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Trois tables pour la fin du siècle

jeudi 26 février 1998, par SCI Marcos

"Marianne, qu’est ce que l’homme sans la liberté ?
Sans cette lumière harmonieuse et fixe que l’on sent en soi
Comment t’aimer sans être libre, dis-moi ?
Comment te donner ce cœur fermé s’il n’est pas le mien ?
Ne crains rien. J’ai déjà dupé la carrière dans les champs
Et je pense continuer ainsi jusqu’à te vaincre
Et que tu m’offres ton amour, ta maison et tes doigts"

Federico García Lorca

(Cinquième clef)

La lune est un confetti mal découpé, jeté sur la table que l’aube a posée sur les montagnes du sud-est mexicain (en bas, le fleuve ressemble à un serpentin argenté oublié et froissé après une fête).

Quelques étoiles à peine enfoncent leurs petites punaises de sel bleu sur la nappe nocturne que février, sali de nuages et de vents, étend sur les ombres des collines et des vallées.

Cette table est celle des exclus de la modernité. Une ombre longue et obscure, blessée de lumières par des épingles à tête pointue. Une ombre, une table d’ombres, dont l’accès se fait par une sélection contraire : tous ceux qui peuvent l’éviter le font. À cette table, seuls s’assoient ceux qui ont la mémoire pour aliment et la dignité pour fourchette et cuillère.

Placées devant cette lune resplendissante, les ombres ne se dissipent ni ne se cachent. Cette lumière définit mieux les ombres, accentue les noirs, propose des gris et dévoile les rares zones blanches de la montagne. L’ensemble donne le même effet qu’une table.

Une table longue et solitaire.
La table réservée à ceux d’en bas.
Mais ce n’est pas maintenant que je vous parlerai de cette table sombre.
Ce sera à la fin, à la fin de ce siècle et elle parlera d’elle-même, elle et ses convives.
Je parlerai d’abord d’une autre table ; plutôt, de la photo d’une autre table.
L’endroit ? Le Mexique.
L’époque ? Peu après le début de l’année 1998 et peu avant la fin du XXe siècle.

LA TABLE D’EN HAUT

La photo fixe de l’horreur et de la décadence.

« Les somnolents se réveilleront, ceux qui ne sont pas encore éveillés, à l’époque de ces sept jours de règne éphémère, de règne passager, ces sept soleils de règne. Ces hommes auront l’aspect de Hotil’och, de rats sarigues et c’est vainement qu’ils gouverneront déguisés avec des peaux de jaguars. »

Le Livre des Livres de Chilam Balam.

Mon autre moi me raconte que je n’étais pas présent, que je n’ai pu prendre qu’une photo fixe. Une photo aux couleurs vives. Une photo qui révèle un double message : l’image occulte du pouvoir au Mexique et l’avenir plein de craquelures qu’elle annonce.

Sous la lumière de la bougie que je viens d’allumer et pendant que la mer navigue un rêve inquiétant, je regarde la photo ; je dois avouer qu’à sa vue je tremble et que le lecteur ne m’en veuille pas si je ne peux éviter de lui transmettre cette sensation. Je tâcherai d’être objectif et de décrire ce que je vois dans l’image imprimée. Si quelque divagation m’échappe, attribuez-la à la faible bougie qui m’aide (et à laquelle j’ai dû faire une « petite maison » pour qu’elle ne meure pas), ainsi qu’à la difficulté permanente de mettre une image en mots.

La photo est prise selon un angle que les connaisseurs appellent « long shot » et elle essaye de montrer qu’à l’évidence, le photographe observe la scène de l’extérieur, comme s’il était dégoutté de faire partie de l’objectif placé devant la lentille. Le photographe a misé sur le fait que l’observateur réfléchisse à un détail : les personnages photographiés ne savent pas que l’appareil photo les regarde (et les fixe, ajouterai-je). Ils ont tous cet air insouciant que seul peut donner le fait de se savoir sans témoins. Mais alors, comment croire que le photographe n’était pas présent en tant que partie intégrante de l’événement photographié ?

Mon autre moi intervient pour m’expliquer qu’un courant théorique du travail graphique suppose que l’image est une « façon d’aller à l’endroit visuellement représenté ». Les choses étant ce qu’elles sont, le photographe-vidéaste-cinéaste-peintre-caricaturiste-et-cetera estime que son rôle n’est que de mettre le véhicule à disposition du voyage visuel.

« Il ne s’offre même pas comme chauffeur », dit sérieusement mon autre moi, « puisque celui qui voyage peut ’conduire’ comme il lui plaira. Le producteur de l’image s’estimant étranger au fait représenté, peu importe qu’il se trouve si près. Le problème, c’est que ton ignorance encyclopédique comprend la méconnaissance du travail graphique et c’est à cause de ça qu’entre photographes, on a fait la gueule à propos de ce machin que tu as écrit pour je ne sais plus quel truc d’événement photographique sur Internet ».

Mon autre moi se tait pour me laisser apprécier la façon dont il s’inclue parmi les producteurs photographiques. Il s’en va, emportant ma blague à tabac. Je n’ai jamais entendu parler de cette théorie (et du coup je soupçonne que mon autre moi vient juste de l’inventer). Admettons, mais ça n’empêche : la liberté d’usage de l’image a ses garde-fous et il y a toujours un nombre déterminé de lectures possibles qui en excluent d’autres.

Mais ce n’est pas la question qui s’attache à la photo fixe et je continuerai donc de décrire ce que je vois, c’est-à-dire (et tout en suivant mon autre moi) de proposer une lecture de cette image.

En premier lieu, je dois signaler que la scène est celle d’un repas. Une grande table (avec ce que j’imagine être des aliments, plusieurs convives et quelques serveurs) occupe le centre de l’image. Au fond flotte un léger brouillard ambiant, mais on peut distinguer parfaitement une pendule qui marque 11 heures et 45 minutes. Du matin ou du soir ? Rien pour nous permettre de résoudre cette énigme mais nous supposons (nous lisons) qu’il est 11 h 45 du soir. Je me surprends à dire « minuit moins le quart ». Oui, il est bien minuit moins le quart du soir. Il s’agit donc d’un dîner. En plus de l’horloge, on distingue une grande fenêtre dont les rideaux sont tirés. En dehors de ça, rien. Un seul mur de fond, de couleur grise, avec une horloge marquant 11 h 45 du soir et une fenêtre aux rideaux tirés. Bon, ceci dit, passons à la description de la table. Elle a l’air de forme ovale et on la devine grande (sept convives y sont assis). Les chaises ont un dossier rehaussé avec des fioritures sur les accoudoirs.

Les convives sont au nombre de sept (je l’avais déjà dit ?) et par une étrange coïncidence (« opportunité » aurait dit le photographe), ils sont tous visibles. Les deux convives qui tournent le dos au lecteur sont placés de part et d’autre de la table. Leur visage, bien que de profil, est donc parfaitement visible. Devant eux (et devant le lecteur) trois autres convives sont assis et à chaque extrémité de l’ovale, se tiennent deux autres convives. Total : sept.

On imagine bien un petit air de musique pour animer ce dîner et quelque troubadour qui entonne ces vers de Quevedo y Villegas, qui disent :

"Mère, devant l’or je m’incline
C’est lui mon amant et mon aimé
Puisqu’il est tout amour
Il est course jaune continuelle
Puisque, doublon ou simple
Il fait tout quand je le veux
Sir puissant
Est Monsieur Argent"

Quoi ? Oui, vous avez raison. Il n’y a rien dans la photo qui nous dise qu’il y a une musique et un troubadour, que les vers de Quevedo y Villegas sortis de sa bouche se transforment en prière et en psaume. Mais maintenant que le lecteur a accepté (puisque, en lisant ce texte, il se rend complice) de se laisser « conduire » par le narrateur dans cette lecture de la photo, il doit donc céder aux caprices de ce chauffeur qui se met maintenant à rajouter à l’image ce qui n’est pas évident mais qui pourtant se trouve là, dans ce que tait la photo, dans le non-montré.

Continuons à décrire l’image centrale. Une grande nappe pourpre recouvre la nappe des sept convives. En réalité, on pourrait dire que cette table recouverte d’une nappe pourpre convoque sept représentations du bestiaire du pouvoir au Mexique.

Car les bêtes qui sont fixées sur cette photo de fin de siècle sont bien sept à représenter l’horreur et la décadence du système politique mexicain. À l’une des extrémités de la table se trouve l’hydre. Un monstre à sept têtes. Je veux dire, en plus des sept bêtes déjà invitées. L’hydre ne semble pas avoir besoin des autres, ni pour manger, ni pour discuter, ni pour se battre (c’est ce que semble montrer la photo). C’est contre elle-même que l’hydre se bat. Ces sept têtes au long cou, aux canines puissantes et aux langues bifides discutent et se mordent entre elles.

Une hydre dont les têtes s’entre-dévorent semble une image bien faible pour décrire l’ampleur de la situation actuelle du système de parti-État au Mexique. Ce système qui fut capable d’assurer la cohésion d’une nation pendant plusieurs décennies se retrouve aujourd’hui brisé et confronté à lui-même. Comme dans un casse-tête en désordre, on ne distingue ni position, ni force, ni conduite, ni orientation. Le système politique, le compresseur, le conducteur, le point de convergence des éléments fondamentaux de l’État mexicain durant un siècle, se retrouve aujourd’hui dilué en tant que tel et ne parvient qu’à montrer la crise interne qui le ronge.

Le système politique mexicain se trouve dans une guerre à trois éléments de combat : celui que lui présente le processus de globalisation néolibérale, celui qui se développe en son sein où s’affrontent les anciens et les nouveaux politiques et celui de la lutte contre la société.

L’homogénéisation de l’économie mondiale se développe parallèlement aux tendances de fragmentation et de pulvérisation de l’ancienne classe politique mexicaine, à la formation de « nouveaux » politiques et à l’assujettissement (aux normes mondiales, c’est-à-dire nord-américaines, de standardisation sociale et culturelle) de la société mexicaine.

Prisonnière du travail frénétique et efficace de sape que la logique économique, politique, culturelle et sociale lui impose, l’État mexicain menace de se désintégrer au même rythme que se fragmente le pouvoir de l’ancien système politique mexicain, le système du parti-État.

Pour faire face à la « nouvelle politique » exigée par la « nouvelle économie mondiale » le système politique mexicain doit se refaire, se reconstruire en accord avec la logique dominante, c’est-à-dire celle du marché. Ce n’est pas de « politiques » qu’a besoin le système néolibéral, c’est « d’administrateurs ». Maintenant plus que jamais, l’économie s’empare de tous les aspects de la vie nationale, marquée par la politique mais aussi par le Crime Organisé.

À côté de l’hydre, le regard fixé sur elle, se trouve la Méduse du Crime Organisé. Oui, l’image montre une tête avec des serpents en guise de cheveux, un visage ni masculin ni féminin et, non pas des yeux, mais une lueur d’yeux couleur vert dollars. Quoi ? Et qu’est ce qui me fait dire que c’est le crime organisé ? Eh bien, si l’on observe attentivement, on lit sur chacune des têtes de serpent le nom d’un crime : narcotrafic ; traite des blanches ; marché noir de devises, de marchandises, d’organes, d’êtres humains ; armement ; ethnocide ; pollution et destruction du milieu ambiant et d’autres noms qui sont illisibles. Ah ! Faites bien attention au point situé entre l’hydre et la méduse, sous la table : c’est ça, ils se tiennent la main.

Donc, voilà l’hydre et la méduse. Elles président ensemble cette table chaotique et désordonnée : La Table d’en haut...

Ceux qui les accompagnent sont de tailles diverses. Chacune des petites bêtes porte accroché sur la poitrine un écriteau qui la définit. Il y a là un « politique », un « penseur », un « banquier », un « clerc » et un « militaire ». Ces deux dernières sont celles qui se trouvent au premier plan, de profil par rapport au photographe.

Au point où en sont les choses la « vieille » classe politique doit être non seulement remplacée par les « nouveaux » politiques (ces technocrates qui répondent à tout problème politique et social par un indice macro-économique) mais en plus elle doit être liquidée intégralement. Ce procédé d’élimination de l’adversaire « ressemble beaucoup à celui d’élimination du concurrent » dans le capitalisme sauvage, mais il atteint des proportions sanglantes dans la classe politique mexicaine - qui a toujours grandit et s’est toujours maintenue de façon intimement liée au crime organisé.

Le système politique mexicain est prêt à tout pour se faire l’écho et l’interprète fidèle du projet néolibéral. Il est occupé à se défaire du Parti révolutionnaire institutionnel comme parti d’État et pour la relève, il tend sa main cadavérique aux autres partis, se cherchant un nouveau visage. Les sigles n’ont plus d’importance car on peut conduire, c’est-à-dire « administrer » le modèle néolibéral sans s’embarrasser de logotypes, d’initiales ou de couleurs.

Mais se débarrasser du PRI n’est pas chose facile. Le système politique lui découpe son profil idéologique, lui taille un programme de droite, en plus de mettre en œuvre contre lui « d’autres » moyens : cessions honteuses, « exportation » de candidats, élimination physique (Colosio, Ruiz Massieu et who is the next, Mister Ernest ?).

Non seulement le Mexique moderne des néolibéraux n’a pas besoin du PRI pour mener à bien son projet de non-nation, mais il le considère de surcroît comme une entrave de mauvais goût dégageant une odeur rance de moisi, de vieux et de rouillé.

La bête étiquetée « politique » ressemble à une masse informe, vêtue d’un impeccable costard-cravate qui pourrait changer de forme, de taille, de couleur. Son visage, étrangement ressemblant à celui d’une sarigue, ne parvient qu’à sourire et mange à peine. Elle a l’air très occupé, suspendu à tous les faits et gestes des deux figures principales. Sa figure indéfinie suggère davantage une propension à retourner constamment sa veste qu’une véritable indétermination. Je veux dire que cette petite bête semble disposée à adapter sa figure et sa couleur à la convenance des autres.

Ainsi les néo-kids de la modernité partent en guerre : contre une société émergente, contre les restes d’une nation et aussi contre la classe politique qui les encombre et qui a remis le pouvoir entre leurs mains. Le meilleur analyste du système politique mexicain moderne - injustement classé comme romancier, dramaturge et poète, l’écrivain britannique William Shakespeare, l’avait ainsi deviné :

"Mais c’est la règle
Que de se faire humble soit, pour l’ambition,
Une échelle, vers quoi reste tourné
Celui qui monte. Au faîte, cependant, il se retourne,
Il regarde les nues, et vient à mépriser
Tous les degrés de sa montée obscure."

Jules César, acte II, scène 1
(traduction Yves Bonnefoy)

Au Mexique, la lutte au sein du pouvoir est une lutte à mort (et pas au sens figuré !). Une partie, l’ancienne, lutte pour survivre, et l’autre (la technocrate) lutte pour supplanter. Le résultat est une fragmentation de la classe politique mexicaine qui change de jour en jour. Comme dans les vieux kaléidoscopes, les petits morceaux sanglants du système politique permutent leur combinaison, mais avec cette constante : la division et la confrontation.

Pour les réticents à la « modernisation » du système politique mexicain, il y a plusieurs options : la tombe (Colosio et Ruiz Massieu), la prison (Dante Delgado), l’enlèvement (Gutierrez Barrio), l’exil « volontaire » (Silva Herzog), la lapidation publique (Camacho Solís), le sacrifice politique lors de cessions préméditées (Ramón Aguirre, Ortiz Arana, etc.) et le repli sur le fief de province (Bartlett)

Les principaux scandales politiques des douze dernières années sont du monopole exclusif du Parti révolutionnaire institutionnel. Scissions, assassinats politiques, enchaînement au narcotrafic, fraudes, prisons, crânes enterrés, déterrés, encore enterrés et de nouveau déterrés, amnésies historiques, nouvelles scissions et... autres assassinats politiques ? Enfin, toutes ces choses que certains taxent de « crise politique ».

La bête nommée « penseur » ressemble à une combinaison de tête de rat (à lunettes, of course) et de corps de pachyderme. Dans cette scène, on le voit en train de lire avec une apparente formalité un grand pan de papier, devant un micro affublé du logotype indéchiffrable d’une télévision.

La crise du système politique mexicain n’est pas la crise de la nation. Les politiques et intellectuels mexicains veulent présenter cette crise comme étant celle « du pays ». D’où leurs appels à la prudence, aux changements « en douceur », à ne pas « déstabiliser », à « rester tranquilles ». Le système politique mexicain supplie « aidez-moi » et il y en a pour répondre à l’appel. S’adressant à ces politiques-intellectuels-clercs-banquiers-militaires, le politologue William Shakespeare avertit par la bouche d’Antoine :

"Je compte plus de jours que vous, Octave !
Si pour nous libérer de la calomnie
Nous plaçons sur lui tant d’honneurs,
C’est pour qu’il les transporte comme l’âne
Tiré, poussé, suant et gémissant,
Porte l’or où nous le voulons ; mais quand Lépide
Aura mis en lieu sûr notre trésor,
Nous le déchargerons pour qu’il s’en aille,
Comme l’âne au repos, paître au pré communal
En remuant les oreilles."

Jules César, acte IV, scène 2

« Banquier » est l’écriteau qui revient à la bête à cou de serpent et à tête de porc. Sur la photo, un serpent se blottit entre ses bras et elle lui tend une petite cuiller pleine de sous.

Ce qui est en train de s’effondrer, ce qui se brise de tous côtés, c’est le projet d’un pays, celui qui prétend s’imposer dès lors que la nouvelle phase de l’empire de l’argent, le néolibéralisme, œuvre à homogénéiser, « globaliser » (en termes modernes) les modèles de rapports économiques, sociaux, politiques, et culturels. Au Mexique, depuis le sexennat de Miguel de la Madrid Hurtado, cette crise parcourt aussi l’intérieur de la classe politique dirigeante.

Mais les « nouveaux politiques » mexicains ont prouvé qu’ils ne savent pas comment s’y prendre. Comme dans un cirque à plusieurs pistes (et en éclaboussant de sang les spectateurs) le nouveau modèle « global » présente diverses facettes d’une même tragédie : la destruction de l’État-nation.

Mais loin de la pantomime routinière des vieux clowns, le numéro de cirque qui s’offre au respectable public suinte la boue et le sang. La touche « politique » (ainsi que les reporters nomment celle qui provient des acteurs politiques) dispute le scandale et la terreur à la touche « rouge ». Les experts en analyse politique doivent maintenant s’y connaître en criminologie et en... démonologie.

« Clerc » peut-on lire sur la figure à corps de gargouille et à tête de dragon. Vêtue de pourpre, elle lève sa main pour bénir le couple qui préside la table.

Incapable de coercition ou de direction, le pouvoir politique cherche à prendre appui sur d’autres institutions malgré le fait que - et c’est le cas pour l’Église - cet appui le repousse aux portes de l’enfer et ne soit pas gratuit. Si la haute hiérarchie de l’Église catholique offre son bras pour accompagner la marche piteuse du système politique mexicain, elle ne le fait pas en pariant sur la continuité mais en cherchant une bonne place d’où observer (et tirer parti) du moment où tout s’effondrera.

La bête nommée « militaire » a un corps de tatou et des pattes fendues, un visage de hyène et tient sa tête penchée, le regard fixé sur ses sabots ensanglantés. Voyant cela, l’hydre s’exclame :

Octave
"À votre gré, Antoine.
Pourtant, c’est un soldat éprouvé, courageux."

Antoine
"Eh ! mon cheval aussi, Octave, et pour cela
Je veille à lui donner son content d’avoine.
C’est une bête à quoi j’ai appris à combattre,
À virer, s’arrêter, se jeter en avant,
Ma pensée contrôlant ce corps qui bronche.
Lépide, à sa façon, n’est rien de plus.
Il doit être éduqué, exercé, commandé,
C’est un esprit chétif ; qui se repaît
Des idées, des spectacles, des engouements
Quand ils sont démodés pour d’autres : c’est alors
Qu’il les trouve à son goût. Ne le tenons
Que pour accessoire."

Jules César, acte IV, scène 2. William Shakespeare.

De son côté, le système du parti-État essaye d’administrer ses luttes internes, en se partageant les gains et les chasses gardées (en réalité il oublie qu’il partage des chasses gardées et des rébellions). Pendant que la « nouvelle » classe politique essaye de se maintenir au sommet de l’État en raflant les postes clefs, c’est-à-dire les centres de décision économique, les vieux politiques se replient dans les régions.

« Contre les purges nationales, des résistances régionales » est la conjuration par laquelle l’ancienne classe politique prétend annuler la malédiction de la modernité, c’est-à-dire l’expulsion que lui fait subir la globalisation, l’entrave des technocrates et la montée des luttes populaires. Des cas exemplaires ? Le Tabasco de Madrazo et le Puebla de Bartlett.

Aujourd’hui il y a trois luttes patentes : l’une est livrée comme refus d’un modèle économique qui n’est rien d’autre qu’une « mort lente ». L’autre est livrée au district fédéral pour rendre possible un autre Mexique avec une participation sociale plus élevée, la troisième est celle qui demande une solution aux exigences indigènes et aux exigences de paix au Chiapas. La plus régionale des luttes est aussi la plus nationale : le Chiapas. Les « quatre municipalités en conflit » ou les « revendications de 150 personnes » (selon Labastida Ochoa) continuent à faire trembler régulièrement tout le territoire national et tout le spectre social.

Ce qui était jadis improbable, une lutte contre le pouvoir national, est aujourd’hui devenu possible. Pour la livrer, le pouvoir ne résiste pas seulement sur un seul front, mais change de terrain et redessine le panorama national pour aller se recomposer dans les espaces régionaux. Les luttes nationales n’affrontent pas une classe politique, elles butent (sans le moindre amorti) contre l’armée et les moyens de communication électronique. Il n’y a pas d’interlocuteur gouvernemental pour les revendications et les dialogues nationaux.

La mer (« De taille seyante, et en gestes amoureuse / locana, doñeguil, plaisante, ferme / courtoise et mesurée, falaguera, spirituelle / gracieuse et généreuse, amour en toutes choses. » - Le livre du Bel Amour ; Arcipreste de Hita. Septième clef) se penche par-dessus mon épaule en disant : « C’est un collage. » Les figures peuvent être découpées dans n’importe quel quotidien de ces jours-ci. Peu importe qu’elles soient extraites de la rubrique politique, de la touche rouge ou de la rubrique financière.

Le gouvernement technocrate n’est préoccupé que par des indices macro-économiques et par son image internationale. Il peut très bien se passer (et c’est ce qu’il fait) de la société qu’il prétend gouverner et se consacrer pleinement au nouvel électeur : le capital financier. Pendant que presque la moitié des Mexicains a réduit son niveau de vie en 1997 par rapport à 1997, 40 % ne l’ont pas modifié et seulement 13 % l’ont augmenté. Alors que le taux de revenu inférieur au minimum croît lentement - en 1994, 11,3 % ; en 1996, 17,2 % ; en 1997, 16,2 % - la masse des salariés rétribués en dessous du salaire minimum est en train de croître - et cela uniquement dans l’industrie des maquiladoras. Finalement, alors que le pays s’écroule à ses pieds, Ernesto Zedillo déclare à Davos, en Suisse, sans même sourciller : « Le défi que nous relevons n’est pas la reprise qui est déjà faite et qui appartient au passé » (Données économiques de José Luis calva, in El Universal 06/11/1998).

Du coup, il ne s’agit plus de freiner la crise nationale pour lui trouver des issues politiques. Mais l’objectif est de se défaire de l’ancienne classe politique et d’imperméabiliser le marché pour l’immuniser contre les crises et le rendre opérationnel - c’est-à-dire productif, indépendamment des va-et-vient politiques.

Un collage ? D’accord. Vous avez donc là les sept bêtes de l’horreur du Pouvoir au Mexique. Autour d’une grande table présidée par l’hydre du système du parti-État et par la méduse du crime organisé. Avec elles s’entretiennent le politique-sarigue, l’intellectuel-rat, le banquier-serpent et le militaire-hyenne.

Si les « vieux » politiques essayent de gouverner le pays, les « nouveaux politiques » se bornent à administrer la destruction de la nation. Pendant des années, De La Madrid - Salinas - Zedillo - n’ont pas gouverné le Mexique. Ils se sont efforcés et s’efforcent encore de construire un « dôme impénétrable » autour du marché financer. Un « dôme » qui résiste au tremblement de terre de 1985, au soulèvement zapatiste de 1994, à la trahison zédilliste de 1995, à l’apparition de l’EPR en 1996, à la scandaleuse déroute du PRI en juin et au massacre d’Acteal en décembre 1997. Peu importe que la nation entière s’écroule, le vrai souci de Zedillo et de ses ouailles, c’est la stabilité de la Bourse des valeurs.

C’est ensemble qu’ils participent à cette table de minuit moins le quart, à ce dîner de fin de siècle.

Les aliments ? Je doute qu’on puisse les nommer ainsi mais sur la table, on voit sept coupes débordantes d’un liquide rouge, disposée autour d’une bouteille dotée d’une étiquette parfaitement lisible qui indique « Acteal. Cuvée 1997 ». Pour ce bestiaire moderne, ce n’est que l’apéritif du plat de résistance à venir : la destruction de la nation mexicaine...

Mais si les technocrates peuvent, par exemple, mentir, oublier et se rendre imperméables au sang et à la boue qu’ils ont propagés à Acteal, ils ne peuvent pas résister aux aléas asiatiques. Pour Zedillo et pour sa bande, la bourse de Tokyo est donc plus proche du Palais national que le Zócalo de la ville de Mexico. Ayant l’esprit concentré sur les flux financiers, il ne peut plus faire face à la nation ; seuls peuvent le faire la force armée et les faux-semblants.

Pour accomplir son programme de gouvernement (qui ne consiste qu’à attendre que les problèmes soient biodégradables dans la mémoire populaire), Zedillo répète un numéro de divertissement pour une « équipe de gouvernement » et dessine sa nouvelle classe politique autour d’incompétents à son image (Liébano Sáenz, José Angel Gurria, Ramón de la Fuente) ; il renoue ses liens et ses compromis avec Action nationale ; il mélange le tout avec un secrétaire du gouvernement qui n’est rien de plus que la cerise sur un gâteau politique.

Non seulement les problèmes ne se résolvent pas mais en plus ils s’intensifient. En dévoilant son nouveau dauphin (le secrétaire d’État à la santé et médecin au chevet de la première dame, Juan Ramón de la Fuente) sur la passerelle que le système politique a faite du Chiapas, Zedillo a aussi réuni une rivalité de plus à celles déjà décrites ici, avec des vues sur l’an 2000.

La recomposition de sa relation avec le PAN ? Elle se heurte à ce problème qu’il y a actuellement autant de partis d’Action nationale que de précandidats à la présidence de la République. Avec le cocktail politique que Labastida prépare au secrétariat du gouvernement, le suprême semble prendre un virage décisif dans sa politique médiatique ; il ne cachera plus qu’il n’a pas la moindre idée de la façon dont gouverner le pays : désormais il le montrera ouvertement.

Les vieilles alliances ont été rompues, il n’y a plus « d’équipe de gouvernement ». Le mixer de la crise mélange et bricole des cocktails incroyables : salinistes honteux et zélés, repentis gauchistes, droitistes récalcitrants, cadavres vivant du vieux système, incompétents recyclés, technocrates frauduleux, diarrhéiques du mensonge, sourds et assourdissants démagogues.

Mais le chaos national n’est pas le même dans les fiefs régionaux. Le Mexique d’hier s’actualise en provinces. Inefficace et inopérant, « Monsieur le Président » n’est même pas pris au sérieux par ses coreligionnaires. À leurs yeux, il n’est rien d’autre qu’une parenthèse gênante, un spectacle idiot à mi-temps, un commercial de mauvais goût qui annonce un produit inexistant : le Mexique de la prospérité économique. Les luttes internes ne provoquent pas l’effondrement du système politique, elles sont plutôt le résultat de ce désordre.

Voilà la photo du dernier dîner du pouvoir. Le déshonneur et le manquement à la parole donnée sont les dénominateurs communs de ses convives. On nous vend cette image décrépie et caduque comme le summum de la modernité et de la nouveauté.

La « nouvelle classe politique » n’est ni nouvelle, ni classe, ni politique. C’est la meilleure preuve que le système politique mexicain ne s’est jamais imaginé qu’il atteindrait son terme et c’est pourquoi maintenant, il prépare la relève en improvisant, avec hâte et maladresse, des équipes qui ne partagent que la soif du pouvoir et des richesses.

Le système politique mexicain prétend célébrer non pas sa propre fin et celle du siècle, mais la naissance du nouveau millénaire et sa renaissance.

Ce n’est pas un achèvement que cette photo prétend figer, c’est une récidive. Ce n’est pas la fin d’un cauchemar, c’est son éternel recommencement. Pour y parvenir, il lui faut se nourrir du sang, de la vie, de ceux qui attendent de s’asseoir à la

TABLE D’EN BAS

La photo reste à faire.

« Heureux seront les hommes du monde et les peuples de la terre entière et prospères seront les peuples. Ce sera la fin des ours apiculteurs, des Cabcoh, des renardes, des Ch’amacob, des belettes, qui sucent le sang du vassal. Il n’y aura pas de mauvais gouvernement, il n’y aura pas de gouvernement mauvais. Il n’y aura pas de lèche-botte de Prince, ni personne pour demander des remplaçants. Telle est la charge, ce que manifeste ce 12 Akau Katûn... pour la joie du monde, justes et obéissants seront les ordres du pouvoir légitime. »

Le Livre des Livres de Chilam Balam.

La table d’en bas reste désordonnée et négligée. Rares sont ceux qui s’y installent pour se nourrir et pour se rencontrer, pour le moment. Les convives éventuels sont éparpillés en d’autres lieux, dans la société civile, dans les organisations non-gouvernementales, dans les organisations politiques et politico-militaires, dans les partis politiques, à l’église, dans les moyens de communication et même dans l’armée. Pour le moment, chacun cherche à étancher sa soif. Son esprit collectif réside seulement dans la résignation. Ils sont, nous sommes, un espoir fragmenté, un arc-en-ciel de lumière qui reste encore à faire. Peut-être que nous ne sommes pas de « nouveaux » acteurs politiques sur la scène nationale moderne, peut-être sommes-nous les acteurs de toujours, ceux qui doivent toujours se taire pendant que les « gens importants » déclament au parlement en recevant des fleurs, des applaudissements et des sifflements. Sur la nouvelle scène que nous voulons faire réalité, la souveraineté nationale reste et triomphe.

Peut-être sommes-nous toujours les mêmes mais autres, nouveaux, meilleurs.

La table d’en bas est toujours inoccupée. On dit que pour s’y asseoir, il n’est requis que de la dignité et ... un périscope ?

Bon salut et... Quoi ? Il manque une table pour faire le compte ? Ah, oui ! La troisième était et est la première. Une table qui rend la mer amoureuse. (Seconde clef)

Depuis (la table trois) les montagnes du Sud-Est mexicain,
sous-commandant insurgé Marcos.
Mexique, février 1998.

Traduction S.C.

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