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« Au sein de la révolution kurde »
Entretien avec deux anarchistes

dimanche 11 juin 2017

Depuis leur victorieuse défense de Kobané contre Daech en 2014, le mouvement de résistance kurde — en particulier le YPG (la milice des hommes) et le YPJ (la milice des femmes) — a retenu l’attention des médias internationaux. Durant cette même période, leur expérience dans la constitution d’une société apatride dans les cantons autonomes du Rojava a fasciné les anarchistes à travers le monde. Cependant, afin de comprendre la résistance kurde du Rojava (Kurdistan de l’Ouest), il est nécessaire d’avoir une vision plus large des luttes pour la liberté et l’autonomie dans la région.

Compte rendu d’un entretien mené en 2015 en Allemagne avec deux membres d’un réseau anarchiste international qui ont passé du temps au Bakur (Kurdistan du Nord), leur permettant ainsi d’en apprendre plus sur les luttes se déroulant là-bas. Leur récit débute par un rappel historique sur l’émergence du mouvement kurde et du « nouveau modèle » adopté par le PKK au cours de la dernière décennie. Ensuite, ils décrivent en quoi leurs expériences au Kurdistan ont changé leur compréhension des luttes anarchistes en d’autres points du globe.

Pourriez-vous nous donner le contexte historique de l’émergence du mouvement kurde et décrire les luttes qui se déroulent aujourd’hui au Bakur (Kurdistan du Nord) ?

Eh bien, l’histoire commence il y a très longtemps avec des gens assis autour d’un feu en Haute Mésopotamie. Il y a environ quatre mille trois cents ans, une nouvelle structure sociétale commence à se mettre en place au Moyen-Orient, une forme très vigoureuse d’organisation sociale qui ébranle les anciennes structures communautaires en place : l’État des prêtres sumériens. Le processus historique ayant mené à la révolution du Rojava ne peut être compris sans la reconnaissance de la longue tradition de résistance et de soulèvements dans les régions kurdes se situant autour des chaînes montagneuses de Zagros et Tauros. Il s’agit probablement de la première région ayant été l’objet d’une colonisation par le système étatique, alors en formation et dont les racines se situent en Basse Mésopotamie (aujourd’hui le Nord-Irak, et qui est également l’ancêtre de l’État tel que nous le connaissons aujourd’hui en Occident). Le PKK et le mouvement kurde s’inscrivent dans cette longue tradition de résistance antigouvernementale et se définissent comme la 29e insurrection kurde dans l’histoire. Les régions kurdes se sont toujours trouvées aux abords d’empires puissants et ont été confrontées à des attaques par quasiment chacune des structures impériales qui ont émergé dans la région depuis quelques milliers d’années. Grâce au terrain montagneux et au mode d’organisation sociétale décentralisée adopté dans les villages par les Kurdes, ces régions n’ont jamais été totalement conquises ou assimilées. En conséquence, depuis des millénaires ils ont dû faire face à des efforts des puissances étrangères pour conquérir leur territoire et nommer des élites kurdes sous un mode féodal afin d’assurer l’obéissance et empêcher (ou tout du moins isoler) toute forme de rébellion.

Si nous avançons rapidement jusqu’au XXe siècle, nous voyons que ces dynamiques sont toujours d’actualité lorsque émerge le système d’États-nations. L’État turc a été fondé en 1923 à la suite de l’effondrement de l’Empire ottoman, lequel avait dirigé les territoires kurdes situés à l’est mais leur avait cependant accordé une indépendance culturelle et même politique. Durant la Première Guerre mondiale, les Ottomans s’étaient alliés avec les Empires centraux, établissant des liens politiques et idéologiques particuliers avec l’Allemagne, liens qui subsistent encore aujourd’hui. Après la défaite des Empires centraux et l’effondrement de l’Empire ottoman, les groupes nationalistes turcs ont combattu pour leur propre État. Depuis sa fondation, l’idéologie de ce nouvel État était de ce fait ultranationaliste. Ils ont proclamé la Turquie comme étant un État pour tous les Turcs et défini les personnes vivant à l’intérieur de ses frontières comme faisant partie de la grande nation turque, liant ainsi l’État à un sentiment de supériorité ethnique. En conséquence, toutes les personnes revendiquant une origine ethnique ou identité différente, que ce soient les Assyriens, les Arméniens, les Kurdes ou autres, étaient traitées comme des traitres et des terroristes séparatistes. Jusque dans les années 1990, le kurde et tout autre langage autre que le turc étaient officiellement interdits en Turquie — non seulement au niveau de l’appareil d’État mais également dans la sphère privée.

Nous faisons référence à toute cette histoire car il est important de comprendre l’âpreté des conditions dans lesquelles a été fondé le Partiya Karkeren Kurdistan (PKK), le Parti des travailleurs du Kurdistan. Le mouvement kurde contemporain est apparu lors de la révolte des jeunes de 1968 en Turquie, où le principe révolutionnaire se répandait par le biais des organisations socialistes, des étudiants radicaux, des travailleurs et des paysans. Dans les années 1970, un groupe d’amis kurdes et turcs s’est retrouvé à Ankara autour d’Abdullah Öcalan, de Kemal Pir, de Haki Karer et d’autres ; ces amis ont commencé à discuter de la question kurde au travers d’un prisme révolutionnaire. Une de leurs principales idées était que le Kurdistan était une colonie interne et devait être libérée de l’oppression coloniale afin d’y mettre en place l’utopie socialiste. Le PKK fut ainsi fondé en 1978 et il a été organisé autour de préceptes issus de la théorie marxiste-léniniste. Sous ce « vieux principe » comme ils l’appellent aujourd’hui, le PKK avait pour but d’établir une avancée politique et de commencer une guerre révolutionnaire afin de libérer les territoires kurdes et d’y établir un État kurde, lequel serait ensuite utilisé pour instaurer le socialisme.

Dans le climat fortement oppressant de la Turquie des années 1970, beaucoup n’attendaient que la possibilité de se battre pour une vie meilleure et la stratégie ainsi que la conviction du PKK se répandirent rapidement. En 1984, ils ont commencé une guérilla qui s’est transformée en une violente guerre civile. La guérilla s’est attiré un considérable soutien au sein de la société ; d’ailleurs dans beaucoup de régions il n’était pas possible de la séparer de la population dans son ensemble. En guise de réponse, l’armée turque, la police militaire ainsi que les services secrets ont mis en place des campagnes de représailles pour combattre les rebelles et intimider la population. Sous les auspices du programme anticommuniste « Gladio » supporté par l’OTAN, ils ont détruit quatre mille villages et tué plus de quarante mille personnes.

À la suite de ce bain de sang, le mouvement de libération kurde a commencé un processus de réflexion et d’autocritique au début des années 1990. En plus d’être confrontée à une violente répression menée par l’État et des groupes paramilitaires, la guérilla était minée par des problèmes internes, certains leaders du PKK se comportant comme des seigneurs de guerre avec une logique militaire fondée sur la vengeance sanguinaire. Il était devenu clair qu’une simple lutte militaire ne résoudrait rien. Le « vieux principe » avait mené à une guerre implacable et ne pourrait jamais répondre aux problèmes sociaux dans les territoires kurdes ni les défendre efficacement contre les menaces extérieures. Le PKK a déclaré unilatéralement un cessez-le-feu en 1993, mettant fin à la guerre civile afin de créer un espace au mouvement pour qu’il puisse formuler un nouveau concept amenant à une transformation sociétale. Le mouvement kurde a fait face à beaucoup de revers et de défis pendant ce processus de réflexion : efforts répétés de l’État turc pour provoquer des situations susceptibles de mener à une nouvelle guerre civile, kidnapping et emprisonnement du leader du PKK Abdullah Öcalan et ascension de partis kurdes avec un mode de fonctionnement de type féodal, tel que le clan Barzani au Nord-Irak. Malgré ces défis, entre 1993 et 2005, le mouvement kurde a développé ce qu’ils appellent aujourd’hui le « nouveau principe », lequel changerait profondément la stratégie et les objectifs du mouvement kurde.

Un souffle important vers un processus de changement interne est venu du mouvement des femmes kurdes. Des milliers de femmes ont rejoint les forces de la guérilla pendant la guerre civile. Souvent, elles se sont retrouvées en conflit avec des commandants démodés qui ont tenté de les maintenir dans des rôles sexuels traditionnels et de ne pas les traiter de manière égale. En réponse, elles ont établi des groupes de guérilla féminins complètement autonomes, ce qui était un acte tout à fait révolutionnaire dans leur contexte culturel. Elles ont repris le droit de combattre dans la bataille et se sont organisées par elles-mêmes, au sein du mouvement, mais en prenant leurs propres décisions de manière autonome. Comme nos amis nous ont dit, il y avait aussi une différence dans leur façon de combattre : dans les unités masculines ou mixtes, le comportement compétitif persistait, héritage de plusieurs générations de la société hiérarchique qui, à ce jour, constitue toujours un problème. La dynamique chez les combattantes était moins compétitive que parmi leurs collègues masculins ; nous pouvons voir des preuves à cet effet dans le nombre de combattants tombés au front. La plupart des victimes ont eu lieu lors de retours de mission, où l’attitude d’effronterie et de fierté victorieuse chez les combattants masculins était très courante. En revanche, dans les unités de femmes, leur vigilance tendait à être à plus long terme, et leurs combattantes se sont révélées être moins vulnérables en raison de cet excès de confiance potentiellement mortel.

En plus des unités militaires autonomes, les femmes kurdes ont également formé des comités sociaux et politiques pour discuter du problème de l’oppression patriarcale. Aujourd’hui, la tête dirigeante du mouvement des femmes est le Komalen Jinen Kurdistan (KJK), la Confédération des femmes au Kurdistan, qui fait partie du KCK, la confédération générale, mais prend des décisions de manière autonome. En outre, le mouvement des femmes maintient un droit de veto sur les décisions prises par des groupes d’hommes ou des assemblées générales. Sous leur influence, le mouvement kurde a contesté les schémas patriarcaux et hiérarchiques enchâssés depuis longtemps dans leurs modèles d’organisation.

Le processus de changement vers un nouveau paradigme a également été poussé de l’avant par une aile idéologique au sein du PKK formée autour de leur président Abdullah Öcalan, qui a avancé l’idée de confédéralisme démocratique après avoir entrepris une analyse historique approfondie du système hiérarchique du Moyen-Orient, voire au-delà de ce territoire. Il a souligné que les problèmes de pouvoir, d’oppression et de violence ont émergé du processus historique de civilisation lui-même, à commencer par les anciens États prêtres sumériens qui avaient précédé et qui, initialement, représentaient un défi pour l’adoption de formes plus égalitaires, souvent matriarcales, d’organisation sociale. Les problèmes d’oppression, de guerre et de quête du pouvoir sont liés à l’institutionnalisation des relations patriarcales dans les structures de l’État ainsi que dans le sacerdoce. Le système capitaliste, l’État-nation et l’industrialisme sont des concepts ayant évolué sur ces modes hiérarchiques et ayant été dominés par des modes de pensée masculine. Öcalan a également mis en relief les idées de l’anarchiste américain Murray Bookchin qui a réalisé une analyse du potentiel utopique du confédéralisme démocratique où il soulignait l’importance d’adopter un nouveau paradigme écologique, démocratique et libéré des rôles sexuels traditionnels. Au centre de la conception de ce « nouveau paradigme » du PKK se trouvait l’idée de communalisme, où chaque partie de la société devrait s’organiser et se rassembler dans une confédération communautaire décentralisée.

Inspiré par ce nouveau paradigme, le Komalen Ciwaken Kurdistan (KCK), la Confédération des sociétés du Kurdistan, a été fondée en 2005.On y retrouve, à sa base, un système de conseils dans les quartiers, les villages et les villes, servant de puissant contre-pouvoir civil afin de favoriser le développement de l’autonomie de l’État-nation et de l’économie capitaliste. Le KCK forme le noyau principal du système de conseils dans le Kurdistan, y compris les délégués de toutes les régions kurdes participantes. Ils élisent un organe exécutif dont le mandat est de travailler sur des questions importantes pour toutes les régions, comme la représentation diplomatique au niveau mondial, des propositions idéologiques et stratégiques et des questions de défense. Ils administrent également des Forces de défense populaires (HPG) comprenant les ailes armées de toutes les parties du mouvement. Au cours de la dernière décennie, malgré de lourdes conditions de répression et de guerre, le mouvement dans le nord du Kurdistan a créé des structures pour une société démocratique, écologique et libérée des rôles sexuels traditionnels.

Comme le KCK, qui englobe les structures de l’autonomie démocratique dans le Kurdistan, le Demokratik Toplum Kongresi (DTK), le Congrès de la société démocratique, comprend le système de conseils dans la région de Bakur, dans le nord du Kurdistan, qui tombe à l’intérieur des frontières de l’État-nation turc. La structure fédérée du DTK commence au plus bas niveau de village ou de voisinage soit le quartier, la ville et, finalement, la plus grande région de Bakur. Au plus haut niveau de la fédération, l’assemblée DTK, se situent des délégués révocables provenant de plus de cinq cents organisations de la société civile, de syndicats et de partis politiques, avec un quota de genre de quarante pour cent, de postes réservés aux minorités religieuses dans les assemblées, ainsi que d’un cosystème de sièges où un poste est réservé à un homme et l’autre à une femme. Dans la forme classique de base, les participants tentent de résoudre les problèmes locaux à un niveau local et c’est seulement s’ils n’arrivent pas à trouver de solution qu’ils se dirigent au niveau suivant. Les personnes non kurdes prennent part à certains des regroupements, y compris les membres des communautés azerbaïdjanaises et araméennes. En outre, les jeunes s’organisent d’eux-mêmes, à la fois à l’intérieur de ces structures et de façon parallèle, sous le slogan « Le capitalisme est un homme — nous sommes un mouvement créé des pouvoirs unifiés des femmes et des jeunes. » Ce sentiment souligne l’importance de la jeunesse et de l’organisation des femmes à surmonter les héritages enracinés de la hiérarchie dans la société kurde, mais reflète aussi la philosophie que la jeunesse n’est pas réellement une question d’âge, mais plutôt un état d’esprit très semblable au slogan zapatiste preguntando caminando, c’est-à-dire avancer tout en s’interrogeant.

Cette structure fédérée des assemblées et organisations civiles a été créée pour résoudre des problèmes communs et soutenir l’auto-organisation de l’ensemble de la population à travers des processus démocratiques partant de la base jusqu’au sommet. Ainsi, plutôt que d’être défini uniquement en termes d’ethnicité ou de territoire, le concept d’autonomie démocratique propose des structures locales et régionales à travers desquelles les différences culturelles peuvent être librement exprimées. En conséquence, il existe une variété haute en couleur d’organisations éducatives, culturelles et sociales et d’expériences d’économie de coopération qui se développent autour du Kurdistan du Nord. Il vaut la peine de mettre en évidence les commissions de médiation, qui visent à trouver un consensus entre les parties en conflit et donc une entente à long terme, plutôt que de reporter le problème par la punition. Cela conduit souvent à longues discussions, mais reflète aussi un concept de responsabilité collective dans lequel l’accusé ne devrait pas être exclu par des sanctions ou de la détention, mais devrait plutôt être mis au courant de l’injustice et du mal qu’a causés son comportement. Cela a rendu les tribunaux de l’État superflus dans de nombreux fiefs du mouvement de libération kurde. Parallèlement à ces commissions de médiation et d’autres conseils, on peut trouver des centres sociaux pour les jeunes et pour les femmes à tous les niveaux de la société, offrant des activités allant de cours de langue kurde et de séminaires politiques à des groupes de musique et de théâtre.

C’est dans ce contexte que nous devons comprendre le succès de la révolution en cours au Rojava. Le mouvement kurde peut jeter un regard sur quarante ans de lutte radicale, avec ses échecs, ses réflexions et ses avancées. Même si la formation de l’autonomie démocratique au Kurdistan du Nord s’est avérée être beaucoup plus chaotique, empêtrée avec les anciennes structures de l’État, et aux prises dans une guerre sociale et écologique plutôt que militaire, il n’en demeure pas moins qu’elle est largement comparable aux processus actuellement en cours au Rojava.

Une question que les anarchistes se sont posée à propos de cette lutte est de savoir à quel point la récente orientation antiautoritaire de la lutte kurde — incluant les structures de confédéralisme démocratique, les principes de la libération des femmes et ainsi de suite — est venue d’en haut vers le bas, à partir d’Abdullah Öcalan vers la direction du PKK. Il y aurait une contradiction apparente si une révolution antiautoritaire avait été dirigée d’en haut ! Quel est votre point de vue sur la relation entre l’idéologie des leaders de ces organisations et la transformation des rapports sociaux et des structures dans le Kurdistan ?

Voilà un point assez important, à propos duquel nous discutons beaucoup et qui, du moins en Allemagne, est lié à une certaine crainte découlant de mauvaises expériences dans les luttes révolutionnaires. Bien sûr, la question du leadership et de l’initiative est l’une des plus difficiles lorsque nous traitons de l’auto-organisation et c’est aussi difficile pour le mouvement kurde. Les vraies questions sont : comment peut-il y avoir un changement révolutionnaire radical dans la société ? Qui évalue la nécessité ? Qui prend les décisions au sujet de l’orientation ? La réponse doit être : tout le monde, pour tout, toujours. Peut-être que l’évolution du mouvement kurde et du PKK peut offrir un exemple utile, qui doit encore être pleinement compris dans le monde occidental. Öcalan et le PKK n’agissent pas simplement à partir d’un motif idéologique ou d’un système dogmatique fixes, comme la seule et unique vraie voie du marxisme-léninisme affirmée par les anciens États socialistes. Quand nous ne regardons pas au-delà de l’image et nous ne nous renseignons pas davantage, peut-être que l’image du socialisme révolutionnaire — leader barbu et sombre, guérillero désintéressé — nous trompe.

Ce que nous voyons dans le Kurdistan aujourd’hui, à la fois au Rojava et dans le nord, c’est une nouvelle démarche par laquelle l’ensemble de la société est en voie d’en arriver à un nouvel état de conscience. Si nous envisageons la persistance de l’État et de l’oppression patriarcale comme un problème de personnes qui demeurent inconscientes des possibilités de résistance, nous voyons l’importance de l’activation de la conscience de la société. Dans toutes les parties du Kurdistan où le mouvement de libération s’organise, nous retrouvons des comités de formation qu’ils appellent académies. Une académie peut prendre de nombreuses formes différentes, mais nous pouvons plus facilement le comprendre comme un espace collectif pour former une conscience commune. Certains pourraient être aussi simples qu’un groupe de discussion qui se réunit une fois par semaine, mais il y en a aussi de plus intensifs et à long terme, dans lesquels tous les militants participent (et au cours des dernières années tous les membres de la société qui veulent participer peuvent s’y joindre). Les académies sont toujours liées à d’autres organisations sociales ; les groupes de jeunes et le mouvement des femmes ont leurs propres académies, tandis que d’autres groupes organisent des académies générales pour tout le monde. Chacun de ces groupes souligne l’auto-émancipation, et dans ces institutions les propositions faites par Öcalan et le PKK sont discutées et critiquées intensément. Ces dirigeants ne sont pas les seuls à suggérer des propositions : chaque institution, chaque comité, et chaque individu peuvent propager leurs propres idées.

Cette pratique développée sur la base du processus d’éducation politique au sein de l’ancien PKK, où le standard pour chaque combattant militant et guérillero était de recevoir à la fois une formation militaire et idéologique. Le nouveau paradigme ayant émergé, il est devenu clair que l’objectif était non seulement de créer une avant-garde philosophique bien éduquée comme dans l’ancien système-cadre du léninisme, mais aussi de libérer la conscience de littéralement chaque personne prenant part dans le processus de formation de la nouvelle société. Ceux qui veulent s’auto-organiser ont à réfléchir sur leur relation avec le monde, ce qui signifie un approfondissement de leur démarche d’exploration philosophique.

Une méthode souvent utilisée dans ces académies est ce que nous pourrions appeler l’analyse associative. Lors de l’étude d’un certain sujet, chacun le propose à ses propres associations, par le biais d’un processus où chaque personne partage ses impressions et ses expériences, tandis que d’autres écoutent attentivement et s’efforcent de comprendre la personne, un consensus pouvant alors être formé. Sur un plan théorique, cette approche altère la possibilité d’« objectivité » et met en place une forme de subjectivités multiples. Lorsque vous identifiez votre propre position face à une certaine thèse, incluant à la fois votre propre volonté d’agir ainsi que les craintes qui surgissent en vous, alors ce qui est nécessaire deviendra plus clair sur le plan stratégique.

Aujourd’hui, le rôle et la position des militants du PKK et du PAJK (le parti des femmes) ont changé par rapport aux années 1980 et 1990. Leur image de soi s’est accrue de façon à être plus près de ce que nous pouvons envisager comme une personnalité de militante anarchiste : luttant pour leur autodétermination et une aide mutuelle. Sous l’ancien paradigme, le militant avait besoin d’être désintéressé et de faire preuve d’abnégation. Bien que cette conception ne soit pas totalement disparue, elle est en train de changer et les discussions au sein du mouvement rejettent les dichotomies et soutiennent, à la fois, la lutte pour une démarche individuelle d’autotransformation ainsi que pour la beauté et la force collectives. Comme la conception du rôle des militants a changé, ils ont rejeté l’idée dépassée de devenir une avant-garde. Au lieu de cela, ils se limitent à vivre sous la forme d’une vie ascétique et laïque bien organisée, fondée sur l’idée que la lutte pour nos amis et pour la révolution est la meilleure façon dont une vie peut être vécue.

Quelles leçons avez-vous tirées de votre temps passé au Kurdistan pour les luttes radicales en Allemagne et au-delà de ses frontières ?

Tout d’abord, mon engagement avec le mouvement de libération kurde, comme lutte historique et société dans la rébellion, m’a effectivement rendu possible de croire à nouveau, non seulement que ce monde est absolument inacceptable, mais aussi en la possibilité de se battre pour un autre monde. Je voudrais appeler cette reconquête le pouvoir de l’imagination, qui a déclenché un énorme sentiment de motivation mais aussi un certain sentiment de gravité chez beaucoup de nos amis. Il est abasourdissant de voir la grande conscience collective dans la société kurde.

En jetant un regard en arrière sur la vie métropolitaine occidentale, il semble évident que le patriarcat et le capitalisme se sont propagés dans chaque sphère de nos vies. Je pense que nous avons fait d’énormes bonds dans la compréhension de notre propre histoire et de la société, à travers la discussion avec nos amis du mouvement de la jeunesse kurde. En particulier, l’accent mis sur la philosophie et la perception de soi a clairement fait ressortir à quel point nous, anarchistes ou gauche radicale, sommes entravés par le moralisme. Nous avons appris à fonder nos actions sur ces notions de bon/mauvais, vrai/faux, et la culpabilité/pitié qu’on nous a serinés par le biais de la religion et du monde universitaire et de la théorie, plutôt que sur nos attachements communs réels et éthiques ainsi que nos amitiés. Pour démarrer la démarche nous permettant de nous libérer, nous avons à surmonter la personnalité libérale bourgeoise et le comportement capitaliste et à vaincre l’état interne suscité par cette mentalité.

En revanche, en Allemagne et plus largement dans l’Ouest, nous sommes confrontés à l’individualisme et au libéralisme intériorisés, non seulement dans la société en général, mais aussi au sein de notre « scène » politique — une scène ayant une tendance générale vers des modes de vie nihilistes et des politiques fondées sur l’identité. Dans mon observation, la plupart des militants de notre scène politique, ainsi que la majorité des jeunes libéraux, accordent une priorité absolue à la « liberté » de l’individu, suivant simplement les penchants qui leur viennent, dans un environnement où tout est autorisé. En même temps, il y a un sentiment de soumission et donc une acceptation d’un environnement immuable prédéterminé. Cela conduit souvent, d’une part, à un sentiment de paralysie pessimiste, de désespoir et de dépression et, d’autre part, à un réenracinement de la culpabilité — alimentée à même les identités découlant des structures de pouvoir qu’ils critiquent (blanc, classe moyenne, privilégiée) et la submersion dans diverses formes de scènes de vie commercialisées (punk, hardcore, gauche radicale, « anarchiste »)… qui tous deux mènent et découlent de cet individualisme omniprésent. Je pense qu’il pourrait être intéressant d’analyser l’impact des rébellions de la jeunesse de 1968, car il a donné un énorme souffle à ce développement. Nous sommes confrontés à des masses de gens autour de nous qui blâment l’inconscience de la société, des politiciens, des flics, ou des épouvantails fascistes, mais qui ont totalement perdu leur emprise sur la réalité ainsi que sur leurs propres responsabilités et agenda. Au lieu de cela, la plupart d’entre nous continuons à vivre le mythe libéral de la réussite économique et de la retraite, fuyant dans les études, le travail, les loisirs, l’activisme politique privatisé, les vacances, les partis, les médicaments, la consommation, le suicide !

La ligne est mince entre la conception occidentale de l’anarchisme et le libéralisme. Bien que les anarchistes classiques comme Emma Goldman aient reconnu l’importance de la liberté positive, « la liberté pour », le libéralisme met l’accent sur la liberté négative, ou la « liberté de », l’idée que les gens sont libres dans la mesure où ils ne sont pas contraints par des lois et des règlements. Cette compréhension de la liberté se glisse facilement dans la philosophie de l’individualisme, de la propriété privée, et du capitalisme, niant complètement la relation dialectique entre l’individu et la société, et le fait que les êtres humains ont toujours vécu dans des communautés en tant qu’individus sociaux, liés par des règles et des valeurs communes. Nous pensons que les valeurs humaines sont déterminées socialement et que les règles et les règlements sociaux pour les défendre ne représentent pas de restrictions à une certaine liberté préexistante, mais font partie des conditions d’une vie libre, qui doit inclure les libertés individuelle et collective. Comme un contre-exemple à la « liberté » libérale des anarchistes des scènes de la gauche radicale de l’Ouest, il convient de mentionner que le mouvement de la jeunesse kurde est sérieusement en lutte stricte contre l’utilisation et l’abus de drogues, parce que l’État turc essaie clairement de détruire le mouvement non seulement avec des gaz lacrymogènes et des arrestations, mais aussi avec tous les moyens disponibles de contre-insurrection modernes, y compris le soutien au trafic de drogues et à la prostitution. Nous pensons qu’il doit y avoir une réflexion collective sur la façon dont le consumérisme, l’individualisme et d’autres formes de libéralisme agissent comme fonctions de contre-insurrection et de savoir à quel point nous les avons intériorisées dans nos mentalités et nos comportements. Nous avons besoin d’organiser une autodéfense contre les attaques de ces idéologies capitalistes qui nous réduisent à rien de plus que des consommateurs et des entrepreneurs/travailleurs indépendants piégés.

Contrairement à ces illusions libérales, nos expériences avec des camarades dans le mouvement kurde nous ont donné une perspective sur l’importance de résoudre cette polarisation de l’Ouest entre l’individu et la société, en mettant l’accent sur les valeurs et l’éthique collectives plutôt que des points de vue politiques et identitaires. Inspirés par l’exemple du mouvement kurde, je pense que nous devrions étudier et récupérer notre histoire dans le cadre du processus d’élaboration de la conscience de soi pour résoudre le dilemme de l’Ouest, auquel nous sommes confrontés. Grâce à la critique de la civilisation et à l’analyse de notre patrimoine communal et démocratique, nous pouvons développer la conscience historique et la confiance dans ce que nous faisons. Abdullah Öcalan a essayé, dans ses écrits en prison, de se plonger assez profondément dans le contexte historique de la lutte des Kurdes, de façon à avoir l’occasion de le comparer à des expériences antérieures de luttes révolutionnaires. Plusieurs membres du PKK ressortent aujourd’hui cette histoire pour réaliser une réflexion critique sur leur idéologie et leurs stratégies, l’intégrant dans leur processus d’autoquestionnement et de création de leur propre philosophie de libération — qui est peut-être une mythologie révolutionnaire.

En même temps, cela ne signifie pas de se laisser aller à la nostalgie. Au lieu de cela, il faut nous inspirer de la force rénovatrice de la jeunesse, de toujours aller de l’avant tout en questionnant. Ne soyez pas effrayé par l’autodéveloppement ; soyez ouvert à la critique et apprenez de ses erreurs et de celles des autres. Laissez le processus de changement révolutionnaire commencer par vous-même. Peut-être est-ce aussi une bonne chose dont les anarchistes européens doivent se rappeler : le processus révolutionnaire n’est jamais quelque chose en dehors de vous ; il doit être identique à votre propre progrès vers la liberté, pour que vous deveniez une partie symbiotique d’une société libre. Je pense que chaque militant anarchiste devrait accepter notre responsabilité historique ainsi que la possibilité de recueillir et d’agencer notre pouvoir collectif afin de construire et défendre une société fondée sur la créativité, la diversité et l’autonomie. Mais cela signifie que nous avons à vivre selon la façon dont nous pensons et dont nous parlons. Donc, nous devons balayer nos idées libérales dans la poubelle de l’histoire. Seulement alors, serons-nous en mesure d’aller au-delà d’un accord théorique commun et d’être en mesure de « tout changer », comme vous dites !

Le lien entre les anarchistes ou gauche radicale et la lutte de libération kurde semble être fort en Allemagne, avec beaucoup d’anarchistes actifs dans les efforts de solidarité et qui s’inspirent grandement du Rojava et d’ailleurs dans le Kurdistan. Pouvez-vous parler de l’histoire de ces liens de solidarité ? Quelles seraient certaines des formes concrètes que cette solidarité ait pu prendre ?

Dans un premier temps, des groupes de solidarité ont émergé du mouvement des squats en Allemagne. Depuis les années 1990, des camarades allemands ont rejoint la lutte de la guérilla. Certains d’entre eux sont morts à la guerre, comme Shehid Ronahi (Andrea Wolf). Elle devait disparaître car elle était persécutée par l’État allemand pour ses actions dans la Fraction armée rouge, elle avait rejoint les rangs du PKK et elle avait combattu en tant qu’internationaliste. Plusieurs militants allemands ont aussi rejoint la lutte kurde armée et il y a donc des camarades, plus âgés, qui peuvent partager leurs expériences et réfléchir sur les erreurs qui ont été faites à cette époque. Dans les années 1990, il y avait beaucoup de problèmes, provenant des deux côtés, entre la gauche allemande et le mouvement kurde. D’une part, le PKK était encore ancré dans l’ancien paradigme et fortement axé sur la lutte au Kurdistan, à l’exclusion de tout le reste, ce qui faisait en sorte qu’il était difficile d’établir une vraie relation d’amitié. D’autre part, les Allemands ont maintenu nos modèles classiques de maintien à distance, critiquant sans comprendre, et démontrant l’arrogance de la métropole. Lorsque Öcalan a été arrêté et que le mouvement a eu à lutter durement pour survivre, cette solidarité ténue s’est fracturée.

Heureusement, comme le nouveau paradigme a commencé à émerger, un nouveau processus d’apprentissage a débuté, même s’il prenait forme très lentement et timidement depuis longtemps. Certains camarades allemands ont à nouveau visité le Kurdistan et été en contact avec des organisations de la diaspora, tandis que d’autres ont rejoint la lutte de la guérilla. Le PKK se perçoit lui-même comme internationaliste et il considère le fait que les liens internationaux soient renforcés comme étant d’une très grande valeur pour toutes les parties. Il a toujours été difficile de s’organiser avec les communautés kurdes dans la diaspora et, honnêtement, cela demeure un gros problème à ce jour. Bien qu’il y ait beaucoup de Kurdes vivant en Europe, les liens entre eux et d’autres radicaux européens ne sont pas très forts. Plusieurs raisons l’expliquent : l’une d’elles est le fait que la société allemande est très raciste et que beaucoup de communautés de migrants s’organisent seulement parmi leur propre peuple, comme une sorte de mécanisme d’autodéfense. De plus, le nationalisme tend à être plus fort chez les Kurdes de la diaspora, et la société de la diaspora est encore souvent organisée le long des lignes féodales. Dans les années 1990, il y avait des manifestations communes, et aujourd’hui les Allemands et les groupes kurdes marchent encore une fois à nouveau ensemble. Par contre, au niveau de l’auto-organisation commune, nous demeurons encore faibles.

Après l’attaque de l’année dernière de Shengal et le siège de Kobané, l’attention fut aussitôt ravivée et l’ensemble de la scène radicale de l’Allemagne a réagi. Depuis, les choses ont commencé à bouger lentement, de plus en plus de gens ont essayé de retrouver leur voie en retournant au Rojava et certains se sont joints aux rangs de la GPJ/YPJ.

Quelles suggestions feriez-vous aux anarchistes de partout ailleurs sur la façon d’apprendre et de faire preuve de solidarité avec la lutte pour la libération kurde ?

Nous pensons que les anarchistes doivent envisager la lutte de la libération kurde comme leur propre lutte, comme une lutte internationaliste. Le fait d’apprécier les camarades du Kurdistan peut nous aider à outrepasser les illusions libérales dont nous avons discuté. Il doit y avoir une reconnaissance, une conscience de responsabilité sur le dilemme du Moyen-Orient. L’ouverture d’esprit et la volonté de s’engager philosophiquement et théoriquement avec l’idéologie du mouvement est important, de sorte que nous pouvons exprimer ces possibilités dans de nombreuses langues et couleurs. Ce qui exige que nous soutenions aussi la lutte pour les questions de communication, qui peut être l’une des nombreuses façons de la soutenir sur le plan technique. En outre, il y a toujours eu une chaleureuse invitation à se rendre effectivement au Kurdistan pour apprendre, critiquer et affiner ses idées sur l’organisation locale et internationale. Comme nos amis kurdes l’ont souligné à plusieurs reprises, c’est finalement à ceux d’entre nous qui vivent dans les métropoles occidentales de construire nos propres mouvements révolutionnaires — il s’agit du plus grand soutien que nous puissions leur donner, car c’est une occasion de défense mutuelle. D’aussi loin que nous ayons pu l’entendre, l’aide pratique est nécessaire sur plusieurs thèmes : la connaissance de l’ingénierie, des trucs médicaux et de toutes sortes de choses pratiques peut s’avérer être utile.

Pouvez-vous nous faire une mise à jour sur la récente vague de répression antikurde par l’État qui se déroule en Turquie ? Comment le mouvement kurde répond-il à cette violence ?

Actuellement, nous sommes dans une situation d’escalade. En réponse à la lourde défaite électorale de son parti aux élections législatives du 7 juin 2015, le président turc, Erdogan, a déclaré la guerre à la population kurde et a donc mis fin au processus de paix, engagé par Öcalan en 2013. Depuis le massacre qui a coûté la vie à trente-quatre jeunes radicaux kurdes et turcs dans la ville frontalière de Suruç, sur le chemin pour Kobané, à la fin du mois de juillet, il y a eu des milliers d’arrestations et de bombardements des camps de la guérilla du PKK, à la fois dans Bakur (Kurdistan du Nord / sud-est de la Turquie) et dans les territoires du Medya défense dans Bashur (Kurdistan du Sud / nord de l’Irak). Le conflit militaire est en hausse, avec de nombreux militants et des civils abattus par l’État, alors que les attaques, pogroms contre les Kurdes et d’autres mouvements sociaux ont eu lieu, pendant des semaines, dans le nord du Kurdistan et dans toute la Turquie. Plus récemment, l’armée turque a assiégé la ville de Cizre pendant une semaine, tandis que les ultranationalistes turcs ont attaqué les Kurdes et les bureaux de la HDP (un parti politique kurde) dans tout le pays. Beaucoup de magasins kurdes ont été incendiés par les partisans de l’AKP, Parti de la justice et du développement conservateur de M. Erdogan, ainsi que par des membres d’organisations fascistes comme les Loups gris, l’organisation de jeunesse fasciste du Parti du mouvement nationaliste. Des attaques similaires contre les Kurdes et les autres opposants à la guerre ont eu lieu en Europe ces derniers jours et, alors que l’État allemand garde le silence sur ces attaques par des nationalistes turcs, des militants kurdes ont été criminalisés et arrêtés.

Dans le visage de cette violence, le mouvement a développé un modèle appelé la théorie de la légitime défense ou la théorie de la rose. C’est une métaphore fondée sur l’idée que chaque être vivant doit défendre sa propre beauté qui lutte pour survivre. Tous les êtres doivent créer des méthodes d’autodéfense en fonction de leur propre façon de vivre, en grandissant et en se liant avec d’autres et, où l’on ne vise pas à détruire son ennemi, mais plutôt à l’obliger à changer son intention de passer à l’attaque. Les guérilleros discutent de cela comme d’une stratégie défensive au sens militaire, mais ils travaillent également à d’autres échelles. Dans son essence, nous pouvons l’envisager comme une méthode d’auto-émancipation. Pendant longtemps, les guérilleros du PKK n’ont rien fait, prenant pour acquis que l’État turc poursuivrait les négociations, parce qu’ils savaient qu’ils ne pouvaient pas les vaincre militairement. Si vous êtes assez fort et suivez votre chemin, la violence ne sera pas nécessaire ; cela devient tout simplement une question d’organisation. Cette compréhension de l’autodéfense fait également partie du nouveau paradigme.

Étant donné le contexte géopolitique complexe de la lutte des Kurdes, pris entre différents États hostiles et forces armées, que pensez-vous que cela prenne pour qu’une révolution antiautoritaire s’enracine véritablement et soit la dernière dans la région ?

Eh bien, comme nous l’avons appris de l’étude d’autres révolutions à travers l’histoire : la seule occasion de durer pour une révolution est de se propager, d’élargir ses horizons et de surmonter toutes les frontières établies destinées à la contenir. Comme nos camarades kurdes l’expliquent, il y a deux piliers de la lutte révolutionnaire. Le premier et le plus important est le processus de construction de l’autonomie démocratique ; il réfère à la simple question sur la façon dont nous voulons vivre, sur la façon d’organiser nos vies quotidiennes. À l’heure actuelle, il est difficile de mettre l’emphase sur cette question, parce que toute la région est mise à feu et prise dans la guerre. Voilà pourquoi le second pilier est l’autodéfense par tous les moyens nécessaires. Les deux sont essentiels et doivent être appliqués à différents niveaux. Les soulèvements révolutionnaires à travers l’histoire, en Europe et ailleurs, où l’un ou l’autre de ces piliers a été négligé, ont été inévitablement vaincus.

Il est vraiment important de renforcer la position révolutionnaire dans le Kurdistan, non seulement militairement, mais aussi par l’élaboration de la communication avec des camarades du monde entier. Comme le soulèvement révolutionnaire en Turquie et le soutien au sein de l’Occident se développent, il y a moins de possibilités pour d’autres puissances régionales d’attaquer le mouvement kurde. En outre, afin élargir notre propre perspective, nous devons reconnaître l’énorme potentiel que l’expérience de ce mouvement nous offre. Depuis le début, ils se sont organisés au sein d’une situation qui était plus désespérée que la nôtre et, pourtant, ils ont réussi. Je dirais que c’est, d’une certaine manière, le fait de traiter avec un danger concret qui les rendait si forts. En outre, il serait tout à fait productif d’échanger des expériences. Les méthodes et outils de mouvements anarchistes de l’Ouest sont très créatifs et pourraient offrir beaucoup de soutien sur les questions spécifiques d’auto-organisation.

Nous retrouvons au Moyen-Orient, à l’heure actuelle, une étrange situation d’équilibre relatif de puissances, avec le Rojava positionné dans l’œil du cyclone. C’est la grande vision de la politique de l’islam sunnite, poussé de l’avant principalement par les gouvernements de la Turquie et de l’Arabie Saoudite. On y retrouve aussi les États chiites de l’Iran, l’Irak et les restes du régime Assad en Syrie. Enfin, il y a l’OTAN, duquel la Turquie est membre et où elle affirme ses propres intérêts. Au centre, nous y retrouvons aussi l’État islamique (Daech), une armée de zombies qui ne peut plus être contrôlée par personne, même si elle a probablement été créée et soutenue pour écraser la résistance kurde et le régime de Damas. Donc, dans cette situation chaotique, le Rojava est encore nécessaire pour l’OTAN, par exemple, parce qu’il est la seule option locale fiable qui soit en mesure d’infliger une défaite à Daech. Alors oui, le Rojava est en quelque sorte coincé entre toutes ces puissances militaires. Par contre, comme nous l’avons appris dans le cadre de nombreuses révolutions, la guerre n’est pas simplement une question de mathématiques. Elle est plus liée à une certaine façon de combattre et à une question de conscience. Nous devrions en tirer des leçons.

Pouvez-vous expliquer ce que vous entendez par cette « façon de combattre », ou forme spécifique de conscience dans la lutte armée, qui fait le caractère distinctif de la résistance kurde ?

Permettez-moi de partager une histoire qu’un ami m’a racontée une fois. Il a pris part à la guerre dans les monts Qandil en 2011. À cette époque, il y avait une alliance pragmatique entre la Turquie et l’Iran : les deux avaient un problème avec le mouvement kurde et avaient peur des possibilités militaires dont disposait la guérilla. Qandil forme l’extrémité sud des territoires de défense Mediya, les montagnes contrôlées par la guérilla dans les régions frontalières de l’Iran, de l’Irak et de la Turquie. Il m’a raconté une situation où un millier et demi de pasdaran, les régiments d’infanterie de l’Iran, ont tenté de prendre d’assaut la colline où les guérilleros se cachaient. Il y avait seulement une trentaine de camarades qui défendaient leur montagne. Il a expliqué que ce que l’armée iranienne a tenté d’utiliser contre eux étaient seulement leurs balles et leur crainte de la punition par ses dirigeants. Ils couraient aveuglément vers le sommet et ont été défaits. Ils n’avaient aucune conviction, aucune énergie, aucune amitié entre eux. D’autre part, m’a-t-il dit, quand ses camarades ont défendu leur position, ils n’ont pas simplement utilisé leurs armes. Ils se battaient pour leurs villages pillés, pour leurs familles brisées, gardant à l’esprit leurs amis tombés et ayant conscience que l’armée qui les attaquait ferait brûler les montagnes et les forêts derrière eux et détruirait la nature de leurs terres. Ils se sont battus pour ceux qui étaient trop faibles pour se tenir seuls, pour tous les membres de la société qui se tenaient derrière eux et les soutenaient en retour. Peut-être est-ce difficile à comprendre si vous ne le ressentez pas vous-même. Leur énergie a été soutenue par une longue lignée d’amis, par l’oppression historique connue, par une protection mutuelle — un amour pour la vie et la conviction de croire en eux-mêmes.

Toutes ces choses vous viennent en premier, dit-il, quand vous êtes assis à côté de vos amis dans votre position de garde et que vous élevez vos armes pour vous défendre : votre confiance en vos camarades, votre gratitude pour ceux qui croient en une société libre vivant dans les vallées et qui cultivent les jardins et vous nourrissent, votre tristesse à propos des horreurs que l’État a fait subir à vos amis et à vos familles. Et à la fin, il y a la balle que vous tirez sur celles qui viennent dans votre direction. Comment pourraient-ils éventuellement gagner, a-t-il demandé en souriant.

Même le combattant qui, objectivement, est plus faible peut produire une grande force, si elle se bat pour son propre bien et pour ceux à qui appartient son cœur, sans être poussée dans une direction ou par une idéologie ou encore d’être pressée de faire quelque chose qu’elle ne veut pas faire. Ceux qui se battent pour leur société et les relations symbiotiques qu’ils ont protégées et nourries entre eux sauront toujours vaincre les méthodes conventionnelles fondées sur la destruction ou sur des intérêts et stratégies hégémoniques fondées sur l’hostilité. Il m’a rappelé les mots que des amis philosophiques de l’Ouest avaient déjà dits une fois : la réalité reliée à vos propres désirs a une signification révolutionnaire. Si vous savez vraiment ce pour quoi vous vous battez, si vous percevez les éléments essentiels de la situation dans laquelle vous vous trouvez, vous pouvez le relier à votre volonté de vivre, ce qui vous donnera une beauté même au-delà de la mort. Cette guérilla m’a appris qu’ils se considèrent eux-mêmes comme les gardiens de la vie, en utilisant leurs propres capacités pour protéger la vie de leur société. Cela m’a beaucoup impressionné.

Il pose aussi la question : d’où va venir l’énergie révolutionnaire pour l’Occident ? Nous comprenons à peine notre propre situation, pressés par des décisions pragmatiques fondées sur un système de dépendances complexe. Peut-être cela est-ce la leçon que nous devons apprendre pour nous-mêmes : quelle est la réalité de notre situation commune que nous devons comprendre pour commencer ? C’est la raison même pour laquelle aucune autre armée en ce moment ne peut repousser les forces de Daech en Syrie. En défendant Kobané, les GPJ/YPJ ont fondé leur défense sur cette même conscience. Personne ne pouvait croire qu’ils libéreraient leur ville ; cela va au-delà du rationalisme. C’est fondé plus sur la foi en vous-même et sur la conviction en votre propre énergie révolutionnaire, qui évolue à partir de votre désir de vivre. C’est cette chose qui été presque évacuée hors de vous si vous avez été élevé dans le capitalisme occidental.

Un autre ami a ajouté que si vous voulez vraiment créer une nouvelle société fondée sur des relations non oppressives, vous essayez de construire quelque chose qui n’existe pas encore. Un quelque chose qui fait partie d’un nouveau monde, d’un autre monde. Comment pourriez-vous comprendre de façon rationnelle, à partir de votre point de vue aujourd’hui ? Ce n’est pas écrit dans les livres. Vous auriez besoin de devenir fou pour outrepasser le statu quo ; vous devez être convaincu par votre fantaisie et par votre désir. Voilà votre problème en Europe, a-t-il conclu : vous avez oublié comment faire cela.

Traduit par : @cetautremoi_mia
Source : Info Rojava-Kurdistan

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