la voie du jaguar

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Vierge indienne et Christ noir (VI)

Trois dates

samedi 31 décembre 2016, par Georges Lapierre

L’essai de Georges Lapierre Vierge indienne et Christ noir,
une « petite archéologie de la pensée mexicaine », paraît en feuilleton,
deux fois par mois, sur « la voie du jaguar ».

Par où commencer ? Nous avons le choix entre trois dates, 1531, 1556, 1648. Ce choix n’est pas aussi neutre que nous pourrions le penser, c’est lui qui commande la perspective dans laquelle nous nous plaçons. Commencer par exemple en 1531, date supposée de l’apparition de la Vierge sur la colline Tepeyac, c’est déjà donner foi à la légende, même si nous n’y croyons pas vraiment, c’est à mon sens un point de départ théologique qui va gauchir, jusqu’à l’embrouiller, la succession des événements, à moins d’en faire une date purement historique et ne pas parler d’apparition. Choisir 1556, c’est entrer dans la polémique, c’est le moment où l’archevêque de Mexico donne foi à la rumeur et reconnaît le pouvoir miraculeux de l’image de la Vierge. 1648 marque le point de départ de la légende concernant les apparitions de la Vierge Marie à Juan Diego (grâce à une histoire écrite en 1556 et qui relate des événements qui seraient survenus en 1531), c’est cette date que je vais retenir, c’est à ce moment que l’image de la Vierge reçoit un contenu, non pas définitif puisqu’il va être amené à évoluer, mais, disons, structuré, construit, quitte, à partir de cette date, faire un retour en arrière pour préciser comment cette image a bien pu s’ébaucher, comment elle a, peu à peu, défini et précisé ses contours.

Je voudrais revenir un court instant sur ces trois dates clés afin que le lecteur non prévenu puisse avoir un point de vue plus général sur la trame historique, la toile de fond devant laquelle va se dérouler la dramaturgie de la Vierge de Guadalupe.

1531 : les frères mineurs sont arrivés au Mexique en 1524 ; comme nous l’avons vu, ils se sont heurtés au tout début à une forte résistance indienne : cinq ans de refus, de suspicion, de rejet de la religion catholique de la part des Indiens, qui s’obstinaient à suivre leurs cultes ; cinq ans de lutte, de confrontation brutale de la part des missionnaires, pour, au bout de cinq ans, vers 1530, assister à une conversion massive. Les Mexica sans plus de contestation et de résistance, du moins en apparence, épousent la religion catholique et font leur toute la panoplie chrétienne qui va avec : les saints, la Vierge, le Christ. Pour les frères mineurs, il s’agit alors de s’insérer dans la continuité de la pratique religieuse des Aztèques tout en marquant une rupture nette et brutale. C’est vers cette époque, dans cette vacance soudaine du temps, dans ce vide spatio-temporel entre la fin d’un temps (celui des dieux et des déesses) et le début d’un autre temps (celui du Christ, de la Vierge et des saints), dans cet in illo tempore, pour reprendre une expression chère à Mircea Iliade, que s’insèrent les apparitions miraculeuses, « anhistoriques », du Christ de Chalma, de la Vierge de Guadalupe, par exemple… À cette époque les frères commencent à construire des chapelles à l’emplacement même des sanctuaires préhispaniques. Comme le signale Christian Duverger, qui parle d’« une politique de capture du sacré », les frères ne cherchent pas à implanter le catholicisme sur les pratiques religieuses anciennes, comme on le pense généralement, mais bien à s’emparer du sentiment religieux, à le conquérir. Il s’agit pour eux d’effacer, de gommer définitivement, les cultes préhispaniques, de les ensevelir sous les pratiques chrétiennes, de les ensevelir sous le miracle des apparitions soudaines d’images chrétiennes — qui semblent venir de nulle part et avoir été là de tout temps. Qu’ils n’y soient pas arrivés, c’est une autre histoire.

Sur la colline du Tepeyac [1], à son sommet, se trouvait un sanctuaire dédié à Toci, « Notre Aïeule », représentée par une idole en bois figurant une vieille femme. Au pied de cette colline, vers l’orient, se trouvaient deux constructions. L’une d’elles faisait corps avec la colline et représentait une tête gigantesque couronnée d’un panache dans l’attitude de celle qui adore un point vers l’orient et avec la bouche face à une source qui reçu plus tard le nom de « pocito » (petit puits). C’était sûrement une représentation de Tonantzin, Notre Mère, détruite au milieu du XVIIIe siècle [2]. Siguënza y Góngora [3] affirme que cette colline devait son nom au fait que son sommet indiquait la direction du Grand Temple consacré à Huitzilopochtli. Huitzilopochtli est le dieu tutélaire des Mexica, il fut enfanté par Coatlicue, que les Mexica vénéraient sous le nom de « Tonantzin », Notre Mère. Le Grand Temple de la capitale des Aztèques était considéré comme le temple majeur, dont dépendaient tous les autres temples consacrés à Huitzilopochtli. Ces temples secondaires étaient considérés comme des répliques du temple majeur.

Avant 1530, toute la colline était associée au culte de la déesse Coatlicue, la femme à la jupe de serpents, celle qui a donné naissance au Soleil, le dieu des Aztèques, Huitzilopochtli. Quand les Indiens se sont convertis au christianisme, Tonantzin, la mère du dieu des Aztèques, est devenue la Vierge Marie, la mère du dieu des chrétiens (la Mère de Dieu). À l’emplacement de son sanctuaire, on a dû alors élever une petite chapelle mais quand ? Vers 1533 ? Cette substitution de la Vierge Marie à Coatlicue (Tonantzin) n’a rien changé aux habitudes des indigènes qui ont continué à venir nombreux en ce lieu, parfois de très loin, nous dit frère Bernardino de Sahagún, pour vénérer « Notre Mère » et lui apporter des offrandes. L’historien García Icazbalceta peut écrire : « No sabemos en que año se labró la ermita ni qué imagen se puso en ella ; tal vez ninguna por ser entonces muy escasas » (« Nous ne savons pas en quelle année a été construit l’ermitage, ni quelle image y fut placée ; peut-être aucune du fait qu’elles étaient très rares »). Le texte en langue nahuatl connu sous le titre de Nican mopohua [4] , écrit sans doute vers 1556 et traduit en 1648, fait allusion à cet épisode de l’histoire du Mexique. Il y est dit que la Vierge est apparue sur la colline du Tepeyac en 1531 pour demander qu’on lui élève une chapelle en ces lieux.

1556 : trente-cinq ans se sont écoulés depuis la prise de Mexico-Tenochtitlan par Hernán Cortés en 1521, c’est à la fois beaucoup et peu ; peu, parce que le poids de la présence indienne avec ses traditions, ses fêtes, ses mœurs, ses familles aristocratiques, ses macehualtin [5] (les humbles, les gens du peuple) et surtout sa langue, le nahuatl, qui reste la langue dominante, est encore très fort ; beaucoup, parce que le Mexique n’est plus le Mexique de la conquête : la petite colonie espagnole, installée dans la ville de Mexico, prend peu à peu de l’importance, elle est estimée à une dizaine de milliers d’Espagnols et peut-être autant de métis. Ce changement dans la société va conduire l’Église à infléchir sa politique en direction de l’évêque diocésain et à contenir le pouvoir, jusqu’alors incontesté, des ordres mendiants. Le pape Pie IV promulgue la bulle In principis apostolorum qui révoque les privilèges apostoliques des ordres religieux engagés dans le Nouveau Monde. C’est dans ce contexte social et politique qu’apparaît l’image de la Vierge dans l’ermitage du Tepeyac en décembre 1555. Nous avons plusieurs témoignages de cet événement déclencheur du drame, dont celui de Juan Bautista, alguacil [6] de Tlatelolco, qui consigne dans son journal [7] pour l’année 1555 : « El año de 1555 se apareció Santa María de Guadalupe en Tepeyácac » (« En l’an 1555, sainte Marie de Guadalupe est apparue à Tepeyacac »). Nous avons aussi le témoignage du vice-roi don Martín Enriquez qui écrit en 1575 au monarque : « Ce qui se dit communément est qu’en l’année 1555 ou 1556 se trouvait un petit ermitage dans lequel se trouvait l’image qui est maintenant dans l’église, et qu’un vacher, qui passait par-là, a rendu public le fait d’avoir retrouvé la santé en entrant dans cet ermitage, alors a commencé à croître la dévotion des gens, qui donnèrent à l’image le nom de Notre Dame de Guadalupe pour dire qu’elle ressemblait à la Guadalupe d’Espagne. » [8]

L’apparition de la peinture qui représente la Vierge, tableau dû à un peintre indien de renom, Marcos Cipac, va avoir une double conséquence, l’une sur le plan social et l’autre sur le plan politique. Sur le plan social, c’est l’appropriation par la communauté espagnole et métisse du culte de l’image de la Vierge du Tepeyac, à laquelle les habitants de la ville attribuent des guérisons miraculeuses (au moins une guérison miraculeuse). S’ils la nomment Guadalupe ce n’est pas tant pour sa ressemblance avec celle d’Espagne que pour la faire leur, pour se l’approprier. Sur le plan politique, Alonso de Montúfar, deuxième évêque de Mexico, profite de cette situation pour renforcer l’emprise de l’évêché sur la ville (en donnant foi à la rumeur, c’est le fameux sermon dans la cathédrale du 6 septembre 1556), et se confronter ainsi, avec un certain avantage, à la toute-puissance des franciscains. Ceux-ci vont d’ailleurs réagir vivement à l’homélie de l’évêque par la voix de leur Provincial, Francisco de Bustamante, c’est le sermon du 8 septembre, accusant l’évêque de donner prise au culte de l’image, c’est-à-dire à l’idolâtrie : « Y venir ahora a decirles a los naturales que una imagen pintada ayer por un indio llamado Marcos hacia milagros, era sembrar gran confusión y deshacer lo bueno que se había plantado » (« Et venir maintenant dire aux naturels qu’une image peinte hier par un Indien appelé Marcos faisait des miracles, c’est semer une grande confusion et défaire le bon qui avait été construit »). C’est à cette époque, entre décembre 1555 et septembre 1556 [9], qu’Antonio Valeriano, ancien élève des franciscains et faisant partie des élites indiennes, écrit le Nican mopohua, dont la diffusion, manuscrite, restera extrêmement confidentielle et n’aura aucune incidence, semble-t-il, sur le cours des événements à cette époque.

1648 : nous sommes à la moitié du XVIIe siècle, plus d’un siècle s’est écoulé depuis la conquête, le démantèlement de la civilisation aztèque arrive à son terme, ce bouleversement sans précédent des croyances, des mœurs et des règles a entraîné une profonde dépression, une « fatigue mentale », dans la population indigène, dépression qui s’est traduite par un taux de mortalité inouï : de vingt-cinq millions, estimation avant la conquête, la population est passée à sept cent cinquante mille âmes. Les épidémies, le travail forcé, le déplacement des populations, son regroupement dans des villages ou congrégations, sous le contrôle d’un curé, l’appropriation des terres, la perte des repères ancestraux, l’interdiction des cultes anciens ont eu raison d’une manière de vivre habituelle. Le monde indien existe toujours, mais il s’est trouvé profondément transformé. Les Espagnols n’ont gardé que la coutume du tribut, cette dette, sous forme de corvée et de produits, qu’une communauté doit au vainqueur. L’aristocratie aztèque, sur laquelle s’étaient appuyés les Espagnols pour recouvrer le tribut, et qui avait joué le jeu espérant ainsi sauver ses prérogatives, s’est dissoute dans la population indigène. Les élites indigènes ont disparu ou se sont « hispanisées », absorbées par le monde créole. Dans les villages, les « caciques », les anciens tlatoani, sont bien souvent remplacés peu à peu par des Espagnols ou des métis. Ces nouveaux caciques vont tenir sous leur joug des régions entières.

Ainsi que le signale Jacques Soustelle [10], après l’effondrement total des pouvoirs et des idées, des structures sociales et des religions, seul le paysan indien, le macehualli, a survécu et survit encore. Ce qui se conserve de la culture indienne, ses racines les plus profondes, est condamné à rester marginal, ou clandestin, invisible. La mémoire et la pensée indiennes se sont réfugiées dans des coutumes héritées des âges antérieurs, dans des croyances ancrées dans des gestes, dans des automatismes anciens, dans la langue enfin, qui reste la gardienne d’une vision du monde et d’une philosophie qui n’ont plus l’occasion de s’exprimer ouvertement : mémoires pérennes qui subsistent encore quand tout se décompose. Toute tentative de rébellion, qui va de pair avec la manifestation d’une identité indienne, est impitoyablement réprimée. Après l’écroulement de tout l’édifice social, la culture mésoaméricaine est entrée en elle-même, elle s’est repliée sur elle-même, elle est allée à la rencontre de ses ancêtres, à la recherche de ses fondements, et, plus précisément, de ses « fondamentaux » ; cela, avant de se reconstruire peu à peu sur un mode qui lui est propre mais qui a bien peu à voir, pour ne pas dire rien à voir, avec ce que fut la civilisation mésoaméricaine, du temps des Aztèques, des Mayas, des Toltèques ou des Olmèques…, qui s’était érigée sur le sol du Mexique et qui fut défaite et balayée par les Espagnols.

Au milieu du XVIIe siècle, la société coloniale, composée des Espagnols venus de la métropole, fonctionnaires de l’administration des Indes, et des créoles, c’est-à-dire des Espagnols nés sur le sol mexicain auxquels il convient d’ajouter l’élite métisse et indienne « hispanisée », mesure toute sa puissance. Insensiblement, constatent Carmen Bernand et Serge Gruzinski, la société se stabilise sous la direction de son oligarchie et prend ses distances face à Madrid. « Alors que sous Charles Quint et Philippe II la création de l’Amérique espagnole a dépendu entièrement de la Castille, de ses hommes, de ses structures et de ses ressources, le lien s’est inversé dès avant 1640 : la politique et la prospérité de l’Espagne sont de plus en plus à la merci des arrivages des métaux précieux des Amériques. » (Bernand et Gruzinski, 1993)

Cette société coloniale, consciente de sa richesse, repose entièrement sur le travail des Indiens, des esclaves noirs et des métis pauvres. Cette conscience de soi se double d’un sentiment de vulnérabilité, d’une inquiétude diffuse face à une plèbe, qu’elle maintient certes sous le joug avec l’aide de la métropole mais dont elle craint les excès et les turbulences. Depuis l’arrivée au Mexique des jésuites en 1572, c’est à l’Église séculière que revient la tâche du contrôle moral et spirituel de la population. C’est une Église fidèle aux conclusions du concile de Trente, gardienne de l’orthodoxie catholique, qui, après la mise au pas des réguliers ne rencontre plus de fortes oppositions sur le plan idéologique dans ses rangs. L’Église catholique entend bien exercer sans partage son hégémonie sur la société mexicaine. C’est dans ce cadre colonial gouverné spirituellement par l’Église que paraît le livre de Miguel Sánchez, qui est une traduction libre du Nican mopohua d’Antonio Valeriano, ce livre va connaître un retentissement considérable dans cette ville riche et populeuse qu’est Mexico, la capitale de la Nouvelle-Espagne.

(À suivre)

Notes

[1Apocope de Tepeyacac, dont la signification nahuatl est « la pointe de la colline » ou, plus sûrement, « le nez de la colline », Tepeyacac a été déformé par les Espagnols en « Tepeaca » puis en « Tepeaquilla » avant de se fixer sous le vocable de « Tepeyac » (qui se prononce tépéyac).

[2Delfina López Sarrelangue : Una villa mexicana en el siglo XVIII : nuestra Señora de Guadalupe, editorial Porrúa, Mexico, 2005.

[3Annotations de Siguënza y Góngora sur le premier apôtre de la Nouvelle-Espagne et sur l’image de Guadalupe, Bali, H.H. Bancroft, Coll. Mexican Manuscripts, 225, f. 5.

[4Ce sont les premiers mots nahuas du texte, qui signifient « Ici commence la narration… »

[5Macehualtin (pluriel), singulier, macehualli, mot nahuatl, les humbles, les gens du peuple, comme il s’agit d’un nom commun passé dans le langage courant, nous parlerons de macehuals (au pluriel) et d’un macehual (au singulier).

[6Alguacil ou alguazil : officier de justice.

[7Journal de Juan Bautista : un cahier écrit en langue mexicaine au milieu du XVIe siècle et qui contient le récit des événements, dont l’affaire Guadalupe, il fut publié et traduit par le père Angel Maria Garibay en 1945.

[8« Lo que comúnmente se entiende es que el año de 1555 o 1556 estaba allí una ermitilla en la cual estaba la imagen que ahora está en la iglesia, y que un ganadero que por allí andaba publicó haber cobrado salud yendo a aquella ermita, y empezó a crecer la devoción de la gente, y pusieron nombre a la imagen Nuestra Señora de Guadalupe, por decir que se aparecía a la de Guadalupe de España. »

[9Cf. Edmundo O’Gorman, Destierro de sombras.

[10Soustelle (Jacques), Les Aztèques à la veille de la conquête espagnole, Hachette littératures, 1955.

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