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Un aller et retour dans l’Isthme

dimanche 15 juin 2014, par Georges Lapierre

Finalement, je suis allé dans l’Isthme [1], oh, un simple saut de puce entre deux nuits d’un aller et retour, dans un autobus de seconde classe. J’y suis allé sur invitation d’Ed., il s’agissait d’un atelier-conférence sur les droits des peuples face aux entreprises multinationales, il était donné par un professeur de droit international colombien, le docteur Padilla ; je l’avais déjà entendu, il y a environ un an, nous n’étions qu’une dizaine de personnes ; cette fois nous étions une soixantaine, il y avait surtout des comuneros venus des communautés environnantes, Union Hidalgo, Xadani, Alvaro Obregón, San Dionisio, Juchitan.

Ce fut pour moi l’occasion de retrouver des connaissances et de faire le point sur la situation dans l’Isthme où les éoliennes continuent à s’avancer inexorablement en direction de la lagune. La résistance reste tout de même le fait d’une minorité. San Dionisio reste divisé et attentiste. Les éoliennes sont maintenant aux portes d’Union Hidalgo et c’est tout juste si les tours ne s’érigent pas au centre des maisons d’habitation, dans les patios à l’intérieur des solares ; le maire a promis à la population qui manifestait (environ deux cents personnes) de faire quelque chose, reste la vingtaine d’irréductibles. Xadani était bien présent, la radio communautaire du village reste très active. Alvaro Obregón, comme notre mythique village breton et gaulois, est toujours là avec sa junta de buen gobierno (à noter que le cabildo officiel est présent et se réunit dans une maison particulière, attendant son heure et recevant les appuis financiers de la municipalité). Il y avait bien des gens de Juchitan mais l’assemblée de la séptima sección ainsi que Radio Totopo, bien qu’invitées, ne sont pas venues. Aucun représentant de San Mateo n’est venu, la pluie ? L’éloignement ? Les deux, sans doute.

À la fin de cette charla-débat, les présents ont désigné les membres d’un comité chargé de préparer et d’impulser les prochaines réunions. Nous restons toujours dans le domaine du droit, le droit des peuples à l’information, à être consultés, à rejeter un projet quand celui-ci a un impact direct sur leur mode d’existence, etc. Ce droit international (convention 169 de l’OIT) a été reconnu comme droit constitutionnel lors de la modification des articles 1 et 2 de la Constitution mexicaine en 2011 (sous la pression des Nations unies). Je garde cependant le sentiment que cette référence et cet appel au droit constitutionnel sont vains. Dans bien des cas (cf. le barrage El Zapotillo dans l’État de Jalisco ou encore l’aqueduc de l’Indépendance dans l’État de Sonora), sinon dans tous les cas, les jugements donnent gain de cause aux plaignants, en l’occurrence les communautés ou les tribus indiennes, et les travaux continuent comme si de rien n’était, l’exécutif, complice des entreprises (et cela au plus haut niveau), n’intervient pas pour faire respecter les jugements.

Pourtant, B. et R. semblent tenir à cette option du droit. Cette option reste, dans les conditions adverses que connaît l’opposition aux éoliennes, un point fixe permettant de focaliser et, dans une certaine mesure, de dynamiser les refus et les résistances tout en les inscrivant, en les ancrant dans la durée, cela dans l’attente d’une prochaine échéance. Je pense qu’elle viendra quand les entreprises s’attaqueront à la barre Santa Teresa. C’est le gros morceau, qui pourrait faire l’unité des pêcheurs et des peuples de la lagune contre le projet de construction de 108 molinos sur la barre. Si les entreprises s’obstinent (mais oseront-elles ?), ce sera la prochaine échéance.

Le gouvernement peut aussi comme à Puebla ou à Morelos [2] faire appel à l’armée et à la marine pour défendre les ouvriers travaillant à la construction des aérogénérateurs. Avec le manuel pour le bon usage de la force destiné à l’armée et à la marine, qui vient d’être approuvé par les législateurs, la répression des luttes sociales a été légalisée. Maintenant les soldats sont appelés à protéger les travaux si l’on considère en haut lieu que sont en danger des tierces personnes comme les ouvriers des chantiers, par exemple. À chaque élection présidentielle un pas de plus est accompli. L’armée était supposée sortir de ses casernes pour protéger la nation contre l’ennemi extérieur ; il y a peu de temps encore, l’armée était invitée à sortir de ses casernes pour protéger l’État contre la guérilla ; avec Calderón, l’armée était invitée à sortir des casernes pour défendre les gens contre le « crime organisé » ; avec Peña Nieto, elle est invitée à sortir des casernes pour protéger les travailleurs contre les gens. Ce sont là des prétextes ; en réalité, l’armée est invitée à sortir de ses casernes pour imposer par la force et contre la volonté des gens concernés des mesures impopulaires ; elle est l’instrument coercitif au service d’une autorité (d’une pensée, d’une volonté) étrangère, venue d’ailleurs et qui impose ses diktats à une population subjuguée.

Ce fut une journée bien sérieuse qui a logiquement abouti à cette lettre de rappel et d’information quelque peu ennuyeuse ; heureusement la soirée l’a été beaucoup moins, Ed. avait sa voiture qui roulait à peu près correctement et une très jeune copine (fin d’année d’une « prépa » mariste du côté d’Ixtepec) bien délurée…

Oaxaca, Mexique, juin 2014,
Georges Lapierre

Notes

[1L’isthme de Tehuantepec, dans l’État d’Oaxaca, au Mexique (note de “la voie du jaguar”).

[2Présence de l’armée dans les communautés qui s’opposent à la construction d’un gazoduc qui va de Tlaxcala à Huexca, dans le Morelos, où est projetée la construction de deux centrales thermoélectriques. Ce gazoduc passe au pied du Popocatépetl dans la zoned’irruption du volcan. Nous comprenons pourquoi les communautés indiennes le rejettent avec vigueur, nous comprenons moins l’obstination des États qui soutiennent contre vent et marée ce projet dit Proyecto Integral Morelos (PIM). L’armée est là pour protéger les travailleurs. Une femme qui s’appelle Enedina Fuentes Vélez, présidente de l’assemblée des comuneros de San Felipe Xonacayucan, a été arrêtée et emprisonnée ; cette femme intègre a été accusée par un employé de l’entreprise de lui avoir volé sa montre (ou son portable, je ne sais plus, les habitants l’ont jeté dehors et ils ont dû vouloir l’empêcher de communiquer avec la police ; pour le juge acheté, c’est devenu un vol qualifié en association et les prisonniers ne peuvent être libérés sous caution). Ce n’est pas la seule prisonnière, un des leaders du Front de défense de la terre et de l’eau de Morelos, Puebla et Tlaxcala, Carlos Flores Solís, a été arrêté pour les mêmes motifs alors qu’il venait dénoncer l’arrestation d’Enedina. Toutes ces détentions sont parfaitement illégales et les gens sont maintenus arbitrairement en prison. Et dire que les Mexicains font la queue pour mettre leur bulletin de vote dans les urnes !

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