Sur le Mouvement du 2 Juin, il est important de commencer par dire que ceux qui y ont conflué venaient d’un milieu complètement différent de celui de la Fraction Armée rouge (RAF). Nous étions une grande majorité de prolétaires, tandis que la RAF venait de la petite ou de la haute bourgeoisie. Leur monde était complètement séparé et, de plus, les « classifications » sociales étaient alors beaucoup plus marquées. Aujourd’hui, il n’y a que les riches et les pauvres, mais à l’époque il s’agissait de subdivisions en classes au sens marxiste du terme. La provenance, la condition sociale de laquelle on venait jouait un rôle important. Il y avait les travailleurs, les employés, les commerçants et les marchands, la petite et la haute bourgeoisie. Et puis nous : le prolétariat, la couche la plus basse de la société. Parmi nous, il y avait aussi quelques sous-prolétaires qui, quand nous nous sommes politisés et avons commencé comme Gammler, sont restés à glander.
Nous avions les cheveux longs et aucune envie de travailler. Nous ne le faisions que lorsque c’était absolument nécessaire. Généralement des boulots de merde à la limite de l’esclavage : décharger des sacs de farine des bateaux, transporter des marchandises en fourgonnette, porter des pierres, etc. Dans cette ambiance, il y avait des sous-prolétaires qui sont par la suite devenus alcooliques ou toxicos. Des gens qui, une fois que la structure politique leur a enlevé les Gammler, sont devenus de simples vagabonds et se sont mis à tomber vraiment bas.
Encore sur les classes : en 1970, il y a une dispute entre Marcuse et Hans Magnus Enzensberger sur comment était la société de classes en RFA, si les classes existaient encore et comment se structurait la société. À cette occasion, tous deux ont postulé une chose intéressante, à savoir que les traditionnels cols bleus s’étaient transformés en cols blancs. C’est-à-dire que si quelqu’un portait auparavant un bleu de travail sur les machines, cette même personne est aujourd’hui en chemise devant une fraise informatisée et programme la pièce qui doit en sortir. Ce qui a conduit à la disparition de l’ouvrier en bleu de travail.
Pour illustrer les conditions de naissance du Mouvement du 2 Juin à travers des exemples personnels, raconte-nous ton enfance. Où es-tu né et as-tu grandi ? Quels souvenirs as-tu ? Comment étaient l’école et la formation ?
Je suis né à Falkensee, un village en dehors de Berlin, à l’ouest de Spandau, et j’ai grandi à Neukölln. Falkensee était en Allemagne de l’Est (RDA), mais nous nous sommes enfuis en 1953 parce que, après le 17 juin [1], mon père avait eu des problèmes avec la police et nous avons dû fuir à Berlin-Ouest. Mes parents étaient originaires de Kreuzberg et se sont retrouvés à Falkensee pour échapper aux bombardements. Puis nous avons bougé et nous avons vécu dans des abris provisoires au sud de Neukölln, avant de déménager dans la Kottbusserdamm. J’ai toujours vécu dans cette zone, sauf les périodes à l’étranger, au cachot et maintenant après la chute du mur, j’ai vécu seize ans à Prenzlauer Berg. Mais je suis depuis quelques années à Neukölln parce que Hic Rhodus hic salta.
Et puis Prenzlauer Berg est devenue très cher...
Oui, c’est devenu impossible. Nous y avions occupé une maison en 1990, mais maintenant ce quartier est merdique, il n’y a que des yuppies et des connards arrivés d’Allemagne de l’Ouest. Ici, à l’inverse, ce sont des personnes qui y vivent.
Ensuite j’ai fait l’école supérieure. Je devais aller au lycée scientifique mais mes parents m’ont dit non, parce qu’il n’y avait pas assez d’argent. Et j’ai donc fait l’école moyenne de formation à caractère technique. Plus tard je l’ai interrompue, parce qu’à quinze ans j’avais toujours des ennuis avec les profs. C’était chiant, nous avions beaucoup d’enseignants nazis. Quand, au milieu des années 1960, j’ai acquis une conscience politique, ça me faisait complètement vomir, et j’ai quitté l’école pour commencer un apprentissage. Ma mère était mère au foyer et mon père camionneur depuis toujours.
J’ai commencé un apprentissage à la poste en tant que technicien des télécommunications. Il y avait alors des postes d’apprentissage à n’en plus finir. À Tempelhof, nous étions cinq cents apprentis dans une énorme ex-caserne. Les problèmes ont commencé tout de suite. On nous distribua un règlement à signer volontairement, dans lequel ils nous obligeaient par exemple à avoir les cheveux courts et un aspect soigné en public, puisque, en tant que techniciens, nous représentions la poste.
Naturellement, moi et mes parents ne l’avons pas signé, et j’ai écrit un contre-règlement en me référant à la Constitution, parce que c’était mon droit d’avoir les cheveux longs, et eux ne devraient rien avoir à en dire. La situation devint alors critique, ils voulaient me jeter dehors, mais ils ne l’ont finalement pas fait. J’avais déjà une « mauvaise réputation » dans l’apprentissage, j’étais l’extrémiste de gauche, bien que je ne sache pas encore ce que ça voulait dire.
J’ai toujours eu des problèmes : la dernière année, ils m’avaient mis un vendredi avec un vieil ouvrier qui ne connaissait rien à la technique moderne. C’était un vendredi après-midi, et nous étions dans un répartiteur principal, autour de 15 heures. Nous voulions faire la fête quand apparurent deux fonctionnaires du VS [Verfassungsschutz, services secrets] et deux officiers américains qui voulaient poser un intercepteur dans ce répartiteur. Je devais chercher une connexion (le vieux n’y comprenait que dalle) pour pouvoir écouter cette liaison et reconstruire les communications précédentes.
Je lui ai dit : « C’est illégal, je ne le fais pas. » Ils ont téléphoné, et j’ai été viré. À partir de ce moment, j’ai toujours eu des soucis.
Par exemple, il y avait un stage à Schäferberg sur un répétiteur auquel il ne m’était pas permis de participer, parce qu’il y avait un risque pour la sécurité. Cette partie du stage m’était exclue. Ils m’ont tant bien que mal laissé terminer l’apprentissage, j’avais des mauvais résultats parce que j’en avais marre de toutes ces conneries, mais ils m’ont laissé terminer pour se débarrasser de moi. Ils ont embauché tous ceux de ma promotion dans le service public. Le seul qui a été laissé dehors, c’était moi.
J’ai évidemment cherché à travailler dans les entreprises privées du secteur, parce qu’il y avait beaucoup de demande, tout le monde voulait un téléphone, à l’époque. Les journaux étaient toujours bourrés d’annonces. « Cherche technicien en télécom, même à former. » Quand je téléphonais et que je disais : « J’ai la formation nécessaire et le diplôme », ils me répondaient : « Oui, venez tout de suite ! 1 800 marks nets par mois ! Comment vous appelez-vous ? » Je disais mon nom, et tout de suite après venait un « Ach, je vois à présent que nous n’avons plus de postes disponibles ». Le jour suivant, je retrouvais l’annonce de l’entreprise pour vingt postes. Je me suis donc annoncé sous un faux nom, de façon à ce qu’ils m’appellent pour un rendez-vous. Là, ils me disaient : « Fantastique, nous cherchons justement des personnes comme vous. » « Oui, mais vous avez probablement mal écrit mon nom, je m’appelle Untel. » S’ensuivait un « tchaooo » (il rit). J’étais sur la liste noire. Ça, c’était à la fin de mon apprentissage, commencé en 1966 et terminé en 1970.
C’est justement dans les années 1960 qu’a commencé le mouvement des Gammler (« chevelus »). Comment étaient les rapports avec les prolétaires, les ouvriers dans les bars et dans la rue ?
Comme ci, comme ça. D’un côté, nous n’étions pas des étudiants, mais nous n’étions pas non plus des leurs, nous avions pour ainsi dire des « points en plus ». Et de l’autre, nous étions différents parce que nous avions les cheveux longs et pas très envie de travailler. Ils nous insultaient parfois, ils devenaient brutaux ou disaient simplement : « Ou vous vous coupez les cheveux, ou on vous balance par-dessus le Mur. Allez à l’Est si ça vous plaît, au moins le petit bouc [2] prendra soin de vous. »
C’était tendu, mais avec eux, ça pouvait aller. Parmi les ouvriers du bâtiment, il y en avait plusieurs de droite, conservateurs et réactionnaires. Des fois, il y avait des bagarres avec les chauffeurs de taxi, qui se comportaient un peu comme des shérifs auxiliaires, mais avec les ouvriers du bâtiment aussi.
Comment étaient les rapports avec les étudiants ?
Avec les étudiants, c’était pire. Nous n’avions presque pas de contact. Ils nous semblaient trop rigides et parlaient un langage qui nous était étranger, utilisant des mots que nous autres travailleurs et apprentis ne connaissions pas. Certains porte-parole nous traitaient de haut vers le bas. Quand ils voulaient faire de l’agit-prop, ils prêchaient, et basta. Ce ton-là, nous le connaissions pour l’avoir déjà entendu chez nos parents.
Nous allions aussi aux manifestations, mais nous étions différents. Nous étions radicaux et nous ne nous en tenions pas à leurs règles : nous avions les nôtres. On les rencontrait parfois. Pour les étudiantes, nous autres jeunes à cheveux longs étions le top (il rit).
Pour le reste, ils avaient leurs bars, leurs loisirs et parlaient une langue qui n’étaient pas la nôtre. En dehors de l’université, nous n’avions pas grand-chose en commun. Nous avions bien des convergences, mais l’orgueil de classe jouait un rôle important. La majorité des étudiants venaient de la petite ou de la haute bourgeoisie, et seulement un dixième était d’extraction prolétarienne. Quand ils nous ont invités en disant « Venez, on fait une lecture sur Marx et Freud », nous y sommes naturellement allés pour entendre ce qu’ils avaient à dire. Ils nous ont fait la cour — c’était la période où se formaient les micro-partis communistes qui consistaient en règle générale en un conseil de direction de trente-cinq personnes et d’environ trois personnes de « masse ». Évidemment, ils nous voulaient avec eux. Nous étions le prolétariat, ce sujet inconnu de plaisir pour les étudiants communistes. Mais nous leur avons bien vite fait comprendre que nous ne nous laisserions pas acheter par eux. Dès lors, nous étions déjà séparés des étudiants politiques.
Naturellement, il y avait aussi ceux avec qui ça allait, avec lesquels nous avons collaboré ponctuellement, mais en général nous n’avions rien à faire avec les étudiants, excepté quand nous utilisions l’infrastructure universitaire quand nous voulions faire un tract ou si on avait besoin d’avocats.
Les étudiants aussi voulaient avoir leur part de libertinage, chose qui sombrait parfois dans le ridicule. En ma qualité de « prolétaire d’exposition », je visitais d’étranges groupes de travail, par exemple un où ils ont lu Marx et Freud en parallèle. Je trouvais le troisième volume du Capital très marquant, bien que le langage recherché me fatigue un peu. Les choses sont devenues pittoresques quand on en est arrivés à Trois essais sur la théorie sexuelle, de Freud : les étudiants le comprenaient comme étant des instructions pour le sexe en groupe. Après une discussion d’une heure et demie, on en arriva aux faits. On se tripotait les uns les autres et on voyait ici et là pointer un sein ou une cuisse, mais personne ne s’aventurait à vraiment en arriver dans le vif du sujet. C’était affreux. Je pris rendez-vous avec une étudiante à peu près normale pour baiser et abandonnai cette étrange rencontre.
Dans notre cercle, c’était différent. Nous étions bel et bien des machos, mais nous ne le savions pas encore. Mais nous étions attirants avec nos cheveux longs et nos barbes, et nous étions libres et sauvages. Ce qui plaisait évidemment aux filles. Tout le monde baisait avec tout le monde, et je ne me souviens que de peu de relations stables. Avec nos communes et nos projets collectifs naissaient les vrais espaces libres. Savoir si tout le monde était heureux, c’est une autre chose.
Comment se retrouvaient les jeunes à Berlin ?
La culture de la jeunesse prolétaire était présente dans toute la ville. C’était la suite de celle de l’après-guerre, quand j’étais encore trop jeune. Puis arrivèrent les rockers dans les années 1950, qui ne sont pas comparables à ceux d’aujourd’hui. Ceux-là écoutaient Elvis, Bill Haley et Fats Domino. Ils étaient déjà mal vus dans l’air de l’époque, en particulier par les adultes, parce que le monde était plein de nazis. Par ici, un autre élément venait s’ajouter aux traditionnels éléments de la contestation de 1968 : le « ne jamais faire confiance à quelqu’un qui a plus de trente ans ». Ce n’était pas du tout une expression d’arrogance juvénile qui était la quintessence du problème, mais ceci : le type qui avait quarante ans à ce moment-là, qu’est-ce qu’il a fait du temps des nazis ? Et peu importait s’il était cheminot ou dentiste. Avec tous ces gens, il fallait prendre en compte le fait que, à partir du moment où ils avaient un certain âge, ils avaient aussi un passé louche. Pas tout le monde, bien sûr, mais prend en considération que très peu ont été condamnés. Les Alliés ont procédé à trois mille condamnations à mort jusqu’en 1947. Si ça avait dépendu de moi, j’en aurais pendu trois cent mille.
Comme je l’ai dit, il y avait une sous-culture grandissante de la jeunesse, qui ne disposait pourtant pas de beaucoup de culture, mais qui avait son propre style qui a changé avec le temps. Par exemple, mon frère, qui a huit ans de plus que moi, avait les cheveux courts avec du gel et une petite mèche en queue de canard derrière.
Dès 1965, nous étions le premier groupe avec les cheveux longs et qui écoutaient autre chose qu’Elvis et Bill Haley, que nous trouvions un peu chiants. C’était ça, la différence.
Tu te souviens de ce fameux concert des Stones en 1965 ou d’épisodes semblables de révolte des jeunes avant 1968 ?
Les premières bagarres ont justement commencé au milieu des années 1960 à ces occasions, quand ces groupes que nous adorions jouaient. Mais quel genre de billet ils demandaient : 20 marks. Et puis quelqu’un a eu l’idée : on se regroupe devant et, dès qu’on est assez, on entre. La première fois, c’était au concert de Waldbühne où je n’étais pas présent, j’en ai entendu parler par mon frère, qui s’est fait arrêter. Après, les Stones ont contribué au bordel final : ils avaient provoqué le public et refusé de faire un rappel. Au final, ils ont dû être évacués par un hélicoptère militaire anglais. Les flics présents n’ont pas pu empêcher la dévastation du théâtre.
Le saccage a même continué plus tard, et même le métro en a fait les frais. L’idée d’entrer gratis a fait son chemin parmi les gens et conduit au fait qu’il y avait toujours une guérilla urbaine à l’entrée des concerts... En ce qui concerne des épisodes similaires, il y avait les prétendus « attroupements », comme on dit en jargon juridique. C’est-à-dire qu’il y avait des endroits où se réunissaient au début cinq personnes, puis vingt, et quand il y en avait cent les flics arrivaient et il y avait des escarmouches.
L’expérience du fait que l’on puisse obtenir par la violence ce qui aurait autrement été impossible à atteindre fut la première et la plus importante politisation que nous autres chevelus, « Le Blues », comme nous nous appelions, avons connue.
Ceux qui étaient un peu plus grands que moi, la première génération de rockers, avaient une attitude radicale face aux flics et provoquaient la société dans son ensemble, bien qu’ils aient tous un diplôme professionnel ou un apprentissage derrière eux. Ce n’étaient pas des chômeurs, et cela s’est vérifié avec le pas en avant suivant de la culture de la jeunesse, quand on travaillait, mal payés, deux ou trois jours par semaine chez les esclavagistes, comme on appelait les pourvoyeurs de travail privés. Mais ça suffisait.
Et puis on volait un max. Il nous fallait de la bouffe et du charbon, et nous avons presque tout volé. En tant que groupe de consommateurs, nous n’étions pas particulièrement utiles (il rit).
Les premières initiatives comme celle des « points rouges » [3] ont commencé en 1968 à Hanovre, et nous les avons importées à Berlin. Tout le monde avait des points rouges sur sa voiture, certains avaient même des poings serrés rouges. Ça a fonctionné pendant un bon moment. Pour le reste, nous voyagions de toute façon toujours en stop.
Comment était le mouvement anarchiste à l’époque ?
Il y avait bien peu d’anarchistes organisés à l’époque. Les vieux avaient tous été assassinés par les nazis, et les organisations comme la FAU (anarcho-syndicalistes) étaient une chose marginale. Ils comptaient en gros cinq personnes et personne ne les connaissait. C’étaient de vieux rescapés de la guerre d’Espagne, qui nous étaient étrangers parce qu’ils nous méprisaient à cause de nos cheveux longs et nous considéraient comme des vagabonds.
L’organisation anarchiste a commencé en 1969, quand les groupes qui avaient lu les classiques se sont formés. Nous nous sommes dirigés vers les vieilles organisations anarchistes comme la CNT et la FAI en Espagne. Puis il y a naturellement eu une division : les plus jeunes étaient plus sympathisants de la FAI, tandis que les plus anciens trouvaient que la CNT était mieux. Ces derniers étaient un peu plus orientés vers le communisme. Nous n’avons pas fondé de grosses choses comme la FAU, mais nous avons formé des petits groupes, des cellules de cinq, six, sept personnes. Les étudiants formaient les cellules rouges, nous fondions en contraste les cellules noires, qui étaient l’unique forme d’organisation qu’il y avait pour les anarchistes. Les communistes étaient organisés de façon ordonnée, ils avaient leur discipline de parti, leur chef et ainsi de suite. Ça ne nous intéressait pas. Pour nous, ces cellules qui permettaient très bien de faire des choses illégales que les étudiants ne se risquaient pas à faire ou considéraient même parfois réactionnaires, étaient suffisantes.
Nous faisions de petites actions qui se faisaient mieux en petit groupe. Puis nous nous organisions à l’occasion de gros événements comme les manifestations. Là, nous avons notre bloc noir, les jeunes des cellules noires qui se revendiquaient d’une certaine forme de radicalité, quand ça servait, comme devant le consulat grec en 1968, lors du premier anniversaire du coup d’État des colonels. Les étudiants s’étaient mis là à distribuer des tracts et à faire des discours. Nous, nous avons enfoncé leurs cordons et nous voulions occuper le consulat. Mais ça n’a pas réussi.
Parmi les élites étudiantes, le SDS était pour moi déjà devenu obsolète en 1967, quand ils avaient exclu la Commune I pour des raisons absurdes. Il y avait les gens les plus bizarres à l’intérieur de celle-ci. J’y suis parfois allé, en tant que l’un des multiples visiteurs. Elle était en majorité composée d’étudiants, mais elle était différente des autres formations de l’époque. Elle s’inspirait de l’opposition extraparlementaire, elle était intelligente, amusante et imprévisible. De l’opposition extraparlementaire, étudiants ou non, nous en faisions tous partie. C’étaient des figures irremplaçables et vraies. Alors que ceux du SDS et leurs cadres dirigeants, sauf de rares exceptions, étaient des gens qui après les congrès étaient invités dans les salons bourgeois pour se faire lécher le cul par la bourgeoisie libérale.
Dans notre bloc, nous avions parfois des drapeaux qui troublaient les communistes, comme par exemple la fois où nous sommes apparus avec un gigantesque drapeau lilas ou bien un gros drapeau rouge avec une gigantesque feuille de ganja verte au milieu, en plus des drapeaux noirs et rouge et noir, évidemment. Les étudiants n’aimaient pas ça, et il y avait parfois des rixes avec les groupes communistes, en particulier le 1er mai 1970 avec la SEW (Unité socialiste de Berlin-Ouest) qui était une branche du SED (Parti d’unité socialiste d’Allemagne de l’Est).
Même certains étudiants comprenaient que la protestation et la résistance étaient en train de se transformer en une condition plus large et que ce n’était plus seulement une protestation étudiante, mais une insurrection de la jeunesse qui secouait les piliers de la société. Au-delà des libertés individuelles, on luttait contre l’oppression et l’exploitation dans les écoles, les universités et les usines. L’ennemi avait des noms : impérialisme, capitalisme. Le gros dossier qui rassemblait le tout était la guerre criminelle au Vietnam associée à la lutte de libération sur trois continents. La jeunesse du monde occidental d’alors était en ébullition et en fermentation.
Il y avait ensuite des organisations qui étaient un entre-deux entre les petits groupes communistes étudiants, qui étaient cinq ou six à Berlin-Ouest, et nos cellules noires, organisées de façon plus élastique, théoriquement situées entre anarchisme et anarcho-syndicalisme. Il y avait un groupe qui s’appelait PLPI (Initiative pour un parti prolétarien de la gauche). C’étaient presque tous de jeunes travailleurs, mais pas avec les cheveux longs comme nous, ils avaient plutôt les cheveux courts. Il y avait des points de contact parce que nous venions tous de la même strate sociale. Ils étaient chouettes, ils n’avaient pas fondé l’énième parti communiste mais disaient : « Nous, on fonde l’initiative pour le parti, parce que peut-être bien qu’à un moment on n’en voudra plus du parti, c’est pour ça qu’on fonde seulement l’initiative pour le parti. » Avec eux, il y avait une collaboration ponctuelle parce qu’ils étaient très convaincants. Nous nous sommes beaucoup entraidés, y compris pendant les manifestations. Il y avait aussi quelques partisans du syndicalisme parmi eux. Ils n’étaient pas dogmatiques, mais excessivement marxistes. C’est un économisme qui peut servir mais qui a les couilles qui fument.
L’anarcho-syndicalisme était aussi diffusé qu’aujourd’hui ?
Il a augmenté avec le temps. Au début, nous étions un gros mélange de diverses tendances. Les gens se définissaient pour la plupart anarchistes, tandis que la superstructure idéologique que l’on avait était très différente. Il y avait aussi les socialistes libertaires qui s’orientaient vers Pannekoek et les communistes de conseil selon le modèle hollandais, Karl Korsch, etc. Les anarcho-syndicalistes se sont formés à la fin des années 1960. Ceux qu’on appelait FAUD avant la guerre, et qui se sont reformés sous le nom de FAU (Union des travailleurs libres). Eux lisaient les classiques à gauche de Pannekoek, beaucoup de Hollandais et aussi des Italiens comme Malatesta.
Comment en est-on arrivés à l’explosion de la contestation ?
Le climat était déjà très tendu à la mi-1967, rien n’était comme avant. Après, à Pâques 1968, la situation a escaladé. Les journaux de Springer incitaient en continu à la violence contre les chevelus en général et contre Dutschke en particulier. Du fait de ces provocations de ces têtes brûlées de la presse, un fanatique néonazi tira sur Dutschke [4], qui resta pendant longtemps en danger de mort. Pour nous, ça a été clair tout de suite : Springer aussi a tiré. Le dessinateur qui provoquait dans les pages de Springer avait déjà du bagage en la matière. Dans les années 1930 et 1940, il faisait déjà la même chose pour la sempiternelle presse raciste du régime. Dans beaucoup de villes, la distribution de ce sale torchon a été empêchée par la violence. Au cours de la tentative d’assaut du gratte-ciel de Springer, dans ce qui est aujourd’hui la Dutschkestrasse, j’ai été arrêté pour la deuxième fois.
Il y avait des contacts avec les groupes étrangers et ceux dans la clandestinité ?
Dans la clandestinité, seulement avec les Espagnols. Nous avions des points de chute dans toute la ville et nous étions reconnaissables en tant que chevelus, arborant pour la plupart des étoiles ou des symboles contre l’atomique. Si, par exemple, un groupe d’anarchistes espagnols arrivait à la gare, ils commençaient par chercher les « chevelus », puis ils demandaient un endroit où dormir, on commençait à discuter, on se fumait une petite canne, et il en ressortait qu’il s’agissait d’un groupe d’anarchistes de Barcelone qui voulaient visiter la ville. Plus tard, il y avait des contacts précis. Avec les Espagnols, c’était plus difficile, parce qu’il y avait encore Franco. Ils n’avaient clairement pas les cheveux longs, ils étaient plus « discrets ».
À Berlin-Ouest, on voyait arriver des socialistes libertaires du monde entier. J’ai connu des anarchistes anglais, australiens, scandinaves et même une anarchiste islandaise (il rit). Et puis évidemment des États-Unis et du reste de l’Europe, exception faite du bloc oriental.
Il y avait beaucoup de contacts avec des personnes à l’étranger. C’était un mix de personnes politisées et non politisées, dont l’élément de connexion était cette culture qu’avait la jeunesse d’aller le moins possible au travail, d’avoir les cheveux longs, de se faire des pétards, de trinquer et baiser jusqu’à ce qu’il faille appeler le docteur. Dans cette sous-culture, il y avait évidemment aussi des personnes cultivées avec lesquelles il était possible d’avoir de longues et intéressantes discussions. Ce n’était pas si simple que ça, mais on utilisait l’anglais.
J’ai connu un Gastarbeiter (travailleur hôte), bien que je trouve le terme des nazis plus approprié (Fremdarbeiter, travailleur étranger), parce que les hôtes ne travaillent pas, c’est un contresens. Bref, ce type était plus jeune, mais les anarchistes de Milan et Turin que j’ai connus ne voulaient rien avoir à faire avec les travailleurs immigrés parce que pour eux ils étaient trop réactionnaires. Il y avait des fils de travailleurs de mon âge qui avaient plus de problèmes avec eux que nous avec nos parents nazis.
Tu te souviens de ce 2 juin 1967 ?
Le 2 juin, le shah de Perse était attendu en visite officielle à Berlin. Nous connaissions déjà son régime policier, tandis que le petit peuple ne le connaissait que pour sa femme, affichée dans les magazines de potins. Les gens savaient très bien qu’il avait répudié sa première femme, qui ne pouvait pas avoir d’enfants, et tous ces potins de cour, mais la grande majorité ignorait quel genre de délinquant c’était. Le soir d’avant, à l’université, j’avais vu et entendu Rudi Dutschke, une personne de grande valeur qui m’a laissé une impression durable. Il appela ouvertement à la résistance violente, à laquelle nous avions droit, et dont nous avions même le devoir. J’étais à la manifestation, et j’ai été arrêté. Nous étions devant la mairie de Schöneberg quand sont arrivés le shah et sa traînée.
Le bourgmestre Albertz n’est pas parvenu à le faire entrer dans la mairie sans qu’il ne soit assailli par les cris « assassin, assassin ». Beaucoup d’étudiants avaient des petits sacs en papier avec les visages du shah et de sa femme imprimés dessus, les yeux percés.
Et puis il y avait les soi-disant « Perses exaltés », des agents de la SAVAK qui ont commencé à nous bastonner avec les bâtons de leurs pancartes. Naturellement, nous nous sommes défendus.
La police a employé sa tactique « en saucisse » : c’est-à-dire de s’enfiler au milieu du groupe de manifestants pour le diviser en deux morceaux. Le résultat, ça a été de nombreux blessés et un étudiant qui fuyait abattu par un policier en civil.
Les flics ont laissé faire ces agents de la SAVAK. Dès lors une sympathique amitié s’est développée entre les flics et les agents de la SAVAK. Par exemple, en 1968-1969, il y avait une liaison étroite entre policiers et la criminalité organisée persane. Presque tous les ex-membres de la SAVAK, qui sont ensuite devenus une grosse criminalité organisée, étaient perses. Les officiers de police qui étaient leurs amis récupéraient leurs massettes.
Après la charge, je me suis retrouvé bloqué contre un portail et tabassé à coups de matraque. Peu après, j’étais au commissariat. J’y ai retrouvé Fritz Teufel, qui avait été arrêté après moi. Et pour la première fois, j’ai eu droit à la totale : prise d’empreinte et photos de face et de profil. Des flics hors d’eux frappaient les barreaux avec leurs matraques et nous hurlaient dessus. Petit à petit, une nouvelle a fait son chemin : les manifestants auraient tabassé un policier à mort devant l’opéra où le shah et le bourgmestre voulaient se divertir au son de La Flûte enchantée de Mozart. Pour nous, la musique était bien différente : « Avec de la racaille comme vous, Hitler aurait fait un procès éclair », etc. Un peu plus tard, on a su que ce n’était en fait pas un policier qui était mort, mais l’étudiant Benno Ohnesorg, tué par la balle d’un policier en civil.
À propos de la collaboration entre ex-SAVAK et policiers, on peut trouver un tract des Rebelles du hasch qui s’intitule « Détruis le Parc ».
Oui. Le « Parc » était sur Kudamm et appartenait à un ex-agent de la SAVAK, et les flics le protégeaient. Ils y vendaient des drogues coupées avec la bénédiction de la police, et quand les flics faisaient une rafle, les gros dealers perses n’étaient jamais dedans, alors que les petits Berlinois avaient des problèmes. À cette période, plusieurs ex-SAVAK ont fondé une espèce de mafia avec la protection de la police et ont tenté de régler son compte à la mafia berlinoise traditionnelle. Il y avait par exemple la bande Speer, deux frères très célèbres du crime organisé. Leurs affaires, c’était les drogues, les prostituées, les armes. On en est arrivés au règlement de comptes entre les deux groupes : il y eut une fusillade dans la Bleibtreustrasse, une rue latérale proche de Kudamm. Ils se sont affrontés pendant vingt minutes à coups de mitraillette et la police n’est pas intervenue. Les flics ont fermé Kudamm à la hauteur de la Knesebeckstrasse et les ont laissés se défouler. Il y a eu des morts et des blessés. Plus tard, les titres des journaux reportaient les déclarations du chef de la police Neubauer : « Ils n’avaient pas ces intentions. » Donc il y a une fusillade de vingt minutes avec des morts et des blessés et lui s’en sort avec un « ce n’était pas dans leurs intentions ». Neubauer était fortement suspecté d’avoir des rapports privés avec cette mafia, mais il n’y a jamais eu de procès.
Pour notre part, nous avons aussi attaqué des dealers d’héroïne, leur prenant la came pour la jeter dans le canal, juste là où Rosa Luxemburg y avait été jetée. C’était notre petit hommage à Rosa Luxemburg. Nous en avons jeté pour une paire de centaines de milliers de marks, parce que dans mon cercle, c’était tabou. Mais il y avait évidemment d’autres Rebelles du hasch qui fumaient aussi de l’opium et se faisaient des fixes.
Avec les Perses, nous avons toujours eu de gros problèmes. C’était une situation critique. Ils ont tiré dans l’un de nos points d’appui à la mitraillette. Nous avons pensé « OK, restons tranquilles ». Nous n’avions pas encore pensé à nous armer. On ne voulait pas se quereller avec eux. Mais il ressortait clairement de ces batailles qu’il y avait d’un côté le milieu des fumeurs de joints chez qui y compris beaucoup d’entre nous rapportions la drogue depuis l’Inde, de l’Afghanistan ou du Maroc, et de l’autre l’héroïne qui avait depuis le début été un truc de mafia, surtout US et persane. Nous ne voulions rien avoir à faire avec eux.
Comment et quand est né le « Quartier général des rebelles du hasch » ?
Presque par hasard. Nous étions affalés sur la pelouse à rouler des joints, et vu qu’il y avait alors une demi-douzaine de « conseils et comités centraux » de ces petits partis politiques, nous nous sommes dit « nous aussi, on doit fonder notre comité central ». Je ne me souviens plus de qui a inventé le nom. Peut-être Kunzelmann. Nous avons aussi signé des tracts sous ce nom, même s’ils étaient écrits par des groupes différents. Il y a aussi eu un Conseil central des alcooliques. Comme je l’ai déjà dit, sur les marges, on frôlait le vagabondage, beaucoup étaient apolitiques et n’avaient en commun que les vêtements colorés en plus de la provenance sociale. Ces derniers n’étaient pas intéressés par les changements et n’avaient en tête que les drogues et leurs petites affaires. Cette réalité marginale s’effilochait. Il y avait un noyau de gens politiques et puis, aux marges, ce substrat de prolétaires.
Tu te souviens du fameux Smoke-In de Tiergarten de l’été 1969 ?
Oui, ça a été très marrant. Ils ont arrêté Georg von Rauch à cette occasion. Les flics n’y ont vraiment rien compris. Les gens se baladaient avec d’énormes joints, qui étaient évidemment des imitations, et les flics ne comprenaient pas. Après, il y a aussi eu quelques escarmouches, ils tournaient à cheval et il y a eu quelques tabassages, mais Georg a été le seul à se faire arrêter. Il était complètement défoncé. Il gisait dans un buisson. Il avait mangé des biscuits au haschich trop puissants. Du coup, ils lui ont fait un lavage gastrique et ont trouvé 0,3 gramme de pétard. Et pour ça, il a fini en prison préventive.
On avait toujours des soucis avec eux. Par exemple, il y avait « Le Gîte mystérieux des voyageurs » dans la Fasanenstrasse à Charlottenburg. C’était un point de chute pour fumeurs. Les flics y ont fait une rafle, arrêtant quatre-vingts mineurs pour les placer en centre de rééducation. Nous n’avons pas laissé passer. Le jour suivant, nous étions là à deux cents et nous avons brûlé les véhicules de la police pour marquer le coup. De tels « magasins » étaient seulement temporaires. Nous n’avions pas de lieux où être seuls. Voilà pourquoi nous avons commencé à occuper (ou nous avons essayé) des bâtiments.
Puis, en décembre 1971, nous avons occupé la Georg von Rauch Haus sur Mariannenplatz. Il avait été tué le 4 décembre. Avant, nous avions déjà occupé une petite usine vide pas loin. Elle faisait dans les 200 mètres carrés sur un ou deux étages. C’était une usine qui avait fait faillite, mais les locaux étaient encore bons. Nous avons pu la garder quelques jours seulement, puis ils nous ont chassés. En plus de la Rauch, il y a aussi eu une autre histoire, le Drugstore de la Motzstrasse. Ce qui s’y trouve aujourd’hui (Potsdamerstrasse 180) en est l’héritier. Nous avions fondé un club de jeunes. Nous nous appelions ASI Kommune II. Où ASI pouvait vouloir dire Anarcho-Syndicalistes, mais aussi Asociaux. Mais bon, il n’y a jamais eu d’ASI I. Nous jouions toujours avec les mots parce qu’on ne prenait pas vraiment tout au sérieux.
En bas, nous avions un bar, et en haut une salle de thé et un petit magasin de commerce équitable. Imagine, en 1971 déjà. Ensuite, il y avait une librairie avec des textes presque exclusivement anarchistes, que j’ai mise en place. Les autres ont pensé au bar, à la salle de thé et au comptoir. On se donnait le change. Au début, on avait des problèmes avec les maquereaux du coin parce qu’ils pensaient qu’on allait ramener les flics, c’est-à-dire qu’à cause de notre présence, il y aurait eu plus de flics. On avait quelques différents avec eux, mais tout s’est bien résolu. Puis nous avons arrêté de payer le loyer et gardé le lieu pour encore six mois.
Avant de nous appeler les Rebelles du hasch, on s’appelait simplement « Le Blues ». Ce truc des Rebelles du hasch, c’était seulement un trait d’esprit, une farce. Les autres, pour leur part, nous appelaient les chevelus ou les vagabonds. Quand Georg von Rauch a été tué devant chez moi [5], il y avait déjà un développement différent : la RAF s’était formée avec la libération de Baader le 14 mai 1970 [6]. Nous, on a trouvé ça juste, et le débat a commencé de manière agitée. Même dans les journaux de la gauche radicale — je collaborais alors avec 883, puis j’ai participé à la fondation de FIZZ, le journal suivant. On se posait alors de très sérieuses questions sur la lutte armée. Ce qui finit par conduire au terme de l’expérience de 883, parce qu’une partie de la rédaction ne voulait pas mettre ce débat en avant, bien qu’ils soient anarchistes. Voilà pourquoi nous avons fondé FIZZ, où le sujet a largement été discuté, et que l’on a commencé à acquérir les techniques nécessaires.
Nous avons essayé quelques fois de faire un coup de force pour nous approprier le journal, mais ça n’a pas marché. La rédaction de 883 s’est dissoute, et quelques-uns d’entre eux, dont votre serviteur, ont fait FIZZ afin qu’il y ait un quotidien où tout le monde puisse discuter. Des dix numéros de FIZZ, neuf ont été interdits. Il y a une réimpression du journal. Et j’ai écrit l’introduction du livre.
Peu de temps après, Tommy Weissbecker a été tué à Augusta (2 mars 1972) [7]. À cette époque, la RAF existait déjà. Nous connaissions certains d’entre eux et il y a eu des tentatives de recrutement, comme dans le cas de Georg von Rauch. Il faut malheureusement dire que Georg venait d’une famille de la grande bourgeoisie. Son père était un historien très célèbre. Malgré cela, il était l’un des nôtres, pour ainsi dire. La RAF voulait évidemment des gens comme lui.
Ils ont essayé de nous recruter nous aussi, parfois même par la force ici à Berlin-Ouest. Nous étions alors nous aussi contraints d’agir. D’un côté, il y avait la RAF, dont nous trouvions les actions OK, au début. « Finalement, il se passe quelque chose », on pensait. Mais nous ne voulions pas faire les choses avec eux parce que pour nous, ils étaient trop rigides, avec toutes ces élucubrations de Lénine, Mao Tsé Toung, etc. Nous, de notre côté, nous avions lu les classiques anarchistes. Lénine, en particulier, nous faisait vraiment gerber. Voilà comment on en est arrivés à devoir agir nous aussi. Nous étions une demi-douzaine de groupes anarchistes militants à Berlin-Ouest : Rats noirs, Tupamaros Berlin-Ouest et beaucoup d’autres noms pour le même cercle de personnes. Un peu de mimétisme, non ?
Ensuite, début 1972, nous avons prévu une rencontre clandestine dans une ex-boulangerie de Kreuzberg, dans la Waldemarstrasse ou la Wranglerstrasse, je ne me souviens pas bien. Quelqu’un l’avait louée et en avait fait une sorte de commune. Il y avait des bureaux et une cantine qui avait été mise à notre disposition. Là-bas, nous nous sommes vus avec sept ou huit personnes des différents groupes. Lors de cette rencontre, il fut décidé de rester en contact avec ceux de la RAF mais sans en être membres. C’est-à-dire qu’il avait été décidé d’agir pour notre propre compte, et de le faire en s’appelant « mouvement ».
À l’époque, j’étais déjà illégal. Je suis passé à la clandestinité en janvier 1972. J’avais eu un accident avec une BMW volée en Allemagne de l’Ouest et dans un gant, il y avait un visa pour la RDA avec ma carte d’identité. Il y a eu une fusillade dans un champ et j’ai dû me tirer en vitesse. Et voilà comment je me suis retrouvé clandestin à l’improviste. À l’époque, nous regardions autour de nous, nous nous procurions des armes, falsifions des papiers, volions des voitures, etc. Nous devions monter l’infrastructure : autos, armes, munitions, machines pour la falsification de papiers. Cette phase initiale m’a surpris, mais il y avait déjà plusieurs personnes dans la clandestinité au moment de cette rencontre, et on avait déjà fait les premiers casses dans les banques. Après avoir décidé pour « mouvement », quelqu’un est arrivé à l’idée du 2 Juin — je crois que c’était Gabi Kröcher Tiedemann — et nous sommes dès lors passés à la clandestinité.
Je m’étais marié avec elle fin 1971, parce que le Sénat berlinois donnait 3 000 marks de crédit à tous les couples qui se mariaient à Berlin. Cet argent nous servait à acheter des armes (rires). Lors de mon principal procès (1979-1980), j’ai porté plainte au tribunal contre le Sénat berlinois pour « soutien d’une union/association téméraire » parce que sans cet argent, nous n’aurions pas pu avoir les armes (rires).
Quelle est l’histoire du « Programme du 2 Juin ? »
Ça vient de moi (il sourit devant mon expression étonnée). Orso et Ronny ont carrément éclaté de rire au tribunal quand il leur a été lu (1976-1977). Ils ont répondu : « C’est très bon, nous aussi nous voulons savoir qui l’a écrit ! »
Je l’avais écrit avec un autre camarade, mais nous n’avions pas encore réussi à le distribuer. Puis à la fin 1972, je suis parti à l’étranger pour fonder une « filiale » à Stockholm. Nous l’avons écrit à la mi-1972, mais nous ne l’avions pas encore soumis à la discussion générale. Les autres aussi, Ralf, Ronny et Inge Viett, disent qu’il reflète l’état de la discussion à l’époque, que quelqu’un a mis sur le papier. Ce n’était pas une idée à moi, je l’ai simplement formulée par écrit.
À la mi-1972, il y eut les premières arrestations. Notre groupe s’était déjà barré en Allemagne de l’Ouest. Nous nous sommes dit « commençons par nous faire quelques banques, on a besoin d’argent ». Nous avons quelquefois laissé des tracts pour brouiller les pistes, comme l’« Armée rouge de la Ruhr », qui en fait n’existait pas. Nous ne voulions pas signer « Mouvement du 2 Juin », justement pour aiguiller les flics sur une mauvaise piste. Il y a des idiots qui aujourd’hui pensent qu’elle a vraiment existé, alors que ça n’a été que dans les années 1920.
J’ai moi-même pensé que la Rote Ruhrarmee était le groupe de Werner Sauber.
Non, nous étions dans la Ruhr. Le groupe de Werner Sauber était en Allemagne du Nord. Nous étions deux groupes différents avec des contacts informels uniquement. Le groupe de Sauber n’avait pas de nom. À part lui, qui venait du 2 Juin, les autres venaient d’autres milieux et avaient comme modèle les Brigades rouges italiennes. Même Ralf et Ronny n’ont su que vingt ans plus tard que l’Armée rouge de la Ruhr n’existait pas. Eux aussi en parlent dans leur livre.
Comment peut-on définir le Mouvement du 2 Juin ? Comme anarchiste ? Quelles tendances y avait-il à l’intérieur ?
Non, on ne peut pas le définir comme anarchiste. L’idée que les personnes se faisaient d’elles-mêmes était trop différente. Je me suis défini en tant qu’anarchiste, tout comme d’autres, mais il y avait aussi des communistes de conseil et des anarcho-syndicalistes. Nous n’étions pas une réalité homogène. Chacun avait son propre avis, par exemple sur la guerre civile espagnole ou sur les luttes ouvrières des années 1920.
Comment ont été les premières actions ? Vous avez tenté de vous souder aux luttes du logement ou aux conflits ouvriers ? Donne des exemples...
Les premières actions n’ont pas été faites sous le nom du 2 Juin, mais par ces groupes qu’il y avait déjà. Nous avons participé aux manifestations, attaqué les diverses mafias (banques, etc.). Nous sortions presque chaque nuit pour incendier une banque. Et puis il y avait le Vietnam. Nous avons incendié des véhicules militaires US. Nous avions commencé en 1967, puis les choses se sont intensifiées après le massacre de My Lai. Et il y avait d’autres conflits comme celui de l’occupation anglaise en Irlande du Nord.
Tu parles d’actions en relation avec le Bloody Sunday (février 1972) ?
Oui. Avant, il y avait eu un autre attentat, mais la bombe n’a pas explosé. Puis un groupe du 2 Juin a placé un extincteur préparé devant le siège du Yachtclub, qui était fréquenté non pas par les simples soldats, mais par les officiers. Ils avaient un portier allemand, qui a vu que c’était une bombe et l’a amorcée en essayant de l’ouvrir avec un marteau et un burin. Du coup, il a sauté. Évidemment, c’est une mauvaise chose que ça finisse comme ça, avec la mort de quelqu’un qui est simplement stupide, mais qui n’a rien à voir et ne méritait sûrement pas de mourir. Il aurait pu appeler les flics, les pompiers ou je sais pas, plutôt que de faire une connerie dans le genre.
Nous avons tenté de nous lier aux conflits de classe qu’il y avait, selon notre programme. Par exemple, à Berlin, il y avait des entreprises qui se sont installées à Berlin et ont obtenu des subventions extrêmement élevées. C’étaient des modèles d’amortissement, puis ils ont licencié tous les ouvriers, ou presque, en plus de faire du harcèlement. Donc nous avons plusieurs fois fait des attentats incendiaires ou à la dynamite contre ces entreprises, en plus de brûler leurs bagnoles.
Après, il y a l’histoire de la REFA. Ça marche comme ça : tu es à la chaîne de montage et, derrière toi, il y a un mec avec un crayon et un chronomètre. Pour aller aux chiottes, tu dois le lui communiquer pour que vienne un remplaçant, parce que la chaîne ne peut pas s’arrêter. Le remplaçant prend ta place et quand tu reviens des toilettes, tu as ce type qui te dit : « Tu as mis sept minutes et c’est trop. Tu aurais du le faire en cinq. »
Du coup, nous nous sommes occupés de ces gens de façon un peu rude. Les coups de bâton, ils les ont mérités. Eux aussi étaient des prolétaires : l’exemple classique des transfuges du prolétariat, pour autant qu’ils aient un meilleur traitement.
Nous avons aussi pillé les supermarchés à une dizaine, mais ça c’était des actions des Rebelles du hasch, pas du 2 Juin. Nous faisions aussi des émissions de radio pirate avec quelques personnes. Il leur a fallu pas mal de temps avant de découvrir le truc. Ils nous relevaient tout de suite ; une transmission pirate était découverte en quinze-vingt minutes. Nous mettions toujours l’émetteur sur un toit, nous y attachions la stéréo et l’antenne et on dégageait. Les flics la trouvaient ensuite en suivant le signal.
Tu étais au campement anticarcéral d’Ebrach et au voyage en Italie et en Palestine qui a suivi ?
Non, mais j’avais déjà été tout seul au Liban en 1970, parce que j’avais des contacts avec le FPLP (Front populaire de libération de la Palestine), qui avait une amitié avec le Fatah bien qu’étant une organisation différente.
J’ai aidé quelques Palestiniens avec des faux papiers et permis de séjour. Je les ai connus dans un bar et j’ai décidé de les aider. À cette période, il y avait beaucoup de collaboration internationale. J’ai aussi aidé des camarades grecs.
Avec les Palestiniens, ça a été une courte parenthèse, parce qu’ils m’ont invité à une formation militaire, alors que normalement il fallait payer 20 000 marks pour faire un entraînement militaire au Liban. Je ne suis resté qu’une dizaine de jours parce que je ne pouvais pas supporter leur antisémitisme. Quand ils apprenaient que j’étais allemand, ils me disaient : « Ah, l’Allemagne. Vous, avec Hitler, vous avez pris la bonne voie par rapport aux juifs. » Après une semaine de tapes dans le dos et de sorties du type « Quel grand homme ce Hitler. Ces juifs, on doit les balancer à la mer », ils m’avaient vraiment cassé les couilles. Je ne pouvais plus les sentir.
L’antisémitisme des Palestiniens me dégoûtait parce qu’il se retournait contre les gens communs, les survivants de l’Holocauste, pas contre le régime des assassins, mais contre les gens normaux. Ils ne disaient pas « l’État d’Israël est une merde » mais « les juifs sont des merdes ». Et ça, je ne pouvais pas l’accepter ; je me suis donc barré et je suis revenu en Europe. À cette époque, il y avait la guerre civile. À Beyrouth commandait le Fatah, et à ce moment-là il y avait tout le temps des fusillades avec les phalangistes. Les Palestiniens étaient chrétiens, pas musulmans, mais il y avait quand même des affrontements avec les phalangistes de droite. Même le FPLP, alors qu’il n’était pas islamiste, était antisémite. Ils avaient un genre de court-circuit des synapses. Leur raisonnement était Palestine → Palestine occupée par des Israéliens → les Israéliens sont juifs → les juifs sont des merdes. Leur horizon cognitif était aussi simplifié que ça. Moi qui m’étais beaucoup intéressé au nazisme et aux survivants de l’Holocauste, je ne pouvais pas le supporter, et après dix jours j’étais déjà à Chypre. Je l’aurais volontiers faite, cette formation militaire, mais entendre certains discours te faisait venir la gerbe.
En ce qui concerne notre organisation, il faut dire que nous devions nous procurer une superstructure théorique et apprendre des groupes existants : les Tupamaros, le MLN, l’ALN, etc. Le manuel de Marighella [8] était comme une bible, mais il y avait aussi d’autres textes sur la guerre de basse intensité ou, comme on dit aujourd’hui, sur la « guerre asymétrique ».
Nous nous sommes investis en ce sens en construisant l’infrastructure illégale nécessaire : appartements, véhicules, couvertures. Mais en ce temps-là, nous avions encore de bons contacts avec la base légale. Avec le temps, les choses ont changé, parce que eux aussi, comme nous, avaient leurs premiers « repentis ». À partir du moment où Brockmann s’est mis à chanter, les choses sont devenues plus précaires. Les affiches signalétiques sont sorties tout de suite, et j’étais moi aussi dessus. Lui, il a fait arrêter un peu de gens, dont certains dans le cercle de sympathisants.
Il y a aussi eu une paire de filles toxicomanes qui ont été récupérées par les flics, qui leur agitaient les pochons de drogue devant le visage en échange d’une signature sur le procès-verbal.
Mais Hella Maher et Annekatrin Brunn sont de la période des Rebelles du hasch et ont surtout causé des problèmes à Von Rauch. Brockmann a été arrêté en 1973, sur indication de Sommerfeld et Schmücker.
Personne ne voulait rien avoir à faire avec ces deux-là. Je les ai connus moi aussi. C’était clair depuis le début qu’il ne fallait même pas leur parler, à ces mecs, ils étaient tout simplement suspects. D’autres, comme Inge Viett, leur ont fait confiance. Elle avait l’âme confiante. Quand ils ont été arrêtés en mai 1972 à Bad Neuenhar, la carrière de Schmücker en tant qu’agent du Verfassungsschutz a commencé.
J’avais connu Sommerfeld et Schmücker dès 1970-1971. Ils venaient aux assemblées ouvertes de FIZZ au Centre socialiste, et nous ont tout de suite fait une mauvaise impression.
Et puis quelqu’un a flingué cet idiot de Schmücker. La chose n’est toujours pas claire aujourd’hui, mais il est probable que ce soit un autre agent qui ait tiré : Jürgen Bodeux. Il faisait partie de ce groupe avec cette stupide vache d’Ilse Schwiper Jandt qui s’est improvisé tribunal de la Fema (comme on désignait au Moyen Âge les groupes qui tuaient ceux qui avaient été condamnés par l’opinion publique).
Chacun peut faire ce qu’il veut, mais eux voulaient se mettre en relief en tuant cet espion que tout le monde connaissait, qui était complètement grillé et qui était toujours pris à partie dans le milieu. Donc ils l’ont descendu, et je pense que ça a été Bodeux. Lors de mon procès, j’avais droit, en tant qu’accusé, de lui poser des questions. Je lui ai seulement demandé : « Monsieur Bodeux, comment vous êtes-vous senti lorsque vous avez assassiné Schmücker ? » Là, il a débloqué complet. Le stylo lui est tombé de la main et il semblait fou. C’était la réaction typique de quelqu’un qui se sent grillé.
Je ne peux pas le prouver mais bon... c’est au moins celui qui a porté l’arme qui est ensuite restée des années dans le coffre-fort du Verfassungsschutz.
Tu penses que Bodeux était déjà un espion à l’époque, parce qu’on en lit de belles sur lui (il dealait de tout, a volé de l’argent au Secours rouge de Cologne, etc.), ou qu’il l’est devenu après son arrestation ?
Il se savait déjà que des espions étaient infiltrés dans ce groupe autour d’Ilse Jandt, et c’est pour ça que nous ne les avons jamais rencontrés en tant que clandestins. Je pense que Bodeux a été infiltré là-dedans et a participé à l’action de Krumme Lanke. L’action a été stupide. Le mec était juste un petit crétin qui était connu, et il était absolument inutile de l’abattre. Il y a eu des disputes au sein du 2 Juin, entre ceux qui l’acceptaient ou non.
Le truc bizarre, c’est qu’il y avait beaucoup de soldats américains à Krumme Lanke cette nuit-là. C’est eux qui ont trouvé le cadavre. Le Verfassungsschutz rôdait aussi dans le coin. C’est très douteux, ce qu’il s’est passé. Ils voulaient probablement tendre un piège à quelqu’un du 2 Juin, parce que nous avions été invités à participer à ce tribunal de la Fema, mais nous avons refusé. Le plan, c’était que l’un d’entre nous devait y être. Ensuite, ils n’ont pas empêché que leur espion soit tué. Mais de toute façon, pour eux il était grillé et il n’était plus utile.
Comment se sont déroulées les choses pour toi à partir de 1972 ?
Je suis allé en Suède après qu’ils eurent blessé et capturé Peter-Paul Zahl à Düsseldorf [9]. J’étais avec lui, et je m’en suis tiré d’un cheveu. Le groupe s’est divisé et je suis allé avec deux filles en Suède, qui sont rentrées à Berlin après un an. Ce n’était pas une scission, mais nous avons subdivisé le groupe, les armes, l’argent, etc. Après l’histoire de Zahl, nous avons pensé : « Nous devons faire une pause, on se trompe quelque part et il faut avant tout réfléchir. » Ensuite, Gabriele et d’autres étaient plus proches de la RAF, et ça aussi nous a divisés. Moi, j’ai réfléchi pendant quelques mois, mais je n’ai pas eu de problèmes pour m’intégrer chez les anarchistes suédois. Dans le nouveau groupe, il y avait d’ailleurs beaucoup d’étrangers : Anglais, Grecs, Bulgares, Mexicains, Péruviens, Palestiniens et d’autres. Nous étions un groupe très international. Ce n’était pas une division du Mouvement du 2 Juin, parce que je me suis dit « OK, maintenant, faisons une filiale ».
Après que je lâche Berlin en 1972, j’y suis retourné une paire de fois à l’année. Je voulais y revenir définitivement dès 1975, mais après l’histoire de Lorenz [10], la terre tremblait sous nos pieds. Déjà que j’étais à Berlin en 1973 quand ont été émis les mandats de capture tirés des confessions de Brockmann. À cause de ce qu’il a balancé, ils étaient à deux doigts d’en finir avec moi, j’ai vraiment eu pas mal de chance. Donc je suis reparti en Suède.
Comment ça s’est passé là-bas ?
En 1975, j’avais des plans pour une autre action. Dans un journal suédois, quand ils ont découvert notre existence, ils ont parlé de bande A et bande B. La bande A, c’était moi et mon groupe, tandis que le groupe B, c’était des anarchistes cool qui, entre autres, ont réduit en cendres la première filiale de Merdonald à Stockholm et ont fait d’autres actions de « bataille culturelle » dans la meilleure de ses formes, comme faire sauter des distributeurs de billets par exemple.
Je bougeais dans le milieu suédois. J’étais photographe et publicitaire avec des faux papiers, et très peu de gens savaient qui j’étais en réalité. Je me suis bougé très librement et j’ai fait une formation pour photographe dans un collectif plutôt connu. Là, une seule personne savait qui j’étais.
Quels effets a eu l’attaque de l’ambassade allemande à Stockholm par la RAF le 26 avril 1975 ?
C’était le premier attentat en Suède et la pire action qui se soit jamais vue. L’occupation de l’ambassade [11] a été une catastrophe politique et militaire. Entendre parler d’exécution d’otages et de trucs du genre, ça te donne envie de vomir. Si j’y suis obligé et que quelqu’un me braque une arme dessus, c’est clair que je tire, mais tuer des otages comme ça, je trouve ça répugnant.
Et à Berlin, comment était la situation ?
Le groupe de Berlin avait des bons contacts avec les camarades légaux. Ils l’ont démontré en 1975 quand, après l’enlèvement de Lorenz, 30 000 tracts ont été distribués en l’espace de vingt minutes. Ça démontrait qu’il ne pouvait pas s’agir d’une dizaine de personnes !
Quand ils m’ont rapatrié après mon arrestation, il y a eu ledit week-end de la torture, pendant lequel ils nous ont maltraités pendant les interrogatoires. Avec l’histoire de Lorenz, ils ont suspendu mon procès.
Il ressort des affiches signalétiques qu’ils ne connaissaient pas bien le groupe. Ils y ont mis Werner Sauber, Fritz Teufel et Angela Luther, qui est encore dans la clandestinité.
Ce n’est pas le seul cas. Par exemple, il y a aussi Inge Barz du Secours noir, passée ensuite à la RAF. Ils ont fait tourner la rumeur comme quoi elle avait été tuée par la RAF en 1972 parce qu’elle voulait arrêter, mais je n’y crois pas, vu que j’ai eu des nouvelles d’elle en 1975. Elle était dans la clandestinité depuis 1972 déjà. Elle vit aujourd’hui tranquillement sa vie sous une fausse identité.
Il a été écrit que le perfide Baader l’a tuée parce qu’elle voulait quitter le groupe et qu’ils voulaient se débarrasser d’un possible témoin.
C’était seulement un truc dans l’arsenal des services secrets, pour voir comment elle réagissait et, à partir de sa réaction, tenter de la localiser. Ces petits jeux, les agents les apprennent au premier semestre d’école.
Comment était la relation avec les armes ? N’y avait-il pas le danger que quelqu’un fasse le mariole ?
Il y avait des situations différentes entre elles. Il y avait ceux qui confondaient le fusil avec leur propre bite et ceux qui était plutôt tranquilles. Quand tu te balades quelques années avec un flingue, tu t’habitues tôt ou tard. La nuit, je l’avais sous le coussin, quand j’étais aux chiottes je le mettais par terre à côté de moi. Pendant les visites, il était sur la table sous un journal. À partir d’un moment, tu t’habitues, et quand tu sors, tu le comptes au nombre des objets à prendre, au même titre que tes clés et ton tabac.
Il y avait aussi des personnes qui se montaient la tête. J’ai dû éloigner quelqu’un du groupe à cause de ça. Il est probable qu’il nous ait trahis par la suite. Il était si attaché aux armes, peut-être qu’il avait l’impression de grandir quand il l’avait en main.
Comment as-tu vécu l’automne allemand en prison ? [12]
Les histoires de Schleyer et de Mogadiscio ont provoqué le blocage des contacts. À peine les ont-ils remis que nous signions un communiqué qui a circulé dans les prisons. Nous refusions ces actions et qu’ils nous libèrent à travers de telles actions. Beaucoup de gens du 2 Juin l’ont signé.
Comment ils vous ont eus ?
Je ne sais pas quoi répondre à cette question. Probablement que le service secret SEPO nous collait aux basques à cause d’un traître et que celui-ci était un type qui l’avait fait parce que je m’étais tapé sa femme. Tu sais, Shit happens (rires).
Quelles étaient les différences idéologiques et conceptuelles avec la RAF ?
Je pense qu’avec sa façon de faire la RAF a aussi causé du tort à notre approche de la lutte armée, dans le sens où elle s’est exposée à cet affrontement militaire contre l’État que nous ne pouvions pas gagner. S’engager militairement contre l’État était une chose privée de perspectives depuis le début. Nous aurions dû procéder à petits pas avec notre ancrage dans la base, tout en réalisant évidemment des actions plus directes, mais toutes ces actions qui ont eu lieu étaient trop grosses et exagérées, c’était seulement « Guérilla, libre guérilla ».
Je pense que l’orientation vers la libération des prisonniers exclusivement est une caractéristique particulière de la lutte armée allemande. En Italie, les Brigades rouges ont elles aussi pris cette direction (on pense à l’évasion de Curcio et de Gallinari et au projet finalement abandonné d’évasion de masse de l’Asinara), mais leur consistance numérique leur a permis de développer d’autres actions en parallèle...
J’avais des contacts avec quelques camarades de Lotta Continua, avec qui j’ai longtemps discuté. Eux aussi avaient leur aile dure et ceux qui préféraient conduire une longue guérilla de basse intensité avec des petits « coups d’épingle » et non pas avec ces grosses actions qui ne peuvent que dérailler, parce qu’elles ne sont pas à gagner militairement.
C’est comme ça qu’on en arrive à ces actions de merde comme l’histoire de l’ambassade de Stockholm ou toute l’histoire de Schleyer, bien que ce criminel nazi ait bien mérité sa mort. Il n’était cependant pas pensable que des prisonniers puissent être obtenus en échange de ce criminel, c’était exclu dès le début. Après l’histoire de Lorenz, c’était évident qu’il n’y aurait plus d’échanges.
Pour sortir, il fallait inventer quelque chose d’autre. Moi, par exemple, j’ai essayé de m’évader deux fois. Une fois, j’étais préparé de façon adéquate, mais j’ai été trahi par d’autres personnes en qui j’avais eu confiance.
À quand remonte la rupture avec la RAF ?
Tu vois, quand par exemple un passant se fait tirer dessus pendant un braquage de banque, il y a quelque chose qui ne va pas. Est-ce que nous sommes des porcs comme ceux que nous combattons ? Les gens du peuple ne devraient jamais être touchés et on ne devrait tirer sur les flics que par légitime défense. On ne peut pas tirer sur les gens seulement pour du fric ou pour s’ouvrir la voie pour s’enfuir. L’histoire a commencé en 1972 avec Springer [13]. Puis nous avons gelé tous les contacts et nous voulions une discussion avec la RAF.
Il y avait aussi les autres groupes légaux, comme le groupe de travail de Hambourg et d’autres. Nous voulions une confrontation parce que cette action avait été une connerie, mais la RAF a refusé. La réponse que nous avons obtenue était plus ou moins : « Nous aurions pu imaginer que Springer serait aussi con. C’est la vie. »
Un quart de la population était d’accord avec les attaques contre les bases US à Heidelberg. Après les bombes à Springer, la contre-insurrection a avancé coup sur coup. Tu peux lire ces stratégies dans les écrits de Frank Kitson, un théoricien des services secrets. Après Springer, ils ont commencé avec les annonces de bombes dans les gares. Tout a été causé par cette stupide action de la RAF, ils ont tout gâché. Nous aurions dû continuer à basse intensité, pendant de nombreuses années peut-être. Tu ne peux pas prétendre servir le peuple et ensuite lui porter des coups. Les deux choses ne vont pas ensemble. Ils auraient dû la faire exploser de nuit, cette bombe. On trouve toujours un moyen.
Je me souviens qu’une fois j’ai mis une bombe dans une chambre du travail. Un extincteur. Je suis allé là-bas de jour avec mon bleu de travail, j’ai pris le vieil extincteur et je l’ai remplacé par un nouveau (rire). J’ai salué le portier et je suis parti. J’ai attendu toute la nuit que la bombe explose. Elle devait sauter à 2 heures du matin. 2 heures et demie, 3 heures, 3 heures et demie, toujours rien. Il était 4 heures et le service de nettoyage arrivait à 5 heures. Nous avions des sueurs froides. Nous ne pouvions pas attendre que ceux-ci arrivent et qu’il se passe quelque chose. Je suis donc entré de nuit par effraction pour reprendre cet extincteur. Je ne sais pas ce qui n’a pas fonctionné. Je l’ai jeté dans le canal, je pense qu’il y est encore (rire). Il était trop dangereux de le démonter. J’ai pris un gros risque en m’introduisant dans le bâtiment. De jour, habillé en ouvrier, ce n’était rien, mais une effraction de nuit avec l’alarme, c’était beaucoup plus dangereux.
Pour moi, le risque importait peu, parce qu’il était beaucoup plus important que personne du peuple ne soit blessé.
Norbert “Knofo” Kröcher
1950-2016
Source de l’entretien (en italien) :
contromaelstrom
Knofo : die Gewaltfrage 1968
(un entretien, en allemand)