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Mexique : l’écologie selon les zapatistes

mercredi 5 août 2009, par Jean-Pierre Petit-Gras

À 2 700 mètres d’altitude, même au Chiapas, les nuits sont souvent fraîches. Emmitouflés dans leurs vieux anoraks, le visage protégé par le traditionnel passe-montagne, ou roulés dans une ou deux couvertures, une dizaine de « bases d’appui » zapatistes montent pourtant la garde jour et nuit, depuis deux ans. Leur campement est précaire, mais la chaleur qui s’en dégage est réelle. Malgré la fumée qui pique les yeux, le café brûlant et les paroles échangées, à grands coups d’incompréhensions et de quiproquos débouchant sur de grands éclats de rire, s’apprécient comme un vrai luxe.

L’enjeu de cette présence, renforcée par celle d’observateurs [1] venant par intermittence loger un peu plus bas, un peu mieux à l’abri, est la protection de la Réserve naturelle écologique zapatiste du cerro de Huitepec. La montagne, couverte d’une superbe forêt, surmontée d’immenses antennes de télécommunication, constitue un important réservoir d’eau pure pour la ville de Jobel [2]. Une partie de son territoire est déjà gérée, avec plus ou moins de zèle, par la réserve officielle de Pronatura. Une autre partie, entourée de barbelés, appartient à un gros propriétaire vivant à Monterrey, dans le nord du pays. Quand le maire de Jobel a rendu publique sa décision de convertir le reste en un parc zoologique (dissimulant un projet d’urbanisation de luxe), les habitants des communautés vivant sur les flancs de Huitepec ont réagi. Depuis des temps immémoriaux, ils parcourent et entretiennent la forêt et les multiples ressources qu’elle leur fournit : eau, bois mort pour la cuisine, fruits sauvages, fleurs et plantes médicinales. Malgré le harcèlement des autorités municipales, l’arrestation et la condamnation pour des motifs préfabriqués de plusieurs d’entre eux, ils ont résisté, et fait appel à l’arbitrage de la Junta de Buen Gobierno [3] d’Oventik. Celle-ci a déclaré « réserve écologique » toute la zone encore préservée, quelque 102 hectares, et décidé, malgré les menaces répétées des politiques officiels, d’organiser la présence permanente d’un campement, et d’assurer des rondes régulières dans la forêt.

Manuel nous accompagne, avec son jeune fils, dans l’une de ces rondes presque quotidiennes. Il s’agit de parcourir un dénivelé de 400 mètres environ, sur d’étroits sentiers, parfois glissants, qui se faufilent entre les troncs immenses, tapissés de mousse, franchissent sous les lianes des ruisseaux, des ravins, des clairières et des prairies couvertes de fleurs blanches, jaunes ou bleues. Tout en cheminant, à un rythme un peu rapide pour nous, Manuel nous montre les traces laissées par un tatou, nous indique le nid d’un écureuil et nomme les arbres et les plantes. Beaucoup d’entre elles ont des vertus médicinales, qu’il nous explique en détaillant la préparation et l’administration des remèdes. Pour la « fleur de saint Jean », par exemple, qui ressemble un peu à l’arnica, la racine est broyée, afin d’obtenir une infusion destinée à la nouvelle accouchée. Celle-ci en boira trois tasses, avant de faire une séance de temascal [4]. Le traitement suffira à la remettre sur pieds. Une autre fleur, la pom bonon, sert à combattre la dysenterie rouge, d’autres encore font tomber la fièvre...

La descente est magnifique, et dévoile de temps à autre une vue plongeante sur la cuvette où s’étale, tentaculaire, la ville de Jobel.

Un peu plus loin, Manuel nous montre l’endroit où un des compañeros, récemment décédé, a été enterré. Sur la terre, les autres ont planté une fleur. Il aimait beaucoup la forêt.

Plus bas, nous constatons avec notre guide que quelqu’un s’est branché sur une des sources, sans l’autorisation de la Junta (qui l’accorde généralement aux particuliers). Comme c’est la deuxième fois en trois jours, il emporte le bout de tuyau qui permettait la captation. Enfin, arrivé près de la limite inférieure de la réserve, nous tombons sur une coupe sauvage de jeunes arbres (des tulan, une variété de chêne très courante et appréciée pour ses qualités comme combustible). Une trentaine au total ont été abattus, et la plupart des troncs ont été laissés sur place. Les zapatistes feront le rapport à la Junta, et tenteront de découvrir les auteurs du méfait. Un acte d’autant plus incompréhensible que la coupe des arbres morts, qui ne manquent pas, est tout à fait autorisée. Depuis des siècles, les communautés indigènes ont élaboré et respecté des règlements précis quant à l’utilisation des ressources naturelles, la protection des rivières, des sources et des plantes. Cette culture perd du terrain dans les communautés où l’argent a semé sa gangrène.

Le lendemain, nous aurons l’occasion de surprendre trois cavaliers (dont deux Français : l’un s’avère être le propriétaire d’un ranch dans les environs de Jobel), qui ont eux aussi volontairement méprisé les jolies pancartes apposées par la Junta de Buen Gobierno. Nos accompagnateurs, qui ont rapidement enfilé le passe-montagne qu’ils portaient attaché à la ceinture, les avertissent : « La prochaine fois, nous ne vous laisserons pas partir comme cela. » Aucune menace dans leur attitude, ni agressivité. Seulement la calme détermination de faire respecter un territoire dont ils sont collectivement responsables. Même si certains parmi les bases d’appui zapatistes viennent parfois de loin, d’une autre région des Altos.

Au cours de cette semaine, nous n’aurons pas l’occasion d’apercevoir un seul des tigres (peut-être des ocelots), des chevreuils, des singes ou des sangliers qui habitent, d’après nos compañeros, la réserve de Huitepec. Mais tous ces moments de pause sous les arbres, les baignades ou le rafraîchissement dans le bassin qu’ils ont aménagé, nous ont rapprochés des zapatistes. Ces hommes et ces femmes, tous âges confondus (la « relève » de la rébellion semble largement assurée), qui se parlent longuement, exprimant ouvertement leur curiosité et leur sympathie à l’égard des internationaux venus leur rendre visite et les soutenir dans la défense de cette terre. Ces « indios » que les mauvais gouvernements se sont juré d’expulser ou d’éliminer... par l’assimilation ou par la force.

Nous repartirons les bras chargés de carmelitas (la culture des fleurs et leur vente sur le marché de Jobel constitue l’une des activités des habitants de la communauté de Huitepec).

Au sud de Jobel, une autre montagne, le cerro de Santa Cruz, agonise, les flancs dévastés par les énormes Caterpillar d’une entreprise locale. Dont le patron est le frère, le hasard faisant bien les choses, du président municipal PRI [5] de la ville. Tant pis si le cerro alimentait une immense zone humide [6]. Ou tant mieux, car le même entrepreneur y construit à tour de bras des lotissements de cages à lapins. Le PRI, après avoir saigné à blanc le pays pendant plusieurs décennies, a été battu en 2000 par un parti concurrent [7], aussi corrompu, dont la seule originalité sont ses liens avec l’extrême droite et les catholiques intégristes. Aux dernières élections, le PRI a fait un retour en force. Son principal allié, le Parti Vert Écologiste, a fait campagne sur le thème du rétablissement de la peine de mort, pour les auteurs d’enlèvements et les meurtriers. « Au nom de la vie », proclamaient ses affiches. Quand au gouverneur PRD [8] de l’État, Juan Sabines, il poursuit une politique de harcèlement contre les communautés zapatistes, lance des mégaprojets, des autoroutes et du pseudo écotourisme au sein des territoires indigènes, offre d’impressionnantes concessions aux entreprises minières canadiennes.

Il se trouve encore des gens, au Mexique comme ailleurs, pour penser que la défense de l’environnement peut être déléguée, et réglée simplement par « le bon choix » dans les urnes...

L’exemple zapatiste est pourtant à méditer : l’écologie est l’affaire de tous. Accepter que la terre (et les forêts, les rivières et les mers) appartienne à l’État, à des autorités régionales ou locales, ou encore à des propriétaires privés, c’est à plus ou moins long terme la condamner. Et nous avec, qui vivons dessus.

Paysans, organisés dans des communautés qui à leur tour coordonnent leurs efforts, les zapatistes se permettent ce luxe inouï : consacrer une part non négligeable de leur temps à préserver et récupérer un territoire, à reconstruire leur autonomie afin, comme ils disent, de pouvoir rêver d’un « monde qui contienne beaucoup de mondes ».

Le 4 août 2009,
Jean-Pierre Petit-Gras

Notes

[1Une association locale, le Centre des droits humains Fray Bartolomé de
Las Casas
, prépare à ce travail d’observation.

[2Nom en langue bats’i k’op de San Cristóbal de Las Casas.

[3Il existe cinq Juntas de Buen Gobierno au Chiapas. Un pour chacun des Caracoles, les lieux où siègent ces institutions de l’autogouvernement indigène zapatiste. Leurs membres, rappelons-le, sont désignés par leurs communautés pour un temps limité. Ils ne siègent que pendant des périodes de dix jours, et ne sont pas rémunérés.

[4Le temascal, pus en langue tsotsil, est la « hutte de sudation » que les premiers habitants de l’Amérique connaissent depuis des millénaires.

[5Le Parti révolutionnaire institutionnel. Corrompu et violent, il « tient » une grande partie du pays grâce à la démagogie et au clientélisme. Au pouvoir entre la fin des années 1920 et l’an 2000, il a été responsable, entre autres, du massacre de la place des Trois-Cultures, en octobre 1968, de la guerre sale des années 70, et de l’abandon des ressources naturelles et humaines du pays face aux intérêts nord-américains.

[6La Convention de Ramsar protège pourtant, théoriquement, ce type de zones humides à grand importance écologique. Mais la défense de
l’environnement n’en est pas à un scandale près.

[7Le PAN, Parti d’action nationale. L’actuel président de la République mexicaine, Felipe Calderón, a été élu grâce à ce parti, et à une fraude monumentale, dont l’actuel despote iranien Ahmadinejad n’aurait pas rougi.

[8Le Parti de la révolution démocratique est le troisième « grand » parti mexicain à vocation gouvernementale.

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