Dans les sociétés d’Asie du Sud-Est, le gouffre culturel et politique qui sépare les habitants des hauteurs (souvent et, à mon avis, faussement appelés « tribus montagnardes », hill tribes) de ceux des plaines et des vallées représente peut-être le clivage le plus tenace et le plus conflictuel. C’est aussi celui qui pose les problèmes les plus compliqués aux États qui cherchent à réaliser leur intégration nationale. La Birmanie, par exemple, connaît, depuis son indépendance en 1948, des rébellions de montagnards, notamment karen, qui constituent — en tout cas depuis que les Érythréens ont conquis leur indépendance — l’insurrection sécessionniste la plus longue et la plus obstinée du XXe siècle. J’aimerais tenter ici une analyse et une explication de ce phénomène.
Depuis longtemps déjà, je cherche à comprendre pourquoi l’État est hostile aux gens qui bougent. Il me semble percevoir une sorte de loi générale dans sa volonté de fixer géographiquement les populations vagabondes, qu’il s’agisse de Bédouins, de Tsiganes, de Juifs errants, de chasseurs-cueilleurs, de pasteurs nomades, d’agriculteurs sur brûlis, des « Bohémiens de la mer » du monde malais (orang laut), d’hommes sans maîtres, de mendiants-qui-tiennent-à-le-rester, de sans-domicile-fixe. Pourquoi presque tous les États cherchent-ils à concentrer et à fixer leur population dans l’espace, à l’installer en des lieux où leur regard l’atteint plus aisément ? Quelle est la particularité de l’État qui lui fait craindre, et si possible réprimer, les « mouvements non autorisés » ? Ou encore : pourquoi la sédentarisation est-elle pour ainsi dire le premier projet étatique de l’histoire de l’humanité ? Le fait évident qu’il est plus facile de recenser une population sédentaire, d’y lever des impôts et des conscrits et de la surveiller ne constitue qu’un début de réponse. La persistance historique de certains de ces schémas est frappante. Dans le cas de la Birmanie, par exemple, des États de plaine très différents (les royaumes précoloniaux, l’État colonial, puis la Birmanie indépendante) ont poursuivi des objectifs étonnamment semblables vis-à-vis des montagnards. Ils ont mis en œuvre toutes sortes de moyens et obtenu des résultats variés, mais le discours et les politiques sont restés d’une remarquable continuité. Pourquoi ?
À y regarder d’un peu près, on rencontre là un paradoxe très profond. On peut en effet démontrer que les catégories « tribus montagnardes » et « peuples des vallées » (disons Karen et Birmans) ont des frontières fort poreuses sur la longue durée. Il y a en permanence des montagnards qui deviennent des gens d’en bas, et inversement. Pour compliquer encore le tableau, il existe aussi des populations intermédiaires qui ont, culturellement et écologiquement parlant, un pied dans les collines et l’autre dans la vallée. Nos deux catégories opposées perdent ainsi une bonne partie de leur pertinence lorsqu’on les examine de plus près ou sur une assez longue période. Et voici le paradoxe : en dépit de ces passages constants de part et d’autre d’une membrane perméable, un discours extraordinairement stable traite ces deux peuplements comme différents par essence. L’un est cultivé, l’autre barbare, l’un raffiné, l’autre primitif, l’un évolué et cosmopolite, l’autre arriéré et engoncé dans le local. C’est du moins ce que vous entendrez en bas. Ceux de la montagne diront : les uns sont libres et autonomes, les autres soumis ; les uns sont nos égaux, les autres sont inférieurs ; les uns sont physiquement mobiles, les autres sont tenus en laisse par des fonctionnaires et des institutions. Bref, les siècles passant, le « matériel humain », en termes génétiques, est complètement échangé, tandis que, magiquement, l’essentialisme reste un vécu intact dans la vie et la pensée des populations, en haut comme en bas.
Ce type de paradoxe n’a pas échappé aux historiens de l’Europe. Fernand Braudel a remarqué que des populations importantes migraient de part et d’autre de la frontière religieuse, elle-même mouvante, entre Chrétienté et Islam, sans remettre en cause cette distinction : « C’est qu’en fait [la civilisation] est accrochée à un espace déterminé, qui est une des indispensables composantes de sa réalité. Avant d’être cette unité dans les manifestations de l’art, en quoi Nietzsche voyait sa vérité majeure [...], une civilisation est, à la base, un espace travaillé, organisé par les hommes et l’histoire. C’est pourquoi il est des limites culturelles, des espaces culturels d’une extraordinaire pérennité : tous les mélanges du monde n’y peuvent rien » [1].
Il manque ici la prise en compte de ces peuples qui, tels les Juifs ou les Tsiganes, transportent leur civilisation avec eux : il faut bien reconnaître que certaines civilisations sont géographiquement flottantes. Reste ce fait relevé par Braudel que les allées et venues des hommes à travers une frontière culturelle ne menacent pas nécessairement la perception de la solidité de la frontière elle-même. Un exemple : les Tsiganes d’Europe. Grâce à la linguistique, on sait situer leur origine et l’on peut même reconstituer plus ou moins leur long itinéraire. Mais eux-mêmes se voient comme la quintessence du nomade sans patrie (et même, à la différence des Juifs, sans terre promise). Ils sont aussi en droit de se dire le peuple le plus méprisé et persécuté d’Europe, depuis les pogroms et les expulsions du XVe siècle jusqu’à l’holocauste nazi, en passant par les « chasses aux Bohémiens » (Zigeuner Jagd) du XVIIe, où le « tableau de chasse » était décompté à la fin de la journée comme on compte des trophées de cerfs. En réalité, depuis au moins le XIVe siècle, des gens sont entrés dans cette communauté et d’autres en sont sortis, et cela en nombre considérable : par l’intermariage et la sédentarisation, et aussi par la classification officielle, à certaines époques, de tout nomade comme « Bohémien ». Et pourtant, on a là une population qui reste, à tout jamais semble-t-il, culturellement marquée. Il en est de même, comme je vais essayer de l’expliquer, avec les « populations tribales » des montagnes de Birmanie et leurs voisins des plaines, Birmans pour la plupart. Je prendrai aussi quelques-uns de mes exemples dans d’autres pays de la région.
Pour cela, il faut essayer de comprendre « les montagnes » — sur les plans géographique, culturel, démographique, écologique et surtout spatial — non pas en soi mais en relation avec l’État de la plaine. Ici « les montagnes » sont moins affaire de relief que de relative inaccessibilité, laquelle peut se réaliser aussi sous forme de marais, déserts ou forêt dense. Ces lieux écartés pourraient être appelés, pour reprendre le terme d’Anna Tsing, des « espaces de non-État » (non-state spaces) [2]. J’en proposerai une sorte d’anthropologie historique, avant d’essayer d’imaginer ce que pourrait être une histoire non stato-centrée de (par exemple) l’espace qui porte aujourd’hui le nom de Birmanie. Toute histoire, ou presque, puisqu’elle se fonde sur des traces écrites, est une histoire d’États ou de formations qui s’en rapprochent. En Birmanie comme en bien d’autres lieux, elle se présente comme la chronique de l’avènement et de l’extinction de dynasties : formation du royaume Pagan et son écroulement au XIIIe siècle, première dynastie Taung-nyu en 1486, et ainsi de suite jusqu’à la dynastie Kon-baung fondée par Alaung-hpaya, et sa déposition finale en 1885. Mais en réalité la « Birmanie » n’a presque jamais connu d’État au sens fort du terme. Il s’agissait bien plutôt de principautés dirigées par de petits chefs locaux, de confédérations de villages, où des conflits opposaient sans cesse seigneurs de la guerre, bandits de toutes sortes ou prétendants au trône : on l’apprend par les chroniques dynastiques, qui déplorent la chose mais sans la raconter. On se prend à rêver d’une histoire écrite systématiquement sous cet angle, une sorte de récit anarchiste qui remplirait les grandes « pages vides » de l’histoire de l’État et dans lequel la déplorable exception serait la trace écrite (et les fonctionnaires qui la laissent derrière eux). Mais une telle histoire n’est pas facile à imaginer. C’est un peu le même problème que pour une histoire de la paysannerie. Comme j’aime à le répéter, la grande affaire des paysans, c’est de rester en dehors des archives ! Dès lors qu’ils y figurent, dès lors qu’ils ont attiré sur eux l’attention des scribes de la cour autrement que sous la forme de chiffres de conscrits, de contribuables ou de producteurs de tant de boisseaux de grains, c’est que quelque chose a très mal tourné...
Je n’irai certainement pas jusqu’au bout de ce rêve dans cet article. Le mieux que je puisse faire, c’est d’esquisser, à titre provisoire, l’idée que je me fais du chemin à parcourir.
« Nos ancêtres vivants » ?
J’ai parlé de gouffre culturel entre les gens d’en haut et ceux d’en bas. Remarquons déjà que la plupart des religions des plaines n’ont pas réussi à progresser en bon ordre dans les montagnes. La grande exception, en Birmanie, est constituée par les Shan, qui sont des Thaï bouddhistes et sont, de fait, situés à mi-chemin — en termes d’écologie, d’agriculture, de structure sociale — entre les Birmans des basses terres et les Kachin des montagnes.
Oliver Wolters a remarqué, à propos des premiers royaumes d’Asie du Sud-Est, à quel point les civilisations ont du mal à atteindre certaines altitudes. « Nombre d’habitants vivaient dans des hautes terres éloignées, hors d’atteinte des centres où s’écrivent et se conservent les annales. [...] Paul Wheatley rend bien compte du phénomène quand il écrit que “le sanskrit était réduit au silence à cinq cents mètres d’altitude”. Rien ne permet de supposer que les puissants suzerains des plaines étaient indifférents aux ressources naturelles et aux réservoirs de main-d’œuvre que recelaient les montagnes mais, réduit aux documents écrits, l’historien des premières époques est obligé de retrancher de la carte de l’Asie du Sud-Est de vastes portions de territoire » [3].
Braudel, lui aussi, et avec encore plus de force (trop, à mon avis), observe cet infranchissable abîme entre la plaine et la montagne : « La montagne, ordinairement, est un monde à l’écart des civilisations, créations des villes et des bas pays. Son histoire, c’est de n’en point avoir, de rester en marge [...] des grands courants civilisateurs. [...] Capables de s’étaler loin en surface, à l’horizontale, ils se révèlent impuissants, dans le sens vertical, devant un obstacle de quelques centaines de mètres » [4].
Pourquoi cela ? Pourquoi les montagnes de l’Asie du Sud-Est opposent-elles une telle résistance à la diffusion du sanskrit, puis au bouddhisme, puis à l’islam et, aux Philippines, au christianisme ? Et pourquoi, lorsque ceux des montagnes embrassent une religion des plaines, le font-ils généralement sous une forme si hétérodoxe ou avec une telle ferveur millénariste que les fonctionnaires d’en bas auraient bien préféré qu’ils n’en fissent rien ?
Avant de passer en revue les autres différences entre ces deux types de société et de tenter de les expliquer, revenons aux images qu’elles véhiculent. Pour les gens des vallées — j’entends ici surtout les cultivateurs de riz inondé —, les montagnards étaient des « sauvages », barbares, primitifs, dont la mobilité, le vêtement, les abris grossiers, les formes archaïques de chasse et de cueillette et l’agriculture itinérante faisaient des êtres inférieurs à tous égards (sauf à celui des « arts obscurs » de la magie). Même là où on les considère aujourd’hui avec quelque sympathie, comme c’est le cas dans les « régimes de développement », ils sont tenus pour arriérés : « Nos ancêtres vivants » ; « Ce que nous étions avant de découvrir et d’adopter le bouddhisme (ou bien : l’islam, la culture du paddy, la vie sédentaire), avant d’avoir accédé à la civilisation ». Dans le langage administratif indonésien, on les appelle suku terasing ou « groupes isolés ». Sous-entendu : il va falloir mettre fin à leur isolement, et pour cela les serrer bien fort sur le cœur de la nation...
Ces images sont parfaitement intégrées au discours officiel et populaire des plaines, et pourtant on sait qu’elles sont fausses. Loin d’avoir été « laissés en arrière », la plupart des montagnards sont les descendants d’habitants des vallées et des côtes qui ont migré vers les hauteurs. Ce qui ne les empêche pas d’avoir un fort sentiment d’identité ethnique et de solidarité, pour lequel bon nombre de Kachin, de Chin, de Hmong ou de Karen ont prouvé qu’ils étaient prêts à mourir. Comment concilier une interprétation « constructiviste » des « tribus montagnardes » comme sociétés constituées d’immigrants, d’une part avec l’image de « peuple d’origine » qui est la leur dans les basses terres, d’autre part avec la vision essentialiste qu’ils ont d’eux-mêmes ? On dispose d’un modèle de ce genre en Occident avec les Cosaques. Ceux-ci, on le sait, n’étaient ni plus ni moins qu’une communauté de serfs marrons venus de toute la Russie d’Europe vers les frontières de l’Empire pour échapper à leur condition. Là, dans un nouveau contexte fait de propriété collective, de dispersion physique et d’une certaine égalité, ils ont adopté les structures sociales et les coutumes des Tatars, typiques d’un peuple de cavaliers, et se sont constitués en « Cosaques du Don ». Avec le temps, ils sont devenus un peuple (une sorte de « minorité martiale », comme les Gurkha ou les Karen) et sont peut-être aujourd’hui le groupe « ethnique » de Russie lié par la solidarité la plus forte. De la même façon, nous allons voir qu’il vaudrait sans doute mieux considérer les populations montagnardes comme des sociétés marronnes plutôt que comme des « tribus » au sens classique du terme.
Observons d’abord comment, par le jeu de deux dynamiques antagoniques, celle du pouvoir d’État d’un côté, et ce qu’on pourrait appeler la « rouerie paysanne » de l’autre, les montagnes font les vallées et les vallées font les montagnes.
La logique centripète
En 1700, l’Asie du Sud-Est comptait environ six habitants au kilomètre carré, contre trente en Inde ou en Chine [5]. Trouver des hommes et obtenir qu’ils s’installent dans certaines zones était la principale préoccupation des États. Comme il leur était difficile de créer une base démographique par la seule persuasion, tous les États de la région, même les micro-États montagnards, étaient esclavagistes. Sans exception. Pas d’habitants, pas d’État. Toute une série de royaumes côtiers malais ratissaient les côtes et les îles de l’Indonésie orientale et des Philippines pour y rafler des captifs qu’ils revendaient ou installaient plus près de la cour. Dans tout le monde malais, la piraterie était centrée sur la principale marchandise de la région, l’esclave. Les royaumes agraires étaient eux aussi des États esclavagistes, bien que leur éloignement des sources d’approvisionnement ait atténué chez eux ce phénomène.
Toute entreprise de création d’un État dans les plaines ou sur les côtes — qu’il s’agît de puissances militaires et conquérantes ou de dynasties soucieuses de construire des temples à leur propre gloire — exigeait de la main-d’œuvre et de la nourriture en suffisance. La simple démographie, les contraintes du transport, et l’ensemble des considérations que von Thünen, Christaller et Skinner ont réunies sous le nom de « théorie des centres » [6] avaient pour effet que seule la riziculture inondée, pratiquée dans un rayon peu étendu autour de la capitale, était capable de fournir la base fiscale nécessaire pour fonder et entretenir un État [7]. Il n’est donc guère surprenant que la plupart des États qui se sont formés dans la région se soient situés au cœur des pays pratiquant cette culture : Mandalay, Ava, Pegu, Ayudhaya, Bangkok. Les montagnes, en revanche, avec leur population dispersée et mobile et leur agriculture extensive, ne constituaient pas un milieu favorable à de tels processus.
Citons au passage quelques-uns des très nombreux écrits qui laissent transparaître cette quête obsessionnelle de population : « C’est la coutume des rois que de se nommer eux-mêmes rois s’ils ont des ministres et des sujets : s’il n’y a pas de sujets, qui rendra hommage au roi ? » (Histoire d’une cour malaise, XVIIe siècle) ; « Il est aisé pour un sujet de trouver un seigneur, mais beaucoup plus difficile pour un seigneur de trouver un sujet » (Seigneur de Palembang, 1747) ; « Mieux vaut avoir trop de clients que trop de terres incultes » (proverbe thaï de la première période de Bangkok) ; « Oui, une terre, mais pas de peuple ! Une terre sans peuple n’est que sauvagerie » (« Chronique du palais de verre » des rois de Birmanie). Dans le discours officiel, la majesté d’un seigneur est toujours amoureusement décrite en termes de nombre et de richesse de ses dépendants. Les titres que portent les hauts personnages renvoient à de telles notions bien plus qu’à des considérations territoriales : ainsi les titres thaï « kun pan » (seigneur de mille hommes) ou « kun sen » (seigneur de cent hommes).
La guerre était donc rarement une guerre de conquête territoriale. On partait en campagne pour faire des prisonniers. La marque de succès d’une expédition militaire était l’énumération des captifs ramenés à la cour, dont on allait faire des paysans et des ouvriers. Vers 1800, le cinquième environ de la population de la Haute Birmanie (trois cent cinquante mille personnes) était constitué de déportés de guerre ou de leurs descendants, concentrés sur les terres de service du roi. Sitôt qu’un royaume avait subi une défaite, sa population était raflée par ses voisins. Dans les deux décennies qui suivirent le sac d’Ayudhaya et la déportation de dizaines de milliers de captifs par les Birmans en 1569, les Khmers multiplièrent les incursions et s’emparèrent de tous les hommes qu’ils purent trouver. En 1767, après un nouveau raid sur Ayudhaya, les Birmans repartirent avec au moins trente mille captifs, y compris une bonne part de la cour et de la noblesse. Peu après, le butin de la conquête d’Arakan par le roi Bod-aw-hpaya fut de vingt mille prisonniers qui furent ramenés à la capitale, Ava, avec leurs images bouddhiques, et établis aux alentours. La plus grande partie de l’Indonésie de l’Est fut ainsi dépouillée de toute sa main-d’œuvre qui, comme le remarque Anthony Reid, « était transportée des États faibles vers les forts, des États politiquement fragmentés vers les États centralisés, des zones de culture sur brûlis, de chasse et de cueillette vers les zones centrales de riziculture inondée » [8].
L’État sud-est-asiatique était donc une vaste machine centripète de population, s’efforçant de réaliser au mieux ce que j’appellerais un « espace d’État ». Cet espace est caractérisé par des cultivateurs sédentaires, produisant un surplus de céréales, installés densément à peu de distance de la capitale. Mais il était rare que cette machine fonctionne très bien pendant longtemps. La cour exerçait en général une lourde pression sur la population productive de ses alentours immédiats, sous forme d’impôts, de corvées et de conscription. Il suffisait d’une mauvaise récolte, de recruteurs trop zélés ou de fonctionnaires trop gloutons pour que l’État vît s’échapper sa précieuse base fiscale.
La logique de fuite
C’est là notre deuxième dynamique, inverse de la précédente : la fuite. Le fondement de la liberté du peuple en Asie du Sud-Est était la mobilité physique. Cette dynamique centrifuge œuvrait constamment contre la dynamique centripète de la capture de prisonniers et de l’esclavage. Si l’asservissement était le principe de fabrication de l’État, la fuite en était le principe de destruction [9]. Si l’œuvre du pouvoir d’État était de créer des « espaces d’État » intelligibles, la fuite consistait à gagner les « espaces de non-État » existants ou à en créer de nouveaux, essentiellement dans les montagnes.
La motivation la plus évidente pour s’échapper des espaces étatiques était le poids des prélèvements de toutes sortes : en monnaie, en grain, en travail, en service militaire. Cette charge tombait surtout sur la paysannerie installée non loin de la capitale et de ses fonctionnaires. Dans une bonne année, et si au surplus le monarque ou le satrape faisait preuve d’un appétit fiscal modéré, cette pression pouvait être tolérable. Mais de telles années étaient bien rares. L’incapacité de la cour à évaluer correctement les rendements agricoles district par district et année par année, les pressions fiscales dues à la guerre (intérieure ou extérieure) ou aux ambitieux « travaux publics » (pagodes et palais), la rapacité des collecteurs d’impôts attentifs à leur pourcentage, suscitaient une forte résistance à l’impôt et surtout alimentaient une tendance permanente à la fuite. La logique à courte vue de la consolidation et de l’expansion de l’État dictait d’extraire un maximum de ressources et de travail de la population dense entourant la capitale. Mais plus cette stratégie s’exerçait, plus la base fiscale migrait vers des lieux moins accessibles aux extorqueurs de tout poil. Les régimes les plus efficaces maintenaient un équilibre précaire entre les taux d’extraction et de fuite, et ce sont d’eux qu’on entend le plus parler. Mais toute vision historique longue devra considérer ces régimes comme de petits miracles, comme les rares exceptions ponctuant une histoire politique plutôt caractérisée par l’emprise des seigneurs de la guerre, la fragmentation politique et des dynasties œuvrant obstinément à leur propre chute.
La guerre, qui avait pour but essentiel de s’emparer de captifs pour peupler le centre, avait aussi pour effet de vider celui-ci. Bien souvent, ceux qui n’avaient pas réussi à échapper à la conscription désertaient à la première occasion. Alaunghpaya envahit le Siam en 1767 avec deux cent mille soldats. Il revint après le sac d’Ayudhaya avec environ cent mille hommes, dont au moins trente mille prisonniers. Où étaient passés les cent trente mille conscrits manquants ? Il y avait certainement eu des pertes sur le champ de bataille, et d’autres attribuables au fléau de toutes les armées prémodernes : le choléra. Mais elles n’ont pas dû représenter plus de 20 pour cent de ce chiffre. Le reste, faut-il supposer, est constitué de déserteurs. Ces hommes se glissaient hors du rang lors des déplacements de troupes et se cachaient dans les montagnes ; certains, peut-être, rentraient subrepticement chez eux. L’impact démographique d’un tel phénomène n’est pas négligeable. Un calcul attentif des pertes subies par la zone centrale de Birmanie, d’abord à la suite de l’échec des invasions du Siam par Bod-aw-hpaya en 1785-1786 puis, dans les années1790, sous l’effet de sa manie de bâtisseur de temples (la pagode Min-gun dut être la plus grande du monde à l’époque), fait apparaître une « fuite » de 17 pour cent de la population. La plupart des fugitifs s’étaient réfugiés dans les montagnes. Aucun commentaire du XIXe siècle sur la Birmanie ne manque de relever l’énorme « population flottante », poussée çà et là par l’oppression, la guerre, la maladie et la famine. Le royaume colonial espagnol des Philippines connaissait un phénomène comparable. Les fugitifs y étaient d’ailleurs appelés remontados, les « remontés » : ils avaient gagné les hauteurs pour échapper aux taxes et aux corvées qui étaient la plaie des basses terres, où s’étendaient les grandes plantations des ordres religieux catholiques.
En suivant la recommandation des subalternstudies [10] de « lire l’histoire entre les lignes », on discerne bien la mobilité politique du sujet sud-est asiatique. On en perçoit l’écho dans l’insistance des textes classiques sur les serments personnels d’allégeance (kyei-zu-thit-sa-daw-saung en birman), la stigmatisation de la trahison (durhaka dans le monde malais) et les louanges que s’attirent les actes de loyauté personnelle à l’égard du détenteur de pouvoir. Les discours stigmatisant la trahison nous disent à quel point il était fréquent que les sujets s’échappent dans les montagnes ou se réfugient auprès d’un autre puissant. Même la pratique thaï de marquer les sujets, comme du bétail, par un tatouage indiquant quel était leur seigneur, était de peu d’effet ; et des « chasseurs » appâtés par des primes couraient les forêts pour reprendre les fugitifs et les ramener à leurs propriétaires. Comme dit un autre proverbe thaï : « Les sujets, c’est difficile à trouver ».
D’autres raisons fréquentes de fuite étaient les épidémies et les famines. La culture de riz inondé en plaine est une méthode très productive les bonnes années mais, comme toute monoculture, aléatoire. Lorsque la récolte est mauvaise, les solutions de repli sont moins disponibles qu’en altitude. Si les montagnes connaissaient aussi la famine, celle-ci était plus fréquente et plus dévastatrice en bas. Quand elle frappait, la dispersion était de règle. Si elle était assez grave, comme ce fut le cas entre 1805 et 1812 en Haute Birmanie, la diminution de la population pouvait entraîner un retour massif à la culture itinérante. Et donc aussi la dislocation de l’« espace d’État » existant.
Comme il se vérifie presque toujours, les montagnards étaient, toutes choses égales par ailleurs, en meilleure santé que les populations des vallées. Leur régime alimentaire était plus varié. Leur dispersion même les rendait moins sujets aux épidémies car les vallées étaient densément peuplées non seulement en hommes mais aussi en rongeurs, insectes et animaux domestiques, qui transportaient des maladies au sein d’une humanité plus vulnérable. Lorsque famine et épidémie frappaient en même temps, ceux qui le pouvaient partaient pour la montagne et la relative sécurité qu’elle assurait, comme le firent les Londoniens au XVIIe siècle, ainsi que l’a raconté Defoe dans son Journal de l’année de la peste.
Ainsi, l’État amenait à lui des populations nouvelles par l’esclavage, par la capture de prisonniers de guerre et par la force d’attraction intermittente de sa culture et de son commerce. En même temps, il repoussait ses populations par sa rapacité et par sa vulnérabilité démographique et écologique.
Pourquoi les montagnards sont-ils différents ?
L’économie politique et l’épidémiologie paraissent ainsi rendre compte du « reflux » de la population vers les montagnes. Mais, si c’était là toute l’affaire, la population montagnarde ne se différencierait de celle des vallées que par ses pratiques culturales imposées par la pente et l’altitude. Or il n’en est rien. Les montagnards sont différents : ils sont le plus souvent animistes, contrairement à ceux d’en bas, qui ont épousé les religions de grande tradition ; s’ils produisent un surplus, ils ne l’utilisent pas pour entretenir des prêtres et des rois. Il nous faut donc introduire dans le tableau cette caractéristique des montagnards qu’est le refus culturel des projets de civilisation des vallées. Rappelons que « les montagnes » sont entendues ici à la fois littéralement et métaphoriquement. Littéralement, elles étaient la destination de ceux qui fuyaient les maux suscités par la politique de la plaine ; métaphoriquement, elles représentaient tout espace effectivement hors de portée de ces royaumes : marais, mangrove ou même, dans le cas des orang laut, espace maritime. La plupart des populations qui vivaient aux marges du pouvoir d’État les avaient rejointes ou y étaient restées en raison d’une certaine relation avec les grandes structures politiques. Du point de vue de ces dernières, partir vers les hauteurs, vers l’intérieur ou, de manière générale, vers les marges, quitter les zones de riziculture inondée, c’était descendre une certaine échelle de prestige, de pouvoir et de civilisation. Mais, comme l’explique Tanya Li, le lieu de résidence était un choix : « Les gens qui vivaient dans les hautes terres ne le faisaient pas par défaut, en laissés-pour-compte de l’histoire, mais pour des raisons positives d’économie, de sécurité et de style culturel qui se constituaient par contraste avec les projets politiques de la plaine » [11].
On rencontre un cas de choix culturel de ce type dans les très anciennes chroniques du monde malais : les Hikayat Raja Raja Pasai. Le Raja de la Confédération pasai, Merah Silu, après un rêve dans lequel il avait vu le Prophète venir à lui, abandonna le bouddhisme pour l’islam. La chronique nous apprend que certaines « tribus » de sa confédération refusèrent de se convertir et gagnèrent les forêts de l’intérieur. Peut-être ne voulaient-elles pas renoncer à leurs cochons, peut-être ne voulaient-elles pas renoncer à leur vie rituelle saturée de rites hindous et bouddhiques, peut-être fut-ce une affaire de factions politiques, peut-être un peu des trois. En tout cas, les gens des montagnes et de la forêt restèrent généralement non musulmans, tout en gardant d’étroites relations commerciales avec les formations politiques musulmanes de la côte. Negri Sembilan, dans la péninsule malaise, semble avoir connu la même dichotomie culturelle : certains choisissant de s’islamiser et vivant dans des espaces déboisés du bord de l’eau, d’autres partant vers l’amont, hors des sphères du pouvoir politique, tout en lui restant liés par le commerce [12]. Avec le temps, beaucoup de ces peuples de l’amont en vinrent à être considérés (et à se considérer eux-mêmes) comme des groupes ethniques.
Dans les Philippines espagnoles, la pratique de l’exode vers les hautes terres pour se dérober à la christianisation et à la corvée se coula dans un moule plus ancien : on migrait déjà vers l’intérieur des terres pour fuir les fréquentes rafles d’esclaves par des Malais venus de la mer. La foi chrétienne et le baptême étaient inséparables de la vie sédentaire dans des villages et de l’obligation du travail : quitter l’un, c’était échapper à l’autre.
C’est dire qu’il convient d’amender la remarque très écologique de Braudel lorsqu’il écrit : « Le régime féodal, système politique, social, économique, instrument de justice, a laissé en dehors de ses mailles la plupart des zones montagneuses. S’il les a atteintes, il n’a pu le faire qu’imparfaitement. [...] On le vérifierait partout où l’insuffisance du matériel humain, sa faible épaisseur, sa dispersion, ont interdit la mise en place de l’État, des langues dominantes, des grandes civilisations » [13]. Il n’est pas faux, comme l’a écrit le baron de Tott cité par Braudel, que « les lieux les plus escarpés ont toujours été l’asyle de la liberté » [14]. Mais ce n’est pas seulement que les civilisations « ne savent pas grimper » : c’est aussi que les gens, parfois collectivement, parfois individuellement, « grimpent » pour leur échapper.
En matière religieuse en particulier, la montagne soit est païenne ou animiste, soit abrite des variantes hétérodoxes ou dissidentes des religions valléennes. On retrouve, là encore, des parallèles entre Europe et Asie du Sud-Est. Ainsi Braudel : « Partout au XVIe siècle, les hauts mondes sont mal attachés aux religions dominantes de la mer. [...] Les montagnes sont le refuge privilégié de ces cultures aberrantes. [...] En cette fin du XVIe siècle, que de montagnes “magiques”, en vérité depuis l’Allemagne jusqu’aux Alpes milanaises ou piémontaises, depuis le Massif central [...] jusqu’aux soldats guérisseurs des Pyrénées, depuis la Franche-Comté jusqu’au Pays basque ! » [15]. Bien sûr, la géographie aussi est à l’œuvre dans un tel processus. Les montagnes, avec leur population dispersée et mobile et la diversité de leurs modes de vie, n’avaient rien pour attirer les institutions mangeuses de surplus, qu’elles fussent politiques (État) ou religieuses. Il n’est donc pas surprenant que les Cévennes aient été le refuge des Huguenots au XVIe siècle ou le Tyrol celui des Anabaptistes, et que les traditions dissidentes anglaises aient été florissantes dans les zones de marécages et de forêts. Mais la raison n’en est pas seulement que l’Église se désintéressait relativement de ces zones, c’était aussi que l’hétérodoxie religieuse s’éloignait autant que possible de l’État et prenait le chemin de la montagne.
De même que le sanskrit a rarement atteint les hauteurs en Asie du Sud-Est, celles-ci sont restées le principal refuge de croyances non bouddhiques, non chrétiennes et non musulmanes. Cela ne signifie pas que des fragments de religions de grande tradition ne circulent pas en ces lieux écartés : ils le font indéniablement, tout comme certains éléments des systèmes de stratification politique et sociale de la plaine. Mais ils sont souvent hybridés de manière fort exotique. Les montagnes Shan, en Birmanie, en fournissent un exemple. Les Shan, culturellement intermédiaires entre les peuples relativement peu stratifiés et non bouddhistes qui les entourent (Kachin, Karen, Wa, Akha, Hmong) et les royaumes birmans bouddhiques et plus hiérarchisés des vallées, sont certes bouddhistes, mais sous des formes extraordinairement diverses. Une visite des monastères de la région permet de passer en revue pratiquement toute l’histoire des sectes dissidentes « excommuniées », si l’on peut dire, des royaumes birmans de la plaine. De telles formes de bouddhisme non seulement avaient de quoi plaire aux montagnards, mais elles leur ont été amenées, en grande partie, par les réfugiés religieux de la « Birmanie propre ».
D’autres zones de l’Asie du Sud-Est, parce qu’elles recouvrent plusieurs aires culturelles, présentent ce type de souplesse à la fois culturelle et géographique. Le « Bec de perroquet », ce fragment de Cambodge qui pénètre assez profondément dans le sud du Vietnam, en fournit un exemple. Situé entre les cultures vietnamienne et khmère, et au surplus assez retiré, il est depuis longtemps une sorte de no man’s land qui abrite une importante population flottante. Il est aussi, de vieille réputation, le berceau d’hétérodoxies religieuses et de millénarismes. Pour s’en tenir au XXe siècle, il a par exemple accueilli la religion syncrétique et, en son temps, politiquement puissante de Cao Dai, qui compte parmi ses saints Jésus, le Bouddha et Victor Hugo.
On peut avoir d’autres raisons pour gagner les lieux déserts et écartés, comme le montre la présence de bandits, petits trafiquants, rebelles vaincus, prétendants au trône éconduits, et toutes sortes d’aventuriers... Mais ce sont là les personnages marginaux de toutes les frontières. Ce phénomène est beaucoup moins important que les forces systémiques de dispersion. Il serait par exemple difficile de comprendre la composition sociale du Far West aux États-Unis, disons, entre 1865 et 1890, seulement en termes de vagabonds et de pionniers, c’est-à-dire sans tenir compte du bouleversement économique et social provoqué par la guerre civile dans les États confédérés, et de la politique de reconstruction lancée ensuite par le Nord.
L’écologie politique de la montagne et de la liberté
Écologiquement, la montagne c’est presque toujours la culture sur brûlis, donc itinérante, tandis que la vallée, lorsqu’elle est densément peuplée, est cultivée en riz inondé.
Vue d’en bas, la supériorité de cette dernière va de soi : quiconque a le choix cultivera du paddy ! Le rendement (production par unité de superficie) est bien supérieur et nourrit une population plus dense. Les seules raisons imaginables pour pratiquer l’agriculture itinérante seraient soit que le milieu naturel n’offre aucune autre possibilité, soit que les techniques de la riziculture ne soient pas maîtrisées. Pourtant, même sur un plan purement technique, ce n’est pas si simple. L’agriculture sur brûlis, dès lors que la terre ne manque pas, est généralement plus efficace par travailleur. Si le facteur rare est la main-d’œuvre et non la terre, comme c’est le cas en altitude, elle est donc plus avantageuse. Par ailleurs, elle implique aussi la polyculture. Elle produit une alimentation bien plus variée et nutritive surtout lorsque, comme c’est généralement le cas, on lui associe la chasse et la cueillette. Cette diversité est en même temps une assurance contre les mauvaises récoltes qui frappent si souvent les monocultures de plaine. Ainsi, ce sera l’une ou l’autre technique qui sera la plus raisonnable en fonction de la rareté respective de la terre et de la main-d’œuvre, de la nature du sol, de la disponibilité de l’eau. Nombre de populations sud-est-asiatiques pratiquent les deux formes simultanément ou passent de l’une à l’autre selon les circonstances. Ni l’une ni l’autre n’est techniquement supérieure dans tous les cas.
Sur le plan politique, la différence est massive. Pour l’exprimer de manière hardie et certainement excessive, disons que la culture itinérante est l’agriculture de la liberté et la rizière inondée celle de la subordination. Dans l’optique de la construction de l’État, la culture sur brûlis pratiquée par une population peu dense est peu prometteuse. Sa diversité rend difficile l’évaluation de ses rendements et de ses surplus, sa population toujours en mouvement est difficile à saisir à des fins de corvée ou de service militaire, et il faut un très vaste territoire pour assurer un rendement imposable donné. Même un État énergique et compétent n’y trouvera qu’un bénéfice dérisoire. Considérons les produits eux-mêmes : la culture itinérante est caractérisée par une grande variété de racines et tubercules, qui viennent à maturité à des époques différentes. Autrement dit, ses produits peuvent rester en sécurité dans le sol pendant assez longtemps [16]. Tandis que le riz inondé, une fois mûr, doit être récolté très vite... et les fonctionnaires peuvent le confisquer d’un seul coup [17]. Bref, aux yeux du collecteur d’impôts, la culture itinérante est inutilisable, l’appropriation de son produit est difficile, sinon perdue d’avance. Les États sud-est-asiatiques traitaient de telles zones, lorsque c’était possible, en entités tributaires et se contentaient de les dominer indirectement, sous la menace occasionnelle d’expéditions punitives [18].
L’agriculture sur brûlis représente donc un espace de non-État. Mais il convient de préciser que cet espace, qu’il est impossible de transformer en espace d’État, est souvent une création sociale, le fait d’une décision politique. Lorsque diverses pratiques culturales sont possibles, choisir celle-là c’est choisir la liberté relative que permettent sa diversité, sa mobilité, et un certain égalitarisme économique (sinon nécessairement social). Nombre d’habitants du Sud-Est asiatique, au cours de l’histoire, l’ont fait très consciemment.
L’écologie politique de la liberté et de l’ethnicité
L’ethnicité des régions de montagne était et est toujours très embrouillée, tant pour les États que pour les ethnologues. Les royaumes précoloniaux ne se préoccupaient pas beaucoup de l’appartenance ethnique en tant qu’identité permanente et essentielle. Ils voulaient surtout savoir si les différentes populations montagnardes étaient tributaires ou hostiles : ce qui n’était pas facile à évaluer avant que les atouts ne soient abattus ! Les puissances coloniales et, en Chine du Sud-Ouest, les administrateurs han, furent surtout soucieux de dessiner des cartes des ethnies utiles à leurs projets de domination. Nombre de textes d’époque sur la question sont l’équivalent ethnographique des « guides de terrain » du botaniste ou de l’ornithologue : les connaissances qui y sont rassemblées ont pour fonction de permettre aux fonctionnaires d’identifier rapidement les différents peuples grâce à certains traits distinctifs. Par exemple : « Les femmes lisu portent des jambières noires, des colliers rigides et des chapeaux rouges ». Ces groupes étaient supposés être à peu près homogènes et stables. On sait aussi que, à la longue, l’administration coloniale, par ses « lois indigènes », ses systèmes scolaires et ses tribunaux distincts, ainsi que par ses efforts pour renforcer les « autorités tribales », n’était pas loin de fabriquer des tribus et des identités.
Disons-le, les taxonomies impériales des tribus montagnardes étaient complètement fausses. Les groupes qu’elles distinguaient dans le paysage humain n’étaient ni homogènes ni stables. L’ethnologue ne rencontre en réalité dans les montagnes que d’étonnants « gradients » de traits culturels. Souvent il n’existe aucune limite nette ni pour la pratique linguistique (le trilinguisme est fréquent), ni pour le vêtement, les rites, l’alimentation ou l’ornementation du corps. Lorsqu’on en observe une pour un élément donné, elle ne coïncide généralement pas avec celles qui concernent d’autres éléments. L’hybridation est partout. À s’en tenir, comme on le faisait autrefois pour étudier l’ethnicité, à des traits culturels observables, toute ligne de démarcation dessinée par un « ethno-taxonomiste » est plus ou moins arbitraire. Et, pour compliquer encore la chose, les « différences tribales » perçues par les habitants eux-mêmes ne coïncident pas avec des frontières objectives. Face à cette diversité luxuriante et entremêlée, un observateur subtil de la Thaïlande du Nord concluait que « les divisions tribales étaient essentiellement d’origine politique » [19].
Il nous faut donc abandonner la mosaïque des distinctions objectives pour la phénoménologie : les gens sont ce qu’ils disent être. C’est la manière la moins ambiguë de déterminer où finit une société et où commence sa voisine (« moins ambiguë » et non « univoque », parce qu’il n’existe pas de correspondance parfaite entre ce que les gens disent d’eux-mêmes et l’étiquette que les autres leur attribuent, et aussi parce que les gens ne se nomment pas forcément de manière identique dans différents contextes). Une autre bonne raison de partir de l’idée que les Lisu sont ceux qui se disent lisu et les Kachin ceux qui se disent kachin, c’est qu’elle est beaucoup plus proche du monde tel que le vivent les peuples des montagnes. Une fois adopté ce point de vue, l’ethnologue est en terrain beaucoup plus solide. En laissant faire le temps, certaines auto-identifications naissent, d’autres meurent et bon nombre de gens passent de l’une à l’autre. Les Karenni (ou « Karen rouges ») se sont séparés des Karen à la fin du XIXe siècle, dit-on, parce qu’ils avaient pris conscience que leur bout de montagne abritait le stock le plus intéressant de teck exploitable : ainsi leur « sécession » aurait été une entreprise économique et politique. Le grand apport du justement célèbre livre d’Edmund Leach sur le système politique de la Haute Birmanie [20] a été de montrer que le fait d’être shan ou kachin relevait beaucoup moins de différences ethniques que de la variabilité des conditions politiques au sein d’un même peuple. Lorsqu’un surplus économique se dégage, les élites se mettent à imiter les aristocrates de la vallée et deviennent des « Shan » ; mais que le surplus disparaisse, et la population se disperse et devient « Kachin ». Autrement dit, l’être-shan est, chez les Kachin, un projet politique intermittent de construction d’un petit État.
L’ethnicité est, selon les termes de Moerman, « impermanente en ce que les individus, les communautés et les aires changent d’identification » [21]. Ceux qui sont en position de modifier certains des marqueurs de l’ethnicité montagnarde (pratiques culturales, religion, vêtement, dialecte, alimentation, alliances matrimoniales) sont susceptibles de ne plus s’identifier de la même façon. La stabilité de telle identité ethnique appelle ainsi autant d’explications que les fluctuations de telle autre.
Si l’on admet que l’ethnicité est politique, qu’elle représente un choix collectif dans un certain champ de relations de pouvoir ; si l’on admet que le choix de mode de vie ou de production agricole peut aussi devenir un choix politique, avec d’importantes conséquences pour l’appropriation étatique ; enfin, si l’on admet que les populations montagnardes ont toujours reçu des réfugiés des vallées, alors pourquoi ne serait-il pas raisonnable de considérer que le type de relation entretenu avec le pouvoir d’État est l’un des principaux principes organisateurs de l’identification ethnique ?
Ce principe est manifestement à l’œuvre dans le modèle pendulaire Shan-Kachin rendu célèbre par Leach et retravaillé par Friedman et Kirsch [22]. Les Kachin sont la variante sans État, ou fuyant l’État, des Shan. Ou encore, les Kachin sont les particules sociales élémentaires que, de temps à autre, un chef ambitieux parvient à coaguler en un micro-État, en mobilisant un surplus et en créant une fragile hiérarchie de tributs. Souvent, les lignages à qui cette évolution déplaît pour une raison ou pour une autre abandonnent l’aventure, c’est-à-dire redeviennent kachin. Et, lorsque l’État s’affaiblit, il éclate en petits fragments kachin.
L’essentiel de l’Ethnohistory of Northern Luzon de Felix Keesing [23] repose sur les relations entre fuite, écologie et ethnicité. Les montagnes de l’île de Luçon étaient, selon lui, peu peuplées avant l’arrivée des Espagnols. À mesure que ces derniers exerçaient des pressions croissantes en matière d’impôts, de corvées, de conversion au christianisme et de sédentarisation, les gens partaient : soit en anticipant l’avance espagnole, soit après s’être soumis un certain temps (apostats), soit après s’être révoltés. La thèse, convaincante, de Keesing est que, dans la région étudiée, les peuples de la montagne et ceux des vallées partageaient une origine commune située dans les basses terres. Son modèle le plus simple est le suivant. Un groupe originel (homogène sur le plan linguistique, culturel et écologique) éclate : une partie reste en bas, une autre gagne la montagne. « Chacune subit alors, avec le temps, une reformulation ethnique, de sorte qu’elles revêtent des identités ethniques différentes. Le groupe qui a migré en altitude peut se scinder à son tour. Ses fragments vont s’installer dans des milieux naturels différents, par exemple à plus ou moins haute altitude. La diversité écologique de la montagne ouvre ainsi la possibilité de reformulations identitaires ultérieures. »
Keesing analyse tout cela en détail, groupe après groupe. Les Isneg, les Tinguian, les Igorot, sont les fragments montagnards de différents peuples des plaines. Dans la plupart des cas, ces processus s’étendent sur une longue durée. S’il arrive que le premier noyau d’une population de la montagne s’établisse à partir d’un seul événement migratoire (une évasion de masse, une rébellion, une épidémie), il s’agit le plus souvent d’un lent processus d’accrétion, à mesure que de nouveaux groupes, parfois venus de points bien différents, s’installent en altitude. C’est le cas avec les Kalinga, bien connus des ethnologues. Il s’agit d’un groupe extrêmement divers, comme Beyer l’écrivait en 1916. « Ils consistent en plusieurs populations distinctes qui sont aujourd’hui extrêmement mélangées en matière de type physique, de langue et de culture, de sorte qu’il est difficile, sinon impossible, [...] de les séparer en plusieurs composantes dont on définirait les traits distinctifs » [24]. On pourrait en dire à peu près autant des Ilongot. Eux aussi sont un très vieil amalgame de plusieurs apports des basses terres. N’oublions pas que les communautés montagnardes se caractérisent par la rareté de la main-d’œuvre. Elles sont donc très douées pour retravailler les généalogies et absorber rapidement de nouveaux migrants, tout en maintenant une tradition collective de continuité et d’ancienneté historique. Comme, d’ailleurs, les États côtiers malais, elles sont ce que les Français appelaient, sous Napoléon, des « carrières ouvertes aux talents ». Celui qui adopte le costume du rôle, qui en parle la langue, qui en observe les rites, est rapidement intégré. C’est exactement ainsi que les groupes de montagnards ont assimilé les nouveaux arrivants tout en conservant, et même en renforçant, leur propre identité. La relation spatiale à l’appartenance étatique qu’on observe entre la vallée et la montagne peut se répéter au sein de cette dernière : des groupes importants de migrants peuvent pousser les sociétés plus faibles toujours plus vers les hauteurs. Tout donne à penser que beaucoup de groupes negrito des Philippines et d’« aborigènes » (orang asli) de Malaisie vivaient autrefois à plus basse altitude et, s’ils ont fait retraite de plus en plus haut, vers des positions plus faciles à défendre, et souvent vers un mode de vie plus axé sur la chasse et la cueillette, c’est par suite de poussées de ce genre. Durant la Seconde Guerre mondiale, puis durant le conflit révolutionnaire qui suivit, les orang asli ont fui les razzias, le portage forcé et les aléas de la guerre elle-même selon un même schéma d’esquive par la migration. Les Wa de Birmanie sont dans le même cas. Ils sont traditionnellement divisés en Wa « sauvages » et Wa « apprivoisés ». Les premiers vivent plus haut, plus loin des royaumes valléens, ils sont plus dispersés, plus égalitaires, plus mobiles. Tout laisse penser que la sécession représentait un choix, lequel reste, aujourd’hui encore, ouvert à de petits groupes de Wa.
Pour une histoire vue de l’autre côté
L’histoire de l’Asie du Sud-Est pourrait être décrite en termes de va-et-vient des vallées vers les hauteurs et inversement. À de rares intervalles, en raison de la consolidation dynastique dans la vallée, de la croissance des échanges commerciaux ou d’une période de paix relative, le mouvement de la population (et donc de l’assimilation) s’effectue vers le bas. D’un certain point de vue (celui de la vallée), il s’agit d’un progrès du « projet civilisateur » : les « sauvages » deviennent alors thaïs, birmans, malais ou vietnamiens. Le plus souvent règnent la fragmentation dynastique, la guerre, l’oppression, l’épidémie, les impôts écrasants, la dissidence religieuse : alors le courant s’inverse. On peut y voir une protestation : les habitants « votent avec leurs pieds ». On peut aussi y voir un mécanisme homéostatique, qui contient dans certaines limites l’oppression qu’exercent les royaumes des vallées. Plus une dynastie pressure sa population, plus celle-ci se glisse dehors, vers la sécurité de l’intérieur, vers les hauteurs [25].
Dans les documents historiques des civilisations valléennes, ces périodes constituent de lamentables épisodes de rechute, de désintégration, d’anarchie : un recul de la civilisation, du bouddhisme, de l’ordre politique, de la vie agricole sédentaire. Vues autrement, elles racontent une histoire de libération et d’autonomie. Alors que les Vietnamiens ont toujours considéré leurs montagnards comme grossiers, sauvages et arriérés, ces derniers se caractérisent eux-mêmes comme « libres dans la forêt » [26]. Essayons de regarder l’ensemble du processus sous ce dernier angle, pour une fois. Que se passe-t-il si l’on adopte un point de vue non étatique ? En somme, j’invite à s’inspirer de ce qu’écrit Richard Cobb à propos des déserteurs de l’armée napoléonienne lors de la campagne de Russie : « Quel beau spectacle pour l’historien que celui de ces milliers de soldats qui décident qu’ils en ont assez et qui simplement, sans faire d’embarras, déposent leurs armes et rentrent chez eux » [27].
À quoi ressemblerait, si elle était écrite, une histoire de l’Asie du Sud-Est non dynastique et non stato-centrée ? D’autres formes d’ordre micro-politique (confédérations locales de villages et de villes, arrangements limités de commerce, de voyages et d’échanges, dispositifs informels de résolution des conflits, etc.) prendraient une tout autre importance. La violence, les chefs de guerre et les bandits n’en seraient certes pas absents. Mais le tableau serait bien plus nuancé que le contraste stéréotypé entre l’ordre dynastique d’un côté et, de l’autre, le chaos. Deux traits lient la montagne et la liberté. Le premier est évident. La dispersion, la mobilité, l’autonomie et les régimes de propriété collective de la vie montagnarde œuvrent contre les grandes inégalités économiques et leur calcification. La construction de l’État est pratiquement impossible dans un tel contexte. Et lorsqu’elle est tentée malgré tout, il n’est pas difficile aux sujets de s’éloigner de ce terrain d’expérience.
Le deuxième trait de la liberté montagnarde est celui que j’ai voulu mettre en lumière dans cet article. Comme les Cosaques, les nombreux peuples montagnards d’Asie du Sud-Est sont pour l’essentiel des communautés marronnes, des communautés d’évadés. Hegel et Orlando Patterson nous le rappellent, l’idée de liberté n’est conçue que dans les sociétés de servitude et d’esclavage. La liberté est la réciproque de la non-liberté. Les montagnes de l’Asie du Sud-Est sont de l’« anti-État », au moins autant que du « non-État » ou du « pas-encore-État ». Elles se peuplent, sur de longues périodes historiques, de déserteurs, d’évadés de l’impôt et de la corvée, de réfugiés de la servitude, de perdants des luttes factionnelles et de parias de toutes sortes, sans parler des dissidents religieux, des ermites, des membres de sectes hétérodoxes qui, pourrait-on dire, représentent les « intellectuels organiques » de la marge, en ajoutant une dimension symbolique au rejet pratique du pouvoir central qu’incarnent ces communautés.
La périphérie montagnarde de l’Asie du Sud-Est est le négatif de la société du centre, en termes d’écologie, de pratique religieuse, de structure sociale, de gouvernement, de démographie. Et surtout par sa population de fugitifs et de dissidents [28].
Scott James C.,
« La montagne et la liberté »,
[traduction française de Rachel Bouyssou],
Critique internationale 2/2001 (n° 11), p. 85-104
© Presses de Sciences Po.
Remerciements à James C. Scott, à la revue [bleu violet]Critique internationale[/bleu violet]
et aux Presses de Sciences Po pour avoir autorisé la reproduction
de cet article sur [bleu violet]la voie du jaguar[/bleu violet].
L’anthropologie politique des alternatives et interstices
intervention de James Scott, 15 janvier 2015