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Textes et billets d’hommage

Rosa Nera et Marc Tomsin, unis pour toujours dans l’increvable rébellion libertaire *

mercredi 5 juin 2024, par Tomás Ibáñez

* Initialement publié en espagnol sous le titre « La Rosa Nera y Marc Tomsin, unidos para siempre en la inacabable rebelión libertaria » dans Libre pensamiento, n° 108, automne 2021. Révisé et publié en clôture du recueil Derniers fragments épars pour un anarchisme sans dogmes, Rue des cascades, 2022.

La version originale en espagnol est disponible ici

Dans le calendrier des luttes libertaires le samedi 5 juin 2021 est définitivement marqué par deux événements entrelacés, mais de caractère opposé. D’une part, la libération de l’espace autogéré Rosa Nera sur l’île de Crète, et, d’autre part, la mort accidentelle de notre compagnon Marc Tomsin, qui participait à cette reprise. Ces deux événements sont particulièrement importants, le premier en raison de la dimension emblématique de Rosa Nera, le second en raison de l’impressionnante trajectoire libertaire de Marc Tomsin. À La Canée, belle ville de l’île de Crète, l’euphorie déclenchée le samedi 5 juin 2021 par une splendide victoire remportée contre la répression se teinta brusquement d’amertume. Ce jour-là, Marc Tomsin, exubérant de joie, me fit parvenir, à 14 h30, ce courriel :

Querido Tomas,
Nous venons de reprendre Rosa Nera, il y a un peu plus d’une heure. Nous étions nombreux et les flics ont, provisoirement, cédé. La réoccupation et la défense s’organisent. J’y retourne. Grande assemblée prévue vers cinq heures.
Un fuerte abrazo,
Marc.

Vers 19 h 40, peu après cette assemblée, Marc envoyait un autre courriel :

Pour le moment la réoccupation tient et un bâtiment jouxtant Rosa est aussi occupé. D’après un compte précis, nous étions 95 au rendez-vous de ce midi, tenu secret depuis plusieurs semaines et que m’avait confié Poly. Il était très occupé et j’ai juste eu le temps de l’embrasser après qu’il a libéré l’entrée obstruée de Rosa avec une perceuse [1]. Nous étions tous très émus et fiers d’avoir réussi à mettre en déroute la douzaine de flics qui bloquaient dans leurs bagnoles l’accès au terre-plein devant le squat. Il y a eu dix minutes tendues mais sans affrontement (nombreux parmi nous étaient équipés, des filles comme des mecs). Ensuite nous avons gardé pendant quelques heures les rues accédant au squat, mais les flics ne se sont pas pointés.
Cet après-midi il y avait une grande assemblée sur le parvis, nous étions trois fois plus que ce midi. La parole circulait bien, femmes comme hommes. Rosa appartient maintenant à celles et ceux qui l’ont libéré. Un repas est préparé pour ce soir et demain il y aura un repas pour les migrants. D’après Yorgos, le jeune, les flics ne bougeront pas ce soir ni demain, mais la suite est incertaine. Quoi qu’il en soit c’est déjà une belle victoire, sans casse ni arrestation. Rosa n’a pas changé à l’intérieur et c’était un plaisir d’y voir s’activer les équipes de nettoyage, plutôt féminines. Il y aura de nombreuses photographies et des films, en voici un :
https://youtu.be/BmY6_Y4PEhc
Otro abrazo,
Marc

Trois heures plus tard, il ajoutait : Après une journée de manifestation, ce soir c’est la fête ; tout le monde est heureux. Combien de temps cela va-t-il durer ?

Quelques heures plus tard nous parvenait la nouvelle qu’alors qu’il chantait et dansait allègrement avec ses compagnes et ses compagnons Marc avait fait une chute qui menaçait gravement ses chances de survie. Deux jours plus tard, sa mère, une femme extraordinaire de 95 ans qui avait immédiatement fait le voyage de Paris à La Canée constatait qu’il n’y avait d’autre option que de débrancher la respiration artificielle, et le mardi 8 juin, Marc Tomsin nous quittait pour toujours.
Les chants de A las Barricadas et de Bella Ciao résonnèrent avec force pendant ses funérailles tout près de Rosa Nera.

Mais pourquoi tant de joie à la récupération d’un espace libre sur l’île de Crète, et pourquoi une telle commotion à la mort de ce compagnon ? Ces deux faits méritent d’être contés.

L’immense bâtiment occupé par le collectif Rosa Nera est un palais construit en 1880 par les Turcs ; utilisé dans les années 1940 par la Kommandantur nazie, son usage fut finalement concédé à l’université Polytechnique de Crète en 1985. Celle-ci le laissa en état d’abandon et de délabrement pendant une vingtaine d’années, jusqu’à ce que, en juin 2004, quelques camarades décident de l’occuper, le proclamant espace libéré et autogéré. À partir de là, ils développèrent des pratiques de lutte et de vie commune qui eurent rapidement un impact notable sur la population des environs. Dès le début, la totale ouverture du collectif aux gens du coin, et son implication dans les problèmes qui les affectaient réussirent à éveiller une vague de sympathie et de soutien populaire jamais démentie. Dans le même temps, l’intense activité développée par le collectif rayonnait en dehors de l’île, et Rosa Nera devint un véritable symbole, un puissant point de référence pour les collectifs libertaires de toute la Grèce, et même au-delà du pays. L’orientation et le rôle de Rosa Nera ont été brièvement mais clairement énoncés dans le communiqué que le collectif publia en avril 2017 après une tentative d’expulsion échouée :

Depuis treize ans, Rosa Nera remplit une fonction sociale, sur la base d’un fonctionnement horizontal et sans intermédiaire. Dans le bâtiment occupé, d’innombrables événements politiques ont eu lieu. Des réfugiés, des collectifs politiques de migrants et migrantes, des collectifs féministes et LGBT, des initiatives de travailleurs, des groupes culturels, des ateliers et des productions artistiques non commerciales y ont été accueillis.
Depuis treize ans, Rosa Nera lutte contre toutes les manifestations de fascisme, de racisme et de sexisme, contre le terrorisme des patrons, la destruction de l’environnement, et les gestionnaires du pouvoir, qu’ils soient de droite ou de gauche. Elle préconise l’auto-organisation et constitue dans la pratique une proposition d’auto-institution sociale et d’autogestion contre les impératifs étatiques ou privés.
Treize ans d’auto-organisation et de lutte représentent une longue histoire !
Politiciens, recteurs, managers, hôteliers et flics : BAS LES PATTES SUR ROSA NERA !

En fait, à l’instar de ce qui affecte tous les espaces libérés, l’épée de Damoclès de l’expulsion policière a plané sur Rosa Nera dès le début, mais la menace devint plus lancinante à mesure que la touristification de l’île augmentait. En effet, l’emplacement du bâtiment au sommet de la colline Castelli, doté d’une vue imprenable sur le vieux port de La Canée, en faisait le site le plus convoité pour la construction d’un grand complexe hôtelier de haut luxe. On peut qualifier de miracle le fait qu’après plusieurs tentatives d’expulsion avortées grâce à la résistance des occupants et à la solidarité des habitants de La Canée, l’assaut final n’eut lieu qu’aussi tard que le samedi 5 septembre 2020. Il compta cette fois avec l’intervention d’un important contingent de forces spéciales anti-émeutes venues en renfort depuis d’autres villes.

La manifestation de solidarité et de protestation, grosse de quelque 2 000 participants, qui remplit alors les rues de La Canée, témoignait de l’enracinement de Rosa Nera dans cette petite ville, mais ne suffit pas à empêcher l’expulsion, et tout semblait indiquer que, après seize ans d’un intense activisme, l’expérience de Rosa Nera était définitivement terminée, laissant toutefois quelques graines qui germeraient sans doute dans d’autres lieux. Mais ce ne fut pas le cas ! Neuf mois après cette expulsion, Rosa Nera renaissait à la vie le 5 juin dernier, au moment même où Marc Tomsin, l’un de ses amants les plus fervents, perdait la sienne.
Nous ne pouvions pas le croire !

Mais Marc avait tissé tant de liens avec tellement de compagnons et de compagnes que l’on pouvait ressentir, presque physiquement, le frémissement qui se propagea immédiatement aux quatre coins du monde, provoquant un raz de marée de messages. Des messages aussi innombrables qu’émouvants. En témoigne cet extrait de celui que lui rendit Freddy Gomez, sous le titre « L’anarchiste aux semelles de vent », en allusion à ses continuels déplacements vers là où un souffle vif semblait attiser les braises de la révolte : La mort frappe toujours à l’improviste, mais celle-ci nous aura cloués au sol. Ce « nous » englobe ses amis, ceux-celles qui l’aimaient pour ce qu’il donnait : du temps, de l’attention, des nouvelles de la Terre-mère, des sourires, son écoute. Nous sommes tristes, c’est sûr, tristes à perdre haleine, perdus, incrédules…

Très vite, un réseau fraternel de solidarité s’est constitué pour œuvrer à la préservation de son œuvre et, dans la mesure du possible, lui assurer une continuité. Il ne s’était même pas écoulé un mois depuis sa mort lorsque, à une cinquantaine de ses amis, nous réunîmes à Paris pour manger, boire et chanter, en souvenir de la joie qu’il savait dégager. Le lendemain, un événement organisé dans le quartier populaire de la place des Fêtes rendait simultanément hommage à l’arrivée de la délégation zapatiste en Europe et à l’ami Marc. Bien sûr, le fait que cet événement fût conjoint n’était pas fortuit. En janvier 1994, Marc avait été l’un des fondateurs du CSPCL, le Comité de solidarité avec les peuples du Chiapas en lutte, et depuis il avait fait une dizaine de séjours, parfois prolongés, dans ce foyer de luttes, leur apportant un soutien constant, et promouvant hors du Mexique la solidarité avec l’EZLN dont il diffusait les écrits et les messages.

Pas non plus un hasard que Marc se soit impliqué dans les luttes au Chiapas, et aussi à Oaxaca, car il n’hésita jamais à quitter sa demeure et à aller là où soufflait le vent libertaire ou « libertarisant ».

Né à Paris en 1950, Mai 68 le surprit alors qu’il était lycéen et, bien sûr, il descendit dans la rue, rejoignit la tendance anarchisante des CAL (Comités d’action lycéens), connut sa première nuit des barricades [2]… Puis, dès que le renouveau libertaire surgit en Espagne, il s’installa à Barcelone en 1977, participant activement à ce relancement. Rentré à Paris quelques années plus tard, il rejoignit le syndicat des correcteurs, enclave libertaire au sein de la communiste CGT. J’ai déjà évoqué ses liens avec le Chiapas à partir de 1995, mais il faut ajouter que dès que le mouvement anarchiste ressurgit intensément en Grèce (2008), il partagea son engagement envers le Chiapas avec de constantes allées et venues à Athènes où il finit par s’installer en 2017 dans le quartier à forte présence anarchiste d’Exarcheia.

En fait, il aurait plutôt été surprenant que, le 5 juin, il ne fût pas présent à la reconquête de Rosa Nera. Il faut ajouter que Marc réalisait un excellent travail d’éditeur, en redécouvrant le bon savoir-faire des artisans libertaires du livre. Il fonda les éditions Ludd en 1985, puis, en 2007, les éditions Rue des cascades, du nom de la rue où il habitait dans le quartier populaire de Ménilmontant. Quelques années plus tard, il créa l’influent blog « La voie du jaguar », sous-titré « informations et correspondance pour l’autonomie individuelle et collective » (https://lavoiedujaguar.net), où il diffusait tout ce qui provenait du Mexique ou de Grèce, tout en furetant inlassablement du côté des luttes ou figures plus méconnues à travers le monde, à travers le temps. Il nourrit ainsi aussi bien informations et questionnements sur ce qui se passait au Rojava qu’à Madagascar ou en Chine, ainsi que des entretiens et textes de toute provenance lui semblant apporter une contribution aux luttes ou aux nécessaires discussions susceptibles d’alimenter la pensée libertaire, de textes fondateurs de l’anthropologie politique au retour sur certains épisodes historiques, sans oublier de faire une place au blues, au rebetiko, à la poésie.

Cette trajectoire, suivant un fil ténu tout en multipliant les ouvertures, pourrait expliquer à elle seul le choc provoqué par sa perte. Il est certain toutefois que, pour ceux qui l’ont connu, c’est surtout sa façon d’être, sa personnalité, sa modestie, sa gentillesse, l’attention fraternelle qu’il portait toujours à chaque camarade, qui nous font ressentir le plus douloureusement son absence. En attendant les nouveaux hommages, et initiatives en résonance avec sa sensibilité et ses engagements et visant à leur donner continuité qui ne manqueront de voir le jour, je ne vois pas de meilleure façon de conclure cette brève évocation que de reproduire l’émouvant hommage que lui a rendu son ami Raoul Vaneigem et que Miguel Amorós a traduit en espagnol.

Cher Marc,
Tu n’as jamais fait partie, tu ne feras jamais partie des morts-vivants qui perpétuent la longue agonie du vieux monde. C’est pourquoi je m’adresse à toi au nom de cette vivacité qui ne t’a jamais quitté et qui continuera d’être présente parmi nous. Car légataires des insurgées et des insurgés du passé, nous jetons les bases d’une véritable internationale du genre humain. Choisir le parti pris de la vie est désormais le seul recours contre ceux qui sèment la mort sur la terre entière. C’est le combat que tu as choisi de mener et ton amitié rayonnante avait souvent plus d’efficacité que bien des diatribes. L’érudition et la vigilance de l’éditeur nous ont donné des écrits rares et percutants. L’infatigable responsable de la Voie du jaguar a préparé la venue imminente des zapatistes qui débarquent porteurs d’un monde nouveau dans la vieille Europe si acharnée à les réduire en esclavage.
Dans toutes les festivités à venir il sera l’ombre du personnage absent.
Mais je ne veux pas verser dans l’oraison funèbre. Marc était avant tout un ami. Cette magie intime que sont les affinités électives nous avait fait proches. J’ai beau savoir que la mort t’a cueilli dans l’exaltation de Rosa Nera redevenue libre, je n’en reste pas moins convaincu qu’aucune mort n’est heureuse.
Néanmoins, nous étions pour ainsi dire en conversation lors de cet étincellement de l’enthousiasme qui t’a frappé. J’aime à voir dans cette fulgurance – funèbre pour nous, joyeuse pour toi – un appel à ne jamais désespérer ni de sa propre existence ni du monde, si délabré qu’il nous paraisse.
Tu as toujours eu l’art de persuader sans donner de leçons. Merci Marc.
Raoul Vaneigem

Les barricades de Mai 68, l’éclat de la Rose de feu après la mort du dictateur, la mémoire des Berlinois du 2 juin, l’insurrection du Chiapas, les luttes des peuples amérindiens, les étincelles libertaires de la Grèce de 2008, la ténacité de Rosa Nera s’entremêlent en une longue tresse noire pour évoquer la passion libertaire de Marc Tomsin.

Notes

[1Ceux qui l’ont connu savent que l’érudition de l’ami Marc ne s’étendait pas au domaine du bricolage. Il s’agissait bien sûr plutôt d’une disqueuse

[2Il raconte son Mai 68 parisien et le caractère déterminant que cette expérience eut dans son engagement anarchiste dans un entretien publié par Le Monde libertaire en 2008, « Lycéen à Paris en 1968, début d’un combat pour l’autonomie individuelle et collective ». Il a repris ce texte le 7 mai 2018 sur son site « La voie du jaguar » (https://lavoiedujaguar.net).

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