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Entretien avec Jérôme Baschet
sur l’expérience zapatiste d’autogouvernement

mercredi 3 janvier 2018, par Alizé Lacoste Jeanson, Jérôme Baschet

Le Comptoir : Vous êtes historien, enseignant à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) de Paris jusqu’en 2016 et à l’Université autonome du Chiapas à San Cristóbal de Las Casas encore aujourd’hui, où vous vivez depuis 1997. Qu’est-ce qui vous a amené au Mexique, et quel est votre rôle à l’université de San Cristóbal de Las Casas ?

Jérôme Baschet : C’est en effet une trajectoire de vingt ans, pendant laquelle j’ai mené en parallèle mon intérêt pour les dynamiques contemporaines au Mexique et mon enseignement et mes recherches comme historien du Moyen Âge. Mais le déplacement progressif de l’équilibre entre ces deux versants de mon activité m’a conduit, il y a un an, à mettre fin à mon enseignement à l’EHESS, à Paris. C’est vous dire dans quel sens penche la balance…

Comment liez-vous votre recherche d’historien à l’actualité du zapatisme auquel vous avez consacré quatre ouvrages ?

Je dirais surtout que mon expérience au Chiapas a complètement transformé mon travail comme historien. Enseigner le Moyen Âge européen à des étudiants mexicains a été pour moi l’occasion de repenser cette période à partir de ses prolongements outre-Atlantique, dans les structures du monde colonial qui resteraient incompréhensibles si l’on ne prenait en compte le rôle que l’Église a joué dans leur consolidation. Sur des points plus spécifiques, la connaissance des conceptions des peuples mayas a constitué un point d’appui important pour l’étude comparée des conceptions de la personne humaine et pour atteindre, par différence, une meilleure compréhension des représentations propres à l’Occident médiéval (c’est ce à quoi est consacré Corps et âmes. Une histoire de la personne au Moyen Âge, publié l’an dernier et qui comporte un versant comparatiste).

Enfin, l’inspiration zapatiste m’est apparue d’emblée très féconde, bien sûr dans une perspective politique, mais aussi d’un point de vue historiographique. On peut y découvrir de riches filons pour reprendre l’examen de nos conceptions de l’histoire et de la temporalité, et notamment pour lutter contre la tyrannie du présent, qui s’impose dans notre monde toujours plus pressé, en manque de temps et soumis à la dictature de l’urgence. C’est ce que les historiens ont pris l’habitude de dénommer « présentisme » et que les zapatistes identifient comme le règne d’un « présent perpétuel ». C’est à en préciser les caractéristiques et à explorer les chemins qui permettent d’en sortir qu’est consacré mon prochain livre, qui paraîtra au début de l’année prochaine et qui, une fois encore, trouve son appui principal dans l’expérience zapatiste.

Comme pour la problématique de la tyrannie du présent, il semble que le mouvement zapatiste intègre des constructions théoriques et trouve les moyens de lutter par la pratique quotidienne. Est-ce que cela provient des années de clandestinité durant lesquelles les zapatistes de l’EZLN (Armée zapatiste de libération nationale) se sont intégrés aux communautés pour s’en inspirer ?

En effet, l’EZLN a été fondée, en 1983, comme un foyer de guérilla guévariste relativement classique. Pour de multiples raisons, elle s’est rapidement transformée en organisation armée des communautés indiennes. Cette organisation n’est pas restée extérieure au monde indigène ; elle s’est « indianisée ». Les militants formés au marxisme-léninisme racontent leur expérience comme une heureuse défaite, au cours de laquelle leur vision du monde initiale, carrée et pétrie de certitudes, s’est retrouvée « toute cabossée ». C’est sans doute cette expérience initiale qui a amorcé un profond et constant processus d’autotransformation, dans lequel c’est, le plus souvent, l’expérience concrète qui prime. Ce qui n’empêche pas l’EZLN d’être dotée d’une notable créativité théorique.

Dans l’expérience zapatiste, le rapport entre théorie et pratique me semble bien exprimé par l’expression qui invite à caminar preguntando [avancer en posant des questions]. C’est le refus des postures dogmatiques et avant-gardistes, sûres de savoir où guider les « masses ». Il faut avancer sans certitude et sans garantie. C’est la force des questions qui se posent à chaque pas qui permet d’ouvrir un chemin qui n’est pas tracé d’avance.

« Les théories non seulement ne doivent pas s’isoler de la réalité, mais doivent chercher en elles les leviers qui leur sont parfois nécessaires quand elles se retrouvent dans une impasse conceptuelle. Les théories rondes, complètes, achevées, cohérentes, sont parfaites pour présenter un examen professionnel ou remporter un prix, mais généralement elles sont réduites en miettes au premier coup de vent de la réalité. » Sous-commandant Marcos, « Sentir le rouge », Saisons de la digne rage (Climats, 2009)

Pouvez-vous nous décrire le rapport de forces au moment de l’insurrection du 1er janvier 1994 ?

L’essor de l’EZLN au Chiapas a été impressionnant pendant les années de clandestinité. Dans la région que l’on appelle la « forêt Lacandone », presque tous les villages étaient devenus zapatistes. Leur implantation était également forte dans les hauts plateaux du Chiapas, région où se trouve San Cristóbal de Las Casas, la capitale historique de l’État. Ce sont probablement des centaines de milliers d’Indiens qui ont pris part, directement ou indirectement, au soulèvement lors duquel quatre villes du Chiapas ont été occupées par l’EZLN, sans compter les nombreuses organisations qui, sans être zapatistes, ont profité du soulèvement pour se mobiliser et notamment pour lancer leurs propres occupations de terres.

S’agissant des zapatistes, leur équipement militaire était des plus rudimentaires (de simples fusils de chasse pour certains) ; le rapport de forces avec l’armée fédérale mexicaine était, sur ce plan, des plus déséquilibrés. Mais la connaissance du terrain et l’intégration avec les communautés indiennes ont toutefois constitué des facteurs favorables ; lorsque l’armée fédérale, en février 1995, a lancé une offensive visant à éliminer tous les dirigeants de l’EZLN, elle a échoué. Surtout, en position d’infériorité sur le plan militaire, la justesse des causes défendues par l’EZLN a suscité une énorme solidarité au plan national, et aussi international ; c’est très certainement ce qui a permis au zapatisme de poursuivre son chemin jusqu’à aujourd’hui.

Enfin, puisque vous me posez une question sur « le rapport de forces », j’ajouterai que les zapatistes ont souvent dit, avec l’humour qui les caractérise, qu’ils disaient « merde au rapport de forces ». Une manière de signaler que s’ils avaient attendu que le rapport de forces leur soit favorable, ils n’auraient jamais rien entrepris…

Comment résumer les presque dix années de combat politique au niveau local et national qui ont suivi, jusqu’à la création des Caracoles (escargots en espagnol, qui désignent les bâtiments où se prennent les décisions pour chaque zone) en 2003 ?

Les zapatistes eux-mêmes ont souvent divisé cette histoire en deux parties : le feu et la parole. Elles sont très inégales en durée. Le feu des fusils a retenti pendant douze jours seulement. Puis, les zapatistes ont accepté le cessez-le-feu exigé par la population mexicaine et proposé par le gouvernement. S’est alors ouverte l’étape de la parole. Des « dialogues » ont eu lieu avec le gouvernement fédéral, dans la cathédrale de San Cristóbal d’abord, sous les auspices de l’évêque Samuel Ruiz, puis dans la petite ville de San Andrés Sakamch’en de los Pobres, où les délégations zapatiste et gouvernementale signent une première série d’accords portant sur les droits et la culture indigènes, en 1996. À partir de là, en même temps qu’ils poursuivaient le dialogue avec la « société civile » mexicaine et internationale (à travers toute une série d’initiatives, comme la Rencontre intercontinentale pour l’humanité et contre le néolibéralisme, à l’été 1996), les zapatistes n’ont eu de cesse de lutter pour obtenir la transcription constitutionnelle des Accords de San Andrés, ce que le président d’alors, Ernesto Zedillo, a refusé. Obtenir cette reconnaissance constitutionnelle était l’objectif de la Marche de la couleur de la terre jusqu’à Mexico, en 2001, qui a permis de plaider en sa faveur à la tribune du Parlement. Mais en vain. Une nouvelle rupture est alors intervenue : tirant les conclusions de l’échec d’un chemin très légaliste, les zapatistes décident de mettre en pratique, dans les faits, l’autonomie reconnue aux peuples indiens dans les Accords de San Andrés, à défaut d’en avoir obtenu la reconnaissance constitutionnelle. C’est le début d’une nouvelle étape, qui dure jusqu’à aujourd’hui.

Comment s’est traduite cette autonomie sur la prise de décisions collectives et à quelle échelle ?

C’est un véritable système politique d’autogouvernement qui s’est mis en place, sur un territoire assez ample, de l’ordre d’une région comme la Bretagne. Il se développe à trois échelles. D’abord, les communautés, c’est-à-dire les villages, qui, dans la tradition indienne, ont leur assemblée, qui est le lieu de parole et d’élaboration des décisions collectives. Puis les communes autonomes, qui ont commencé à se constituer à partir de 1994 et qui sont aujourd’hui au nombre de vingt-sept (une commune, au Mexique, c’est très grand ; cela peut représenter des dizaines de villages, voire une centaine). Enfin, en 2003, les zapatistes ont créé cinq conseils de bon gouvernement, qui sont des instances régionales qui coordonnent l’action de plusieurs communes.

À chacun de ces trois niveaux, il y des assemblées et des délégués élus pour des mandats non renouvelables, révocables à tout moment, sans salaire ou avantage matériel (ce qui fait une différence considérable avec les structures institutionnelles au Mexique). Ces fonctions sont conçues comme des « charges », dans une véritable éthique du service rendu à la communauté et un souci concret d’opérer une dispersion des fonctions politiques, qui sont effectivement partagées entre tous, hommes et femmes, acteurs ordinaires de la vie collective. Malgré des manquements et des défauts toujours à corriger, on peut bien dire que, dans l’autonomie, « le peuple dirige et le gouvernement obéit », comme on peut le lire sur les panneaux placés à l’entrée des territoires zapatistes.

La manière de prendre les décisions ne peut évidemment pas être la même aux trois niveaux. Au niveau de la communauté, l’assemblée, une instance traditionnelle, est le lieu de prise de décision ; même s’il existe aussi un représentant communautaire élu qui joue un certain rôle. Au niveau de la commune, le conseil municipal interagit avec l’assemblée municipale. De même au niveau de la région, le conseil de bon gouvernement soumet ses propositions à l’assemblée régionale, qui se réunit plus rarement : les propositions peuvent être approuvées s’il y a un accord suffisant ; sinon, les représentations des communautés sont chargées de soumettre le projet à discussion dans les villages et reviennent à l’assemblée suivante avec leur accord, leur refus ou des propositions d’amendement ; on réalise alors un nouveau projet, qui peut être approuvé directement ou bien être à nouveau renvoyé pour discussion dans les villages. Cela peut paraître long, mais c’est la condition pour qu’un projet, véritablement discuté et approprié par tous et toutes, ait quelque chance d’être convenablement mis en pratique.

Y a-t-il eu, ou y a-t-il encore, des résistances au niveau local ?

Les difficultés sont immenses et les conditions dans lesquelles se déploie l’autonomie très précaires. De fait, il a fallu une détermination considérable et une énorme capacité de résistance pour en arriver là où en sont aujourd’hui les zapatistes. Ils ont d’abord fait face aux attaques de l’armée fédérale, puis des groupes paramilitaires, qui, à partir de 1996, ont constitué la principale stratégie du gouvernement mexicain pour se débarrasser des zapatistes. Le résultat : des dizaines de milliers de déplacés et le massacre d’Acteal, en 1997, où quarante-cinq hommes, femmes et enfants ont été assassinés. Depuis les années 2000, les gouvernements ont opté pour d’autres formes de division au sein des villages indiens. D’une part, ils cherchent à attirer les zapatistes hors de l’organisation en faisant miroiter l’argent des « programmes sociaux » qui sont autant de moyens de contrôle de la population. De l’autre, ils encouragent des groupes non zapatistes à s’emparer des terres des zapatistes, en échange d’appui pour des projets productifs. Les familles zapatistes sont parfois chassées de leurs maisons, leurs biens incendiés, et en 2014, le maestro zapatiste Galeano a été assassiné à La Realidad.

Qu’en est-il de l’autonomie alimentaire, énergétique et au niveau de l’éducation et de la santé ?

L’autonomie n’est pas l’autarcie : il ne s’agit pas du tout de se refermer sur soi, comme en témoignent les nombreuses initiatives nationales et internationales que les zapatistes multiplient en parallèle à la construction de l’autonomie.

Bien entendu, l’autosuffisance alimentaire est importante. Les zapatistes y parviennent pour les produits essentiels. Ils cultivent aussi du café, sur de petites parcelles familiales, qui est commercialisé par des coopératives et des réseaux de distribution solidaire (au Mexique, dans plusieurs pays d’Amérique et d’Europe). La vente du café permet aux familles zapatistes de se procurer les biens élémentaires qui ne sont pas produits dans les communautés.

En matière d’énergie, l’autonomie est moins avancée, mais il est assez répandu au Mexique, et surtout dans un État comme le Chiapas où se trouvent les principaux barrages hydroélectriques du pays, de lutter contre les tarifs élevés de l’électricité en faisant des branchements sauvages et en les défendant contre les fonctionnaires de l’entreprise productrice.

C’est en matière de santé et d’éducation que l’autonomie a le plus avancé. Les zapatistes ont mis en place leur propre système de santé, avec des cliniques dans chaque région, des microcliniques dans les communes et des « promoteurs de santé » dans les villages. Pour l’éducation, ils ont construit des centaines d’écoles, primaires et secondaires, formé des centaines d’enseignants et conçu un projet éducatif propre, adapté à leur culture, à leur horizon politique et à leur intérêt pour les luttes de tous les peuples du monde. À noter aussi que les conseils autonomes rendent la justice, une justice autre, de médiation et sans recours à la prison, à laquelle les non-zapatistes ont aussi volontiers recours.

Tout cela fonctionne évidemment sans la moindre aide gouvernementale (les zapatistes se refusent à recourir au moindre argent venant des instances constitutionnelles). Il est très intéressant de voir que l’ensemble du système de santé et d’éducation fonctionne sans recourir au salaire. Bon nombre d’enseignants restent paysans et cultivent leurs propres terres pendant les pauses du calendrier scolaire, et ils bénéficient de l’engagement de la communauté de les aider à les cultiver ou de subvenir à leurs besoins. Pour la santé, ce sont surtout des formes de travail collectif auxquelles tous collaborent qui permettent de faire fonctionner les cliniques. On a donc des formes d’organisation collective qui s’efforcent d’échapper aux catégories capitalistes du salaire et de l’argent.

Peut-on dire qu’en pratique il y a eu sécession entre le Chiapas et l’État mexicain ? Comment qualifier leurs relations ?

Sécession, au sens de ne plus collaborer avec les institutions de l’État, de s’en séparer presque complètement, oui, assurément. Mais pas du tout au sens d’un processus dont l’objectif serait de se rendre indépendant du Mexique. Les zapatistes se sentent mexicains et affichent volontiers leur nationalisme. L’autonomie, telle qu’ils l’entendent, n’est pas un projet indépendantiste. C’est une conception du politique qui se construit sans l’État, ou si l’on veut, contre l’État, au sens de Pierre Clastres.

On peut donc parler de sécession, mais aussi de destitution, au sens de ce qui rend le pouvoir inutile. De fait, dans leurs territoires, les zapatistes ont œuvré — c’est-à-dire lutté durement — pour rendre les institutions mexicaines parfaitement inutiles (même si, comme on l’a vu, celles-ci ne se laissent évidemment pas faire). La destitution suppose donc la résistance, la lutte contre, mais aussi un art de faire croître des formes d’organisation propres, pour que puissent se déployer les manières de vivre que les gens considèrent leurs. On peut, si l’on veut, appeler cela destitution ou sécession ; mais aussi autonomie, comme le font les zapatistes. Entendue en son sens politique radical, antiétatique, l’autonomie est une notion forte.

Alors que l’autonomisation semble être un moyen et une fin qui porte ses fruits au Chiapas, pensez-vous qu’il faut encore tenter de résister à l’emprise du capitalisme au niveau international, en prenant part ou en perturbant les réunions internationales du type COP (Conférences des parties) ou celle de l’OMC (Organisation mondiale du commerce) en ce moment [10-13 décembre 2017], comme le fait la Via Campesina par exemple ? Ou faut-il plutôt envisager, comme ce qui a lieu de manière plus ou moins désordonnée avec les ZAD, une réappropriation des territoires zone par zone, qui s’accompagne d’une reprise en main des capacités de décision et de gestion au niveau local ?

Une construction territorialisée de l’autonomie me semble en effet pouvoir porter ses fruits, comme au Chiapas ou sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes et ailleurs. Mais elle ne peut être une fin en soi (il faut d’ailleurs dire, au passage, qu’une politique de l’autonomie ne peut avoir de fin, au sens où elle ne peut jamais prétendre être pleinement réalisée). Tant qu’elle reste un espace qui tente de se libérer au milieu de la marée noire capitaliste, une expérience d’autonomie est nécessairement limitée, agressée, minée de l’intérieur… Alors oui, bien sûr, il faut s’affronter à l’emprise du capitalisme à une échelle internationale, même si les actions réalisées à l’occasion des sommets et rencontres internationales ne sont pas les seules possibles.

Pour revenir aux zapatistes, ils consacrent beaucoup d’énergie à la construction de l’autonomie, mais aussi à la mise en œuvre d’initiatives nationales (comme en ce moment, la formation d’un Conseil indien de gouvernement au niveau national et la tentative d’inscrire sa porte-parole comme candidate indépendante à l’élection présidentielle de 2018) et à l’organisation de rencontres internationales. Il y a eu la rencontre dite « intergalactique » de 1996, mais aussi, entre autres, le Festival mondial de la digne rage en 2008, le Festival mondial des résistances et des rébellions en 2014, les rencontres consacrées aux arts et aux sciences, en 2016 et 2017, ou encore le séminaire international « La pensée critique face à l’hydre capitaliste », en mai 2015 (les interventions de l’EZLN à ce séminaire sont devenues un livre, qui sera bientôt disponible en français). Le titre de cette dernière rencontre suggère, à lui seul, que nous avons un ennemi global commun, dont la puissance destructrice redoutable (mais pas invincible) se fait sentir sur l’ensemble de la planète ; et face à cet ennemi notre objectif ne peut être que de l’affronter (avec intelligence) et de faire en sorte qu’il soit vaincu. En outre, les zapatistes ont appelé, depuis 2005 et sous une forme renouvelée depuis 2013, à la constitution d’un réseau planétaire de luttes et de résistances, qu’ils appellent la Sexta.

Bref, nous ne devrions pas opposer, comme deux termes entre lesquels il faudrait choisir, les expériences de construction territorialisée et la perspective d’une lutte plus ample contre le capitalisme. Construire (territorialement) et attaquer (l’ennemi global) ne peuvent qu’aller de pair. Construire des lieux et des expériences qui donnent consistance à ce que nous voulons est une base indispensable, mais le risque est de s’enfermer dans des îlots et de s’isoler, ce qui serait une option de courte vue et bien illusoire. Ne serait-ce que pour se maintenir, les expériences territorialisées doivent chercher à tisser des liens au-delà d’elles, à contribuer aux autres luttes et au renforcement de la capacité globale d’action contre l’hydre capitaliste.

Pensez-vous que le succès du zapatisme soit lié à l’histoire du Mexique et à la présence de communautés aux traditions encore fortes au Chiapas ou estimez-vous au contraire qu’il y a des raisons d’espérer qu’on puisse s’autonomiser et rendre l’État inutile ailleurs ?

Il y a certes des particularités liées notamment à l’impact historique de la Révolution mexicaine ; et le maintien de formes de vie communautaires n’ayant pas été détruites par la guerre totale que le monde de l’Économie mène contre tout ce qui ne répond pas à ses normes est assurément un avantage. Pour autant, il serait erroné de penser que ce qu’ont fait les zapatistes serait venu naturellement ou facilement : il a fallu construire la force collective nécessaire pour se dresser — au pire moment du triomphe néolibéral — contre un état de fait implacable et contre un rapport de forces qui semblait éminemment défavorable.

Si les zapatistes se gardent bien d’ériger leur expérience en modèle et soulignent qu’elle n’est pas reproductible telle quelle, il me semble que la logique de l’autonomie n’est pas du tout spécifique aux peuples indiens ou au Mexique. L’idée d’une politique non étatique, dont le principe consiste à éprouver que nous sommes capables de nous gouverner nous-mêmes, est enracinée dans les expériences historiques de très nombreuses régions du monde. S’il y a bien quelque chose à célébrer, en ce centenaire de la Révolution russe, c’est la lutte anonyme de tous ceux et celles qui ont inventé et donné corps aux conseils (soviets) paysans, ouvriers et de soldats, qui auraient pu constituer une forme non étatique d’autogouvernement populaire. Bien d’autres expériences pourraient être citées, des communes d’Aragon et Catalogne en 1936-1937 au Kurdistan actuel. En Europe aujourd’hui, les expériences sont plus restreintes, mais elles ne sont pas inexistantes. Ce qui se joue sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, ou dans d’autres espaces parfois urbains, comme le quartier libre des Lentillères à Dijon, est, pour cela, d’une grande importance. Développer ces capacités à faire par nous-mêmes, à nous gouverner nous-mêmes, c’est faire un pas qui donne consistance à l’autonomie et tend à rendre inutile le pouvoir d’État. Mais il ne faut pas oublier que notre ennemi est plus vaste encore : c’est le monde de l’Économie. De fait, l’autonomie n’a de sens que si elle permet de faire croître des manières de vivre que nous éprouvons comme nôtres, c’est-à-dire qui sont à la fois exemptes de la dépossession étatique et de l’hétéronomie de la marchandise.

Source : Le Comptoir
15 décembre 2017.

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