Pourquoi cette fois-ci, la rue n’a-t-elle pas réussi à empêcher l’élection d’un proche de Bouteflika à la présidence de la République, alors qu’elle était parvenue à annuler le scrutin le 4 juillet dernier ?
Sans m’attarder sur les raisons pour lesquelles les élections devenaient urgentes du point de vue des tenants du régime car il fallait trouver un remplaçant au président par intérim Abdelkader Bensalah, gravement malade, et sauver les apparences institutionnelles en désignant un civil, il faut être clair sur le fait que le hirak (mouvement populaire) n’a pas été assez fort pour annuler la mascarade électorale. Car l’objectif, du moins tel qu’annoncé lors des manifestations routinières, était d’empêcher le scrutin du 12 décembre qui s’est conclu par la victoire d’Abdelmadjid Tebboune, ancien Premier ministre d’Abdelaziz Bouteflika en 2017.
Des appels à une grève générale de quatre jours à compter du dimanche 8 décembre ont circulé sur les réseaux sociaux avant d’être repris par certaines organisations et les contestataires, avec beaucoup d’enthousiasme, notamment lors de la manifestation du 6 décembre à Alger. Or, la grève n’a eu de réalité effective que dans les localités où existent des traditions de lutte et des formes d’organisation, comme à Bejaia ou Tizi-Ouzou. Ailleurs, à commencer par une capitale assiégée par les forces de répression, ce fut un échec retentissant.
« Had l’âam makach el vote » (« Cette année, il n’y aura pas de vote ») ou « Makach intikhabat mâa el issabat » (« Pas de vote avec les gangs ») criaient pourtant les manifestants depuis plusieurs semaines. Mais si l’on s’attarde sur le contenu de ces slogans, cela signifie que l’état d’esprit de la majorité des contestataires n’était pas foncièrement hostile à la démocratie représentative et ses mécanismes. Il ne s’agissait donc que d’une question de temps ou de forme pour aller glisser un bulletin dans l’urne. Ce qu’a fait la clientèle du régime mais aussi une partie de la population chez qui le mur de la peur n’est pas encore tombé.
Par conséquent, il faut interroger l’absence d’articulation claire entre la question démocratique et la question sociale qui constitue un des points faibles du hirak. À cela s’ajoute le niveau très limité d’auto-organisation qui repose sur la passivité entretenue par l’attitude des autorités (procès-spectacles, répression ciblée, annonces clientélistes, propagande massive, etc.) — en donnant le sentiment aux segments les moins politisés de la population qu’elles tournaient la page des années Bouteflika en garantissant la stabilité de l’État menacée par des complots imaginaires — et celle des appareils de gauche. Malgré leur faiblesse, ces derniers continuent à jouer un rôle néfaste en raison de leur dogmatisme et leur sectarisme.
En outre, il convient d’analyser le hirak et la société tels qu’ils sont, afin de comprendre les blocages et inhibitions qui subsistent après dix mois. Il faut saisir pourquoi, du point de vue de nombreux individus, le quotidien n’a pas changé de manière substantielle. Il suffit pour cela de mesurer les difficultés — pour les classes populaires mais pas uniquement — de se loger, se déplacer, se soigner, se cultiver, se divertir, s’exprimer, s’aimer ou encore vivre de son travail quand on en a un. L’euphorie des premiers jours a cédé la place au doute voire au pessimisme. Et ceux qui hésitaient à quitter le pays, en pensant que le changement était à portée de main, prennent désormais la décision de partir en raison de l’absence de perspective et du climat étouffant.
Il est difficile d’avoir une vue d’ensemble de la dynamique contestataire faute de réseaux et de médias autonomes car on doit se méfier des mensonges de la presse privée ou étatique, tout comme de la désinformation relayée sur les réseaux sociaux dont usent et abusent les protestataires. Les cortèges restent fournis mais pas autant que lors des manifestations-monstres du 1er novembre. Or, quand chacun rentre chez soi, la routine reprend ses droits. Les marches donnent toutefois lieu à des élans de générosité, de propreté et de bienveillance — comme une réponse aux insatisfactions du quotidien — mais il ne faut pas se contenter des belles images souvent trompeuses.
Par conséquent, il faut voir aussi ce qui nous dérange dans cette conjoncture en n’oubliant pas les ravages causés par la guerre civile des années 1990 et les années Bouteflika qui ont vu triompher, comme ailleurs dans la région, l’alliance du capitalisme néolibéral et du fondamentalisme islamique. Et cela se répercute inévitablement dans les comportements individuels et les actions collectives. Le 22 novembre, il y avait de très nombreux portraits ou banderoles dans la capitale pour commémorer le vingtième assassinat du leader islamiste Abdelkader Hachani. On peut aussi entendre très régulièrement des groupes de supporters de l’équipe de football d’El Harrach, dans la banlieue algéroise, scander « Doula islamiya » (« État islamique »).
Tout cela illustre le chemin qui reste à parcourir pour les partisans de l’émancipation. De nombreuses batailles sont à mener tant sur le plan de l’intervention concrète et de la diffusion de pratiques antiautoritaires, que sur celui des idées pour faire reculer « le désert de la critique » — en référence au livre de Renaud Garcia — en posant les questions relatives à l’organisation autonome, au refus de l’exploitation, au rejet de l’idéologie dominante, à la libre disposition de son corps, à l’égalité entre les femmes et les hommes, à la liberté de conscience, etc.
Que se passe-t-il depuis l’élection du nouveau président ?
Au lendemain de son élection immédiatement contestée par la rue, Abdelmadjid Tebboune a cherché à se présenter comme un réconciliateur en allant jusqu’à saluer les partisans du boycott. En déclarant se placer du côté des jeunes, il a ajouté : « C’est un hirak béni, je lui tends la main pour un dialogue sérieux pour l’Algérie. » En outre, il a précisé que ce dialogue concernerait directement le hirak et les représentants qu’il se choisira, en avançant l’idée de rupture avec le cinquième mandat empêché d’Abdelaziz Bouteflika.
Cette tentative de neutralisation du hirak — après les menaces, les insultes et la violence — fait néanmoins écho au slogan porté par les manifestants qui crient depuis des semaines « la hiwar mâa el issabat » (« pas de dialogue avec les gangs »). Cela sous-entend que, pour une fraction de la population, le dialogue avec les autorités reste possible à certaines conditions, comme la libération des détenus politiques. C’est le cas par exemple des libéraux de Jil Jadid et des islamistes du Mouvement de la société pour la paix.
Une autre opinion s’est toutefois exprimée à travers un slogan scandé, entre autres, par des syndicalistes, le 18 décembre : « La hiwar, la chiwar, errahil obligatoire » (« Pas de dialogue, pas de compromis, le départ [du système] est obligatoire »). Sans occulter les inévitables malentendus, c’est bien cette expression du refus qu’il convient d’appuyer par opposition aux tendances conciliatrices du hirak. Ces contradictions traversent d’ailleurs ce qui reste de la gauche partidaire.
Le 13 décembre, le Front des forces socialistes (FFS) a posé des préalables en exigeant « la création d’un climat d’apaisement favorable aux discussions notamment la libération des détenus politiques et d’opinion, le respect des libertés d’expression, de manifestation et de réunion ». Le lendemain, le Parti des travailleurs (PT) a considéré qu’« aucune solution n’est envisageable sans la libération immédiatement et inconditionnellement de Lakhdar Bouregaâ, de Louisa Hanoune, de Karim Tabbou et de tous les détenu·e·s d’opinion ».
Le FFS et le PT, qui figurent au sein du Pacte de l’alternative démocratique (PAD) aux côtés du Parti socialiste des travailleurs (PST), de staliniens et droitiers, sont dans une position inconfortable, car ils prétendent participer au hirak qui demeure hostile aux partis. Comble du paradoxe — souligné le 22 décembre par Hosni Kirouti dans El Watan — le PAD a appelé le 16 décembre « les citoyens à s’auto-organiser dans leurs lieux de vie, de travail et d’étude afin de mettre en échec toutes les tentatives de récupération et de détournement de leur révolution ».
Or, ces organisations sans base sociale font partie du problème plutôt que de la solution. Malgré leur radicalisme verbal, elles n’ont pas pris la mesure du rejet dont elles font l’objet parmi la population qui se méfie, à juste titre, des professionnels de la représentation. Si des formes d’auto-organisation devaient prendre de la consistance sur le terrain de la lutte des classes — en partant des préoccupations concrètes des travailleurs, des chômeurs, des jeunes —, alors cela se ferait non seulement en dehors, mais aussi contre le PAD ou ses éventuelles répliques de gauche.
Quel avenir imagines-tu pour le mouvement populaire en Algérie ?
Il est difficile de savoir dans quelle mesure la disparition subite du chef d’état-major Ahmed Gaïd Salah « rebat les cartes au sommet de l’État » comme le titre Le Monde daté du 25 décembre. Lors de la marche des étudiants du 24 décembre, une jeune femme a déclaré selon le même quotidien : « Le dictateur est mort. C’est une renaissance pour l’Algérie. C’est un peu Noël. » Or, on pouvait lire le même jour sur le site des staliniens de la Moubadara, un texte présentant Ahmed Gaïd Salah comme un « patriote qui aimait son pays »… Comment ne pas penser à la conclusion du roman 1984 de George Orwell ?
Dans une contribution publiée le 19 décembre par Contretemps, Hocine Bellaloufi invite à apprécier les « limites et contradictions du hirak » pour le renforcer, tout en s’adressant à Abdelmadjid Tebboune censé satisfaire certaines « conditions ». Plus loin, il affirme que « le hirak a toujours pris soin de distinguer l’armée de la haute hiérarchie militaire. Il doit faire de même avec la police au lieu de dénoncer et d’insulter tous les policiers sans distinction ». Il faudrait l’expliquer aux nombreux manifestants matraqués, gazés ou interpellés qui n’ont sans doute pas envie de faire dans la nuance…
Car les illusions à l’égard de l’armée et de la police ont été en partie dissipées en raison du soutien d’Ahmed Gaïd Salah à la loi sur les hydrocarbures ainsi qu’à la loi de finances 2020, mais aussi à cause de l’intensification de la répression. Dans les cortèges, on entendait avec force des slogans comme « les généraux à la poubelle wel Djazaïr taddi listiqlal » (« les généraux à la poubelle et l’Algérie sera indépendante ») ou encore « doula madania machi boulissia » (« État civil et non policier »), sans parler des tags « ACAB ».
Le régime honni reflète les tendances autoritaires d’une société à transformer en profondeur afin de se prémunir contre cette « régression culturelle immense » soulignée par Mohammed Harbi dans un entretien qui a beaucoup circulé début décembre. Si l’on prend au sérieux le slogan « Echâab yourid isqat ennidham » (« le peuple veut la chute du régime ») alors il devient nécessaire pour tous ceux qui souhaitent changer durablement l’ordre des choses de partir des tendances antiautoritaires — et donc anticapitalistes, antimilitaristes, antireligieuses, antinationalistes, antisexistes, etc. — qui existent dans le pays sans pour autant les exagérer ou ignorer les paradoxes qui les traversent.
Cela signifie combattre les différents visages de l’extrême droite algérienne (islamo-conservateurs, berbéro-identitaires, nationaux-léninistes, etc.) et défendre une conception exigeante de l’internationalisme révolutionnaire en refusant toute forme de xénophobie ou d’antisémitisme comme on a pu le constater à l’occasion des affaires concernant la députée Mathilde Panot ou l’eurodéputé Raphaël Glucksman. La première a été expulsée d’Algérie en octobre pour avoir voulu rencontrer des activistes et le second est à l’origine d’une résolution votée en novembre au Parlement européen sur le hirak. Or, si les partisans de la révolution sociale ne peuvent cautionner les orientations de la France insoumise ou de Place publique, leurs critiques ne peuvent reprendre à leur compte les éléments de langage du régime sur « l’ingérence étrangère » ou mêler leurs voix à celles des contestataires qui parlent d’atteinte à la « souveraineté nationale ».
L’aspiration à l’indépendance, la liberté et la justice sociale qui s’exprime avec force dans le hirak doit se concrétiser par la rupture avec la mentalité, la langue et les pratiques du régime militaro-policier, en réinventant de nouveaux référents, en imaginant des espaces de délibération égalitaire, en créant des lieux de solidarité concrète, sans chercher à rejouer éternellement la lutte contre le colonialisme français ou à réactiver les clivages périmés de la guerre civile. Pourquoi ne pas interroger les débuts de l’autogestion industrielle en Algérie en s’appuyant sur l’ouvrage de Damien Helie ?
Mais cela revient encore à se démarquer des solutions toutes faites, des feuilles de route rassurantes pour la bourgeoisie et des mots d’ordre démocratiques qui n’ont aucune prise sur la réalité, comme celui d’assemblée constituante qui, selon un article du cadre du PST Nadir Djermoune, publié dans Inprecor (avril-mai 2019), constitue « le point de départ pour une solution démocratique ». Les antiautoritaires se retrouveront plutôt dans l’analyse formulée par Errico Malatesta en préférant « l’organisation libre de la vie sociale » au replâtrage du régime capitaliste, avec ou sans assemblée constituante.
Plus le hirak aura les moyens de durer, plus la décantation aura des chances de s’effectuer par la politisation du plus grand nombre. Et dans cette séquence historique, les révolutionnaires conséquents devront repousser les limites du pensable et du possible, en se confrontant avec audace aux forces conservatrices qui sévissent à l’extérieur et à l’intérieur du mouvement populaire, en déchirant le voile de l’hypocrisie sociale qui bride les initiatives individuelles, en repoussant avec détermination les appels à remettre à demain ce qui doit être fait aujourd’hui.
Source : [bleu violet]Rapports de force[/bleu violet]
11 octobre 2019.