre ce que les gouvernements imposent aux gens : le caciquisme d’État. Ce mouvement se réactive actuellement et il est antisystémique : ce sont les exclus du système, soit qu’ils ne veulent pas y participer, soit qu’ils ont étudié et qu’ils ne trouvent pas d’emploi et font taxi, soit qu’ils ont quitté leur village pour émigrer... Ce sont tous ces gens qui ont fait la force du mouvement. La force qui peut le réactiver n’est pas à l’intérieur du système, mais parmi ceux et celles qui en sont exclus et qui ne veulent plus y participer.

Le 14 juin, les choses sont devenues claires : quelles sont les forces qui nous oppriment ? Ce n’est pas le seul Ulises Ruiz, mais tout un système. Depuis les semences transgéniques jusqu’au Plan Puebla-Panama [4]. Aujourd’hui, on voit se généraliser une lucidité et un désir d’information sur ce qui se passe dans mon quartier, ma communauté. Ulises Ruiz est soutenu par tout un système qui cherche à s’emparer des ressources naturelles. C’est là qu’intervient la communalité, où se retrouvent les gens pour défendre ce qu’est le territoire.

David situe le moment fort de l’assemblée au congrès qui a eu lieu les 10, 11 et 12 novembre, mais comment expliquer que ce congrès ait élu un conseil si peu respectueux par la suite des principes et des souhaits de l’assemblée ?

Rubén : Pour la majorité, le conseil ne devait pas fonctionner comme un parti, il devait s’assumer comme une étape dans la réorganisation du mouvement. Le rôle des conseillers n’est pas de diriger mais de rapprocher le mouvement d’autres secteurs et de lancer les assemblées locales à partir desquelles s’organisent les assemblées régionales, puis l’assemblée au niveau de l’État. Cela n’a pu se faire pour diverses raisons, la principale étant la répression du 25 novembre, quelques jours après le congrès. D’un autre côté, il y a eu le rôle joué par les partis électoralistes qui avaient un programme préétabli et ne voulaient pas le discuter. Ils croient que les peuples sont incapables de penser stratégiquement où va leur mouvement.

C’est aussi une question pratique. Les mille cinq cents délégués venaient des régions (moi, je viens de l’Isthme, d’autres viennent de la région mixtèque, d’autres de la côte). Ces délégués sont désignés comme conseillers parce qu’ils font un travail de base dans leur région. Ce qui implique de ne pas vivre en ville. Des réunions du conseil tous les trois jours ne peuvent réunir ici que vingt, quarante ou cinquante conseillers provenant de la ville. Ceux qui assument le rôle de délégués, de topiles [5] de leur village, n’ont pas une information claire de ce qui se passe en ville. Quand ils se sont rendu compte des frictions au sujet du rôle du conseil, beaucoup sont allés voir ce qui se passait. Et la seule chose qui se discutait là n’était pas la question prioritaire de l’articulation du mouvement, c’était une lutte pour des positions de pouvoir. Ça fait que bien des gens se sont repliés sur leur village. C’est alors qu’on a pensé aux assemblées locales et régionales, comme celle de l’Isthme, célébrée à Ixtepec fin janvier 2007.

Les barricades aussi sont une défense du territoire. Cette défense de l’espace commun, qu’est-elle devenue ?

David : Ici, dans les colonias, on croit être chez des paysans indiens déracinés, avec un faible sentiment d’identité. Mais en 2006 nous avons retrouvé une identité. Les barricades ont été élevées précisément là où a lieu la lutte. Il ne s’agit plus d’aller prendre la place centrale (ces espaces qui sont à tous ne sont à personne), mais de prendre ta rue, ton quartier. Contrairement à ce que pensent certains, les barricades ne furent pas seulement un instrument de confrontation physique (c’est la vision militaire des barricades considérées comme moyen de défense). Elles ont joué ce rôle les premiers jours, mais au cours du processus, qui a duré plus de deux mois, les barricadiers se sont reconnus dans la lutte comme égaux. Nous fraternisions, nous partagions le désir d’un monde meilleur. Cette identité devient plus puissante que les relations antérieures, celles d’amitié ou de voisinage. Je le dis comme je l’ai senti, moi qui ai participé à une barricade. [David était le porte-parole de la barricade de Brenamiel, il a été arrêté en avril 2007, puis libéré le 5 mars 2008, ndlr.] Là où il y avait des amis et des voisins, nous découvrions des alliés. Cette identité nouvelle née de la défense du territoire sur une base consciente : ces rues et ces passages sont à nous. Voilà pourquoi, quand en octobre 2006 Enrique Rueda [6] a trahi le mouvement et a ordonné aux enseignants de se retirer, il n’a pas été obéi. Beaucoup de maîtres et de maîtresses d’école ont décidé de rester. Nous n’obéissons plus à aucune décision autoritaire et verticale. Cet espace n’est pas celui des leaders mais celui des gens.

Encore aujourd’hui, malgré tout ce qui s’est passé, nous restons soudés. Nous disons : maintenant les barricades ne sont plus dans la rue, elles sont dans nos cœurs, nous sommes encore du même côté de la barricade. Je ne pense pas que nous revenions aux barricades fermant les rues, c’est une chose du passé. Nous concevons les barricades comme des expériences d’auto-organisation et d’identité débouchant, dans le cadre urbain, sur une nouvelle conscience : faire partie d’un peuple et d’une communauté organisée, avec un territoire et un sentiment communs.

En nous attaquant, le gouvernement a provoqué ce changement dans les consciences. Les mères de famille et les bandes de jeunes, les homosexuels et les prolos, tous se sont reconnus égaux. Les barricades ont aidé à ce processus de libération, parce que sur les barricades nous n’avions pas d’autre alternative que de confier la défense de notre vie à celui qui est à côté. C’est là que la dame se rend compte que son allié n’est pas seulement sa voisine, mais un jeune des rues, un homosexuel ou un maître d’école. Le besoin d’autodéfense a fait tomber les préjugés. C’est une chose ancrée en nous.

Parlez-nous de la communalité, de ce concept qui vient des peuples indigènes. Comment cette idée peut passer de la campagne aux quartiers ?

Rubén : Ici aussi il y a un territoire, qui est apparu avec les barricades. Le territoire, c’est le quartier où tu vis avec tes voisins. Il y a une croissante individualisation dans les villes qui, souvent, contrarie cette idée. Mais elle est réapparue spontanément avec les barricades. Maintenant, la question est de trouver le point commun. Prendre soin du territoire dans une communauté, ça a à voir avec l’eau, les aliments, la nature, et ces problèmes existent aussi en ville. Trouver ces points qui rassemblent un quartier apporte beaucoup. Certains appellent ça la convivialité, d’autres l’appellent la comuna... la communalité, la communauté. Comment vivre ensemble, en tant qu’habitants d’un même territoire ? Je me souviens d’une réunion dans une colonia où on remarquait que le salut s’était perdu. « Nous passons comme si nous ne nous connaissions pas », regrettait quelqu’un. Ça paraît une plaisanterie, mais c’est important, le salut. Le récupérer là où il existait permet ensuite de mieux aborder la question vitale de l’accès à l’eau, par exemple. Et ce problème vital peut ensuite te servir pour constituer une forme d’organisation fondée sur l’assemblée, qui n’est pas seulement une structure organisée mais une manière de voir le monde, de le penser et de le vivre. Nous sommes ici pour prendre soin de ce territoire, non pas d’une manière individuelle, mais collective. C’est pour cette raison qu’on privilégie le consensus. Parfois il y a vote, mais pas un vote de type électoral, qui cherche à baiser la minorité. Un vote pour avancer sur des points concrets. C’est ce qui définit une communauté : il faut discuter des heures et des heures pour arriver à ça. On ne peut pas atteindre ce niveau avec le baratin électoral. La pratique des militants consiste à imposer leur agenda sans que la colonia puisse décider. Imposer, par exemple, d’aller manifester en ville : cette pratique est celle de l’urgence et elle ne permet pas d’arriver au fond. C’est pour cette raison que certains croient que le mouvement n’existe plus maintenant, alors que le mouvement est souterrain, plus profond que jamais. Il est en bas, invisible. Il n’est pas en haut parce qu’il y a pression, qu’il y a la peur. Le mouvement aujourd’hui est dans le concret, dans le comment : comment résoudre la question des prisonniers politiques ou celle de l’eau, comment pouvons-nous nous organiser dans une sorte de barricade qui n’est pas celle de l’affrontement direct, mais celle de la vie en commun, de l’auto-organisation collective.

En 2006, beaucoup ont trouvé leur place dans le feu de l’affrontement, dans telle ou telle activité, spontanément... Et aujourd’hui ?

Rubén : Certains disent qu’il n’y a pas de propositions concrètes pour l’autonomie. Mais nous qui la défendons publiquement dans cette phase du mouvement, nous ne voulons pas l’imposer. Il y a une hypothèse en marche avec les caravanes [7]. Et puis il y a 80 pour cent des terres de cet État qui sont communales et les gens les défendent.

Avec la chute des idéologies du socialisme collectiviste et du capitalisme individualiste, de plus en plus de gens s’intéressent à cette idée, la communalisation des moyens de production. Un grand nombre de peuples la pratiquent depuis plus de cinq cents ans. Non pas un projet imposé de l’extérieur, mais celui qui surgit de l’expérience et qui peut être une inspiration pour bien d’autres mouvements. Ce n’est pas particulier à Oaxaca.

Propos recueillis par Georges Lapierre
Source : CQFD n° 58, juillet 2008.

L’intégralité de ces conversations de Georges Lapierre avec Rubén Valencia et David Venegas sur le mouvement social dans l’État d’Oaxaca est publiée dans le livre La Voie du jaguar, édité en novembre 2008 à Montreuil avec le concours amical des éditions L’insomniaque.

Notes

[1Le 14 juin 20006, Ulises Ruiz, gouverneur autoritaire et corrompu, lance une brutale opération policière contre des milliers d’instituteurs en grève qui campaient sur la place centrale d’Oaxaca. Scandalisée,la population chasse les forces de l’ordre et réoccupe le centre-ville avec les instits. C’est le début de six mois de « mise en commune » (cf. CQFD n° 37, 38, 39, 47 et hors-série de janvier 2007).

[2Localités et régions où le caciquisme est battu en brèche par une dynamique de démocratie directe ignorant le système de représentation officiel.

[3Colonias : quartiers périphériques d’autoconstruction, où les infrastructures ont la plupart du temps été aménagées par les habitants eux-mêmes.

[4Mégaprojet de conquête territoriale par les capitaux, depuis le Sud mexicain jusqu’au canal de Panama. Vient d’être revu à la baisse par ses promoteurs...

[5Topiles : responsabilité publique, bénévole, rotative et révocable, dans les communautés indiennes.

[6À ce moment, Rueda était secrétaire général de la Section 22 du syndicat des enseignants.

[7Des caravanes, organisées par VOCAL, sillonnent l’État d’Oaxaca dans le but de tisser des liens et de faire connaître les expériences d’autonomie locale.

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