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Québec, dans l’œil du cyclone

témoignages de libertaires

lundi 30 avril 2001

On a beaucoup écrit depuis la « bataille de Québec » sur l’incroyable solidarité et l’esprit d’entraide manifesté par les résident·e·s du centre-ville. D’où ça venait, tout ça ? Voici quelques réflexions sur l’expérience de deux militants libertaires implantés localement à Québec.

« If I can’t dance, I don’t want your revolution. »
Emma Goldman

Québec, 20 avril 2001, en milieu d’après-midi sur la rue Saint-Jean. La scène est surréaliste : pendant qu’au nord et au sud de la rue les combats font rage avec l’antiémeute, ici, il y a une équipe de clowns du Collectif Ludik qui vient de commencer à pitcher deux tonnes de rouleaux de papier de toilette par-dessus la clôture. Le but ? Permettre à ces messieurs du Sommet de ramasser toute la merde qu’ils vont faire avec leur ZLEA (Zone de libre-échange des Amériques). Un peu plus loin, il y a des gens qui redécorent la rue à la craie ; encore plus loin, des maquilleuses-militantes (désolé, on a pas trouvé de maquilleurs-militants) qui font le bonheur des petits mousses du quartier et, à ce moment précis, trois concerts live ont lieu sur la rue. Devant le presbytère, il y a un infoshop. Au bout de la rue un kiosque de bouffe. Et partout, du monde, plein de monde, toute sorte de monde. Des gens du quartier, des enfants, des touristes nouveau genre de l’antiglobalisation, des « combattant·e·s » qui viennent se reposer, le masque à gaz remonté sur le haut de la tête comme font les pitounnes avec leurs lunettes fumées. En fait, c’est noir de monde dans notre « zone verte ». Il n’y a que la Fête du Faubourg, en juillet, pour rivaliser de popularité avec cette atmosphère de fête (l’aspect combatif et révolutionnaire en moins...).

Il paraît que « la révolution sera comme une immense fête sans fin » et, pour peu, on commencerait à y croire. Au fur et à mesure que l’après-midi se déroule, le décors change. Les gens du quartier passent de plus en plus nombreux de spectateurs-sympathiques à acteurs et actrices de soutien puis, pour beaucoup, à protagonistes actif (mais pas activiste !). La jonction entre militant·e·s et résident·e·s a eu lieu, ce qui fera écrire à plusieurs que Québec a plus ressemblé à un soulèvement populaire qu’à une manif (ou à un conflit de classe, si vous préférez). Certains mettent leurs colonnes de son à la fenêtre. D’autres sortent les boyaux d’arrosage verts et arrosent la rue en permanence. Ils sont des centaines à lâcher leurs TV, une fois n’est pas coutume, pour aller directement aux barricades et faire le party. La ville devient une immense zone grise ou les frontières des rôles préfabriqués tombent dans la fureur des événements. D’ailleurs, les flics ne s’y trompent pas, ils gazent et tirent sur tout ce qui bouge, sans distinction, accélérant le processus de radicalisation. Pourtant, l’atmosphère, même dans les pires moment de la fin-de-semaine, ne changera pas. L’esprit festif, même quand il s’agit de faire tomber le mur au cimetière Saint-Mattews, ne quittera jamais les lieux. Pour reprendre les mots que disaient, paraît-il, Emma Goldman... On a peut-être pas fait la révolution, mais on a dansé en masse. Au son des tambours et des musiques de résistance du monde entier. Le Carnaval de résistance au capitalisme fut incontestablement une réussite.

D’ailleurs, l’idée même de Carnaval de résistance explique pour beaucoup le succès de la « bataille de Québec ». Les pauvres d’ici et d’ailleurs sont de moins en moins nombreux et nombreuses à répondre aux cloches de Pavlov du militantisme triste et spécialisé. Québec n’aurait été qu’une parade syndicale ou une immense action directe non violente que l’impact et la participation populaire aurait été beaucoup moins élevée. Nul n’a besoin de formation, ni même d’être « politisé » selon les normes, pour participer à un Carnaval de résistance. Simplement d’avoir envie de faire la fête et de se battre. Et l’envie de faire la fête et de se battre, les pauvres du monde entiers l’ont. Intuition géniale que de niquer le Sommet en organisant une immense fête de la révolte, ça marchera peut-être pas toujours, mais ça a très certainement marché à Québec. Un morceau de robot pour la CLAC (Convergence des luttes anticapitalistes) et le CASA (Comité d’accueil du Sommet des Amériques).

Québec : un village (global ? !)

Les journées d’actions de Londres, Seattle et Prague se présentaient elles aussi comme des carnavals et des festivals de résistance et pourtant, de ce qu’on en sait, elles n’ont jamais réussi à susciter une aussi large participation locale. Londres, Seattle et Prague ont elles aussi été des fêtes, mais des fêtes de militant·e·s, des fêtes de révolutionnaires. Quelle est la différence à Québec ?

De un, les actions de Londres et Seattle ont eu lieu dans des endroits morts et désertés, des centres-villes qui ressemblent plus à des centre d’achats à ciel ouvert qu’à des quartiers habités. Québec, à côté de Londres et de Seattle, c’est un village... habité. Ce qui de prime abord était une faiblesse – la petitesse du réseau militant étant donné la petitesse de la ville – s’est révélé une force. Le Centre des congrès et les grands hôtels de Québec sont entourés de quartiers qu’on peut encore dire « populaires » où tout le monde se connaît et où de nombreux militant·e·s ont une réelle implantation locale. C’est aussi là la principale différence avec Prague, qui est aussi une ville habitée, mais où les militant·e·s anticapitalistes, après cinquante ans de fascisme rouge et dix ans de libéralisme sauvage, n’ont pas encore d’implantation locale. Le travail préalable des réseaux militants locaux est donc, selon nous, le deuxième élément expliquant le succès populaire de la « bataille de Québec ».

Pour nous, travailleurs et militant·e·s du Comité populaire Saint-Jean-Baptiste, même si l’information circulait déjà, qu’il y avait déjà eu pas mal de conférences et même si le CASA et OQP-2001 existaient déjà, la lutte contre le Sommet des Amériques a vraiment commencé en janvier. On ne parlera pas du nombre incalculable de conférences et de formations, des spectacles et des party bénéfices, des tracts et du 4-pages d’OQP dans Droit de parole. Pas que ce n’est pas important ou qu’on n’y ait pas participé (au contraire !), c’est juste que nous, on a plutôt abordé le Sommet par le biais des mesures de sécurité et que c’est à partir de l’enjeu du périmètre que nous avons réussi à élargir la lutte et à rejoindre le monde.

L’État, avec sa clôture et ses 6 000 flics, nous a beaucoup facilité la tâche. En effet, alors que, malheureusement, les enjeux de la ZLEA sont relativement abstraits pour la majorité des gens, la question de la clôture et du dérangement occasionné par la tenue même du Sommet s’est avérée un levier puissant. Tout d’un coup, c’est la « machine » de la mondialisation qui débarque directement dans la cour des gens pour venir crever leur bulle.

Au départ, la question du périmètre de sécurité (le fameux mur de la honte) ne semblait pas être un enjeu central pour la plupart des militant·e·s. Pourtant, c’était là le principal point de contact de monsieur et madame tout-le-monde avec le Sommet. En introduisant la question des droits et libertés dans le débat et en menant une campagne contre ce périmètre, la petite équipe rassemblée autour du Comité populaire (le Compop) a réussi à polariser le centre-ville. L’arrogance et la bêtise du pouvoir ont fait le reste.

La lutte contre les mesures de sécurité a fait sauter bien des barrières mentales (à défaut des clôtures Frost). Comme tout le centre-ville était touché, les militant·e·s ont décider de s’adresser à tout le centre-ville. Des dépliants d’information ont été tirés à 6 000 copies puis distribués de porte à porte et de main à main sur la rue. Peu à peu, les gens du quartier se sont joints à la campagne. Mais pendant longtemps, à part l’impact médiatique, nous ne pouvions savoir si on touchait vraiment les gens. Puis est venue la première assemblée publique sur la question : 150 personnes du quartier se sont déplacées, faut croire que l’enjeu était important. Ce soir-là, l’absence des gens du Sommet et de la police était éloquente... La semaine suivante, c’est 100 personnes qui se réunissaient en basse-ville. Le 17 mars, plus de 400 personnes, dont l’immense majorité étaient des résident·e·s du centre-ville, prenaient la rue pour participer à l’enterrement de leurs droits et libertés. La fin de semaine suivante, 300 résident·e·s en colère se rendaient à une deuxième assemblée d’information, organisée cette fois par le conseil de quartier. Ce qui est frappant dans cette campagne, c’est qu’à part deux ou trois groupes et le CASA elle fut désertée par les organisations habituelles du mouvement social. Il n’y avait que deux bannières de groupes durant la manif ! Et pourtant, le monde était là.

Lorsque est venu le moment de la pose concrète de la clôture, près d’un mois avant les événements, la balle était déjà lancée. Plus besoin d’agitation du Compop, les interventions et initiatives se sont multipliées d’elles-mêmes. De l’action directe contre la clôture (elle a été jetée à bas dans la nuit du 18 mars) aux graffitis et à la décoration avec des fleurs ou des ballons, les gens se sont spontanément emparés de l’enjeu. La clôture réelle a donc fini de polariser la population et a définitivement fait tomber la clôture psychologique entre manifestant·e·s et résidant·e·s, un mois avant le Sommet.

Vaincre la peur

Déjà, en février, la police avouait candidement n’avoir jamais rencontré autant d’oppositions et se payait une firme de relation publique. Début avril, la bataille de l’opinion publique étant pratiquement gagnée, ne restait plus qu’à trouver une manière de vaincre la peur et d’ouvrir un espace permettant à monsieur madame tout-le-monde de participer à la contestation. La réponse nous a été donnée spontanément par quelques résidant·e·s et commerçant·e·s du quartier Saint-Jean-Baptiste. En effet, ils ont été de plus en plus nombreux et nombreuses à venir trouver le Compop avec l’intention de s’impliquer. L’un d’eux nous à carrément posé la question : « où seront les manifestant·e·s du Compop ? », rajoutant, « me semble qu’on se sentirait plus safe, en famille sur Saint-Jean. »

C’est de cette façon que, pour les salariés et les militant·e·s du Compop, la dernière barrière mentale – celle délimitant ce qu’il est possible de faire comme groupe communautaire – est tombée. Puisqu’on s’était embarqué là-dedans et que les gens nous le demandait, pourquoi ne pas nous-mêmes organiser notre propre zone verte anticapitaliste ? C’est ce qu’on a fait, en moins de deux semaines !

L’événement ne s’est pas réalisé sans quelques compromis – probablement discutables – de notre part. D’abord, nous avons choisi de prévenir les flics du caractère « pacifique » de notre manif, histoire de tenter de leur expliquer la différence entre des gens qui écrivent des slogans libertaires sur la rue et un groupe terroriste. Ensuite, selon leur exigence, nous avons du organiser un pseudo-service d’ordre. Le mandat de ce dernier, par contre, était clair : aider, informer, nourrir et, surtout, protéger des flics les gens présents. Ces compromis étaient, pour nous, le prix à payer pour inviter en toute conscience la population de tout âge d’un quartier à manifester aussi près du périmètre. Il reste que ces concessions sont peu de chose en regard du résultat : la réponse des gens du quartier a été fantastique. Plusieurs musicien·ne·s se sont offert·e·s pour l’animation, des maquilleuses se sont pointées, des conteurs, des jongleurs, des commerçant·e·s ont offert leurs vitrines et leurs devantures. Bref, le monde a embarqué ! Nous avons aussi produit, en quatrième vitesse, un numéro spécial de notre journal. Seize pages sur le Sommet et la contestation expliquant ce qu’on jugeait essentiel : la répression, le Carnaval, le Black Bloc [1], le respect de la diversité de tactique, la perspective non réformiste, notre zone verte, etc. Le tout agrémenté d’un 4-pages du CASA. En moins d’une fin de semaine on en a distribué 9 000 dans toute la haute ville de Québec, à quelques jours du Sommet. Les organisations antiglobalisation ont fait le reste au cours de la semaine en distribuant à tout vent une quantité incroyable de papier, réussissant ainsi à contourner les médias de masse pour s’adresser directement aux gens.

Que reste-t-il de nos amours ?

Le Sommet des Amériques a bousculé beaucoup de chose et éveillé plusieurs consciences. Qu’en restera-t-il ? Dur à dire. La solidarité, peut-être. C’est ce qu’on serait porté à croire. Par exemple, le 1er mai dernier, le CASA organisait une manifestation de solidarité avec les prisonniers et, en passant dans le quartier Saint-Jean-Baptiste, cette manif a doublé. Nous avions distribué 5 000 tracts les jours précédents... Si seulement les activistes ne retournent pas dans leurs ghettos militants, si seulement on ne s’entre-déchire pas trop, alors peut-être qu’il restera quelque chose de réellement constructif. L’avenir dira si le Sommet des Amériques aura été le témoin de l’émergence d’un pôle anticapitaliste ou simplement une brusque poussée de fièvre.

Les suites du Sommet

La poudre aux yeux

Ils sont venus, ils ont vu... et ils ont gazé. Tout un quartier. Pour énormément de résidant·e·s, le Sommet des Amériques est loin d’être fini. Ça a l’air con comme ça, mais les « gaz » lacrymogènes, ben ce n’est pas du gaz mais de la poudre. De la poudre qui laisse beaucoup de résidus (entre 10 et 15 %). Dans un quartier de vieux bâtiments comme Saint-Jean-Baptiste, la poudre de lacrymogène s’infiltre partout (dans la brique, le bois, les lattes des murs) et continue d’être active. Il y a des enfants qui ont des galles sur les mains à force de se gratter, des prescriptions de médicament à la cortisone pour soulager l’irritation persistante des yeux, de multiples problèmes respiratoires, etc. La lutte se poursuit donc pour faire décontaminer les maisons. Pour avoir des indemnités. Pour avoir une enquête publique. Le Sommet est fini, mais les gens n’ont pas fini d’être en crise.

Notes

[1Faut croire que cette entreprise de démystification du Black Bloc fut utile parce que non seulement les camarades n’ont jamais été inquiété·e·s durant leurs actions mais ils et elles ont été carrément accueilli·e·s par une ovation quand ils et elles sont entré·e·s dans Saint-Jean-Baptiste !

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