La nuit étant passée sur le cinquième acte, d’un organe de presse officielle à l’autre, la messe semble dite, ce ne fut pas un 4 Août… À Paris, selon les sources, de mille à quatre mille protestataires auraient, hier, battu le pavé. Certes, nous sommes habitués aux blagues chiffrées, et les sites d’information les plus alternatifs concèdent qu’il n’y a pas eu photo entre le 8 et le 15 décembre, mais tout de même, de qui se fout-on ? Piètre estimatrice de foules, je n’avancerai aucun chiffre, et, vous proposant le simple récit d’une balade hivernale, j’espère qu’il vous aidera à vous représenter ce qu’il en est des soi-disant fins de partie, en capitale.
Démarrage : 9 h 30 à Richelieu-Drouot, dernière station de métro restée ouverte avant Saint-Lazare. Il s’agit de rejoindre un melting-pot de « travailleurs, syndiqués ou non, avec ou sans emploi, français ou étrangers, étudiants, lycéens, habitants des quartiers populaires, trans-pédé-bi·e·s-gouines », alliés (via une annonce distincte proposant le même rendez-vous) aux « organisations de gauche ».
Richelieu-Drouot/gare Saint-Lazare à pied, cela suppose de passer devant les Galeries Lafayette, en d’autres termes, de renouer avec la magie du lèche-vitrines de Noël. Mais voilà qu’en cette heure fort matinale pour un samedi, nous ne sommes pas seuls à vouloir reluquer les automates sponsorisés par telle ou telle grande marque, ou à être toisés par des personnages de films américains de carton-pâte aux yeux hologrammisés qui, que l’on arrive de gauche ou de droite, suivent le chaland d’un regard sournois. D’entrée de jeu, le ton est donné : ni le cinquième acte ni même la fusillade du marché de Noël à Strasbourg ne sauraient empêcher que les péquins fassent, enfin, le plein — de cadeaux. Devant les portes du grand magasin, de maigres paires de flics, équipés d’armes des plus dissuasives, semblent suggérer ceci : attaquer les Galeries Lafayette vaudra, à minima, une rafale de mitraillette.
Les abords de la gare se révèlent, comme il se doit, fort fréquentés : alignements de camions blancs et embroches de poulets. Il y a bien quelques fouilles de sacs ici ou là, mais de simples circonvolutions entre les brochettes permettent de rejoindre sans ambages la place de l’horloge, le lieu du rendez-vous. La méthode Coué est, dès lors, d’un grand secours, laquelle suggère ce genre de pensée : à la même heure, la semaine dernière, il n’y avait pas non plus grand monde ! Une heure plus tard, c’est un peu mieux, et les péquins, pieds congelés, tentent de se mouvoir (comme déclaré en préfecture) vers la place de la République. En vain, tout est bouclé alentour, en sorte que le métro devient le moyen le plus aisé d’aller manger, pas loin du prochain rendez-vous visé, des frites arrosées de boissons chaudes.
Les courageux descendus en zigzaguant depuis Saint-Lazare, suivis par les planqués au bistrot, rejoignent bientôt un aréopage de féministes, « mouvement citoyen des gilets jaunes », syndicats, etc., qui se sont donné rendez-vous, à 14 heures, place de la République. Là encore, il n’y a pas foule à l’heure précise du rendez-vous. Mais, peu à peu, les rangs épaississent, et après quelques prises de parole, un cortège, réchauffé par les accents de la Fanfare Invisible, s’ébranle en empruntant le boulevard Saint-Martin. Le trajet, d’abord dicté par une digue de CRS, bifurque dans la rue du même saint, laquelle se révèle emplie, jusqu’à son extrémité discernable, d’une foule compacte et jaune.
Au loin, la multitude semble tourner à droite dans la rue Étienne-Marcel. La Fanfare Invisible, qui clôture le cortège, parvient à sa hauteur, mais voilà que l’Étienne-Marcel est vide ! Des grappes de centaines de personnes, transpercées par une pluie de plus en plus glaçante, déambulent alors au hasard, arrêtant çà et là les motorisés. Des chauffeurs d’autocars et des chauffards du samedi, hilares, y vont d’une main de leur poing levé, de l’autre, du pressage répété de leur klaxon.
Les rangs se font à nouveau plus denses lorsque des gens, arrivés d’on ne sait où, convergent rue de Rivoli. Le chassé-croisé avec quelques CRS nous fait avancer entre la rue susnommée et la Saint-Honoré ; vers quelle destination, l’Élysée, les Champs ? Le passage devant le Conseil d’État est marqué d’un tag et de quelques chansons. Postés derrière ses grilles, les gardiens, surpris de nous voir passer, écarquillent des yeux apeurés. De fait, depuis que nous avons quitté la République, à part sur le boulevard Saint-Martin, personne ne semble s’être avisé du circuit de nos déambulations. Pour autant, le mélange de gilets jaunes, parapluies, lunettes de piscine, drapeaux divers, fanfare, etc. avec les automobilistes, touristes, familles en courses de Noël, etc. se passe sans heurts, seules quelques rares mines inquiètes ou vitrines fermées à la hâte se déclenchent à l’occasion.
Vers 17 heures, en bas de l’avenue de l’Opéra, un cortège fourni se retrouve face à une nouvelle digue de CRS. En première ligne, le drapeau de la CNT voisine avec le national, et à l’arrière, la Fanfare Invisible agite les sens congelés au son de « On veut du mouvement, du mouvement social », la musique entraîne et, transie et trempée, une dense coterie bastringue en chantant à gorges déployées. Soudain, des projectiles se mettent à pleuvoir sur les danseurs, certains suffoquent, des masques et lunettes sortent des poches. Dix mètres sont concédés à la maréchaussée, puis la fanfare et le bal reprennent de plus belle.
Des renforts de gilets jaunes arrivent alors, là encore on ne sait d’où, et, des abords de la Comédie-Française jusqu’au cordon de CRS barrant l’avenue de l’Opéra, la foule déambule, à la fois calme et tendue. Surgit un nouveau cortège de gilets jaunes qui file au pas de course en direction de l’ouest. Quelques minutes passent, puis un défilé de pataches de CRS passe dans la rue de Rivoli, elles s’en vont barrer la route quelque part du côté des Champs-Élysée sans doute. Des cars bifurquent au carrousel du Louvre, ceux-là tenteraient bien une nasse, mais, lasse, les caisses arrivant depuis la rue Saint-Honoré sont récalcitrantes : un automobiliste revêt son gilet jaune et s’arrête ostensiblement devant les véhicules des CRS, une file de bagnoles lui fait suite, les conducteurs klaxonnent leur ralliement, des gilets jaunes empêchent toute avancée… Tandis que la pluie n’en finit pas de continuer, chacun se réjouit de voir les CRS bloqués derrière une rangée de voitures. Mais voilà qu’arrivent douze chevaux portant lunettes, chacun surmonté d’un robocop, un gars lance à tue tête « On veut pas de chevaux, on veut des chars d’assaut », d’autres se lancent dans de déchirants « Libérez les chevaux » qui se muent pas à pas en « Libérez nos camarades ». La gent animale se faufile derrière les bagnoles, ses monteurs se chargeant, depuis les hauteurs, de déloger les piétons. Les bêtes montrant quelques signes de nervosité, elles déguerpissent en longeant le Conseil d’État, des gilets jaunes leur emboîtent le pas, suivis par des cars de CRS. D’aucuns laissent passer cette première vague, puis suivent le mouvement, lequel imprime une inflexion en direction des Halles.
Au croisement de la rue Saint-Honoré et de la rue du Louvre, de nouveaux blocages automobiles sont improvisés. Cette fois, le concert des klaxons s’accorde parfaitement avec le rythme de « Macron, démission », slogan repris de conserve par les pédestres et les chauffés qui, pour l’occasion, ont baissé leur vitre. Bientôt, la rue du Louvre est couverte de monde et, puisque les voilà arrivés, les CRS donnent du canon, il sonne l’appel à une dispersion vers le forum.
Au loin, la « canopée » brille de mille feux. Vue de plus près, après des heures de pluie ininterrompue, elle souffre de quelques fuites dignes des grandes eaux de Versailles. Sous son abri, mis à l’honneur par un sapin géant et par d’innombrables guirlandes illuminées, le Père Noël a rallié la foule de ses fans ; mais voilà qu’au beau milieu de leur fête s’invitent des gilets jaunes, les déambulations piétonnes en sont toutes bouleversées.
À l’orée de la « canopée », derrière les immenses vitrines du ZA, un « café urbain et littéraire » qui envisage l’alphabet dans l’ordre logique de sa décoration en forme de livres enfermés dans des tourelles vitrées servant de support à un alignement resserré d’écrans géants, seul horizon offert aux regards au-delà desquels, depuis l’autre versant de la vitre, se laisse contempler la masse des gens attablés faisant vitrine au ZA, dont la déclaration d’intention professe : « ZA est une tribu, un lieu de restauration unique et de rencontres multiples, de surprises fertiles et de manifestations artistiques, qui révolutionne notre vision du café traditionnel. ZA est en mouvement perpétuel, la nourriture elle-même est en mouvement, le mouvement du futur. Pour illustrer cette démarche de mobilité, un espace dédié à l’univers du vélo a été imaginé, véritable symbole d’une nouvelle mobilité urbaine. Un déplacement qui se veut avant toute chose écologique. Via une application dédiée, le za-pprenti sera guidé dans le choix de plusieurs menus ou suggestions du jour, et consulter la sélection littéraire et musicale (sic). ZA propose une carte sélective de plats classiques revisités, sains et bio, ainsi que des incontournables de la cuisine française. » Derrière, donc, les immenses vitrines du ZA « café urbain et littéraire », guidés par l’espoir de manifestations artistiques vers un devenir de tribu écologique à mobilité urbaine, attablés face au traditionnel mouvement perpétuel du futur revisité, les za-pprentis mangent… mais soudain, ils s’affolent de quelques coups frappés au carreau, puis ils assistent, médusés, au spectacle de fin du cinquième acte, soit à la course de leurs congénères suivis de près par des bataillons de gendarmés jusqu’aux dents, lesquels s’avancent en hurlant aux passants inquiets qu’ils veuillent bien se coller à la vitre, au risque, sinon, d’être visés par quelques lanceurs de flash-ball, de tirs gazifiants ou assourdissants. Les gilets jaunes s’étant précipités dans la rue Pierre-Lescot, des ébauches de barricades y sont tentées, mais voici qu’à la corde quelques-uns se faufilent à nouveau sous la « canopée » en empruntant l’allée d’en face, ils sont serrés de près par des porteurs de canon, lequel se met à déflagrer…
… Résonnance de la détonation sous un ciel entièrement vitré, on entendit alors quelques cris poussés par des porteurs de marques.
Natalie