Sans transition, on commencera aujourd’hui par s’intéresser à l’art, et plus particulièrement aux artistes : « Dans les représentations actuelles, l’artiste voisine avec une incarnation possible du travailleur du futur, avec la figure du professionnel inventif, mobile, indocile aux hiérarchies, intrinsèquement motivé, pris dans une économie de l’incertain, et plus exposé aux risques de concurrence interindividuelle et aux nouvelles insécurités des trajectoires professionnelles. Comme si, au plus près et au plus loin de la révolution permanente des rapports de production prophétisée par Marx, l’art était devenu un principe de fermentation du capitalisme. [1] » À cette thèse du sociologue Pierre-Michel Menger, une étudiante répond : « La massification du travail précaire dans le secteur artistique et la flexibilité du travail artistique ne constituent nullement une définition des métamorphoses du capitalisme : ils seraient même plutôt un signe de l’absorption du secteur artistique dans la mondialisation et dans la marchandisation généralisée de la culture. [2] »
Qui de la poule ou de l’œuf ? en somme. Soit, au bout du compte, la grande question alimentaire : est-ce le sujet qui alimente le capitalisme ou le capitalisme qui nourrit le sujet ?
Nom… de famille ?
Nous laisserons de côté toute tentative hasardeuse de réponse pour nous en tenir à cette seule hypothèse : le projet est un point de rencontre entre l’artiste et le travailleur créatif, et plus généralement, le projet est un précepte devenu structurant pour la raison contemporaine.
Chef de projet transformé en artiste de rue :
Le même, passé du statut d’artiste à celui de projecteur 35 mm :
Dictionnaire de l’Académie, quatrième édition (1762)
« Projet » : Dessein, entreprise, arrangement des moyens pour exécuter ce qu’on médite. Un grand projet. Un beau projet. Un projet magnifique. De vains projets (…) Se dit aussi de la première pensée de quelque chose mis par écrit. Faire un projet d’articles pour un mariage. (…) Ce n’est encore qu’un simple projet.
Ce terme, rendu à sa plus simple expression, possède plusieurs sens : 1. intention ; 2. entreprise et moyens y afférents ; 3. à l’état de projet, soit une aspiration suspendue dans un temps aléatoire.
Perspective des plus sérieuses et avérées, voire ambition nécessaire, le projet — selon sa seconde signification — est présent de nos jours, en particulier dans le monde de l’art. Comme on le sait, cela tient en grande partie aux exigences des financeurs qui, en définitive, au plan concret, n’exigent avec le terme projet que ceci : « Un projet présente les objectifs de l’artiste et la pertinence ou l’impact que la réalisation du projet aura sur sa carrière professionnelle ou l’évolution de sa pratique artistique. Ce texte retiendra les différentes étapes de réalisation, les matériaux utilisés, les déplacements prévus, l’assistance disponible, le budget nécessaire pour le réaliser. Il doit de préférence être rédigé dans un style direct, explicatif, étant destiné à être analysé dans un cadre très précis [3] », soit les éternels objectifs, plans d’action, prévisions de résultats, estimation de moyens et de coûts… en d’autres termes, le même pensum pour tous !
Peut-être le projet a-t-il été nommé ainsi pour marquer une frontière entre l’artiste en position de demande et le financeur qui, renvoyant l’artiste au terme projet, signale par-là qu’au bout des comptes, c’est lui qui a le pouvoir de décider. Mais d’où vient que le mode projet ait si bonne presse auprès des artistes ? Peut-être est-ce parce que, le projet étant devenu obligatoire, l’utilisation de ce terme permet à l’artiste de se signaler comme potentiellement reconnaissable par l’institution.
Quoi qu’il en soit, le projet s’est largement ancré, ces derniers temps, dans sa seconde signification : une entreprise avec des moyens. Parler d’un projet fait sérieux, c’est une façon d’être reconnu, car, a minima, avoir un projet, aussi confidentiel soit-il, offre la possibilité de se nommer artiste.
Avant que ce terme ne s’impose aux artistes via l’institution, et avant que celle-ci ne se modernise, il a fait florès dans les entreprises. Le projet y permet à des personnes de se retrouver hors logique trop hiérarchisée, car ce sont avant tout les compétences qui comptent, on se choisit ou on est choisi, on se coopte. Constituée autour d’un objet réputé utile à la collectivité ou pour faire advenir le changement, l’équipe va fonctionner de façon presque « autonome », de plus, lorsqu’elle a le loisir de se rencontrer, elle va sortir de la temporalité de la routine et, si son objet est important pour la collectivité ou pour la hiérarchie, le nom qu’elle porte — celui du projet — constitue pour ses membres un signe de reconnaissance à faire valoir, auquel s’ajoute la reconnaissance dévolue à la dimension créative, car un projet est là pour innover ou pour améliorer l’existant.
Inutile de faire la synthèse de tout ce qu’il y a là-dedans de stimulant.
Gilles Clément, jardinier poète, nous dit en quelques phrases ce qui devrait permettre d’aller au-delà de simples procédés classiques de stimulation : « Lorsque nous sommes sollicités pour concevoir un projet, faire une proposition, développer un concept (…) je commence toujours par en revenir à la question de ce que nous connaissons vraiment. Car une fois le projet réalisé, il continue à se transformer. Ça se transforme dans le temps et c’est là que commence ce que j’appelle le partage de la signature [4]. Même si les échanges ont généralement commencé en amont, c’est-à-dire au moment où l’auteur initie le travail avec d’autres personnes. Au niveau même de la conception, le travail se fait en équipe. [5] »
- Le projet, c’est du sens :
On va réfléchir, brasser des idées, revenir à ses connaissances, inventer ou utiliser des concepts, inventer des réponses.
- Le projet redonne de la labilité au futur :
Le temps cyclique du PDCA, ou celui de l’objectif, donne prise sur le futur et le rapproche, en même temps qu’il le clôture. Le terme projet, par ses dimensions d’intention, d’aspiration et de temps ouvert sur l’aléatoire (première et troisième acceptions) redonne de l’ouverture.
- Le projet fait signature, il a un nom, un auteur :
Comme on l’a vu en introduction, l’objectif est la toute première chose qui est demandée dans un projet artistique. L’objectif résonne comme une « garantie » d’atteindre l’objet visé. Par exemple : exposer la « Quadrature du cercle » à compter du 1er avril 2020 au Grand Palais. Énoncé de cette façon, c’est un objectif, et ce pourrait tout aussi bien être le titre du dossier de demande de subvention, mais plus vraisemblablement, le titre sera le nom du projet, avec lui on passera à une forme plus courte, ou plus globale, ou plus poétique, etc., par exemple : mise sur orbite de la « Quadrature du cercle ». Le projet, c’est un nom donné. Et, si l’objet visé à un nom, il a forcément un auteur reconnaissable et, donc, une signature.
- Le projet est collectif, il est l’objet d’une conception, de créations, et sa signature est partagée. (Gilles Clément parle de ce partage au futur, en tant que les jardins qu’il crée sont travaillés sur la durée par d’autres jardiniers, de concert avec le renouvèlement de la nature. Nous ne nous attarderons pas sur cette belle proposition.)
Le projet c’est cette petite équipée à taille humaine qui, soudée par son objet et son nom communs, s’achemine vers la réussite qui la ferait sortir de l’anonymat. Soit quelque chose d’une famille, presque une histoire d’amour, on se choisit, on conçoit ensemble, on crée et, ensemble, on espère aller de l’avant le plus loin possible.
Conclusion expresse, le projet est un nom donné à des objectifs dédiés en propre à un individu ou à un collectif. Presque équivalents, l’objectif et le projet comportent des différences qui sont principalement « symboliques » : l’objectif semble univoque et martial, et sa formulation est normalisée, et, si l’objectif est collectif, il s’inscrit dans une structure pyramidale hiérarchisée. Le projet, quant à lui, offre par sa définition même (n° 1 et 3) des perspectives plus vastes en termes de possibles — presque de liberté —, c’est un dessein, une aspiration, sa temporalité même est ouverte sur l’aléatoire ; par ailleurs, le projet nomme, le choix de son nom est ouvert lui aussi, et par ce nom, le projet offre une identité ; si le projet est collectif, il est à taille humaine, son équipe fonctionne telle une cellule intimiste et « autonome », une sorte de famille recomposée qui fera usage de son intelligence, de sa créativité, tout en s’inscrivant dans une logique de partage.
Le projet, c’est enfin du désir plein et noble.
L’art de se projeter
D’une façon ou d’une autre, chacun semble pouvoir être concerné par le projet, puisque, se projeter dans l’avenir, avoir des désirs, être créatif, quoi de plus beau ? Cette beauté peut trouver à s’incarner tant dans un projet professionnel que dans un projet personnel, de vie : créer un nouveau produit, une solution innovante, une œuvre d’art, avoir des enfants… Car la vie même peut être un projet… le projet de vie (qui existe bel et bien, en particulier dans le secteur social), du reste, même Sartre, au siècle passé, semble l’avoir entrevu : « … puisque le désir est manque et que le pour-soi est l’être qui est à soi-même son propre manque d’être*. Le projet originel qui s’exprime dans chacune de nos tendances empiriquement observables est donc le projet d’être. » (L’Être et le Néant.)
Mais revenons à l’équipe projet, si elle partage un nom, c’est qu’il y a un auteur ou, pire, un chef ! On en a vu quelques portraits d’entreprise (cf. [bleu violet]« Plancher des vaches IV|I »[/bleu violet]), ils sont magicien, jongleur, divinité un peu dépassée, machine. Celui-ci a le PDCA en travers de la tête !
Le projet est une structure hiérarchique édulcorée. Son chef est avant tout au service de l’équipe et de la cause, ce n’est pas un gros balourd de chef porteur d’attributs du pouvoir — tels que peut en avoir celui qui évalue — ses portraits le disent assez bien : il est soit croqué en jeune personnage de BD, soit effacé derrière la vitre, soit au service d’une simple fonction. Une hiérarchisation soft, telle est la structure du projet. Et il suffit que le manager de projet soit sympa et compétent pour que tout le monde soit content, car le simple fait de fonctionner selon les termes évoqués plus haut redonne de l’air. Par ailleurs, si le projet réussit, chaque participant pourra faire valoir qu’il en a été l’un des acteurs, cela dit, seul le manager du projet pourra revendiquer la paternité de la conduite de la démarche. Si des conflits (quelques luttes de pouvoir) interviennent au sein de l’équipe, aussi mal que ce soit, ils seront régulés selon les usages de l’institution, mais ailleurs…
Comme on a l’a vu, le projet a un ou des auteurs, leur trace reste présente dans le nom même du projet. Sans doute vaut-il donc mieux s’en tenir aux projets individuels, en être l’auteur attitré, car les familles d’adultes recomposées, si amicales soient-elles au départ… et, même en mettant de côté les fréquentes luttes pour la « reconnaissance de paternité », quoi qu’il arrive, au cœur du projet, il y avant tout la logique de l’objectif.
Conclusion expresse, si se projeter dans le futur peut être un moment désirable et excitant, la suite programmatique du projet peut, elle, se résumer ainsi : transformer l’espérance en efficacité, comme pour les objectifs, qui sont la matrice du projet. Mais avec la notion de projet, l’illusion d’une atteinte potentielle des fins fonctionne mieux encore… une très vieille histoire : être reconnu ; avoir un nom ; sortir de la masse ; se faire un nom ; passer à la postérité qui sait ?
Zone de turbulences : veuillez accrocher votre ceinture s’il vous plaît
Puisqu’il est question de s’acheminer vers une conclusion, et que nous nous étions quittés, dans le [bleu violet]« Plancher des vaches IV|I »[/bleu violet], sur un « message voyageur » laissant entendre qu’une simple ouverture pourrait occasionner du gène… il semble utile de préciser que rien n’assure que l’on parvienne à expliquer vraiment cette plaisanterie facile car il y a bien du trouble dans cette affaire…
Sur le Un·e
L’interprétation de la symbolique des cercles nous a conduit à postuler une sorte de divinisation de la Terre, la divinité serait sous nos pieds, bien matérielle et Une.
Mais la Terre Une pourrait, qui sait, sembler exiguë, et il se pourrait que l’imaginaire tente…
… d’en briser les limites. C’est-à-dire dominer la matière en s’attaquant au cœur des choses, les éclater en une infinité d’autres possibles et, ce faisant, passer en quelque sorte de l’autre côté, celui de l’insondable devenu enfin accessible.
(Photos d’un même prestataire telles que présentées côte à côte)
Esthétiques devenues « classiques » : de l’autre côté de la vitre, de portions de corps sans visage
Ce type d’interprétation n’est peut-être que purement subjectif. Il émane, entre autres, de ce que l’on sait de la logique du Un. L’exemple (parmi bien d’autres) des luttes fratricides que se sont livrées les différentes « chapelles » au sein du christianisme montre que le Un soude, en même temps qu’il divise : si le Un crée une collectivité rangée en ordre de marche sous son nom et sa loi, soit cette collectivité a un ennemi contre lequel se battre — une altérité —, auquel cas elle va certainement vivre des moments de fraternité exaltants, soit elle va se différencier « en interne », se morceler en d’infinies luttes de pouvoir.
Vincent Desportes, à propos de la stratégie guerrière [6], nous dit ceci : « La conception de l’action n’est stratégie que si elle s’oppose à un Autre, à la fois volonté et intelligence. (…) toute stratégie courant en permanence le risque mortel d’être ethnocentrée, de considérer l’Autre comme un autre soi-même. (…) Dans la bataille, on recherche le choc matériel puis psychologique qui brise la cohésion et désintègre le lien moral unissant les combattants d’une armée bientôt disloquée en foule d’individus. »
Le Un soude, cependant les nécessités de l’altérité semblent incontournables, au risque, sinon, d’aller vers quelque chose de l’implosion.
Sur l’uniforme
On peut constater qu’une forme de politique d’uniformisation est d’actualité, une sorte de tierce voie, de réunion du différent, soit une volonté de surpuissance empruntant une voie du milieu qui, généreuse et ouverte (inclusive), ferait unité, synthèse, globalité.
Le global, s’il peut sembler extérieur et vaste, plein d’une multitude de choses variées, est une enveloppe unique, redonner de l’ouverture peut donc sembler nécessaire : l’« [bleu violet]Open Government Parternership[/bleu violet] » (OGP) regroupe 72 pays (dont la France) qui s’engagent à évoluer en matière de bonne gouvernance numérique, de la santé, de l’éducation, de la non-discrimination, de l’extraction (chapitre particulièrement édifiant), etc. Cette instance propose de « renforcer les perspectives de genre et de faire entendre la voix des femmes et des groupes sous-représentés au sein de l’OGP » avec l’image suivante :
Globaliser passe par une politique morale dont l’action consiste à unifier, à normaliser pour le bien de tous : la bonne gouvernance prône la tolérance, l’inclusivité, et ce au nom du gain : de temps, d’économies, de sécurité, de santé, de reconnaissance, de performance, etc.
« Briser les rôles », ce pourrait être, métaphoriquement, la conséquence de la normalisation. Si l’on admet que l’altérité est ce qui est Autre par définition (on pourrait dire : tout à fait extérieur à moi et étranger à ce que je connais), la normalisation opère, en quelque sorte, un mouvement inverse, elle prône l’inclusivité des différences, ce qui se traduit concrètement par une subdivision en critères de conformité à la norme, conformités (ou différences) que la norme englobe. (Il semble important de signaler ici que, si le texte de loi contre les discriminations parle de « prétendue race », la race est présente, en tant que telle, dans les démarches « Label diversité dans la fonction publique » et dans les documents diffusés aux fonctionnaires : « L’appartenance ou non-appartenance, vraie ou supposée, à une race ».)
Cette « novgouvernance » crée des éléments de langage, des récits (storytelling) qui ont l’art de prôner le bien commun tout en émiettant, quelque chose d’un double langage, d’une perversion, la récupération des nobles causes n’étant pas la moindre de ses traductions :
Comme on l’a suggéré à différentes reprises, quelque chose de l’unité/éclatement semble fonctionner de concert : que ce soit lisible à travers les pratiques, par exemple mise en valeur des fonctionnements collectifs (mode projet, etc.) versus individualisation des évaluations ; à travers le vocabulaire, par exemple la qualité / les qualités ; à travers l’imagerie, Terre démultipliée, DD présenté en 17 objectifs/flèches atteignant pas moins de 169 cibles, chef de projet (fédérant une équipe) transformé en projecteur 35 mm aux roues et éclatements multiples.
La norme est, en soit, un principe d’unité/éclatement (norme vs critères). De leur côté, les arborescences ou pyramides d’objectifs se déclinent depuis l’objectif maître en se démultipliant. En anglais, pour décliner (des objectifs), on dit « to break down » : décomposer (et aussi, craquer, s’effondrer). Il semble que ce terme, habituellement traduit en entreprise par « décliner », soit à présent également traduit par « briser », présenté comme valeur positive.
Le genre, au dernier recensement, serait subdivisé en [bleu violet]52 nuances[/bleu violet].
Sur les deux premières images, il se fait des sortes de calculs mathématiques de genre.
La dernière image a été capturée sur le vif : elle vient en conclusion d’une animation
dans laquelle chaque symbole vient s’unir à son voisin.
La « numération » et la symbolique semblent avoir la capacité de faire sens à peu de frais. Et, est-ce l’effet du hasard, d’interprétations subjectives, ou de points de vue devenus communs ? Dans l’imagerie vue précédemment à propos du cercle, la matière (Terre et mains) opère d’improbables combinaisons avec le temps (flèches).
Un corps, vraiment, mais pour quoi faire ?
Si, comme cela a été suggéré, la question « d’où vient la matière ? » est bien métaphysique, que par ailleurs le temps — selon le postulat qu’il est ce maître qui aura raison de nous — est, lui aussi, l’objet de questions métaphysiques, il semble que l’on puisse alors ajouter que ce maître a, en nous, un subordonné, notre corps — matière qui va disparaître.
L’esprit fait bien des efforts pour faire face à divers questionnements abyssaux, mais en définitive, ce n’est pas lui qui a le dernier mot. Cela se vérifie avant même les échéances finales, lors de maladies par exemple, ou autres menus troubles que l’esprit peut avoir bien du mal à évacuer par de simples effets de volonté. Mais, de là à admettre que notre corps serait le roi… et qu’en plus il en référerait directement au maître des horloges sans se préoccuper de notre avis !
La matière et le temps débouchent sur d’infinies et passionnantes questions qui, telles que nous les avons résumées ici, semblent pouvoir trouver un point de rencontre à l’endroit du corps. Celui de nos bonnes vieilles croyances chrétiennes est comme absenté, et cela vaut mieux car il est siège de bien des péchés mortels. Dieu, de son côté, est cette chose étrange partitionnée en trois instances, dont la troisième est rien moins que pur mystère : le Père, le Fils et… le Saint-Esprit (Dieu ne copule à ce qu’il semble, et, on le sait, la Mère est vierge). Le Saint-Esprit est une forme de sanctification de l’entendement, et ce dans un contexte où l’acte sexuel est principalement réprouvé voire occulté.
Le Livre de la Genèse, quant à lui, nous dit qu’au commencement Dieu créa le ciel et la terre, Adam et Ève suivirent quelques jours plus tard. Dieu dit : « il n’est pas bon que l’homme soit seul » et il « bâtit » une femme de la côte qu’il avait prise à l’homme. D’où l’on peut déduire que Dieu est créateur de la matière, qu’il y eut très tôt un monsieur et une dame, et que leur matière est particulière : la femme se déduisant de l’homme par une sorte de « parthénogenèse » (on sait par ailleurs ce que le goûter de fruit défendu de nos « ancêtres » a coûté.)
Grâce aux lectures plus modernes, nous savons que le partitionnement corps et âme, nature et culture, nous caractérise, cependant, pour ce qui nous concerne chacun, l’acte sexuel est réputé permettre (enfin !) l’union évanescente de notre corps et de notre âme.
Éclate
En tant que client, le marché se propose d’analyser nos désirs encore non formulés (en particulier via les analyses de besoins, la prospective, les analyses de données personnelles et le ciblage psychologique), et ce afin de les stimuler au mieux : la RATP proposait, il y a peu, cette campagne de publicité : « Elle a flashé » ou « Il a flashé ». Sur les affiches, respectivement une femme ou un homme brandit un téléphone portable couvrant pratiquement tout l’espace publicitaire, lequel portable nous prend en photo en flashant. On nous incite donc à flasher, tandis que la RATP nous flashe tous dans le collimateur… pour nous vendre quoi ? Est-ce du speed dating, de la technologie, du supracontrôle que la RATP promeut ? Par le biais de son site Internet — qu’il faut consulter pour comprendre vraiment de quoi il s’agit —, nous nous voyons enjoindre de « rendre interactifs tous nos supports physiques » (supports ou rapports ?). Puis l’on comprend, grâce à un commentaire, qu’en photographiant un pictogramme affiché sur les stations de bus, des indications sur les horaires de passage vont nous êtres données à la minute près. En effet, sur ses affiches, la RATP nous enjoignait de « profitez comme vous voulez du temps qui vous est donné ». Voilà donc une transformation technologisée de nos parades amoureuses, qui nous invite à jouir autant que faire se peu des bienfaits offerts par une instance mystérieuse, celle qui nous « donne » notre temps.
Prolongation de ces plaisirs, les machines nous parlent, elles nous invitent à leur « partager notre besoin » (en toute simplicité), à rêver d’un temps futur où le développement sera possible, à leur tester les fonctionnalités en leur cliquant les ci-dessous, à leur poser très directement notre question.
Il semble que la RATP nous propose de nous machiniser pour jouir au mieux, ou de jouir au mieux avec les machines. Mais au fait, les machines, elles, n’ont pas de sexe, ou bien ?
Métamorphose unitaire
L’hypothèse ici est la suivante : un floutage de la frontière entre le masculin et le féminin serait d’actualité, une atténuation de l’altérité première, une sorte d’a-sexuation, promesse de jouissance sans limites physiques, gage d’une acceptation optimisée de la technologie, d’un devenir technologique de plus en plus poussé, soit un imaginaire de la métamorphose vendu comme positif.
« Kit stéréotypes » Union syndicale des industries électriques et gazières
On a suggéré (voir le chapitre sur les objectifs IV/I) que si une telle tentative d’« égalisation » existe, elle n’est qu’apparente, elle déguiserait une sorte de virilisation acceptable, et acceptée, grâce à ce qu’elle propose d’imaginaire de puissance, d’efficacité… À partir de quoi, tout le monde étant plus ou moins égalisé dans ses désirs de puissance, il semble que le transgenre et le féminin puissent agréablement être valorisés.
Plaquette du secrétariat général de l’Administration
« Le changement de genre au sein du ministère des Armées »
Photos de l’agence [bleu violet]Métamor…[/bleu violet]
En bas à gauche, image proposée pour venter l’intelligence artificielle.
À droite, deux images pour la reconnaissance faciale, la sécurité et la biométrie.
Atterrissage
La plaisanterie concernant la zone de turbulence n’en n’était pas vraiment une, je vous ai livré quelques éléments de réflexion tels qu’ils m’apparaissent, me dépassent par endroit, je suis allée vite en besogne, vous laissant le soin de vous y attarder ou pas. Quoi qu’il en soit, force est de constater que la tentative d’acculturation dont il a été question dans le « Plancher des vaches » engendre des aberrations entre systèmes de croyances, on le voit en France, par exemple, avec l’utilisation de plus en plus fréquente du terme communauté — typiquement lié au modèle de société anglo-saxon — alors que l’on combat avec force, dans le même temps, le communautarisme — typiquement réprouvé par le modèle de société français.
Un double langage qui se traduit par bien des injonctions contradictoires propres à faire tourner les têtes : l’inclusion parcellisante, forme d’assignation à résidence identitaire ; l’unification (au moins imaginaire) des bios (vivant et matériel) sous couvert de performance ; l’exaltation du gain dans un contexte de raréfaction, etc.
Il est à noter que la France est parmi les tout premiers (si ce n’est le premier) champions au top 50 de la normalisation, que ce soit en nombre de normes ISO produites, d’entreprises labellisées Global Compact, de participation à des programmes de réforme de la gouvernance mondiale, etc.
Par ailleurs, il semble évident que, là où aux « vieilleries administratives » d’un État fort on a superposé « la modernité du privé », dans les entreprises telles que France Télécom, La Poste, etc., le croisement et le renforcement mutuel des deux systèmes de pouvoir ont produit la plus grande intensité de violence qui soit.
Pour conclure
Si, pour décrire des principes unificateurs à l’œuvre et quelques-unes de leurs conséquences, on s’est largement appuyé sur la métaphore religieuse, force est de constater qu’aucun nom en tant que tel n’est là pour unifier, personne ne brandit le drapeau du Capitalisme pour lever des troupes, et si celui de la Démocratie est souvent utilisé (ça fait plus « bien ») par les États, la liturgie et les symboles que nous avons fétichisés ici se diffusent sans « nominateur » commun avéré. Dans les médias, on parle de « modernité », terme si vaste qu’il en est absolument vague, mais fort positif of course. Ce dont on a parlé ici serait donc une sorte de « religion » diffuse, non pas qu’elle aurait de vilains papes masqués, à la commande, qu’il s’agirait tout simplement d’abattre, mais en tant qu’elle est agissante à la manière d’une religion. Il semble évident, par ailleurs, que tout un chacun peut prendre de larges distances par rapport à ce qui a été présenté ici comme agissant, comme il semble évident que l’utilisation de concepts, voire de simples mots, ne peut pas être tout à fait anodin.
Une théorie globalisante — comme celle par exemple qui a été développée ici — a un effet potentiellement violent, voire morcelant, ne serait-ce que par les aspects de surplomb et de vérité qui la caractérisent et la soutiennent. Comme on le sait, l’affrontement avec ceux qui se revendiquent d’autres théories semble devoir être la règle, or ce que l’on s’est amusée à appeler la « technontologie » a déjà opéré de multiples émiettements, on s’est efforcée de le démontrer pour les questions dites écologiques, ou pour celles que l’on nomme à présent les discriminations.
Or donc, puisqu’il semble que la véritable monstruosité ontologique soit moins, en définitive, d’avoir à mourir, que d’avoir à supporter la mort de ceux qui nous sont proches, fasse le ciel que, de part et d’autre, notamment de la pyramide des âges, ou des bains politiques et théoriques dans lesquels nous avons respectivement nagé, par-delà les mots, voire par-delà quelques concepts, nous nous reconnaissions par les pratiques, pour, non pas converger, mais trouver ici ou là des manières de composer, de créer du vivant en toute altérité là où, déjà Rabelais le savait : « Ô que trois et quatre fois heureux sont ceux qui plantent choux ! (…) Car ils ont toujours en terre un pied, et l’autre n’en est pas loin (…) Ha ! Pour manoir déifique et seigneurial, il n’est que le plancher des vaches. [7] » Amen.
Je vous embrasse,
Natalie
Post-scriptumRien n’a été dit sur les rituels, Dominium Mundi. L’Empire du management, un film de Gérard Caillat sur un texte de Pierre Legendre, disponible en DVD, en donne un aperçu édifiant.
Pour rappel, les effets délétères, en France, des modes d’organisation professionnelle actuels sont analysés et documentés depuis de nombreuses années par Christophe Dejours.
Pour approfondir le sujet du « Plancher des vaches », le voir abordé sous d’autres angles, avec plus de connaissances théoriques et de rigueur, on suggère de lire, entre autres, des auteurs tels que [bleu violet]Günther Anders[/bleu violet], Pierre Legendre et Pierre Musso.
Enfin, j’adresse ici mes remerciements sincères à Marc, pour sa confiance, sa patience, et pour le temps qu’il a bien voulu passer à repasser ce plancher.