C’est une bataille annoncée depuis longtemps. À Oaxaca on savait que beaucoup d’aspects de la confrontation en cours venaient du contexte électoral [1]. Il était évident qu’ensuite viendraient les coups, les provocations, l’assaut final. On sentait que les préparatifs étaient en cours partout.
Le 14 juin tout Oaxaca se souvenait. C’était la mémoire contre l’oubli : le scénario d’aujourd’hui rappelait exactement celui d’il y a dix ans. Nous revoyions le même film : la mobilisation des maîtres d’école, l’occupation de la place centrale et de ses alentours, les marches, les exigences des enseignants, une campagne médiatique féroce… Et les autorités pariant comme alors sur l’usure de la Section 22 [2], sur l’irritation croissante de la population, sur la crainte de la violence et de la perte des salaires et des emplois…
Mais la marche qui est arrivée ce 14 juin sur la place centrale d’Oaxaca s’exprimait sur les fonds d’une expérience. Pendant près de dix heures, aux côtés des maîtres qui occupent la ville où ils campent, des secteurs très divers ont donné des formes créatives à l’action inspirée aujourd’hui par la mémoire.
El Espacio Civil est une forme d’articulation nouvelle des collectifs, organisations et groupes aux caractéristiques très diverses, dont l’expérience plonge ses racines dans 2006 pour se donner de nouvelles formes. Leur pronunciamiento, « Dix ans à construire de nouveaux chemins », a été formulé dans ce contexte de violence gouvernementale « pour imposer la mal-nommée réforme éducative » et dans le cadre d’« une résistance exemplaire de la part du corps enseignant et de la population, face au risque imminent que se répète la nuit noire de la répression que nous avons vécue le 25 novembre 2006 ».
La société civile oaxaqueña s’est prononcée avec fermeté après 2006 « pour fermer un cycle qui nous a laissés pleins de blessures et de douleurs et pour ouvrir de nouvelles étapes de lutte où nous ne commettions pas les mêmes erreurs et où les enseignements positifs du mouvement nous soient utiles ».
« Aujourd’hui où différents peuples luttent pour défendre leur territoire, contre les entreprises minières et éoliennes, pour le respect de leur autonomie et de leurs us et coutumes, de leur culture, de leurs ressources naturelles, de leurs forêts, de l’eau et de la biodiversité, aujourd’hui nous considérons qu’il est nécessaire d’avancer dans la construction d’un agenda commun qui unisse les maîtresses et les maîtres d’école, les quartiers, les villages, les jeunes, les adultes, nous toutes et tous qui aspirons à lutter et sommes prêts pour un Oaxaca et un Mexique meilleurs. »
Au moment d’entamer une Journée de réflexion 2006-2016, el Espacio Civil a lancé un appel pour fortifier le mouvement des enseignants et des luttes des quartiers, des communautés et des villages afin de bloquer la réforme du travail déguisée en réforme de l’éducation ainsi que les réformes structurelles et afin d’arrêter la répression. Ce n’est qu’ensemble, souligne cet appel, que « nous obtiendrons la liberté de nos prisonnières et prisonniers politiques, la présentation en vie de nos disparus et la garantie de non-répétition d’une longue nuit de répression et de douleur à l’encontre des maîtres d’école, des quartiers et des peuples d’Oaxaca ».
C’est ce jour-là qu’ont commencé les blocages de route. À Nochixtlán et dans l’Isthme, les gens sont sortis dans la rue pour bloquer le passage aux camions pleins de policiers militarisés qui se dirigeaient sur la ville d’Oaxaca et qui ont alors commencé à arriver par avion à l’aéroport. Plusieurs milliers de personnes, de tous les secteurs de la société, se sont mises à nourrir et à soutenir les blocages, et à tisser la solidarité.
L’après-midi du samedi, le Centre des droits humains Tepeyac, de l’isthme de Tehuantepec, et le Réseau des défenseuses et défenseurs communautaires des peuples d’Oaxaca ont émis un communiqué. Ils y disent qu’ils considèrent absurde et insensée la réponse du gouvernement fédéral à la protestation sociale, et que l’escalade de violence exhibe une classe politique cherchant à se perpétuer « dans la logique du pouvoir et de la confrontation, au lieu de favoriser des espaces de dialogue qui ouvrent des voies à la démocratie fracturée ». En même temps, ils apprécient la sagesse des femmes et des hommes des peuples, des collectifs et des groupes émergents qui « proposent une résistance créative, en donnant du poids au sens de la vie et à la construction d’une société juste ».
Oaxaca brûle. Il y a une conscience claire du moment et du danger qu’il représente. C’est pour cela que de tous ses lieux un appel circule aujourd’hui, aussi bien pour exprimer l’indignation morale partagée par un nombre croissant de personnes que pour faire preuve de bravoure, d’intégrité, et pour marcher avec dignité et lucidité dans ces temps obscurs. La bataille vient de commencer.
Gustavo Esteva
La Jornada, 20 juin 2016.
Traduit par Plata.