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Notes anthropologiques (I)

lundi 19 juin 2017, par Georges Lapierre

Avec l’extension de l’empire marchand sur toute la planète, l’étude de l’homme a pris une tout autre dimension. Les anthropologues se sont soudain confrontés à des êtres qu’ils pouvaient supposer, dans leur candeur, humains, mais qui avaient peu à voir avec l’homme qui leur était familier et qui avait constitué, jusqu’à présent, la matière de leurs travaux : l’homme occidental, christianisé et marchand (ou, si l’on veut, individualiste). En général cet homme est resté l’étalon, si je puis dire, de leur mesure et de leur comparaison, il l’est toujours, dans une sorte de réflexe mental, qui a peu à voir avec leur prétention affichée à faire de la science.

Ces anthropologues se sont trouvés en face d’une montagne de documents, d’études, de témoignages, de monographies, dans une sorte de débauche d’informations toutes neuves et parfois ahurissantes sur ce phénomène plein de surprises qu’est l’homme. Ils se sont alors livrés à des études comparatives pour tenter d’en saisir les points communs et la généralité. Incontestablement ces études comparatives ont apporté comme un souffle d’air, une ouverture sur la connaissance de l’homme ; ouverture que les anthropologues se sont empressés de fermer à double tour car elle risquait de fragiliser leurs certitudes et surtout leur modèle : l’homme contemporain, le fruit mûr et parfait, et en tout point remarquable, de l’histoire des civilisations, l’aboutissement admirable d’un obscur et lent processus civilisateur : l’anthropologue.

Je reviens donc à cette anthropologie de la comparaison, qui ne cherche pas à être une science de l’homme, dans le sens entendu du terme où le sujet, l’homme de science, serait l’homme contemporain (l’anthropologue d’aujourd’hui, dans le meilleur des cas disciple de Lévi-Strauss), et où l’objet de la science anthropologique ne serait justement pas l’anthropologue d’aujourd’hui mais cet autre, plein de mystère, qui n’appartient pas (ou qui n’appartient pas encore) à notre civilisation. Ce serait plutôt une science à rebrousse-poil, a contrapelo, de l’homme où ce qui était jusqu’alors objet, l’homme en tant qu’autre (avec ou sans majuscule), deviendrait sujet.

Mais sujet de quel monde ?

Dans « Esquisse d’une théorie générale de la magie », Marcel Mauss remarque que la forme tend à prédominer sur le fond, il note aussi que les incantations sont faites dans un langage spécial qui est le langage des dieux et des esprits. J’ajouterai que le formalisme, la forme plus que le fond, est le langage même des dieux et des esprits. La forme est ce qui est donné, le fond est seulement une improvisation à partir de ce qui est donné, des jeux de mots, des jeux entre les mots qui s’efforcent de se rapprocher de ce que nous aimerions considérer comme une vérité.

La forme créatrice de sens, qui, parce qu’elle est créatrice de sens, de tous les sens possibles, est le langage même des esprits et des dieux. En Malaisie, nous dit Marcel Mauss, c’est l’emploi du Bhásahantu, la langue des esprits, et chez les Eskimos de la langue des angekoks. La langue n’a plus besoin d’être comprise elle est seulement, la coquille, l’écorce, la forme qui contient tous les sens passés et à venir et de toutes les compréhensions possibles.

La société est déjà, en soi, un ensemble formel créateur de sens, une machinerie créatrice de sens, un langage. Mais c’est un langage réduit à son aspect formel, à sa syntaxe, à sa mise en rapport, à un ensemble de règles pratiques de vie en société qu’il s’agit de suivre, réduit à son formalisme. Et ce langage réduit à son formalisme est signifiant dans le sens même où il est créateur de sens, c’est l’acte pratique de communication. La pensée est là, dans ce formalisme qui débouche sur l’acte pratique de communication. Ensuite la pensée peut bien vivre et mourir, elle peut bien chercher à percer le mystère de son origine.

« L’Univers a signifié bien avant qu’on ne commence à savoir ce qu’il signifiait », écrit Claude Lévi-Strauss dans son introduction à l’œuvre de Marcel Mauss, seulement ce n’est pas l’univers qui a signifié bien avant que l’on commence à savoir ce qu’il signifiait, c’est la société et son formalisme, c’est elle qui apporte la pensée et qui fait que, d’un coup, nous entrons dans le monde du sens. Lévi-Strauss serait-il pris la main dans le sac, en flagrant délit d’animisme ? L’univers, le non-soi, serait-il une projection du soi ? Nous touchons là une question intéressante.

L’univers ne signifie rien en lui-même, ou alors il signifie tous les sens que l’homme veut bien y mettre en fonction de sa manière d’aborder le sujet, ce qui revient au même. L’univers est alors le miroir où une civilisation se contemple.

L’acte magique consiste à faire appel au spirituel, encore faut-il que les esprits nous entendent, ils ne nous entendront que si nous parlons leur langage, un langage qui contient tous les sens passés et à venir dans la mesure où il est ce qui crée le sens, où il est créateur de sens. Le rituel et son formalisme est un langage parlé, et entendu, dans le monde des esprits. Et le monde des esprits, comme il se doit, répond à cette sollicitation.

L’homme est un être social, cette sociabilité le définit tout entier et cette sociabilité est la réalité de la pensée ; et l’homme n’échappe pas à son sort ou à son infortune de se trouver ainsi l’être de la pensée, un être créé, modelé par le spirituel, connaissant toute la vanité du spirituel. Pourtant nous en sommes là, nous sommes dans le cocon de l’être avec, parfois, l’intuition d’un ailleurs qui nous frôle de son aile invisible et abyssale.

Nous n’échappons pas à la tyrannie du sens, nous ne vivons pas dans un univers, nous vivons dans un cosmos, la notion même d’univers, d’un monde purement physique, extérieur au monde de la pensée est née d’une organisation sociale bien définie. L’univers se trouve à l’intérieur d’un cosmos, l’extériorité à l’intérieur du soi, et le soi crée du sens à longueur de temps, et ce sens qu’il crée à longueur de temps lui revient toujours, c’est un perpétuel et inlassable travail sur lui-même, un perpétuel et inlassable retour sur lui-même. Nous sommes pris au piège de l’extériorité et cette extériorité nous hante, et nous n’arrivons pas à en terminer avec elle, à en finir une bonne fois pour toutes. Et nos scientifiques la poursuivent dans tous les sens, de l’infiniment grand à l’infiniment petit, et ils ne peuvent que créer toujours plus de marchandises : cette extériorité devenue si spirituelle, et qui continue à nous hanter !

D’autres civilisations ne se sont pas trouvées prises au piège de l’extériorité, leur rapport au soi, à l’être, à la pensée, au spirituel, à elles-mêmes est plus stable, elles peuvent se trouver confrontées à la mort de l’être sans angoisse, l’extériorité, une absence, ne vient pas hanter leur cosmos ou leur cosmogonie. Le cosmos, l’univers du sens, contient bien, en creux, son contraire, l’univers du non-sens, mais celui-ci ne vient pas hanter ni perturber l’univers du sens, il est cette autre face qui doit nécessairement exister : le chaos, la béance à l’intérieur de laquelle s’est érigé le cosmos, un monde signifiant, une société. Il y a tout de même une différence entre ces deux conceptions, l’une qui conçoit l’être à l’intérieur du non-être, comme une sorte d’excroissance vaine, et l’autre, la nôtre, qui conçoit le non-être à l’intérieur de l’être.

Le rapport qu’une société établit avec son environnement est signifiant, dans le sens où chaque société, chaque civilisation, construit son propre environnement en fonction de son mode d’appréhension de la réalité, intimement lié, lui, à son mode d’organisation sociale. Chaque société investit son environnement de sa propre pensée. L’environnement est seulement l’espace où se déploie sa pensée, en ce sens nous pouvons bien avancer que cet univers, pour reprendre le terme utilisé par Claude Lévi-Strauss, est signifiant et qu’il l’a toujours été pour n’importe quelle société ou civilisation. Le monde est signifiant comme la société est signifiante, il a signifié, ou il signifie, comme la société signifie. Le point de départ est le mode de réalisation de la pensée c’est-à-dire l’organisation sociale, la manière de se rapporter les uns aux autres. Dans une relation de sujet à sujets, le monde, l’univers, se trouve peuplé de sujets ; dans une relation de sujet à objets, nous peuplons le monde d’objets. L’univers, mais il serait plus juste de dire le cosmos ou le soi, lui-même est devenu objet.

L’environnement est investi par notre mode d’être. À partir du moment où une société a existé, l’univers est devenu significatif d’un seul coup [1] pour les hommes de cette dite société, comme la société fut de tout temps significative pour les hommes de ladite société. L’univers (le monde, notre environnement, l’espace) n’existe pas comme objet, comme pure extériorité, c’est nous qui le faisons exister comme objet, il n’existe pas non plus comme sujet, il est la béance, le chaos, le néant, la non-existence, le non-être, la surface miroitante des eaux primordiales, et c’est bien à l’intérieur de ce non-être que surgissent et s’actualisent, selon un certain mode, la pensée et l’être, donnant un sens, une signification à ce qui n’en a pas, à ce qui n’en a jamais eu.

Chaque civilisation est porteuse d’une cosmogonie qui lui est propre et cette cosmogonie renvoie toujours à elle-même, elle est comme le miroir de la civilisation en question. Le significatif, le sens, n’a pas d’autre fonction que de renvoyer à lui-même, à la conscience de soi, non le soi de l’individu isolé mais le soi de la société ou de la civilisation. Il ne débouche pas sur autre chose, il ricoche sans cesse. Le sens se suffit à lui-même. La pensée se suffit à elle-même, le spirituel se suffit à lui-même.

Le panorama se trouble quelque peu avec notre civilisation qui a placé le non-être au centre de l’être, comme élément fondamental de l’être, comme fondement de la vie sociale. Mais ce non-être n’est pas extérieur au soi, le croire n’est qu’une illusion. Penser que nous pouvons le connaître comme pure extériorité est une erreur ; ce que nous sommes amenés à connaître est toujours le soi, notre monde, qui contient en lui le non-soi. Nous atteignons les limites de la science quand l’observateur modifie inévitablement l’objet observé, mais ce n’est là qu’un exemple facile. L’univers que les hommes de science s’efforcent de connaître n’est que le soi posé comme objet de la connaissance, posé comme extériorité au soi, cela n’a pu se faire que parce que le non-être se trouve à l’intérieur du soi où il reçoit un contenu par le soi, et se contenu est l’asservissement, le non-soi est asservi au soi. Toujours. C’est exactement ce que nous faisons avec notre environnement : la science s’efforce de connaître ce qu’elle pose comme non-soi ou comme objet pour seulement l’asservir. Si nous considérons l’univers comme le soi posé comme objet, c’est-à-dire comme non-soi, nous sommes amenés à conclure que nous cherchons à connaître le soi posé comme non-soi pour mieux l’asservir au soi. C’est ce que nous pourrions appeler le paradoxe de notre civilisation. Seulement ce n’est pas un paradoxe, c’est une réalité, une réalité paradoxale, certes, mais réalité tout de même.

Et ce non-être, ce non-soi, nous revient, grâce à la connaissance que nous en avons, comme marchandise, comme extériorité enrobée de chocolat, enrobée de sens et de pensée, enrobée du sens et de la pensée du soi, enrobée de l’esprit ou de la spiritualité du soi. Le non-soi (qui est en réalité le soi posé comme non-soi) nous revient comme marchandise, comme objet flamboyant des lueurs du soi, auréolé des lueurs de la pensée, auréolé des choses de l’esprit. Ainsi nous peuplons le monde de marchandises, quand d’autres civilisations le peuplent de dieux, de déesses, d’esprits ou de diables.

Tout le travail obsessionnel des scientifiques, tout le travail obsessionnel de notre civilisation sur elle-même, aboutit bien à cette connaissance de soi, aboutit bien à cette révélation sur soi ; elle aboutit bien au sens, à la chose signifiée. Elle comble notre environnement de sens, elle transforme tout ce qui existe en extériorité saturée de sens, saturée de pensée. Elle transforme tout ce qui existe en marchandise et c’est bien à cela, à cette issue que tend toute l’activité scientifique : la marchandise se présente bien comme l’aboutissement, je dirai la consécration, du travail des hommes de science. Nous saisissons l’ambiguïté d’une telle situation : comment ce qui est posé comme objet, comment ce qui est au départ vide de sens, réduit à son extériorité, peut-il nous revenir tout chargé d’esprit ?

En faisant de l’extériorité, du non-être, du non-humain un élément du soi, un élément incontournable de l’humain, elle donne un sens, elle apporte de l’esprit à ce qui en est dépourvu au départ, à l’extériorité. Cependant, en donnant du sens au non-sens, elle place le sens hors de portée, elle le rend inaccessible alors même qu’il exerce sur l’être humain une fascination de tous les instants.

Le travail d’objectivation consiste à faire en sorte que ce qui fait partie du soi, ce qui se trouve assimilé par une société ou une civilisation, soit perçu comme étant extérieur au soi, comme ne faisant pas partie du soi. Il s’agit d’un simple acte mental, mais cette décision prise de saisir l’autre comme extérieur au soi est commandée par le souci de l’asservir. L’acte d’objectivation est commandé et soutenu par une volonté d’asservissement. Les deux propositions, objectivation et asservissement, ne peuvent être séparées, c’est une seule et même chose. On asservit toujours un non-soi. On asservit toujours ce qui est défini et posé comme objet. Tout acte d’objectivation est un acte d’asservissement. L’anthropologue est, pour la société occidentale, l’instrument de cette objectivation de l’autre et c’est la société occidentale, chrétienne et capitaliste qui asservit.

L’esclave une fois acheté sur les marchés de l’Occident ou de l’Orient (ou qu’il vienne de son propre gré, poussé par la nécessité) fait partie du soi, que nous le voulions ou non, qu’il le veuille ou non. L’acte d’achat (aujourd’hui, le salaire) est bien un acte d’appropriation et d’assimilation, l’esclave marchandise se trouve asservi au soi. Il ne peut être asservi que parce qu’il est perçu comme non-soi, comme n’appartenant pas au soi, comme extérieur au soi, comme objet. Cela alors même qu’il fait partie du soi.

Ce processus d’asservissement n’est pas inné, il est le résultat d’un ensemble de circonstances qui a conduit une société à adopter cette attitude ou manière d’être pour en faire le principe moteur de son développement. En général, les anthropologues en tirent orgueil et y voient un progrès de l’humanité, le résultat heureux d’un long processus historique. Mais ne soyons pas dupes ! En fin de compte, on asservit toujours une part du soi, ou une part de soi.

L’asservissement des animaux a-t-il précédé celui des hommes ? Je ne le pense pas. Les hommes se trouvaient déjà dans un processus d’assujettissement quand ils ont eu l’idée d’asservir les animaux. Il serait d’un grand intérêt anthropologique de préciser ce phénomène. À partir de quel moment s’est-il manifesté ? Quelle était alors l’organisation sociale qui prévalait ? L’idée d’asservir son prochain est si contraire à l’humain [2] qu’il a bien fallu un ensemble de circonstances pour qu’elle finisse par émerger dans son cerveau. À mon sens, cette idée est venue aux hommes à partir du moment où ils ont connu un rapport d’assujettissement ou de subordination. Ce n’était pas encore l’asservissement que nous connaissons, l’autre n’était pas encore réduit à l’état d’objet ou d’esclave, mais il y avait de ça, il y avait surtout pour une partie de la société l’acceptation de se trouver dans la position d’être dominé dans un rapport dominant/dominé.

La formation et la naissance des États avec l’ascendant d’un peuple sur un autre a sans doute constitué un moment important d’un processus qui peu à peu allait dériver vers l’asservissement des uns par les autres, par ceux qui avaient confisqué la pensée de l’activité sociale dans son ensemble. Ce n’était pas encore de l’asservissement tel que nous le connaissons, le peuple dominé gardait ses prérogatives, ses dieux, ses déesses, ses prêtres, son organisation sociale, il se trouvait plutôt dans un rapport de subordination et de complémentarité avec le peuple dominant. Mais le ver était dans le fruit.

À quel moment l’idée allait-elle germer ? La mise au travail, ou au labour des bœufs ou autres animaux de trait nous fournirait sans aucun doute un indice précieux. À mon avis, elle va se faire jour au cours du lent processus qui conduit à la formation d’un État, c’est-à-dire d’un pouvoir séparé au sein d’une société élargie reposant sur l’ascendant d’un peuple guerrier et nomade sur un peuple sédentaire et paysan. Le noble, le tecuhtli mexica justifiait sa domination à une forte constitution lui venant de sa relation privilégiée avec les dieux et qui lui permettait d’accomplir des charges que les gens du commun ou macehualtin, de constitution plus faible, ne pouvaient exécuter. Du temps des Aztèques, il y avait bien des esclaves, les tlatlacotin, vendus sur les marchés, mais ce n’étaient pas encore des captifs de guerre, qui, eux, étaient sacrifiés comme dieux vivants à la régénérescence du cosmos.

C’est aussi dans cet entrefilet du temps, quand les captifs ne sont plus sacrifiés aux dieux mais mis au travail, qu’apparaît la confusion entre captifs et esclaves, confusion qui est devenue le trait marquant de notre civilisation. Y a-t-il corrélation entre la fin des sacrifices humains proprement dits et la mise au labour des bœufs ?… et la mise au labeur des hommes ?

Notes

[1« Autrement dit à partir du moment où l’Univers entier est devenu significatif, il n’en a pas été pour autant mieux connu… » (Lévi-Strauss, Introduction).

[2Voir l’exemple des Tupinamba, qui voient dans le sort que réservent les colons européens à leurs captifs une déchéance indigne d’êtres humains.

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