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Oaxaca

Rencontres à San Dionisio del Mar

isthme de Tehuantepec

jeudi 10 mai 2012, par Georges Lapierre

« Là où il y a progrès et civilisation, évidemment les animaux se retirent. »
(Federico Villaseñor, cadre de Goldcorp, entreprise minière)

Voyage dans les dédales de l’Isthme, dans la complexité quasi inextricable des situations sociales. Un présent comme la continuité d’un passé qui se modifie lentement, imperceptiblement. Un présent dans la continuité de ce qui fut. Une vie qui a le goût de l’ancestral, prise dans la torpeur des usages, des coutumes, des habitudes, qui se modifient lentement, très lentement sous la pression des circonstances ; une vie prise dans les normes d’une vie collective qui s’est construite dans le temps par touches et retouches successives, qui doit continuellement chercher et trouver son équilibre, mais dans la lenteur, dans la courbure et les méandres du temps, qui est ennemie des changements brusques, de l’urgence. Une vie qui a pris pied sur les bords de la lagune, qui a réussi à se développer, à croître, à grandir dans un environnement qui lui était propice, dans un échange presque organique avec cet environnement, avec son biotope ; qui a connu des heurts et des malheurs, des vents contraires et hostiles, mais qui a tenu bon. Une vie en question.

L’irruption de la modernité capitaliste dans ce recoin de l’isthme de Tehuantepec peut bien inquiéter, préoccuper et même angoisser les habitants de San Dionisio del Mar, elle leur reste incompréhensible. L’arbre peut-il comprendre le bûcheron et la hache qui l’abattra ? Nous, qui nous nous trouvons au centre de cette modernité, qui sommes du même monde que le bûcheron, nous pouvons bien prévoir ce qui arrivera, pressentir les conséquences désastreuses de l’implantation de plus de cent éoliennes sur la barre de Santa Teresa, mais eux ? Comment une vie si ancrée dans la durée, dans la profondeur du temps pourrait-elle être détruite ?

Tout simplement par la dévastation de son espace vital et je me demande parfois si nous sommes si différents des pêcheurs de San Dionisio. Nous pouvons bien pressentir les désastres à venir mais nous réagissons comme si nous avions encore du temps devant nous, comme si notre fin n’était pas imminente. Peut-être est-elle déjà là, dans cette décomposition de la vie sociale, du vivre ensemble, qui définit le capitalisme. Nous nous tournons vers les peuples, vers ceux qui connaissent encore une vie collective, qui survivent encore à la débâcle annoncée et nous cherchons à renouer avec notre passé, à retrouver ce que nous avons perdu, à recréer des alliances. Vainement ?

Face à une catastrophe, deux réactions possibles : le sauve-qui-peut, le retour à l’instinct le plus primaire, le plus animal, ou l’organisation collective, la résistance solidaire et, pour tout dire, la dignité. Le capitalisme est une catastrophe d’origine humaine, le sauve-qui-peut, c’est-à-dire la réaction primaire, nourrit la logique capitaliste et la renforce : c’est l’individualisme du président municipal de San Dionisio del Mar prenant le parti des entreprises transnationales par intérêt personnel (corruption, promesse d’embauche) contre l’avis de l’ensemble de la population, en fin de compte son propre parti contre celui de la collectivité. L’entreprise de construction du parc d’éoliennes agit dans ce sens en promettant des lanchas et une somme d’argent aux pêcheurs qui prendraient son parti. Déjà la population se trouve profondément divisée entre ceux qui ont opté pour le sauve-qui-peut et ceux qui tentent d’opposer à cette attitude individualiste la sauvegarde de la collectivité et de ce qui la fait vivre, son territoire, son espace vital.

Quatre familles élargies pratiquant la pêche dans la lagune habitent l’île de Pueblo Viejo. Environ quatre-vingts pêcheurs de crevettes vivent sur cette île entre la colossale église de l’époque coloniale adossée à une colline boisée et les rives caillouteuses de la lagune. Ils sont une agence municipale de San Dionisio del Mar et se trouvent le plus directement menacés par le projet démentiel de construction d’un parc d’éoliennes sur la barre qui, comme un cordon ombilical, relie l’île au continent. Ces quatre-vingts habitants se répartissent entre quatre familles élargies (parents, oncles, tantes, cousins) et, comme il se doit, ces quatre familles s’opposaient deux à deux dans un jeu fort passionnant de relations complexes de type clanique. Las, l’opposition politique entre le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) et le Parti de la révolution démocratique (PRD) avait commencé à figer cette dynamique mouvante et heuristique dans une division sans débouché, vaine et obtuse. Face à la menace, les pêcheurs avaient pourtant dépassé ce clivage politique pour se retrouver unis à défendre leur collectivité en même temps que leur environnement (cf. « Dans la gueule du requin », 6 août 2011). Cette unité fut de courte durée. Le président de l’agence municipale a retourné sa veste après un repas bien arrosé (dans tous les sens du terme) avec ces « messieurs » du monde de la politique et des affaires dans la capitale, si bien arrosé qu’il s’est retrouvé dans le fossé avec son compère de la municipalité de San Dionisio au cours d’un retour mouvementé. Depuis lors, il agit : son clan et le clan qui lui est naturellement allié contre les deux autres familles élargies.

Sur le continent, si je puis dire, au centre municipal proprement dit, les comuneros, réunis en assemblée, ont révoqué leur maire pour avoir signé à leur insu et sans tenir compte des décisions prises en assemblée un changement de statut du sol au profit de l’entreprise (cf. « Lettre publique des comuneros de San Dionisio » du 21 février 2012). Maintenant c’est le statu quo, qui profite au maire. La mairie lui est bien interdite et les habitants montent la garde devant l’hôtel de ville depuis plus de deux mois ; pourtant le président municipal, replié dans sa villa, reste actif et se sert de ses attributions, qu’il semble avoir conservées, pour distribuer les prébendes de l’État (aides pour les mères de famille, minimum vieillesse pour les personnes âgées) et faire ainsi pression sur les gens.

Il n’est pas sans intérêt de remarquer en passant que les habitants de San Dionisio del Mar, alors qu’ils avaient une autre possibilité, ont choisi d’élire leurs autorités municipales parmi les représentants des partis politiques selon le mode de scrutin dit démocratique, ce qui dénote tout de même un certain amollissement, de mauvais augure, des usages communautaires et de la collectivité dans son ensemble. Pour l’instant, ils hésitent à faire le pas et à poursuivre le chemin de l’émancipation et de l’autonomie politique en s’appuyant par exemple sur l’assemblée des comuneros pour désigner leurs autorités responsables, à partir de différentes commissions, de la vie communale. S’arrêter ainsi à mi-parcours n’est pas sans danger et les menaces de la part du parti au pouvoir se font de plus en plus précises. Le président municipal déchu a porté plainte contre une vingtaine de personnes. Trois véhicules blancs sans plaque d’immatriculation avec des hommes en civil fortement armés ont pénétré dans le village pour porter au domicile des gens concernés les convocations devant le ministère public. Un autre véhicule du même type est passé le lendemain pour prendre la photo des leaders. Certains ont reçu des menaces de mort.

La population de San Dionisio del Mar éprouve des difficultés à rompre une bonne fois pour toute avec le paternalisme des partis politiques ; si le président municipal et sa clique sont du PRI, bien des leaders de l’opposition au projet de construction des tours sont du PRD ; la population se trouve assise entre deux chaises, position inconfortable, peu propice à une action concertée. Mais le Mexique et sa population ne sont pas sans nous réserver parfois des surprises. Face à ce nouveau colonialisme et au mépris affiché sans retenue vis-à-vis d’elle par les petits cadres de ces entreprises transnationales, la population pourrait bien avoir un sursaut d’orgueil et bouter hors de son territoire ces intrus. Déjà, ce mercredi 18 avril un groupe de pêcheurs, prévenus par les habitants d’Alvaro Obregón, s’était heurté aux employés de l’entreprise Preneal en train de prospecter les zones de manglares (mangroves) aux abords de la barre Santa Teresa. Devant l’attitude hautaine de ces employés qui agissaient comme s’ils se trouvaient en territoire conquis, les pêcheurs se sont vraiment mis en colère et les ont reconduits tambour battant hors de leur terre ; certains voulaient les ficeler comme ils font des iguanes qu’ils attrapent, sans doute pour mieux les manger.

Si, à première vue, ce sont les gens de San Dionisio del Mar qui se trouvent à la pointe du combat, le désastre écologique annoncé concerne pourtant toutes les populations, d’origine binniza (zapotèque) et ikoot (huave), qui vivent autour de la lagune : Chicapa de Castro, Unión Hidalgo, Juchitán, Santa Maria Xadani, Alvaro Obregón, San Pedro Huilotepec (Binnizas), Huazantlan del Rio, San Mateo del Mar, Santa Maria del Mar, San Francisco del Mar, Guamichil, San Dionisio del Mar (Ikoots). Pour le moment, la population de San Dionisio se sent un peu seule à défendre un bien, la lagune, commun à tous. Une mobilisation de tous ceux qui se trouveront affectés par la construction des éoliennes pourrait apporter, un second souffle, un souffle puissant, à une résistance jusqu’à présent bien trop fragmentée et isolée. Se fera-t-elle ?

Oaxaca, le 3 mai 2012,
Georges Lapierre

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