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Deux ans de paix parmi le peuple triqui

Une analyse pour comprendre le conflit de San Juan Copala

jeudi 11 novembre 2010, par David Cilia Olmos

Pour commencer à comprendre le conflit autour de San Juan Copala, il faudrait d’abord se débarrasser de certains mythes qui ont beaucoup servi pour justifier le génocide contre le peuple triqui.

Un de ces principaux mythes est celui qui prétend que ce problème dure depuis des siècles et que par conséquent il n’a pas de solution. « Laissez-les s’entretuer » semble être la conclusion obligatoire de cette vision.

Cependant il y a des jalons qui nous permettent d’identifier avec précision les périodes de l’histoire triqui, et dans laquelle de ces périodes s’inscrit le conflit.

Pendant les années 1970 il y a eu au Mexique un important essor du mouvement social, avec un caractère révolutionnaire qui a pénétré presque tous les secteurs de la société. Les années 1970 ont été aussi la période de répression gouvernementale la plus large et la plus aiguë dans tout le pays. C’est de cette période que date la montée de la lutte du peuple triqui pour ses droits, montée qui l’a conduit, non sans de nombreux morts, à cette fin heureuse qu’a été la formation du Mouvement d’unification et de lutte triqui (MULT).

Pour le mouvement social de la fin des années 1970 et du début des 1980, la lutte triqui a été un vent frais qui est venu surprendre heureusement tout le monde par son audace et sa mobilisation sociale. Le Mouvement de lutte et d’unification triqui (MULT) a été l’exemple précurseur de la dignité indigène qu’on verrait plus tard dans toute sa plénitude avec l’insurrection indigène au Chiapas du 1er janvier 1994.

Depuis le surgissement du MULT, l’État mexicain a appliqué sa technique de la sélection de la direction par élagage : l’État mexicain n’avait ni cadres ni conditions à imposer à une organisation aussi profondément enracinée dans sa base sociale, il ne pouvait pas non plus effacer purement et simplement cette organisation, comme il en avait le désir, il s’est donc consacré systématiquement à tuer les cadres dirigeants qu’il considérait les plus dangereux et à laisser survivre les autres. Pour cela il s’est servi bien sûr de ses propres tueurs, mais aussi, et il avait dans ce domaine une grande capacité, il a accompagné chaque mort d’une désinformation systématique, faisant apparaître comme le produit de rivalités internes ces meurtres que, plus tard, ferait payer la partie victime, ce qui engagerait une escalade de vengeances sans fin.

Petit à petit l’État, grâce à sa méthode de sélection de la direction par élagage, a pu éroder le tissu social et dévier vers des luttes internes ce qui auparavant avait été la lutte antigouvernementale et anticapitaliste du peuple triqui.

Dix ans plus tard, avec Salinas de Gortari, cette politique gouvernementale contre le peuple triqui a été complétée par l’octroi d’argent du budget public aux localités, aux organisations et aux dirigeants les moins réticents envers les positions gouvernementales, tandis qu’aux plus rebelles on continuait d’infliger la persécution, la prison, la disparition forcée et la mort.

Comme aurait dit Porfirio Díaz soixante-dix ans plus tôt : « Pour mes amis, tout le bénéfice de la loi, pour mes ennemis, la loi tout court. » Avec cette seule différence que la loi tout court était alors la guerre sale.

En 1994, le soulèvement des indigènes du Chiapas a tiré du silence la sourde lutte indigène qui avait lieu dans tout le pays, et a rendu visible à toute la société le drame des peuples indiens. Le peuple triqui et son héroïque organisation le MULT a été parmi les premiers peuples à s’identifier, se solidariser et s’engager avec la lutte des indigènes chiapanèques.

En général, l’insurrection zapatiste a été l’aube qui a annoncé un printemps pour les peuples indigènes de tout le pays, et dont un des effets collatéraux a été d’améliorer sensiblement le rapport de forces en faveur des différentes luttes indigènes dans leurs régions respectives. Ça a été le cas du peuple triqui et de son organisation, le MULT.

Une fois que la société, les gens de tout le pays, l’ont obligé à arrêter les bombardements aériens et se sont rendus dans la zone de conflit pour soutenir la lutte de l’EZLN, le gouvernement fédéral a répondu à la surprise de l’insurrection zapatiste avec le début de ce qui serait sa nouvelle politique anti-insurrectionnelle. Dans le cas de la région triqui, il a formé l’Union pour le bien-être social pour la région triqui (Ubisort), dont la première mission serait de s’établir sur le territoire triqui pour créer une base sociale permettant de dégonfler ou désarticuler le mouvement indigène local, grâce à la politique de « ressources pour mes amis et répression pour mes ennemis ».

Même si dès le début l’Ubisort a pu compter sur tout le soutien du gouvernement en armes et en protection paramilitaire, son projet consistait davantage à être la concurrente du MULT, en offrant des services et des moyens gouvernementaux que le MULT ne pouvait proposer, ou qu’il pouvait offrir avec un coût bien plus élevé.

Deux choses ont déterminé le changement dans le projet originel de l’Ubisort. Toute la violence exercée depuis des années au sein du peuple triqui, et que le gouvernement ordonnait ou tolérait en toute impunité, avait engendré logiquement une stratégie de survie et d’autodéfense ; l’Ubisort devrait donc naître avec tout le poids de l’État sur le terrain paramilitaire et policier.

D’autre part, tout le soutien économique pour gagner la base triqui du MULT ne pouvait pas, même de loin, résoudre la question et la marginalisation sociales, d’autant que ces moyens arrivaient moins comme une subvention à la région triqui que comme un butin pour la direction de l’Ubisort.

Simultanément, la montée du mouvement indigène a obligé les gouvernements local et fédéral à établir aussi un dialogue obligatoire avec le MULT, organisation sur laquelle jamais n’avait cessé la pratique de la sélection de la direction par élagage et par la concession de facilités de gestion.

Le radicalisme et l’antigouvernementalisme antérieurs de la direction du MULT s’étaient réduits avec la mort quotidienne et systématique des dirigeants les plus engagés sur ces positions. Aussi n’a-t-il pas été difficile d’établir une nouvelle relation avec les dirigeants survivants.

Finalement, en soutenant simultanément, bien que de manière différenciée, le MULT et l’Ubisort, le gouvernement ne faisait qu’alimenter les rivalités et antagonismes qui lui donneraient un meilleur rapport de forces face au peuple triqui. Mais en plus sautait aux yeux l’échec social de l’Ubisort, qui n’a jamais été capable de s’implanter dans davantage de localités que celles qu’elle avait réussi à « nettoyer » dès le départ.

Une part importante des énormes moyens profusément apportés par le gouvernement fédéral et celui de l’État, à l’époque de la montée du mouvement indigène en faveur du peuple triqui, devait passer par les mains de la direction du MULT, et bien qu’ils n’aient jamais été suffisants pour satisfaire les besoins du peuple triqui, ils l’étaient largement pour corrompre une direction qui se trouvait là, à la tête du peuple triqui, non pas tant par élection ou sélection de la base que par l’assassinat des autres dirigeants naturels que le gouvernement avait déjà supprimés.

Et c’est ainsi que commence, ou que continue, le processus de séparation de la direction du MULT et de sa base indigène. Une brève comparaison de la croissance des moyens que la Fédération, l’État et les municipalités sont censés avoir déversés dans la zone indigène et de la croissance de la fortune personnelle des dirigeants du MULT, et bien sûr de l’Ubisort, peut se représenter sur un graphique par des lignes parallèles, en même temps que la pauvreté et la marginalité continuaient à faire du peuple triqui l’un des principaux peuples d’émigrants.

Finalement, le gouvernement avait réussi à domestiquer la direction du MULT, en cooptant les dirigeants qu’il avait choisis pour survivre au massacre, et en même temps la nouvelle direction avait réussi à consolider une organisation sociale qui, petit à petit, a acquis diverses formes de corporatisme.

Depuis la chute de Raúl Zarate Aquino en 1976, la créativité des politiciens du PRI d’Oaxaca n’a pas chômé, cherchant toutes les formes possibles pour se maintenir au pouvoir, depuis l’état de siège fasciste et l’importation du général qui avait combattu la guérilla de Lucio Cabañas dans le Guerrero, en passant par le génocide contre le peuple loxicha, les fameux attentats, et finalement les « caravanes de la mort » et l’invasion de la marine, de l’armée et de la Police fédérale préventive en 2006.

Cependant, pour les élections de 2004, la défaite du PRI-gouvernement était non seulement désirée par la majorité de la population, mais en outre très probable. Le PRI devait faire quelque chose, et sa stratégie a été de soustraire des voix à l’opposition en cours de remarquable croissance, grâce à la formation d’un parti constitué à toute vitesse qui utiliserait la structure du MULT domestiqué : le Parti de l’unité populaire (PUP).

Ainsi, le Parti unité populaire - MULT (PUP-MULT) a présenté comme candidat aux élections de 2004 l’ancien membre du PRD et de la COCEI Héctor Sánchez López, après que celui-ci eut perdu les élections internes pour être le candidat du PRD.

Le PUP a obtenu son enregistrement sans remplir ni dans le temps ni dans la forme les conditions requises légalement et a reçu de volumineux financements, légaux parfois, extralégaux dans la majorité des cas.

Le PUP répondait à une nécessité impérieuse du caciquat du PRI ; le gouvernement de Murat avait été si pathétique, si ridicule et si grossièrement corrompu, que la perte des élections semblait inéluctable...

Pour sauver le navire du PRI, il ne suffisait plus de la stratégie à la Obregón des « coups de canon à 50 000 pesos » et de toutes les autres manœuvres de l’ingénierie électorale. Ulises Ruiz avait besoin de Sánchez López... et des dirigeants du MULT pour l’emporter sur Gabino Cué.

Sánchez López avait beau avoir été président municipal de Juchitán à l’époque de la COCEI, l’alliance PUP-MULT - Héctor Sánchez aux élections de 2004 n’a pas atteint un bien gros résultat ; ils ont obtenu tout juste 41 257 voix (4,1 %), même pas ce que faisait la COCEI dans la seule région de l’Isthme dans ses bonnes années.

Malgré tout, Ulises Ruiz, le candidat du PRI, avec toute la machinerie de fraude à son service, a « gagné » par à peine 25 000 voix de différence avec Gabino Cué. Les 40 000 voix du PUP ont été les voix déterminantes pour la « victoire » d’Ulises, et ces 4 % ont servi au PUP à garder son enregistrement, et avec lui ses prérogatives électorales. Mais le plus important c’est qu’en paiement de ce service ils ont reçu plusieurs présidences municipales... avec leur part respective de budget et, surtout... de pouvoir. Le MULT est devenu l’organisation sociale la plus dépendante du budget gouvernemental de l’État d’Oaxaca. Ulises Ruiz n’allait pas mégoter, vu la force que lui donnait, finalement, la victoire sur Gabino Cué.

À partir de ce moment, la direction du MULT allait être directement liée au personnel gouvernemental dans des dépendances comme la Coplade et le Mont de piété national ; de fait, Heriberto Pazos a obtenu pour tout son curriculum personnel une rente à vie accordée par le gouvernement de l’État.

En 2006 a éclaté à Oaxaca le plus grand mouvement antigouvernemental dont le Mexique ait été témoin depuis des décennies.

Le MULT disposait d’une direction domestiquée par le gouvernement, mais paradoxalement il avait une base avec une longue tradition de lutte et de combativité qui, en entrant en contact avec le creuset qu’a été la bataille des barricades à Oaxaca, a accompli un saut en avant dans son développement politique.

Car la direction du MULT, en pleine alliance et romance avec Ulises Ruiz, s’était opposée au soutien du peuple triqui à l’APPO, et Rufino Merino avait menacé d’assassinat les membres du peuple triqui qui participeraient au mouvement.

Mais depuis un certain temps, à l’intérieur du MULT, avait lieu une lutte à cause des multiples irrégularités accumulées par la direction. Timoteo était sans nul doute la principale voix à remettre en cause l’utilisation peu transparente et le parcours des ressources destinées en principe aux communautés triquis qui en réalité n’en avaient jamais vu la couleur. Le fait qu’il s’oppose à la direction unipersonnelle de Heriberto Pazos a été un motif suffisant pour que celui-ci ordonne la mort de son fils.

Cela, et d’autres raisons, dans le cadre de la grande mobilisation d’Oaxaca, a engendré un courant à l’intérieur du MULT qui finirait par scissionner de cette organisation et former le Mouvement d’unification et de lutte triqui indépendant ou MULTI.

Et Rufino Merino a mis à exécution ses menaces. Andrés Santiago Cruz, 35 ans, ancien membre du MULT et ensuite membre du MULTI, qui était agent municipal de la communauté Paraje Pérez et membre de la commission d’ordre et surveillance de l’APPO, Pedro Martínez Martínez, 70 ans, dirigeant du MULTI à Paraje Pérez, et le mineur Octavio Martínez Martínez, 12 ans, ont été assassinés lors d’une embuscade ordonnée par Heriberto Pazos et organisée par Rufino Merino sur la route de Putla de Guerrero à Santiago Juxtlahuaca, alors qu’ils voyageaient dans une camionnette blanche en direction de Paraje Pérez, pour y assumer une tâche en tant que partie prenante de l’APPO. Au cours du même événement ont été blessés les frères Ignacio et Agustín Martínez Velázquez.

C’est ainsi que ces pertes du MULTI ont été les premières victimes de l’insurrection sociale d’Oaxaca de 2006.

En revanche, le MULT a aussi sa part, non de morts, mais d’assassinats. C’est facilement vérifiable aux pages 97 et 98 du magnifique livre de Diego Osorno [1], où est établie la participation d’assassins du MULT dans la suppression de militants de l’APPO.

La répression gouvernementale n’a pas arrêté la lutte du MULTI ni sa déterminante participation à la lutte des barricades d’Oaxaca de 2006.

Mais d’un autre côté, la base triqui qui, en tant que telle, avait un contact intime et une grande affection pour l’Armée zapatiste de libération nationale, s’était identifiée aux Accords de San Andrés et à la lutte pour l’autonomie indigène, a décidé après la fatidique répression sociale d’Ulises Ruiz et Calderón en novembre 2006 de former en janvier 2007 la Commune autonome de San Juan Copala.

Lorsque Heriberto Pazos disait « nous, nous avons chassé l’armée », « nous sommes les seuls à avoir chassé l’armée », pour se donner une auréole de combativité et d’opposition au gouvernement face à la Commune autonome, il ne disait pas la vérité complète : ce sont ceux qui sont à présent membres de la Commune autonome et ceux qui aujourd’hui continuent dans le MULT, et non Heriberto Pazos, qui ont chassé l’armée, puisqu’ils constituaient une seule et même organisation.

Et voici un autre des mensonges du MULT sur la Commune autonome. Afin de provoquer la méfiance envers la Commune autonome, ils allèguent que celle-ci s’est formée par une alliance entre le MULTI et l’Ubisort. Ce qu’ils ne disent pas, c’est que de même que des gens de la base du MULT se sont démarqués de leur direction progouvernementale et sont sortis de cette organisation, la défaite sociale d’Ulises Ruiz en 2006 et son incapacité à apporter un soutien économique et militaire à l’Ubisort, liée à la montée de la lutte sociale dans tout l’État, ont fait que dans les localités dominées par l’Ubisort a eu lieu aussi une lutte contre sa direction, et qu’un grand nombre de Triquis de sont débarrassés de leurs caciques et paramilitaires, et se sont unis aux membres du MULT qui avaient également rompu avec leur direction.

La défection a été telle, aussi bien dans la base du MULT que dans celle de l’Ubisort, qu’il n’y a pas eu le moindre problème pour constituer la Commune autonome de San Juan Copala et établir deux ans de paix, qu’on n’avait pas vue depuis des décennies ou des siècles parmi le peuple triqui.

David Cilia Olmos
5 novembre 2010.

À suivre.

Traduit par el Viejo.

Notes

[1Oaxaca sitiada. La primera insurrección del siglo XXI, de Diego Enrique Osorno, éditions Grijalbo, Mexico, 2007.

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