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Ni le Centre ni la Périphérie III. Toucher le vert

Le calendrier et la géographie de la destruction

samedi 3 mai 2008, par SCI Marcos

Participation du sous-commandant insurgé Marcos
à la conférence collective donnée le 14 décembre 2007
dans le cadre du Premier Colloque international in memoriam André Aubry.

« Il ne suffit pas d’enterrer le capitalisme, il faut l’enfouir la tête en bas.
Comme ça, s’il cherche à sortir, il va s’enterrer plus profond ! »

Don Durito de la Lacandona

On a dit et répété par ici que la puissance nord-américaine s’était définitivement écroulée. On a même été jusqu’à chanter victoire devant la défaite du capitalisme comme système mondial. On a émis les avis mortuaires et inscrit sur la liste d’attente pour être jetés aux poubelles de l’histoire le socialisme, l’économie politique, le régime politique mexicain et la puissance militaire de l’oppresseur de service, qu’il soit mondial, national ou local.

On nous a conviés à cesser de nous préoccuper de ce qui nous exploite, nous dépossède, nous réprime, nous méprise.

On nous a exhortés à débattre et à décider dès maintenant de ce qui devait succéder à ce cauchemar prétendument révolu.

Bref, on a accroché le panneau « FERMÉ » et « EN COURS DE DÉMOLITION » sur les façades d’immeubles qui, aux yeux de nous tous et toutes, les zapatistes (qu’on nous permette en effet de manifester une méfiance soigneusement cultivée tout au long de cinq cent quinze ans), semblent non seulement des plus solides mais aussi en parfait état de fonctionnement et des plus rentables.

La vanité est généralement mauvaise conseillère en matière de questions pratiques et théoriques. C’est un aveuglement semblable qui a produit des tirades telles que « je n’ai pas changé », « les sondages me donnent un avantage de 10 points », « souriez, on va gagner » ou « Oaxaca ne sera pas Atenco ». Suivez mon regard...

Il ne manque plus, pour compléter le tableau, qu’une telle gloriole nous fasse croire qu’il n’y a plus qu’à s’asseoir tranquillement pour voir passer le cadavre de notre ennemi.

Par la suite, dans le cadre d’une autre session de ce colloque, nous aborderons le thème de la guerre. Mais pour l’heure nous voudrions parler d’une manière plus concrète de destructions qui ont véritablement lieu et qui peuvent, contrairement à celles que nous venons de mentionner, être constatées in situ, elles. (La vache ! Du latin s’il vous plaît ! Cette fois, j’ai vraiment fait dans l’académique.)

Plutôt que de nous limiter à en faire la description ou à en dresser la liste, nous voudrions nous pencher sur un aspect de ces destructions, bien réelles, donc, que l’on a coutume de négliger. Je parle de la destruction de l’environnement, qu’il s’agisse de déboisement, de pollution, de déséquilibre de l’écosystème, etc., ainsi que de ce que l’on appelle de façon erronée les « catastrophes naturelles ». Je dis « de façon erronée » parce qu’il est toujours plus évident que la main tachée de sang du capital se trouve mêlée à ces malheurs.

Nous avons déjà dit ailleurs que, en tant que tendance dominante dans les rapports sociaux, le capitalisme transforme tout en marchandise ; que toute sa logique se fonde sur la production, la circulation et la consommation de marchandises ; que sa soif de profits le conduit à faire « naître » de nouvelles marchandises et à créer ou à s’approprier de nouveaux marchés.

On nous reprochera peut-être d’être par trop « orthodoxes » ou trop « classiques » - chose que l’on peut assurément reprocher au néozapatisme, comme les quatorze dernières années l’ont démontré, à nous voir insister comme nous le faisons sur le fait que le capital ne recherche que le profit, par tous les moyens et sous toutes ses formes, tout au long du calendrier et dans l’ensemble de la géographie planétaire.

Nous le comprenons parfaitement.

Nous aimerions cependant demander à ceux qui ont le regard rivé sur l’en haut de bien vouloir abandonner, ne fusse que pour un instant, leur lecture des revues Vuelta, Letras libres, Nexos, TV y Notas et les conférences magistrales d’Al Gore ; de délaisser quelques minutes leurs fantômes du goulag et du mur de Berlin ; d’éteindre un moment leurs cierges allumés sur l’autel de leur candidat « le moins pire » ; de mettre en stand-by leurs analyses qui se montrent incapables de faire la différence entre une mobilisation et un mouvement ; d’essayer d’admettre un instant qu’il est sans doute probable, c’est un suppositoire, qu’il se pourrait qu’effectivement le capital cherche à tout transformer en marchandises, et celles-ci en profits.

Repassez alors en détail chacune des différentes destructions qui affectent la planète et vous y verrez apparaître la main du capital qui en tire de l’usufruit. D’abord dans les causes de ces désastres, ensuite dans leurs conséquences.

*

Le Tabasco et le Chiapas. Les géographies et les calendriers de la destruction

Quelques semaines après que le fleuve Grijalva et le Carrizales ont débordé, engloutissant sous les eaux 70 pour cent du territoire du Tabasco, État du Sud-Est mexicain, on dirait presque que s’ouvre une nouvelle étape de la reconstruction et des justifications inacceptables. Les conséquences de cette inondation sont terrifiantes : un million de personnes affectées et selon les estimations les plus faibles 80 000 logements détruits, sans compter le danger latent d’un nouveau débordement.

Au sein du gouvernement PAN de Felipe Calderón, on a cherché - sous prétexte de « ne pas politiser l’affaire » - à éviter toute discussion sérieuse sur les causes d’une telle inondation : le 8 novembre dernier, le ministre de l’Intérieur déclarait que « l’urgence, c’est l’urgence, il faut résoudre cette situation et non pas trouver un coupable ».

Ce qui est sûr, c’est qu’on ne trouvera pas des coupables sans procéder à une évaluation sérieuse de ce qui s’est passé. La réalité, c’est qu’à mesure que la population se sent plus en sécurité, en tout cas en ce qui concerne son intégrité physique, ce qui s’est passé est au centre de toutes les discussions (discussions que l’on ne peut pas appeler de comptoir parce qu’il n’y a plus de comptoirs), dans les refuges, dans la rue, dans les camps de déplacés. De la même manière, la question commence à apparaître dans les cénacles des divers courants politiques mexicains, et pas toujours de façon désintéressée. Le fait est qu’il est absurde de vouloir éviter de politiser ce qui s’est passé au Tabasco alors que c’est précisément toute une série de politiques des diverses administrations qui ont rendu possible, parallèlement aux causes naturelles, la situation dans cet État.

Felipe Calderón, au cri de « J’ai vu le film d’Al Gore », s’est mis à l’abri derrière un bouclier très à la mode ces derniers temps : le bouleversement climatique. « Il ne faut pas s’y tromper, a-t-il dit, l’origine de cette catastrophe est l’énorme altération du climat. »

Il est donc inutile de rechercher, et de trouver, une quelconque responsabilité concrète. Il semblerait que pour notre soi-disant président l’effet de serre est une tragédie quasiment d’ordre divin qui n’a évidemment rien à voir avec le modèle de développement qui a été appliqué et qui continue d’être appliqué. Il est fort probable, en effet, que ces inondations soient liées au bouleversement du climat, mais ce qui est véritablement important est de se pencher sur les causes d’un tel bouleversement.

Cecilia Vargas, journaliste du quotidien La Verdad del Sureste (La Vérité du Sud-Est), nous dit à ce propos : « L’une des causes de cette inondation est la vente de terrains dans des zones marécageuses pour y construire des logements et des entrepôts. On doit d’abord combler ces terrains, ce qui bouche les bassins régulateurs de la ville et empêche l’eau de circuler et de s’évacuer. Sous le mandat des gouverneurs Roberto Madrazo et Manuel Andrade, on a donc construit dans ces zones comblées (dites « rellenos ») des centres commerciaux tels que Wall Mart, Sam’s, Chedrahui, Manufactures de France, Cinépolis. »

Ou comme le signalent les indigènes habitant la zone chontale : « Nos grands-parents disent qu’avant il pleuvait encore plus ou autant mais que ça ne provoquait pas d’inondation. Alors pourquoi ça le fait maintenant ? Eux disent que c’est à cause de tout ce qu’on construit qui bouche le chemin naturel qu’emprunte l’eau. »

Par la suite, Felipe Calderón, au comble de l’imbécillité, s’est mis à accuser la Lune, à cause des grandes marées qu’elle a provoquées.

En revanche, María Ester, une habitante de la ville de Villahermosa, qui est aussi membre de l’Autre Campagne, se sert du bon sens - chose totalement ignorée des « experts » - pour indiquer un phénomène étrange : « La lagune des Illusions, située en pleine Villahermosa, n’a jamais débordé. C’est à peine si le niveau a monté, contrairement aux années précédentes. Si c’était les pluies torrentielles la cause principale de cette catastrophe, la lagune aurait dû déborder. Or elle ne l’a pas fait. »

Enfin, María Ester comme Cecilia Vargas sont d’accord pour conclure : « Ces inondations constituent un crime, il y a eu un lâché d’eau parce que le barrage de Peñitas était trop plein et c’est cette eau qui a envahi Villahermosa. » Elles citent également un document du Comité national de l’énergie, datant du 30 octobre, où il est écrit que « le barrage de Peñitas est à deux doigts de céder parce qu’on utilise cette retenue pour produire de l’électricité seulement la nuit ; la plus grosse partie de l’électricité est produite par des centrales au gaz gérées par des entreprises privées ». On retombe donc sur Repsol, la multinationale espagnole : « partout où elle passe, l’herbe ne repousse plus ». Dans le même document, il est spécifié en toutes lettres qu’« il faut ouvrir les vannes, parce que les bassins de retenue ont déjà atteint le niveau maximal » et on demande impérativement au secrétariat à l’Énergie de produire en permanence de l’électricité avec les centrales hydroélectriques.

En fait, en se rendant à Villahermosa, on s’aperçoit que le quartier des hôtels, la cité Tabasco 2000 et les autres quartiers « riches » de la ville ont été épargnés, grâce aux travaux qui ont été faits l’année dernière. Eh oui, là on a fait le nécessaire pour prévenir les inondations, en construisant un mur de contention le long du fleuve Carrizales.

C’est au cours d’une catastrophe que l’on mesure à leur juste valeur les hommes politiques... et les analystes. Cette tragédie a clairement démontré que les principaux partis mexicains se partagent la responsabilité d’un tel désastre.

Il ont tous apporté la preuve de leur éloignement de la société ; qu’il s’agisse du gouvernement fédéral, aux mains du PAN, parti de droite, ou du gouvernement de l’État du Tabasco, tenu par un militant de ce parti corrompu qu’est le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI), ou des municipalités, tenues dans leur grande majorité par le prétendu parti de gauche dénommé Parti de la révolution démocratique (PRD).

L’exemple le plus édifiant en a été donné le 31 octobre, quand le prétendu président du Mexique, Felipe Calderón, est arrivé au Tabasco pour évaluer la situation. Voyant que des gens entassaient des sacs de sable pour construire une digue, il a décidé de les aider : pendant un quart d’heure, on a pu voir son épouse et lui, ainsi que plusieurs membres de son cabinet, retrousser leurs manches. Cette attitude paternaliste, typique de la façon de gouverner du PRI autrefois, avait à l’époque un gros impact social et médiatique. Aujourd’hui, elle ne provoque plus qu’indignation et rage.

Pire encore, en s’apercevant que beaucoup de gens se contentaient de regarder, et ému par les « sanglots » du gouverneur, Calderón a pris son courage à deux mains et a lancé à tous ceux qui ne faisaient que regarder un menaçant : « Mais venez donc aider ou je vous envoie chercher ! » Sans reprendre son souffle, il a aussitôt ordonné aux soldats d’aller chercher les hommes dans la foule pour qu’ils viennent aider à remplir les sacs de sable. Les gens n’ont pas bougé, les regards ont tourné au mépris, et les soldats non plus n’ont pas bougé, comprenant qu’un tel ordre risquait de mettre le feu aux poudres. Au bout du compte, le soi-disant président n’a fait que quitter les lieux en donnant pour terminé son labeur de reconstruction. Ses quinze minutes de travail ne se sont pas converties en son quart d’heure de gloire mais de honte. Par la suite, l’une des personnes qui ne faisaient que regarder a jeté, à voix haute et sans la moindre trace de peur, que « c’[était] facile de débarquer ici pendant quinze minutes pour la photo dans les journaux télévisés, de venir prendre un bain de foule et puis après de repartir tranquillement chez soi pour aller souper et dormir en famille ».

Plusieurs semaines après le début de la tragédie du Tabasco, le souvenir que conservent ses habitants, c’est celui de l’énorme solidarité que le peuple mexicain a manifesté devant la situation. La plupart des vivres, des boissons et des médicaments qu’ils ont reçus provient des dons collectés au sein de la société civile de ce pays.

Alors que les envois provenant des différentes administrations mexicaines, qu’il s’agisse du gouvernement fédéral, des États ou des municipalités, sont invariablement estampillés avec le logo identifiant le parti politique dans lequel milite le fonctionnaire qui les délivre, l’aide envoyée par les citoyens a comme caractéristique d’être anonyme. Rien à voir par exemple avec le litige opposant le gouvernement fédéral et celui du district fédéral de Mexico. Peu importe à Felipe Calderón ou à Marcelo Ebrard le sort des personnes sinistrées par l’inondation, la seule chose qui compte c’est la photo, l’un en train de remplir des sacs de sable avec l’habileté d’un avocat diplômé d’une université privée, l’autre tenant le drapeau qui donne le départ de la course, l’air hébété, entouré des camérographes et des journalistes appropriés.

Il y a cependant une autres aide qui a été envoyée dès les premiers jours aux communautés les plus pauvres du Tabasco, les communautés limitrophes avec l’État de Chiapas : c’est l’aide que l’on se donne de village pauvre à village pauvre. Une habitante de cette région nous en parle :

« Les compañeros zapatistes ont voulu savoir comment nous allions et dans quelle situation chacun d’entre nous se trouvait. Ils nous ont fait savoir que si nous avions besoin de quitter les lieux, nous pouvions compter sur les communes autonomes zapatistes pour nous héberger en toute sécurité.

« La situation était très dure, nous étions sans communication avec l’extérieur. Les lignes de téléphone, les routes et l’eau potable, tout était coupé. Dans beaucoup d’endroits, il n’y avait plus d’électricité, les vivres commençaient à manquer, l’eau pour faire la cuisine aussi, mais malgré tout ça, nous savions que nous avions la nourriture et un abri assurés dans les communes autonomes.

« La communication n’a pas été facile entre nous. Nous savions plus ou moins qui avait été inondé parce que nous savions où les gens vivaient et nous savions qu’ils étaient encore en vie, même s’ils souffraient à cause de ce désastre provoqué.

« La réponse zapatiste n’a pas tardé, rapide, efficace et sûre, dans le plus pur style zapatiste. À Tila, au Chiapas, et dans les communes autonomes zapatistes, les compañeros des bases de soutien ont appelé à la solidarité avec nous. On peut dire que les trois premiers camions qui sont arrivés de Tila, le 3 novembre, constituent une des premières aides que le Tabasco a reçues, alors que nous étions coupés de tout et que les seuls véhicules qui pouvaient passer sur les routes étaient des véhicules lourds.

« Nous savions qu’avec les aides de la société civile et celles de la paroisse de Tila arriveraient l’aide envoyée par les bases de soutien zapatistes de la Zone Nord. Nous savions que les compas avaient travaillé nuit et jour pour tout rassembler. Et cette aide n’a pas seulement été vraiment opportune, mais aussi merveilleuse. Il n’y avait plus rien à cuisiner dans les maisons, seulement dans les auberges, mais nous avons reçu trois camions entiers de pozol (la boisson typique des indigènes du Chiapas et du Tabasco), de galettes de maïs et de tout ce qui fait la base de notre alimentation traditionnelle. Pas comme les aides qu’on a reçues des différentes administrations, qui nous envoyaient leurs horribles soupes en sachet. Ce sont effectivement les premières aides qui nous sont parvenues et tout le monde était stupéfait et remerciait du fond du cœur cette aide si opportune et puis tellement d’en bas, tellement en accord avec nos coutumes alimentaires, avec tout ce que les gens regrettaient de ne pas avoir, notre pozol, nos galettes de maïs. Et trois jours plus tard, encore trois camions. Et comme ça, après, encore plusieurs envois. »

Très émue, elle ajoute : « Mais la région de Tacotalpa était totalement coupée de l’extérieur, même les camions les plus lourds ne passaient pas. Les compañeros zapatistes nous ont dit de ne pas nous inquiéter, qu’un soutien spécial allait aussi y être envoyé. Et c’est comme ça qu’au beau milieu des montagnes de Tacotalpa, sous le regard stupéfait des habitants des villages de la zone, on a vu descendre de la montagne une longue file de plus de 50 hommes, 30 femmes et beaucoup d’enfants, tous des bases de soutien zapatistes : en deux jours, ils ont apporté, en le portant sur le dos pendant plusieurs heures d’affilée, des sacs avec du maïs, des haricots, des galettes, du pozol, du pinol (farine de maïs grillée), du sucre, des oranges, des mandarines, des citrons, des courges, du manioc, du macal, de l’eau en bouteille puisée dans les torrents de montagne et bouillie, tout ça pour leurs compañeras et leurs compañeros du Tabasco... Ça venait de la Commune autonome El Campesino mais nous savons que ça venait aussi d’autres communes qui ont donné de bon cœur ce qu’elles avaient. Et comme toujours, ce qu’ils ont c’est très grand, très précieux, ça permet de surmonter n’importe quelle difficulté, même les plus grandes.

« Ceux qui ont vu comme moi une telle chose ont trouvé ça merveilleux de voir des hommes des enfants, des femmes et des anciens de la couleur de la terre apporter exactement ce dont avaient besoin les compas de cette région, de ce côté-ci des basses terres. Plus tard, deux fourgons sont arrivés aussi, avec le même genre de vivres. Mais ils ne sont pas seulement venus nous apporter les secours, ils sont aussi venus écouter notre douleur. Ils nous ont demandé de leur raconter ce qui se passait, comment nous allions, qu’est-ce qui avait vraiment provoqué tout ça, comment il se faisait qu’en bas on vivait une telle tragédie. Sortir notre douleur pour commencer à la guérir.

« Il n’y a pas de mots pour pouvoir remercier un par un tous nos compañeros des bases de soutien zapatistes qui ont partagé avec nous, de bon cœur et avec une véritable humanité, leur pain, leur eau et leur combat pour construire un monde où il y ait place pour plusieurs mondes. »

Évidemment, rien de tout cela n’a été dit dans les grands médias mexicains. À part les nouvelles sur les patinoires, tout ce que nous avons pu y lire ou y voir c’est que les membres de l’ensemble de la classe politique mexicaine s’accusaient mutuellement de tirer parti de cette tragédie. Le ministre du Travail s’est affronté par exemple au chef du gouvernement de la Ville de Mexico. Le premier a traité le second de misérable, qui l’a traité de corrompu. Ce qui est particulier, dans ce cas, c’est qu’ils avaient tous les deux raison.

Voilà une des différences fondamentales et irréconciliables entre ce que nous tous et nous toutes nous cherchons dans ce mouvement qui s’appelle encore l’Autre Campagne et ceux qui s’agglutinent autour du lopézobradorisme.

Eux, ce qu’ils veulent c’est un monde avec des patinoires, des plages artificielles, des résidences secondaires et le glamour du premier monde.

Nous tous et nous toutes, ce que nous voulons c’est un monde semblable à celui qui est descendu de la montagne zapatiste pour aider ceux qui sont dans le besoin. Autrement dit, un autre monde.

*

Un peu de Géographie et de Calendrier élémentaires

Dans les Caraïbes s’étend sous le soleil, pareillement à un caïman vert, une île toute en longueur. « Cuba », c’est le nom que porte ce territoire, dont les habitants s’appellent les « Cubains ».

Semblable en cela à celle de tous les peuples de l’Amérique, leur histoire est une longue chaîne de douleur et de dignité.

Il y a cependant quelque chose qui fait que le sol de ce territoire brille.

On dit, non sans raison, que c’est le premier territoire libre d’Amérique.

Durant près d’un demi-siècle, ce peuple a relevé un défi quasi colossal, celui de construire son propre destin comme nation.

« Le socialisme », c’est le nom qu’a donné ce peuple à son chemin et à son moteur. Il existe, il est réel, on peut le mesurer en terme de statistiques, de pourcentages, d’espérance de vie, d’accès aux soins sanitaires, à l’éducation, au logement, à l’alimentation, au développement scientifique et technologique. Autrement dit, on peut le voir, l’entendre, le renifler, le goûter, le toucher, le penser et le sentir.

Son impertinente rébellion lui a valu de souffrir de blocus économique, d’invasions militaires, de sabotage industriel et climatique, de tentative d’assassinat contre ses dirigeants, de calomnies, de mensonges et de la plus grande campagne médiatique de discrédit qui ait jamais existé.

Toutes ses attaques provenaient d’un seul centre, du pouvoir nord-américain.

La résistance du peuple cubain ne se nourrissait pas uniquement de connaissance et d’analyses, mais aussi de respect et de soutien.

Aujourd’hui qu’il est tant question de décès, il conviendrait de se rappeler qu’il y a quarante ans que l’on tente d’enterrer Che Guevara ; que Fidel Castro a été déclaré mort plusieurs fois ; que la révolution cubaine a été signalée, en vain jusqu’ici, dans des dizaines de calendriers d’extinction ; que, sur les cartes géographiques tracées par les stratégies actuelles du capitalisme sauvage, Cuba n’apparaît pas, en dépit de tous leurs efforts.

Non pas comme véritable aide effective, mais plutôt en guise de reconnaissance, de respect et d’admiration, les communautés indigènes zapatistes y ont envoyé un peu de maïs non transgénique et un peu d’essence. Pour nous tous et nous toutes, c’était là une manière de faire savoir au peuple cubain que nous n’ignorions pas que les plus dures difficultés qu’il traverse proviennent d’un même centre émetteur, le gouvernement des États-Unis d’Amérique.

En tant que zapatistes, nous pensons que notre regard, notre écoute et notre cœur doivent être tendus vers ce peuple.

Il ne manquerait plus que l’on dise, comme c’est le cas pour nous, que notre mouvement est très important et essentiel et « bla, bla, bla », mais que quand nous subissons une attaque, comme c’est le cas aujourd’hui, pas une ligne, pas une déclaration ou un signe de protestation n’apparaisse nulle part.

Cuba est quelque chose de plus que ce caïman allongé et vert des Caraïbes.

C’est une référence dont l’expérience sera vitale pour les peuples en lutte, surtout par les temps d’obscurantisme que nous vivons aujourd’hui et qui vont durer encore un certain temps.

Contre les calendriers et les atlas de la destruction, à Cuba existe un calendrier et une géographie de l’espoir.

C’est pourquoi nous sommes quelques-uns à dire, sans exagération, non pas comme une consigne mais avec sentiment : Vive Cuba !

Merci beaucoup.

Sous-commandant insurgé Marcos.
San Cristóbal de Las Casas, Chiapas, Mexique.
Décembre 2007.

P-S : Qui confirme que la Lune est rancunière et raconte la légende des origines d’Ombre, le Guerrier.

Ombre, le leveur de lunes

Je le raconte comme on me l’a raconté. C’était il y a longtemps, très longtemps. Il n’existe pas de calendrier qui le situe exactement. Le lieu où cela s’est passé n’est signalé dans aucune carte. Ombre le Guerrier n’était pas encore un guerrier et n’était pas encore Ombre. Il parcourait la montagne à cheval quand on lui a appris la nouvelle.

« Où ça ? demanda-t-il

- Là-bas, là où la montagne est fendue », fut la seule vague indication qu’on lui a donnée.

Ombre, qui n’était pas encore Ombre, partit au galop. La nouvelle courait d’un bout à l’autre des cañadas, les gorges de la région :

« La Lune. Elle est tombée. Comme ça, d’un coup. Comme si elle s’était évanouie et qu’elle s’était écroulée. Lentement, comme si elle ne voulait pas, comme pour dire de ne pas y prêter attention, de ne pas regarder. Mais bien sûr qu’on a regardé. C’est comme si elle s’était arrêtée au sommet de la colline, avant de rouler jusqu’au fond d’un ravin. C’est là que ça s’est passé. Tu parles si on l’a vu. Il y avait encore de la lumière. C’était bien la Lune. »

Ombre est arrivé au bord du ravin et a mis pied à terre. Lentement, il est descendu jusqu’au fond. Et là, il trouva la Lune. Alors, il l’entoura d’une sangle de portefaix et la chargea sur son épaule. Ombre et la Lune gravirent la montagne, Ombre sur le chemin, la Lune sur Ombre, et ils parvinrent au sommet de la colline. « Pour la lancer d’ici dans le ciel, se disait Ombre, pour que Lune arpente à nouveau les chemins de la nuit. »

« Je ne veux pas, lui dit Lune, je veux rester ici, avec toi. Pour toi ma lumière sera tiède dans la froideur de la nuit. Et fraîche pendant l’ardeur du jour. Toi, tu m’apporteras des miroirs pour multiplier mes feux. Je resterai avec toi, ici. »

Ombre lui répondit : « Non, pas question. Le monde, ses hommes et ses femmes, ses plantes et ses animaux, ses rivières et ses montagnes ont besoin de la Lune pour pouvoir voir où ils marchent dans l’obscurité, pour éviter de se perdre, pour ne pas oublier qui ils sont, d’où ils viennent et où ils vont. »

Ils se sont disputés. Ça a duré longtemps. Leurs voix assourdies étaient lumières brunes, ombres lumineuses. Qui sait tout ce qu’ils se sont racontés. Ils ont mis longtemps. Mais au petit matin, Ombre se redressa et grâce à la courroie dont il l’avait entourée, il lança la Lune dans le ciel, à sa place. Lune était en colère. Vexée, qu’elle était. Dans les hauteurs, à l’endroit où les premiers d’entre les dieux l’avaient mise, c’est là que s’est retrouvée la Lune. Et c’est de là que Lune a maudit Ombre. Voilà ce qu’elle a dit :

« Désormais, Ombre tu seras. Lumière tu verras, mais point tu ne seras. Ombre tu chemineras. Guerrier tu seras. Il n’y aura pour toi ni visage, ni demeure, ni repos. Tu ne connaîtras que cheminement et lutte. Tu rencontreras, ça oui, qui aimer. Ton c ?ur s’exprimera par ta bouche quand tu prononceras les mots “je t’aime”. Mais Ombre tu resteras et jamais ne trouveras qui t’aimera. Tu chercheras, ça oui, mais jamais tu ne trouveras les lèvres qui sauront dire : “Toi.” Il en sera ainsi, tu seras Ombre, le Guerrier, jusqu’à ce que tu ne sois plus. »

Depuis ce temps-là, Ombre est ce qu’il est aujourd’hui : Ombre, le Guerrier.

Qui sait quand et où il a été et sera.

Il reste toujours à faire ce calendrier, il reste toujours à inventer cette géographie.

Il reste toujours à apprendre à dire « Toi ».

Il reste à faire ce qu’il reste à faire...

À demain.
Sup.

Traduit par Ángel Caído.

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