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SubVersiones Agencia Autónoma de Comunicación

Radio Ñomndaa : des paroles libres et vraies
en ces temps de contre-insurrection
(seconde partie)

lundi 17 septembre 2012, par SubVersiones

Guerrero, Mexique.

Autonomies indigènes versus caciquisme à la plaine des fleurs
(partie II)

« Il y a un État terroriste qui prétend taire les voix critiques, désarticuler et intimider les luttes. Ils veulent nous paralyser avec la peur, mais ils n’y arriveront pas. »

Discours du septième anniversaire de Radio Ñomndaa

Le Mexique est entré dans le XXIe siècle au milieu d’une guerre intestine. Une société et un État sont en train de pourrir de l’intérieur, dans le sang versé des trente-trois assassinats quotidiens, la moyenne nationale en 2011 (de 65 % en hausse, un des taux les plus élevés du continent [1]). Ses terrains privilégiés sont l’exploitation et le pillage, conséquences de cette forme historique du capitalisme appelée néolibéralisme. Le « nouvel ordre mondial » est un affront, voire une offensive contre la population appauvrie des villes et des vastes campagnes mexicaines. C’est une agression sans précédent perpétrée contre la nature. Le saccage des ressources naturelles provient de la privatisation des territoires indigènes et des concessions accordées à d’immenses multinationales.

La « modernité » capitaliste, dans laquelle on est censé entrer avec les maquiladoras, la réforme énergétique et l’accord de libre-échange nord-américain (Alena), est un laissez-passer pour la guerre dévastatrice en cours et l’élimination des formes de résistance collective. Ces dernières, au contraire, ressurgissent vigoureusement, comme en témoigne la tentative de consolider l’autogouvernement indigène amuzgo et une radio communautaire dans l’État du Guerrero.

Le Guerrero « moderne »
« Géographie de la violence » et extermination des peuples indiens

Le néolibéralisme a intensifié la violence, favorisé de vieilles inégalités et créé de nouvelles, accentué la pauvreté en zone rurale. Dans le Guerrero, il n’a pas détruit les caciquats. Il s’est appuyé sur eux, en a tiré parti, et s’en est pris aux ejidos et à la propriété communale en mettant en œuvre la réforme de l’article 27 de la Constitution, qui donne la priorité aux moyens et aux grands producteurs agricoles en mettant de côté les communautés indigènes. Le capitalisme (néolibéral) est l’autre facette, abominable, du caciquisme.

À la fin des années 1980, le plan de privatisation impulsé par Salinas [2] a eu des répliques dans le Guerrero à cause de l’ex-gouverneur raté José Francisco Ruiz Massieu. Appartenant au cercle intime de la famille Salinas de Gortari, Ruiz affirma que le développement touristique et les maquiladoras seraient les nouveaux piliers de l’économie du Guerrero [3]. En même temps que furent supprimées les aides et les entreprises publiques, les banques de crédit et l’attirail mis en place sous Echeverría pour neutraliser la guérilla, les paysans et les peuples indigènes furent livrés au sort des « libertés de marché », où ils allaient être écrasés par l’ouverture aux importations et aux prix dits « réels » [4]. La « modernisation des campagnes » commença à menacer les territoires communaux.

C’est à cette époque que l’on enregistre une hausse considérable dans la production de stimulants, commerce qui jusqu’alors était aux mains des réseaux de caciques. Les champs prirent la couleur rosacée du coquelicot. C’est alors que beaucoup se mirent à rêver de l’impossible et des armes qu’ils pourraient acheter avec l’argent obtenu grâce au liquide laiteux qu’on extrait en râpant la gomme, le nouvel or blanc.

Des villages entiers étaient contraints de se vider pour laisser place à de vastes étendues de pavot. Les narcotrafiquants fournissaient les graines, le transport et les intrants chimiques. De nombreux paysans entrèrent dans l’équation « violence - production de gomme et de pavot - violence élevée à la puissance N », faisant émerger de nouvelles familles et des caciques puissants avec des connexions politiques [5].

Dans le Guerrero, où 13,75 % de la population est indigène [6], beaucoup de communautés et de régions paysannes ont commencé à se désintégrer et à disparaître lorsque leurs jeunes gens et leurs femmes migrèrent vers les plantations du Nord pour cueillir des tomates, ou décidèrent de se lancer dans le commerce du pavot. Sous Zedillo, Fox et Calderón [7], les chiffres de l’horreur s’amplifièrent, avec le même schéma de dérégulation du travail et la prise de pouvoir des élites financières et des entreprises liées au grand capital transnational.

Le Guerrero est le premier producteur de pavot au Mexique, faisant de ce pays le deuxième fournisseur mondial du principal intrant pour l’héroïne [8]. Pour beaucoup, il est préférable d’obtenir un revenu assuré par la vente de la goma que d’attendre un travail incertain, que le « président de l’emploi » avait promis lors de sa campagne en 2006.

En 2011, les cartels du Golfe et du Pacifique, la Famille Michoacana, les Zetas, les Beltrán Leyva et les Caballeros Templario se disputaient la place sur le grand marché commercial de la production et de la consommation de drogue que représente le Guerrero [9]. Depuis 2006, début de la guerre caldéroniste, les rues du Guerrero sont le théâtre des batailles les plus sordides du narcotrafic, qui se confondent avec les « erreurs » de la police et des militaires, qui laissent des dizaines de « victimes collatérales ». Comme résultat de cette guerre, rien qu’en 2011, plus de 880 personnes furent exécutées dans la région [10].

Les migrants indigènes du Guerrero quittent leurs terres pour chercher du travail dans le Nord.
(photographie : Centre de droits humains de la Montaña Tlachinollan)

Acapulco n’est plus le grand centre touristique qu’avait conçu Salinas, et les morts criblés de balles et/ou brutalement torturés arrivent en morceaux à la morgue de Chilpancingo. La capitale en elle-même est devenue une fosse commune, un champ de bataille, le lieu rêvé pour les bandes de ravisseurs et de narcos. On ne distingue plus les frontières entre la violence étatique et celle du narcotrafic. Il s’agit d’un puzzle de noms, de postes officiels et de liens que presque personne ne peut démêler, ou plutôt, que très peu s’attellent à démêler et à rendre visible [11].

Selon un journaliste du Jalisco, tout cela représente une « géographie de la violence », à laquelle s’ajoutent la paramilitarisation et la militarisation à l’œuvre dans les zones rurales, où les chiffres rouges s’emballent avec ceux de la hausse de la migration et de la pauvreté extrême. Ces phénomènes sont les nouvelles formes de contre-insurrection.

En 1997, quand les centres de défense des droits humains ont commencé à s’organiser dans la région de la Montaña et de la Costa Chica, la violence, qui y était déjà très présente dans les années 1970, avait incroyablement augmenté dans des municipios comme Tlacoachistlahuaca, à forte population amuzga [12]. Les femmes indigènes peuvent témoigner des nombreuses agressions des militaires, mais la vérité a été dévoilée pour seulement deux cas similaires, ceux de Valentina Rosendo et Inés Fernández. Des accusations ont été établies, les soldats sont passés en jugement. Dans leurs manuels d’entraînement, le viol figurait comme une méthode de torture [13].

Des communautés entières ont été déplacées par le crime organisé et les paysans écologistes tombent les uns après les autres aux mains de commandos armés, de policiers et de fédéraux [14]. Des villages entiers sont mis au ban, désarmés face aux armes de gros calibre des troupes fédérales, face à l’impunité et au silence officiels. L’armée justifie ses rondes dans les communautés par la prétendue présence de la guérilla (l’EPR, l’Armée populaire révolutionnaire) et du narcotrafic [15]. Mais, en général, elle harcèle les villages connus pour leur organisation indigène ou paysanne en résistance.

Le massacre d’El Charco en 1998, dans lequel onze Tlapanèques mixtèques furent mitraillés par l’armée, et la stérilisation forcée subie par des membres de cette même communauté indigène, partie intégrante du plan du secrétariat à la Santé en 1999 (les deux faits ayant eu lieu sous le premier gouvernement d’Ángel Aguirre [16]), sont les preuves les plus éclatantes de la manière dont s’impose la « modernité » sur des peuples indigènes : une nouvelle colonisation raciste, une nouvelle guerre par le biais de plusieurs moyens et dont l’ultime finalité est l’extermination.

La destruction s’exerce en parallèle des plans d’exploitation, du « développement » et du saccage à grande échelle. Sous les gouvernements de Ruiz Massieu, Alcócer Figueroa et Zeferino Torreblanca, les choses n’ont pas évolué pour les peuples indiens et paysans. Tous ces gouverneurs ont mis à exécution des projets hydroélectriques et ont accordé des concessions forestières ayant sérieusement affecté les communautés [17]. La même chose a lieu avec les ressources minéralogiques de la région de la Montaña, où se trouve la Police communautaire.

La réplique du salinisme dans le Guerrero a été favorisée par les vieux réseaux de pactes, les politiques de profit et le caciquisme. La violence ne s’est pas arrêtée dans les municipios, elle est seulement dissimulée et exercée par les caciques, petits comme grands. Certains phénomènes ne font que se transformer pour ne pas changer.

L’autogouvernement pensé en amuzgo

La reconstruction sociale, les issues de secours du néolibéralisme et du génocide qui se profilent ne peuvent être pensées que par la société qui en prend l’initiative. Les habitants de Xochistlahuaca l’ont compris. Ils subissent quotidiennement la violence exacerbée, mise en œuvre par les caciquats et les différents niveaux de gouvernement. Par conséquent, ils ont décidé de s’organiser pour faire face aux problèmes qu’ils ont identifiés dans leur municipio. Certains pensèrent qu’avec la défaite du PRI aux dernières élections, les caciquats rattachés à ce parti s’affaibliraient. Mais apparemment, ça n’a pas été le cas à Xochistlahuaca.

Le peuple nanncue ñomndaa est fort d’une tradition de lutte qui s’inscrit dans la lutte nationale des peuples indigènes [18]. Comme le soulignait le chercheur Miguel Ávila, Xochistlahuaca est confronté depuis plusieurs décennies au despotisme des caciques. Dans les années 1970, Xochistlahuaca s’est battu contre le puissant cacique Rufino Añorve à Ometepec, de descendance espagnole et affilié au PRI [19]. Depuis l’an 2000, la lutte s’est concentrée autour d’un « néocaciquisme » incarné par Aceadeth Rocha Ramírez (connue comme « Chade » ou « la Louve »). Selon Ávila, elle serait passée par les « hautes sphères » du priisme, étant une proche des Ruiz Massieu et de Beatriz Paredes, qui la soutinrent lorsqu’elle occupait des postes importants et quand elle se rendit à l’étranger au titre de représentante indigène.

Le pouvoir qu’elle exerçait dans les instances de l’État n’a fait qu’augmenter avec celui qu’elle a en tant que cacique. Elle n’obéit à aucun mandat de la communauté, elle n’y réside pas et sa relation avec celle-ci est purement fondée sur le profit, comme c’est souvent le cas dans d’autres caciquats. David Valtierra affirme :

« Actuellement, la femme qui est cacique, non seulement du municipio mais aussi de la région (…), ne fait que détruire l’organisation communautaire, bafouer nos us et coutume, ce qui a vraiment brisé la cohésion sociale (…). En ce moment, dans chaque communauté il y a deux types d’autorité : l’autorité officielle, reconnue par les institutions, par la cacique, et l’autorité nommée par le peuple en assemblée, qui n’a pas de reconnaissance officielle mais toute sa légitimité (…). Nous sommes divisés à cause du système d’imposition. Dans ce pays, les peuples indigènes ne sont toujours pas reconnus comme sujets de droit. Ça a occasionné un énorme problème, parce qu’on a utilisé ce manque de reconnaissance pour ignorer nos formes propres d’organisation, pour nous diviser et nous faire nous confronter, et la cacique profite de tout ça. »

Il ne fait aucun doute pour les compagnons, que Rocha tire des bénéfices de l’exploitation de ressources telles que le gravier et le sable des rivières de la région : « Elle pille les ressources naturelles, par exemple, c’est elle qui détient la plus grande entreprise de bâtiment parce qu’elle extrait le gravier et le sable des rivières et des ruisseaux. Elle les extrait et les utilise pour les travaux des routes. C’est un commerce qui marche car elle représente l’autorité. Elle vient prendre ce qui est au peuple, et sous couvert d’un programme, elle fait construire des routes. Cette entreprise lui appartient, elle est à son fils, donc elle s’enrichit à partir de toutes ces manœuvres. »

Elle gère aussi les programmes fédéraux : « Un autre programme fédéral, le Piso firme (“pour un sol résistant”) mis en place pour que les gens fassent construire en béton, lui profite. Comme c’est elle qui vend le béton, alors c’est à elle qu’on achète. Elle vend le gravier et ce sont ses employés qui font le travail, tout est un commerce pour elle. À partir de là, elle a gagné un pouvoir économique impressionnant, c’est pour ça qu’elle a de l’influence sur les décisions des juges. »

Les abus de la cacique durant son mandat, notamment sa tentative d’imposer des autorités en ignorant les commissaires municipaux que le peuple avait proposés, débouchèrent en 2001 sur des mobilisations et des affrontements entre les partisans de Rocha et un front de personnes opposées à la division qu’elle provoquait dans les communautés.

Assez de répression par la cacique !
(photographie : Radio Ñomndaa)

Ces dernières occupèrent la mairie en réclamant le départ de « Chade » de la présidence municipale, mais furent violemment délogées par la bande adverse. Beaucoup de gens furent violentés et une personne perdit un œil. Plusieurs personnes se rappellent que les groupes de sympathisants de Rocha étaient « des paramilitaires du village de Guadalupe Victoria » déguisés en paysans, c’est pourquoi la colère communautaire grandit. Par la suite fut crée le Front civique indigène de Xochistlahuaca (FCIX), avec une large participation des femmes, particulièrement des artisanes, qui exigèrent le départ définitif de la présidente. Après une autre occupation de la mairie en mars de la même année, et plusieurs mobilisations à Chilpancingo, la présidence fut assurée temporairement par Aquiles Polanco Añórve. Le Front se divisa en raison d’intérêts divergents pour les partis (certains décidèrent de miser sur le PRD, d’autres sur le PAN). Le cousin de Rocha triompha aux élections municipales de 2002, puis celle-ci regagna finalement son poste de présidente municipale après avoir été élue à la Chambre des députés.

Cependant, avant ces élections, plusieurs membres du Front civique qui partageaient les positions du mouvement zapatiste pointèrent que la politique devait sortir du cadre des partis, ou plutôt s’exercer à partir d’un autogouvernement indigène. Cette proposition suscita le soutien de plusieurs communautés. C’est ainsi que démarra un mouvement à l’intérieur des communautés pour récupérer les autorités traditionnelles, avec la volonté d’impulser l’autogouvernement avant que le candidat d’un quelconque parti remporte les élections.

Déjà, depuis 1998, plusieurs personnes avaient commencé un rapprochement avec les autorités traditionnelles, voyant que la voie électorale n’était pas opérante face au pouvoir du PRI. L’alternative d’une organisation autonome se présenta comme une expérience effective, pensée avec les membres des ejidos et les principales de certaines communautés.

Au vu des problèmes qui duraient depuis l’an 2000, le 20 novembre 2002 fut finalement instauré un municipio autonome régi en accord avec les us et coutumes, et dans lequel les autorités traditionnelles auraient pour tâche d’« obéir au peuple et non de se servir de lui ».

Le document par lequel ils déclarèrent la restitution des autorités traditionnelles à Suljaa’ mettait en avant la récupération de formes propres de gouvernement, un projet politique qui affirmait catégoriquement « nous reprenons maintenant notre chemin » :

« Nous, habitants du municipio de Suljaa’ (Xochistlahuaca), État du Guerrero, établissons un gouvernement municipal en accord avec le droit coutumier et avec la culture du peuple nanncue ñomndaa. (…) Nous rétablissons nos formes traditionnelles de gouvernement, violées depuis longtemps par l’État mexicain qui depuis des années a imposé le système des partis à notre peuple, et étant donné que cette manière de faire de la politique n’a aucunement servi au développement de notre peuple. Au contraire, elle a contribué à la formation des gouvernements corrompus, tyranniques, imposés d’en haut par les puissants, ceux-ci n’ayant fait qu’empirer la situation difficile des habitants indigènes du municipio » [20].

Cette déclaration dénonça également l’intimidation, la violence et les actes arbitraires de la cacique, les agressions ayant conduit à la mort de certains membres de la communauté, ainsi que la complicité entre Rocha et des autorités du gouvernement d’État.

Le travail mené avec les autorités traditionnelles pendant près de trois ans fut ardu et difficile, parce qu’elles ne disposaient pas de financement de l’État. La pisciculture, la bibliothèque et la radio communautaire firent leurs premiers pas. Un représentant fut nommé pour protéger les terres de la communauté et veiller sur les questions agraires. Genaro Cruz Apóstol fut choisi pour accomplir cette mission.

D’autres idées ne purent se concrétiser car le gouvernement autonome, en voie de consolidation, fut attaqué par les instances de l’État, les partis politiques et le pouvoir de la cacique qui commencèrent à se mobiliser contre l’initiative communautaire indépendante [21]. En 2007, Rocha alla jusqu’à refuser de reconnaître les autorités indigènes. Du coup, même la communauté nahua El Carmen, dans le municipio de Xochistlahuaca, décida d’invoquer la convention internationale 169 de l’OIT pour nommer ses commissaires et ses topiles. Ceux qui revendiquèrent leur fonction communautaire furent soumis à un procès pour avoir commis le « délit » d’exercer leurs us et coutumes [22]. Le projet affectait sérieusement les espaces du pouvoir de l’actuelle cacique et de toute sa famille. De concours avec les instances judiciaires et étatiques, elle commença à harceler les initiateurs et initiatrices du Municipio autonome de Suljaa’. Aux élections de 2005, les partis (surtout le PRD) étaient parvenus à fissurer l’unité indigène.

Ceux et celles qui restèrent fermement opposés à la participation des partis furent soumis à des processus judiciaires, notamment les autorités du commissariat ejidal qui faisaient partie du gouvernement indigène. L’État montra son vrai visage. Genaro Cruz Apóstol fut emprisonné et accusé de « privation de liberté » alors qu’il tentait d’empêcher la vente des terres communales [23]. Plusieurs autres autorités autonomes et des fondateurs de Radio Ñomndaa furent constamment persécutés, emprisonnés et menacés par les pouvoirs locaux. Cependant, la possibilité toujours existante de fortifier un autogouvernement autonome n’a jamais été abandonnée.

La main noire de l’État a aussi saboté le projet en retirant le registre civil de Xochistlahuaca. Le gouvernement traditionnel, en conséquence, affirma la première année : « Cet acte signifie que, pour le gouvernement, un peuple qui décide de suivre son propre chemin ne mérite même pas que l’on reconnaisse ses nouveau-nés et ses morts. Néanmoins, nous sommes toujours debout et en résistance, et c’est motif de fête » [24].

Résistance et construction

Des années auparavant, David Valtierra s’en était allé à la fourmilière qu’est la Ville monstre (Mexico) pour faire des études supérieures qui n’existaient pas à Xochis. Il arriva en pleine réalité urbaine et à l’UNAM (Université nationale autonome du Mexique). Loin de son village, il apprit à davantage l’aimer, c’est pourquoi il y retourna :

« Ce qu’on vit quand on est enfant, et ce qu’on vit en ville, ça pousse à retourner dans son village natal et à y faire quelque chose. Lorsque j’ai terminé l’université, je suis tout de suite revenu parce que, ici, il y a beaucoup à faire. D’un côté, c’est un travail qui a à voir avec la résistance et, d’un autre côté, avec la construction, en se forgeant une conscience de ce que signifie notre histoire, de ce que signifie la lutte de nos grands-parents, une conscience qu’il y a toujours d’autres alternatives au capitalisme. »

David et Romelia Ibarra (également collaboratrice à la radio) affirment que le processus mené depuis 2002 consiste à penser et à entreprendre une forme de gouvernement indigène à l’intérieur d’un chemin sinueux pour exercer ses propres pratiques politiques, ignorées de manière systématique durant des décennies par l’ensemble des instances de l’État. David ajoute qu’il s’agit aussi d’« organiser notre propre éducation, notre communication, notre système de santé : ce sont tous les aspects de la vie qu’il faut reconsidérer » [25].

Peut-être les anciens n’appelaient-ils pas cela l’autonomie indigène, mais le terme a commencé à circuler à partir du soulèvement zapatiste, en 1994.

« Nous nous sommes retrouvés avec des gens qui ne parlaient pas d’autonomie, mais qui l’avaient pourtant vécue. Il s’agissait des principales, à qui jusqu’alors personne n’avait imposé quoi que ce soit : tout faisait l’objet d’une décision publique. Nous avons commencé à travailler avec eux pour reconstruire le gouvernement traditionnel et c’est là que nous avons senti la nécessité de parler entre villages, entre communautés, car nous sommes tous divisés : “tu appartiens à un autre municipio”, “tu viens d’un autre ejido”, “tu viens d’une autre communauté, d’un autre État”, peut-on parfois entendre. En réalité, nous sommes un seul et même peuple, lié par une histoire commune de répression, de discrimination, mais surtout de lutte, de résistance, d’identité. C’est pourquoi la radio offrait la possibilité de commencer à échanger et à mieux nous comprendre. Nous avons donc impulsé la radio communautaire, avec notre langue ñomndaa, qui est “la parole de l’eau”. »

Le chemin est long et escarpé car l’autonomie n’est pas un « modèle » que l’on peut copier ou réaliser. Il s’agit plutôt d’un exercice politique qui cherche une alternative à l’intérieur d’un chemin, dans des conditions déterminées et très contradictoires. Mais il n’y a pas d’autre choix lorsqu’on se trouve au cœur même de la violence, qui provient de multiples facteurs et est dissimulée (et engendrée) par tant de réseaux de pouvoir. Lorsqu’on est face, aussi, à un État à mille têtes, qui a des centaines de griffes et des millions de dollars pour financer les forces de sécurité, et les traditionnels « programmes de développement rural » qui font partie intégrante de la stratégie de contre-insurrection.

Radio Ñomndaa : résistance et construction.
(photographie : Prometeo Lucero)

La radio était et demeure un volet de toutes ces tentatives pour construire ce chemin, pour revendiquer et planifier un projet d’autonomie qui traverse diverses expériences. Elle est apparue grâce aux efforts pour soutenir un gouvernement indigène ne disposant d’aucunes ressources d’État et, malgré les obstacles, elle s’est consolidée comme un espace de référence qui depuis sa création se dédie à transmettre, dans sa propre langue, des paroles libres qui naissent de tous ces processus de lutte.

Si certaines et certains envoient des réserves, de l’argent et des promesses électorales, des offres pour « remettre les compteurs à zéro », d’autres luttent pour échapper à cette logique en partant du fait que la liberté, la justice et la dignité, pensées à partir d’un vrai autogouvernement indigène, ne sont remplaçables pour rien au monde.

C’est la raison pour laquelle Radio Ñomndaa est une cible visible et immédiate dans la guerre de haute et basse intensité que les différents niveaux de gouvernement, avec l’appui des groupes de pouvoirs régionaux, déchaînent contre elle par tous les moyens.

Traduit par Anna Touati.

Agencia Autónoma de Comunicación SubVersiones
31 janvier 2012.

Radio Ñomndaa : des paroles libres et vraies (première partie)

Parole de l’eau

La Palabra del agua
L’aventure d’une radio libre dans les montagnes du Guerrero

(livre accompagné du film) éditions CMDE, Toulouse, 2012,
collection « À l’ombre du maguey »

Notes

[1El Universal, 7 octobre 2011.

[2Carlos Salinas de Gortari, du Parti révolutionnaire institutionnel, (élu frauduleusement) président du Mexique de 1988 à 1994, négocia et signa avec les États-Unis et le Canada l’accord de libre-échange nord-américain (note de « la voie du jaguar »).

[3Bartra, Armando (comp.), Crónicas del Sur. Utopías campesinas en Guerrero, Era, Mexico, 2000.

[4Ibid.

[5Bartra, Armando, op. cit. ; Barrera, Abel, « Guerrero : pobreza, cacicazgos y narcoviolencia », revue Contralínea, 15 juin 2008, année VII, n° 104 ; Ocampo, Sergio, « Narcos optimizan sus cultivos en las costas », La Jornada.

[6Flores, José, et Méndez, Alfredo, « Las luchas indias, sus intelectuales y la Universidad Intercultural de los Pueblos del Sur (México) », in revue Osal, année VIII, n° 23, Argentine, avril 2008.

[7Zedillo (du PRI), de 1994 à 2000, Fox (du Parti d’action nationale, PAN), de 2000 à 2006, et Calderón (du PAN), de 2006 à 2012, sont les trois derniers présidents du Mexique (note de « la voie du jaguar »).

[9Flores, Ezequiel, et Dávila, Patricia, « Guerrero, desquiciado », in revue Proceso, n° 1825, Mexico, 23 octobre 2011.

[10Parmi les morts figurent aussi des candidats au gouvernement de l’État du Guerrero au début de l’année (Flores, Ezequiel, « Guerrero : rivalidad de cárteles deja 880 muertes en 2011 », 26 décembre 2011, revue Proceso. El Universal, « “Guerra” narco deja más de mil muertos », 1er juillet 2006, et Flores Ezequiel, « En Guerrero, la política sabe a sangre », in revue Proceso, n° 1785, Mexico, 16 janvier 2011.

[11Cristian Hernández, « El Cris », est un leader narco, fils d’« El Chaky », ancien policier qui participa à la « guerre sale » dans les années 1970, répondant directement aux ordres du gouverneur de cette époque, Rubén Figueroa Figueroa. Certains chefs de tueurs à gages et d’assassins sont connus pour leurs liens présumés avec les réseaux de pouvoir du gouvernement actuel (Flores, Ezequiel, et Dávila, Patricia, op. cit.).

[12Gasparello, Giovana, « Policía comunitaria en Guerrero, investigación y autonomía », in Política y Cultura, n° 32, UAM Xochimilco, 2009, pp. 61 à 78.

[14Ackerman, John, « Guerrero : justicia hipotecada », revue Proceso, 1er mars 2009.

[15L’Armée populaire révolutionnaire est apparue publiquement comme guérilla en 1996, un an après le massacre d’Aguas Blancas de 1995, dans lequel la police judiciaire de l’État du Guerrero assassina dix-sept paysans à Coyuca de Benitez, comme stratégie d’intimidation contre l’Organisation paysanne de la Sierra du Sud.

[16Le massacre d’El Charco (Ligue mexicaine des droits humains, Limeddh). « El caso de los esterilizados, una historia de negativas oficiales » (La Jornada Guerrero, 24 janvier 2008). La esterilización forzada de indígenas a través de engaño no es un hecho aislado : Falaces los argumentos de la Secretaría de Salud que figura en la página de la Coordinación General del Programa de Equidad de Género del Poder Judicial de la Nación.

[17Le premier projet d’envergure planifié à cette époque est le barrage de San Juan Tetelcingo, annulé grâce à une grande mobilisation du peuple nahua en 1990 ; le deuxième projet réside dans les concessions du bois à l’immense multinationale Boise Cascade en 1995 ; le troisième est le barrage de La Parota.

[18Ces luttes se sont manifestées à travers différentes formes de résistance et de recherche d’indépendance, comme le Conseil suprême amuzgo de Xochistlahuaca, la participation du peuple amuzgo à la Coordination nationale du Plan d’Ayala et au Conseil du Guerrero Cinq Cents Ans de résistance indigène, puis la formation du mouvement appelé « Rancho Nuevo de la Democracia ».
À ce sujet on peut lire : Sarmiento Silva, Sergio, et al., Movimientos indígenas y conflictos sociales, programme universitaire Mexique nation multiculturelle UNAM et secrétariat des Affaires indigènes du gouvernement de l’État du Guerrero, Mexique, 2009.
Bartra, Armando, et Otero, Gerardo, « Movimientos indigenas campesinos en México : la lucha por la tierra, la autonomía y la democracia », in Moyo, Sam et Yeros, Paris (Coords.), Recuperando la tierra. El resurgimiento de movimientos rurales en África, Asia y América Latina, CLACSO, Buenos Aires, 2008.

[19Ávila, Miguel Ángel, « Las vicisitudes del movimiento indígena », in Estado del desarrollo económico y social de los pueblos indígenas de Guerrero », programme universitaire Mexique nation multiculturelle UNAM et secrétariat des Affaires indigènes du gouvernement de l’État du Guerrero, Mexique, 2009.

[20Discours du peuple indigène amuzgo : le peuple indigène amuzgo du Guerrero rétablit l’autogouvernement, Municipio de Suljaa’ (Xochistlahuaca), Guerrero, Mexique, 1er décembre 2002.

[21Gutiérrez Ávila, Miguel Angel, « Las vicisitudes del movimiento indígena », in Estado del desarrollo económico y social de los pueblos indígenas de Guerrero, programme universitaire Mexique nation multiculturelle UNAM et secrétariat des Affaires indigènes du gouvernement de l’État du Guerrero, Mexique, 2009.

[22El Sur, « Exculpan a siete indigenas de Xochistlahuaca acusados de ejercer sus usos y costumbres », 15 septembre 2006.

[23Clajadep, « Exigen indígenas amuzgos cesar la represión contra municipio autónomo », 22 juillet 2004.

[24Déclaration de Suljaa’, 20 novembre 2003.

[25Gasparello et Quintana (comps.), Otras Geografías. Experiencias de autonomías indígenas en México, Redes Tejiendo la Utopía, Mexico, 2010.

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